Librairie de la Plume (p. 280-285).
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XXII

Le lendemain elle s’éveilla très lasse, les reins vidés, les yeux lents ; un grand calme régnait en elle, mais ses idées étaient obscures, comme inachevées. Elle ne parla de rien, n’interrogea même pas sa femme de chambre, tout lui était indifférent, sans intérêt. Elle se leva, distraite et fût très longue à sa toilette. Un rêve la surprit presque dans sa baignoire. Ernesta dût à plusieurs reprises lui faire remarquer que l’heure s’avançait. Elle sursauta. Puis, elle se posta devant sa glace et se regarda toute nue, non ainsi que vous pourriez le croire, en de jolies poses cherchées, connues et souvent célébrées. Parfois Annhine s’amusait à ce jeu ; tantôt elle éloignait les bras aussi loin que possible devant elle, réunissant les paumes de ses mains en un allongement de toute sa personne et semblait s’élancer en criant joyeusement : la Baigneuse !… ou bien encore, en un gracieux mouvement de reins, elle courbait son corps et écrasait ses doigts écartés sur sa bouche tendue, offerte, c’était le Baiser ; puis mille autres tableaux du même genre… la Vénus du Corrége, par exemple. Non, en ce triste matin, c’était tout autre chose ; pâle, défaite, les épaules tombantes, le torse affaissé, les yeux cerclés de mauve, elle s’examinait curieusement et presque avec inquiétude. C’est qu’il ne s’agissait pas de rire !… Non !… On était à la fin d’avril, ça faisait un peu plus d’un mois que… oui, justement, bientôt deux mois… Le changement d’air, l’anémie, la faiblesse nerveuse, tout cela réuni peut bien empêcher le retour de cette chose naturelle qui vient vous rassurer en vous renouvelant le sang. Son sourcil se fronça, elle serra les dents et devint livide. Son regard s’abaissa ; il lui semblait apercevoir déjà comme un léger renflement qui se dessinait un peu, là… mais oui, on le voyait qui bombait imperceptiblement l’impeccabilité de son ventre poli et lisse… Ah ! par exemple !…

— Oh ! la polissonne !… la polissonne !…

Et le minois ébouriffé de Miss Florence apparût dans l’entrebâillement de la porte.

Sans interrompre sa recherche, Annhine l’appela ; sa voix était sèche, dure :

— Viens, Flossie, viens !… Regarde !…

L’enfant s’approcha, inquiète. À son aspect de terreur craintive, Annhine se radoucit :

— Ah ! ma chérie, nous payons la tranquillité de ces derniers jours par un terrible réveil. Je ne t’avais rien dit encore, mais je ne puis plus faire taire mes doutes, il y a déjà près de sept semaines que… ah ! tu comprends ! C’est affreux !… Ce serait affreux, corrigea-t-elle en voyant que Flossie devenait atrocement pâle.

Celle-ci tremblait de tous ses membres, puis ne pouvant plus contenir sa rage, elle éclata, presque folle de douleur :

— Ah ! ma jolie !… ma jolie, que me dis-tu ! Je la reconnais bien là, cette nature qui te fléchit sous son horrible loi ! Ils savent pourtant bien ce qu’ils font, ces serpents d’hommes, l’un d’eux a laissé son poison dans tes entrailles !… Quel sacrilège !… Faire un outil reproducteur de cette idéale fragilité, autel sacré de mes plus délicats désirs, les lâches !… Oser flétrir de telles fleurs ! Ah ! que je leur en veux, à ces brutes, de tout le mal qu’ils font et partout et toujours, sciemment, cruellement !…

— Ah ! Floss ! Je mourrai de ma peine, et impuissante devant cet imprévu chef-d’œuvre du mal.

