Librairie de la Plume (p. 248-263).
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XIX

Un soir qu’elle n’avait aucune perspective de joie et qu’elle s’ennuyait plus que de coutume, Annhine téléphona à Tesse :

— Ma chérie, que fais-tu ?… Que dois-tu faire ?

Altesse qui, toute à son chagrin, à la cruauté de sa déception, s’enfermait, voulant cacher sa peine à tous, sauf à son amie, lui répondit :

— Rien, Nhinette. Je suis chez moi, seule, avec mes souvenirs, et toi ?

— Moi, rien non plus. Justement alors, il me prend une envie de t’emmener avec moi quelque part. Que dirais-tu d’une gouape à Montmartre, ou ailleurs ?

— Qu’as tu dit ?… gouape ?

— Oui, c’est le seul mot qui convient à ce que je compte faire. Veux-tu me suivre ?

— Ma foi, oui ! Viens me prendre dans un quart d’heure.

— Entendu. Prépare-toi.

Après une grande demi-heure, Altesse impatientée allait retéléphoner à son amie quand Aline, sa femme de chambre, annonça mademoiselle Louisette, de la maison Lewis, et dans un éclat de rire, après une vague perception de chuchoteries et de grimaces, Tesse qui allait répondre presque furieusement : — Êtes-vous folle ? Vous savez bien que je ne reçois pas — aperçut devant elle Annhine, Annhine transfigurée, méconnaissable, qui n’avait pu garder son sérieux jusqu’au bout, ce qui avait gâté l’effet de la surprise. Oui, c’était Nhine, cette gosse aux cheveux noirs ébouriffés, vêtue comme une grisette, comme celles d’autrefois pourrions-nous dire, car aujourd’hui la dernière d’entre elles saurait en remontrer à la première de nos élégantes… Elle avait une petite jupe noire, écourtée, qui pendait un peu à droite et une veste beige s’ouvrant sur une petite chemisette blanche, simple, presque naïve, fermée par trois boutons de nacre, un ruban rose à l’encolure, un petit canotier crânement posé sur la tête si changée sous ses boucles brunes et si gentille quand même. Elle se retroussa jusqu’aux genoux et esquissa un pas en s’écriant :

— Admire, Tesse ! Mes bas noirs, en grosse soie, puis mes petits vernis du High-Life ; comme on ira sur les chevaux, lapins, chats de bois, je me suis fichue un bracelet, un esclavage d’argent à la cheville afin d’exciter les vieux messieurs.

Et, imitant la Goulue, elle levait sa jambe, très haut, agitant nerveusement le petit pied cambré. Tesse l’examinait, amusée :

— Oui, tu es drôle comme tout, un ravissant petit trottin. Le noir te va, il te fonce les yeux, tu as l’air d’une vraie brune.

— J’ai accentué le rouge de mes lèvres, j’ai peint mes joues, marqué mes sourcils, je suis un peu en retard à cause de tout cela, je voulais la perfection ! Tu ne m’aurais jamais reconnue dans la rue, pas vrai ?

— Jamais, dit Tesse, où allons-nous ?

— Là bas, plus loin que la place de la République, viens vite, chérie, on laissera la voiture un peu à l’écart, on ira à pied rigoler, une bonne gouape enfin, on s’amusera, prenons l’âme de deux petites ouvrières en ballade. Mets un collet, ton vieux beige, un canotier aussi, c’est Pâques dans trois ou quatre jours, tu peux sortir avec un paillasson. Là !… chic !… Poudre tes cheveux afin de les faire plus lâches, puis fais-toi des bandeaux. Enlève tes bijoux. Je te permets une grosse broche en or, c’est tout, tu es très bien ainsi. Partons !…

Elles étaient dans la foule, une heure après, bras dessus, bras dessous, s’amusant comme des folles. Annhine était d’une gaieté exubérante, riant de tout, à tous. Dès leur arrivée, elle avait fait la conquête d’un vieux qui les suivait partout, leur offrant à boire. Elles essayèrent ; les tourniquets n’ayant pas de chance elles coururent vite au manège des lapins.

