Librairie de la Plume (p. 264-268).
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XX

Ses pensées étaient retournées à Flossie, toutes… Elle était si faible moralement à la fin de cette longue et incessante lutte contre elle-même, en défense de ses derniers principes et de ses instincts naturels de femme. Toutes ses tentatives échouaient, dérisoires et inutiles. Comme, à plusieurs reprises, on la lui avait signalée rôdant autour de l’hôtel, un soir de morne tristesse et de solitude elle crut l’apercevoir dans un fiacre, là, en face de ses fenêtres. Elle s’avança, furtivement, sur le balcon du grand salon. En se penchant elle la reconnut, c’était bien elle, c’était sa blonde et fine silhouette qui cherchait à se dissimuler dans l’obscurité de la voiture fermée. Elle fit un geste d’appel. La petite tête pâle s’avança, hésitante, comme si elle eût craint de se tromper, d’avoir mal compris : — Est-ce bien moi ?…

Nhine cria :

— Viens !…

Alors Flossie sauta résolument du fiacre. Il faisait sombre, quelques rares passants s’en revenaient dans la largeur déserte de la rue. Elle s’approcha de la fenêtre et tendit les mains. Annhine lui donna les siennes.

— Tiens bien !… dit l’enfant, et, s’arcboutant sur le rebord de pierre, vive et agile, elle franchit le rempart de fer forgé et retomba légèrement dans la pièce, à côté de Nhine.

— Premier obstacle !… fit-elle en se jetant dans ses bras.

— Tais-toi, dit Nhine, on se réveille, on se retrouve, rien ne s’est jamais passé, rien, je ferai ce que tu voudras. Je t’ai appelée pour te revenir plus meurtrie encore, découragée, anéantie. J’ai tout fait pour t’oublier, je pensais être arrivée au but, et c’est alors que tu me reprends, je suis désemparée !

— Ma Nhine, ma douce madone, murmurait Flossie la contemplant extasiée, la frôlant toute… à peine tendrement, comme en crainte de la blesser par un trop réel contact. Je te comprends, je devine ce que tu ne me dis pas… Soyons tout à la joie du revoir, de l’avenir qui s’offre à nous deux. Je savais bien, je sentais bien que tu m’appellerais à toi !…

Ce leur fut une soirée douce qui racheta les anciennes amertumes. Elles s’ouvrirent leur cœur, au plus profond, au plus touché. La Lesbienne pleurait et s’en ressentait comme purifiée, chaste, en désir de mystique tendresse, d’union d’âme, tandis que la Courtisane s’enflammait au récit de ses angoisses, de ses désespoirs, de chaque agonie de quelque chose d’elle, vers le mal.

— Plus souillée, plus flétrie, mais à toi, et sans force et comme tu le voudras !…

— Mon amour te ranimera… et c’étaient des épanchements, des attendrissements, des abandons.

Renversée sur l’épaule de Flossie et maintenant silencieuse, Anhine, très pâle, avait l’air d’une fleur offerte, ses yeux expressifs et alanguis disaient : — je me livre à toi, mais je suis si faible, ménage-moi, Floss, ou alors tue-moi !… Fais-moi mourir d’extase sous tes caresses. — Et Flossie : — comme je la désire de tant l’aimer, comme je l’aime de tant la désirer ! Mais je ne veux rien de brutal, rien de terrestre ! Ah ! la sauver !… la faire revivre d’abord !… la faire sourire ! Elle en a tant besoin ! Ensuite, je la prendrai car elle se donnera, elle se donne déjà.

Une fièvre montait en elle : — Ah ! la posséder !… la tenir nue dans mes bras, éperdue sous mes baisers !… mes baisers qui seront une étincelante pluie de flamme, née de nos jeunesses frémissantes ! L’excès pour nous ne sera qu’un commencement, car je connais aussi peu le désir de l’assouvissement que l’assouvissement du désir ! — Cette idée l’épouvantait autant qu’elle l’enchantait : — la tuer !… tuer cet ange qui trop faible pour résister se livre à moi, si faible et si suave ! Oh ! non… jamais !… Une voix dans la nuit, dans son cœur, à côté, tout autour, une voix lourde irréelle, implacable lui répondit : Jamais !… alors que Nhine continuait lentement : — Prends-moi donc dans tes bras, Flossie, tu me repousses ?… Réchauffe-moi, console-moi, il me semble que je vais pleurer. J’aurais pu me contraindre, ne rien te dire, mais je trouve cela bon de m’épancher en toi dont la plainte m’est si douce ! Tu seras ma compagne, veux-tu ? je te choisis. Tu pénétreras mon âme, tu y mettras de la Foi, des croyances, de l’amour.

— Si tu le veux, toi, ma souveraine, alors je serai capable de tout. Comme Prométhée, j’irais voler du feu céleste pour te voir heureuse, mais tu n’es pas si affaissée que tu le penses…

Nhine soupira :

— Je sais, il est difficile de croire à un incendie quand, au lieu des flammes magnifiques, il ne reste que quelques débris informes et noircis. Les passions de ma vie, de joie ou de peine ont été telles, intenses mais brèves. J’ai vécu parfois des siècles en quelques heures. Je le sens, tellement vide est ma tête, tellement triste est mon cœur.

— Le langage de ta tristesse est pour moi une musique tendre et je souffrirai pour toi, en t’aimant d’autant mieux que tu me feras mal, cela nous adoucira peut-être tout ce que l’on t’a fait, ma Nhine chérie. Autrefois on calmait la colère des dieux en leur sacrifiant un agneau sans tache. Je serai savante et subtile à la fois, ne me laissant pas troubler par le souffle énervant du Désir, et quoiqu’attirée par l’enivrant parfum de ces fleurs de la vie, je m’enfuirai, résistante car je sais que sous elle se cache le serpent destructeur.

— Tu fais erreur, Flossie, on ne se groupe pas gracieusement au bas d’un calvaire. Vois Marguerite dans Faust ou encore Elisabeth du Tannhaüser… on doit payer, s’en aller toute seule avec sa douleur.

— Non, laisse-moi bien croire que je ne suis pas venue trop tard dans ta vie et,

Not like the ships that pass in the night[1].

Elles se réfugièrent dans le coin le plus obscur du boudoir et y restèrent longtemps, faisant des projets sans nombre, sans suite, heureuses… puis elles se taisaient tout à coup, mêlant leurs larmes, leurs souffles, leurs frissons, échangeant leurs âmes. Les yeux de Florence se dilataient et une expression d’exaltation presque féroce vibrait encore au coin de sa bouche extraordinairement rouge, rouge de fièvre et de violence contenues. Elles se séparèrent, sans se quitter, trop près l’une de l’autre spirituellement pour qu’un effet physique pût agir directement contre leur impression d’union.


  1. Pas comme les vaisseaux qui se croisent à travers la nuit. (Tennyson.)