— Que faire, darling, que faire ? Dis-moi… si on peut acheter de la science qui voudrait faire avorter ce germe de vie qui est en toi, car c’est une chose maudite, sais-tu !… aucun bien ne saurait venir d’un être qui n’est pas désiré, de la conception provenant d’un hasard diabolique qui fait honte au véritable amour ! De stériles épouses passent leur temps en prières, elles veulent être mères et sauraient donner à leurs enfants tout ce qu’ils auront le droit d’exiger d’elles. Et l’on devrait respecter une Nature qui commet de pareilles maladresses ! Monstre aveugle et sans pitié, bête sauvage, tu n’es donc dirigé par aucun dieu !… Ah ! pour satisfaire ses besoins de mâle, l’homme sacrifie vraiment tout sentiment humain !… Pour accorder une minute de joie à son égoïste plaisir, il risque sans remords d’engendrer des misères infinies !…

— C’est vrai, répondit Nhine abattue, et celle qu’il a daigné choisir pour cela, il prétend l’aimer ! Puis ensuite il s’absout presque toujours de toute responsabilité envers tous deux. C’est lui qui a fait les lois, il peut se sauver.

— Ils délaissent, très honorablement, une femme et un enfant, puis ils s’en vont crier : c’est hors nature, c’est répugnant, les femmes qui s’aiment entre elles ! Tous les imbéciles — ils sont légion ! — qui les écoutent, sans raisonner répètent ce refrain et le monde entier vibre d’injustice et d’inhumanité. La Beauté doit se cacher pour échapper au châtiment et les Lesbiennes courbent la tête, comme si leur douce union était un crime, car c’est un crime d’oser avoir une opinion contraire à celle de la masse ! Il faut se soumettre et apprendre à taire, à cacher ce qui est sublime et au-delà de l’ordinaire compréhension !

Dans l’emportement de sa véhémence, Flossie en oubliait le motif. Un soupir étouffé d’Annhine la rappela aux tristesses poignantes de la réalité. Elle vint à elle :

— Mais je veux t’aider… je veux…

— Non !… ne parle plus de çà, Floss !… Vois-tu, si ça existe, eh bien, je devrai le supporter. Si ça existe !… — elle se mit à pleurer — j’ai peur, vois-tu, j’ai peur !… de tout, des souffrances… et de la vie ensuite !

— Laisse-moi chercher, darling, je connais des médecins…

— Non !…

Anxieuse, Nhine cherchait à se débattre et à se reconnaître dans le chaos de son cerveau troublé. — Voyons, Maurice a dix-huit ans… on ne doit pas avouer une telle chose à un enfant. Ça doit venir de lui pourtant, mais la loi est là qui se dresse devant moi, implacable et injuste. Henri, c’est douteux, et puis le croirait-il ?… Cependant, c’est à lui que je dois le dire, — elle se rassurait, — lui qui prétend m’aimer il sera fier, il m’écoutera, pourquoi douterait-il de moi ? Les autres, — elle esquissa un geste de mépris, — les autres ne comptent pas, il y a trop de temps ! — Pourtant une hésitation lui vint… — Mais ?… Ah ! non ! non ! c’est trop lointain pour être même en mon souvenir !

Rassérénée, elle s’habilla, s’enveloppant d’un long peignoir de fine laine blanche, très lâche, très flou, qu’elle serra à la taille par une ceinture d’émail bleu. Elle fit téléphoner à Henri qu’elle l’attendait immédiatement, qu’il fallait absolument qu’il passât tout de suite chez elle, pour une chose grave.

— Chérie, je dois te renvoyer, il faut que je cherche à parer le coup, comme on dit, vois, je suis remontée.

— Non, Nhine, non !… — elle suppliait… — je ne veux pas te quitter !

— Mais mon amant va venir !

— Cache-moi quelque part, dans un coin ! Oh ! ne me chasse pas ainsi, sans une certitude pour ta tranquillité à venir, pour la nôtre.

— Mignonne !

Et Annhine l’embrassa, émue…

Elle la conduisit à une grande table, dans un des salons du bas et lui donna des livres, des albums d’images :

— Comme à une petite fille !… Sois sage !… Vois, je ris ! Ah ! maintenant je suis sûre d’un dénouement heureux !

Flossie eût un étrange hochement de tête et les regards perdus, sans feuilleter les pages ouvertes, elle se mit à réfléchir… tristement, profondément.