— Non, tiens, voilà le nouveau jeu, les automobiles.

Elle enfourcha un tricycle, Tesse se plaça derrière dans la voiture, et elles tournèrent, emportées et radieuses.

— Mal au cœur, Tesse ?

— Non, je m’amuse énormément !

— Et moi donc !

Après cinq ou six tours, elles se préparaient à descendre, mais le patron s’approcha et leur offrit de rester sans payer tant qu’elles voudraient ; elles étaient si gentilles, ça lui attirait des clients, des petites gonzesses pareilles. Elles se consultèrent, puis trouvant la chose peu banale de rigoler à l’œil, elles restèrent. À leur sortie, elles furent suivies par un tas d’hommes qui les avaient reluquées. Altesse avait un peu peur : peut-être les aurait-on reconnues ?… Ils marquaient bien mal, ces gens-là ! Elle serrait le bras de Nhine qui, joyeuse, souriait à tout le monde, parlant fort, voulant s’encanailler pour de bon. Un jeune, en blouse bleue et casquette, un ouvrier sans doute, les accosta, plus hardi :

— Tu es rudement bath[1] ! lui dit-il en lui donnant un grand coup de coude.

Elle le toisa :

— Toi aussi !

— Veux-tu boire un verre ?

— C’est pas de refus…

Ils s’assirent à un café :

— Qu’est-ce que tu prends ?…

— Une cerise, et toi ?

Tesse balbutiait, suffoquée :

— Moi aussi, comme toi, Nhi… Louise, reprit-elle, sous une poussée vigoureuse du pied d’Annhine.

— Comment t’appelles-tu ?

Ils échangèrent leurs noms. Lui se nommait André Denis, il travaillait de son état dans une grande fabrique de bougies, à Levallois. Nhine l’avait hypnotisé, c’était le coup de foudre. Jamais il n’avait vu une gosse pareille… et elle ?…

Elle mentit bravement : elle s’appelait Louise Aubin et faisait l’article de modes rue Royale ; Madame était une femme chic, elle désignait Altesse, qui avait des bontés pour elle, elle montra sa robe, oui, Madame lui donnait ses vieilles nippes, ses vieux chapeaux, aussi ce soir elle avait été bien heureuse de pouvoir distraire Madame, en la menant faire une petite fête dans un milieu inaccoutumé où tout la changerait et l’amuserait, bien sûr ! Elle faisait de l’œil à Denis, s’initiait à ses affaires, lui rendant ses compliments : il était bel homme aussi, dame… bien propre, soigné, il avait tout pour plaire ! L’autre se rengorgeait : Ah ! oui ! un grand soin de soi, faut bien ! Il gagnait ses huit francs par jour à présent ! Libre, pas de femme… si elle voulait, la petite, on pourrait s’entendre ? On se retrouverait le soir, après le travail, il était nourri… et elle ? — Elle aussi, mais elle était libre de bonne heure, à huit heures un quart, tous les jours, sauf le samedi, car le dimanche, — elle prenait une mine sérieuse et affairée — le dimanche on a tant à livrer !

— Et quel âge ?

— Devinez !

Il l’examina, puis, sans flatterie :

— Vingt ans ?

Elle se récria :

— Oh ! non !… dix-neuf seulement !

Il s’excusa : — C’était la même chose !… Elle était si brune, les brunes paraissent plus.

— Oh ! ça ne fait rien… et vous ?

— Moi ?… Vingt-sept…

— Vous avez de l’avenir !

Ah ! tout lui était égal maintenant, il était pris !

Elles se levèrent.

— Il faut rentrer.

Il supplia :

— Oh ! non ! pas encore.

— Si, si, on se lève tôt le matin.

Alors il demanda de les accompagner. — Impossible, la voiture de Madame… et puis, il ne fallait pas se tromper, elle était sage !

— Sage ?… vrai ?…

Pour sûr, et elle le resterait. Elle voulait le mariage, voilà !

Il s’emballait : — Alors on se verrait beaucoup, on apprendrait à se connaître…

— Pourquoi pas ? Oui !… Adieu !…

Non, qu’elle lui permette d’aller l’attendre demain, à la sortie de l’atelier. Elle consentit, bonne fille : — C’est ça, venez demain, mais qu’il s’en aille, il ne fallait pas les compromettre devant le cocher de Madame.

Alors, ils se séparèrent. Altesse se tordait, Annhine était si bien entrée dans la peau du personnage qu’elle la gronda presque.

— Sois sérieuse, voyons, tu vas nous faire pincer !

La voiture était très loin. On les accosta encore.

C’était cette fois une bande de jeunes fêtards. Elle leur fit le même boniment. Ils voulurent les mener souper aux Halles. L’un d’eux, tout à fait emballé, prenait le bras d’Annhine et insistait, tandis que deux autres s’accrochaient à Tesse. Pour avoir la paix elles acceptèrent. Ils les conduisirent jusqu’à leur voiture.

— La voiture de Madame !… soupirait Nhine, quand est-ce que j’en aurai une comme ça ?…

— Bientôt, si tu le veux, joli bébé, lui dit son voisin. Commence modestement, les petits ruisseaux font les grandes rivières !

Ils hélèrent un fiacre. On devait se suivre et se retrouver chez Baratte. Au moment de partir, l’amoureux de Nhine, flairant une tromperie, se précipita sur son pied, et lui arrachant un de ses souliers :

— Comme ça, pas de lapin !… et il brandissait triomphalement le reluisant trophée tout en haut de sa canne.

— Vraiment ?… eh bien ! tu vas voir ça, grommelait Nhine, tandis que l’équipage s’éloignait.

Elle se pencha et cria au cocher :

— Émile, filez vite, vite, faites des détours, perdez-les et rentrez chez Madame d’abord, ensuite à la maison.

Elle retomba sur les coussins, éreintée, mais cette soirée l’avait bien fait rire ! C’était drôle au moins, et pas ordinaire. En avaient-elles, des amoureux ?

— Tu vois, Tesse, on aurait pu faire ses frais ! Je me croirai jolie pour trois mois, maintenant.

— Oui, dit Altesse, ça c’est un vrai succès. Dans ce monde où nous vivons, il en est tant qui observent d’abord les chevaux, puis la toilette, avant de regarder la femme, d’où il en résulte que tu vois tant de laiderons rouler carrosse, c’est là l’inévitable bêtise des hommes, l’entraînement des moutons de Panurge.

— C’est ce que je me dis chaque fois que je rencontre Jane Dubois, répondit Nhine.

Tesse reprit :

— L’ouvrier, l’homme du peuple a le goût sincère, naturel, tu auras beau te pavaner en des atours tapageurs et somptueux, si tu es laide, peinte, difforme, ils te crieront spontanément : Qué gueule !… Va donc, eh ! guenon, trumeau, chameau !… alors que le prince de X… ou le comte de Z… s’inclineront très bas devant la Hideur veinarde d’un luxe royalement payé. À l’aspect d’une jolie petite grisette médiocrement mise, il lui enverra hardiment un : Tudieu ! la chouette môme !… ou quelque chose de ce genre, accompagné d’un baiser sonore.

— J’aime le peuple, dit Nhine.

— Il est brutal, peut-être, mais il est toujours franc.

— Et me voilà avec un soulier ! C’est drôle comme tout !… Au revoir, chérie, tu es chez toi, dors bien, je tâcherai de trouver autre chose, es-tu satisfaite ?

Tesse l’embrassa.

— Je suis si touchée de l’affection que tu me témoignes, mon cœur chéri. Ah ! je t’aime bien, va, à bientôt !…

En rentrant, Annhine stupéfaite crut avoir une hallucination, elle aperçut Maurice dans l’antichambre, c’était lui qui lui avait ouvert la porte. Il était ému, tremblant, honteux, il craignait de la mécontenter, mais il n’avait pas pu réprimer son désir de la voir cette nuit.

— Toute une nuit, songe donc !… Tu ne m’en veux pas, Nhine, je me suis sauvé de chez moi, j’ai pris mille précautions, et puis, tant pis, je me moque de ce qui pourra m’arriver demain, vois-tu ? Tu veux bien de moi ?… ah ! j’avais si peur ! Ta femme de chambre m’avait pourtant rassuré, me promettant que tu serais heureuse de trouver ton Momo ici, que tu rentrerais seule.

Il l’emportait dans ses bras, vers le boudoir. Elle était en joie, un peu confuse cependant qu’il la trouvât en cet accoutrement.

— De quoi ai-je l’air ainsi ?… d’une folle ! Momo, dis, j’ai l’air d’une folle ?…

Il l’embrassait, radieux :

— Je le savais, ma Nhine, Ernesta m’avait prévenu.

Elle allait au travers de la chambre, en se déshabillant. Elle lui conta tout, gentiment, sans détours :

— Tu vois, Momo, j’ai perdu mon soulier, mais j’ai gardé mon innocence, comme dans la chanson. Ah ! vrai !… si j’avais su que tu m’attendais, mon Momo, mon chéri, mon cher petit amour !…

Il riait de sa gaieté, tout étourdi encore de son coup d’amoureuse audace, se sentant heureux en cette douce intimité que la nuit lui rendait plus précieuse encore. C’était leur première nuit à eux. Elle fut sans repos, sans trêve. Ils s’aimèrent en une folie presque délirante des sens unie à une indicible ivresse de cœur, se prenant avec fureur, se donnant ardemment, violemment. L’aube les trouva dans les bras l’un de l’autre, alanguis, pâmés, n’en pouvant plus. Ils fermaient les yeux, comme ne voulant pas voir lever le jour après une si belle nuit… et le sommeil les surprit doucement, insensiblement, mêlant ainsi le songe vague à la divine réalité de leur amour !

Vers midi Ernesta se permit de frapper, tandis qu’Annhine dormait encore. Maurice s’enfuit très vite, se soustrayant aux embrassements de son aimée, car pour lui l’heure se dessinait, menaçante. Par hasard et par bonheur, sa fuite habilement préparée avait passé inaperçue ; aussi avec quelle joie en fit-il part à sa maîtresse, le soir vers cinq heures, en une allée déserte du Bois où il avait coutume de la rencontrer parfois. Ils projetèrent d’autres bonheurs très prochains et passaient, se souriant gentiment, attendris encore, très las, lorsque tout à coup Annhine eût un mouvement brusque qui la rapprocha de Maurice.

— Quoi donc ?… Quoi ?… murmura-t-il, inquiet.

Elle se remettait déjà :

— Rien, dit-elle, un frisson, rentrons, je vais encore me reposer. Je ferme ma porte à tous, sauf à toi, mon amour. Viens quand tu peux, je t’aime et je t’attends.

Il la remit en voiture.

— C’est elle, c’est bien elle cette fois, pensait Nhine en s’en retournant le long de l’avenue, je l’ai bien reconnue, dissimulée derrière les arbres. Comme elle m’a regardée !… ses yeux me disaient mille choses, de doux reproches à peine osés, des espoirs fous… Ah ! non !… je suis forte maintenant, elle ne m’attirera plus, fini nous deux, miss Flossie, malgré notre douceur, malgré tout ce qui me séduit en vous…

Cette rencontre l’avait tout de même impressionnée, car elle y songea toute la soirée. Vers dix heures, alors qu’elle venait de se coucher Ernesta lui remit une lettre.

— Il y a aussi des fleurs, madame, de beaux lys rouges.

— Je m’y attendais, pensa Nhine, c’est d’Elle. Mettez ces fleurs en bas, dans le grand salon, pas près de moi… ah ! non !… elles me jetteraient un sort.

Elle eût un instant l’idée et fit le geste de déchirer l’enveloppe sans rien lire, puis étant seule — ah ! quelle terrible chose que la solitude ! — elle voulut se distraire par la prose bizarre de l’étrange enfant :

La vie peut me dire qu’elle est désirable ; désormais, je l’écouterai puisque tu es revenue !… Vers moi… ? pour joie ? pour peine ?… Je ne sais, mais j’ai assez courtisé la Destinée pour qu’elle plaide un peu ma cause avec la Beauté qui ne doit pas être inhumaine envers une qui ne vibre que par elle. Ce que je te dis là a le médiocre mérite d’être vrai : j’errais en somnambule dans un bois peuplé de fantômes, à l’heure adoucissante du crépuscule où tout se transforme. Ennuyé, le ciel perdait ses couleurs. Tout à coup, le soleil couchant darda son ultime regard à travers les Accacias, ces tant blasés qui frissonnaient d’attente. Tournant la tête je te vis et tout en moi s’éveilla soudain sous le magique printemps de ton regard. Pourquoi passas-tu ?… Pourquoi mes yeux quittèrent-ils tes yeux ?… Quelle déception, tu n’étais pas seule ! Doucement tu parlais à un être qui se trouvait à tes côtés, pire qu’un être : un homme !… Toutes les angoisses que décrit Sapho[2], je les éprouvai en ce cruel moment qui m’éveilla si brutalement, alors que je rêvais d’un songe allié à la Vie ! Ah ! de cette union trop de bonheur serait né, trop, car tout ici bas doit avoir une limite. C’est seulement à la souffrance qu’on a donné un complet « laisser-aller », et elle en profite, prenant des allures d’immortelle ! Elle bafoue mes espoirs et me fait suivre par un nombre infini de doutes !… Nhine, disperse ce lugubre cortège, dis-moi un mot, un mot d’appel. Viens vers moi !… Laisse-moi aller à toi !… Je veux vivre un songe d’amour dans tes bras, à tes lèvres !… Fleurs vermeilles, je vous prendrai frénétiquement et ma bouche sera votre écrin ! Dans un long baiser je ferai si bien taire toutes plaintes et protestations que vous ne pourrez mêler à mon extase aucune trop terrestre parole ! Mais d’ici là, quelle attente !… Qu’importe ! ne suis-je pas tienne pour toute l’éternité ? Cependant, appelle-moi, darling, vite… appelle-moi ! Les battements de mon cœur te parleront mieux qu’aucune prière. Sens-moi !… Ouvre-toi toute à l’amour que t’apporte ta

Flossie

— Je ne répondrai rien, non !…

Elle s’endormit dans cette résolution, puis, au matin elle avait changé d’idée. — Pourquoi pas, après tout ? Pauvre petite, elle est gentille. Nous avons des souvenirs… des souvenirs qu’on ne saurait oublier, qui nous lient. Elle ne m’a pas fait de mal, en somme. Si, je dois lui répondre, mais l’appeler ? Non !… Pour elle comme pour moi, notre amitié n’a rien valu, mais ce n’est pas une raison pour être malhonnête… c’est cela, un mot, un mot seulement, car tout nous sépare, sa vie, la mienne… la mienne surtout !

Elle pensait à tout ce qui était venu se mettre entre elles deux depuis que leur idylle s’était si fatalement interrompue… — Oui, je vais lui dire cela, afin qu’elle comprenne bien, que nous ne sommes pas faites l’une et l’autre pour une union de bonheur ! — Selon son habitude, elle se laissa aller à dire ainsi plus qu’elle ne voulait :

Remercie-moi de ne point t’appeler vers la Forme qui sert d’enveloppe à l’Esprit que je suis. Il pense à toi et ne te quitte guère et se plaît auprès de toi. Le reste ne peut rien te donner, ni t’apprendre, non plus que tressaillir pour toi. Alors, à quoi bon nous revoir ?… Toi qui fus, tu ne dois plus me revenir…

Pourquoi tes lèvres ont-elles prononcé des mots irrémissibles ? Pourquoi la douceur de ton Être règne-t-elle seulement et souverainement dans ta chevelure ? Je voulais un nid de ta suave blondeur, un repos, de la tendresse, du velours auprès de toi, de la tranquillité, de la clarté, un bain d’oubli et de régénérescence ; au lieu de cela tu m’as replongée plus avant dans mes ténèbres et dans mon amertume. Le sort nous a été fatal…

Tes cheveux, Floss, et le charme de ton esprit, le choix ensorcelant de tes mots, l’émerveillement de tes pensées, oui, mais plus jamais tes lèvres, plus le moindre contact de nos corps. À travers tout et à jamais — si comme moi tu le veux — cette union qu’on ne pourra nous prendre, ni comprendre peut-être, me donnera — et à toi — les vraies joies, des joies que nul ne saura atteindre… Pourquoi regardes-tu ce qui est près de moi, ce qui m’entoure ? Pourquoi descendre ? Lève les yeux et sens : je suis là, avec toi, et j’y serai éternellement. Ne me verrais-tu pas… Flossie ?… Ne m’entendrais-tu pas ?… Ne me comprendrais-tu pas ?…

Annhine

En écrivant cette lettre, elle se prit à aimer sa pensée vers Flossie, elle se plût à former des projets sur un sentiment qui les unirait. — C’est vrai, raisonnait-elle à demi ébranlée, une amitié très pure, lointaine, qu’on sentirait à soi à travers toute la vie, ce serait doux, gentil, consolant. Il n’y a pas à dire, l’amour est un brutal, l’amour ne dure pas. Si elle veut, si elle accepte, elle sera mon amie ainsi, une petite amie mystérieuse et tendre.

Elle fit porter sa lettre et attendit Maurice. L’heure passée, elle se fit conduire au Bois. Lorsqu’elle revint elle ne trouva rien chez elle, pas un mot de lui, personne n’était venu. Un malaise s’empara d’elle. Pour tromper son attente, elle téléphona chez son couturier afin qu’on lui envoyât des modèles, sa vendeuse. La journée lui sembla longue, insipide ; elle fit demander Altesse qui était justement ; sortie. Vers cinq heures, on lui remit un mot de Maurice, très froid, très sec, dicté par son père sans doute, ça se sentait. On avait surpris leur secret, leur petite intrigue ; il avait dû partir subitement ; lorsqu’elle aurait son adieu il serait déjà en Angleterre, mais… plus tard il reviendrait près d’elle — une petite révolte — quand il serait enfin son maître !

Une fois sa stupeur passée elle ricana : plus tard !… L’amour n’attend pas !… C’était trop fort vraiment !… Des larmes de rage lui vinrent aux yeux. On lui enlevait ce qui aurait pu la sauver. Sa gorge se serra, son regard devint mauvais, puis il s’adoucit, triste. Il avait raison après tout, ce père, chacun en aurait fait autant, mais c’était dur ! Ah ! les hommes !… Ce petit n’avait pas de sang, il aurait dû résister, se débattre, lui revenir quand même… Il reviendrait peut-être… Oui, oui, il reviendrait, c’était impossible autrement, elle recevrait d’autres lettres écrites en cachette, hâtivement, avec d’autres détails indiquant un moyen de correspondre. Il ne pourrait vivre sans elle, l’oublier ainsi !…

Rien ne vint.


  1. Chic, jolie.
  2. Fragment 2 — Wharton.