Librairie de la Plume (p. 161-172).
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XII

Les femmes, très en peau, découvraient leurs épaules et leurs bras parés de bijoux et de fleurs ; du luxe, de l’entrain, des cris, des rires… c’était troublant. L’orchestre attaquait une valse.

— Mon bel abbé, tu es superbe et suggestif, je te ferai volontiers ma confession.

— Pleine et entière demanda Nhine avec malice.

— Et pourquoi pas ?

— J’en serais scandalisée !

— Mais tu devrais tout entendre et aussi tout absoudre.

— Devant tant d’énormités, il faudrait sans doute une dispense !

— Timorée, va !

C’était Jack Dalsace, qui passait, beau comme un demi dieu dans un costume de soie bleu paon. Une biche se cabrait, orfévrée d’or et incrustée de perles, sur une des manches longues et pendantes, tandis qu’à l’autre une grenouille énorme, effrayante, constellée d’aigues marines, d’émeraudes et de béryls, semblait vivante et prête à s’élancer dans la foule. Des animaux de légende se montraient tout autour de ce costume fantastique.

— Que représentes-tu ce soir ?

— Lumière d’Asie, répondit-il avec emphase, Lumière d’Asie éclairant la Jungle ! Ne reconnais-tu pas ce turban armé d’un croissant et de gemmes brillantes ?

Et il s’avança vers Annhine :

— Dansons, veux-tu ?

— À nous trois alors, car on ne se quitte pas, nous deux !

D’un geste enlaceur, il les emporta à l’autre extrémité de la salle.

— Arrête ! supplia Nhine… tu me fais tourner le cœur, marchons plutôt.

Il les suivait.

— C’est Jack Dalsace, tu sais, le poète des sirènes, des fées, des femmes longues et frêles et des bêtes hideuses et symboliques, l’écrivain morbide et sarcastique, mon ami.

— Je le connais, fit Florence qui considérait avec une sorte d’admiration inquisitrice ce grand garçon superbement bâti, au regard de lumière, au front tourmenté par la maladive et sublime inspiration. Ses longues mains fines étaient chargées de lourdes et étranges bagues, d’anneaux bizarres où se mouraient des chatoiements de perles opaques, bleutées, verdâtres, où s’ouvraient des yeux d’oudjii ironiques et froids, tachetés d’émail, sphinx énigmatiquement fanatiques. À son bras droit, vers le haut du poignet s’enroulait un serpent de jade clair veiné de blanc.

— Ces yeux qui luisent sous le velours me semblent très beaux et déjà connus ?… dit-il.

— Tous les amants de la lune se comprennent et se reconnaissent, répondit aussitôt Flossie, c’est pourquoi je t’admire. Tu n’as nul besoin de savoir mon nom. Qu’est-ce qu’un nom, après tout ? Une désignation stupidement quelconque…

— Pour quelqu’un qui ne l’est pas, je gage !… Annhine, ton amie m’intéresse ! Je vous suis et vous garde.

Et ils déambulèrent ensemble à travers les salons.

— Cette jolie personne qui tourne lentement là, et très à contre-temps, avec ce petit marmiton de satin blanc, c’est Suzanne de Blinges, la belle Suzon… elle est superbe ainsi, enveloppée dans cette lourde dalmatique de brocart jaune fleurie de lotus aux merveilleux calices nacrés, tissés d’argent mat. Cette fille a un goût exquis… Regardez-moi cette façon dont elle a su relever ses cheveux avec ce pendentif d’argent bruni où est ciselée une tête de méduse aux énormes yeux glauques, dilatés, striés d’or. Je déplore son affectueux attachement pour cette glace à la vanille que représente Janelle d’Hurat en ce ridicule travesti de Vatel.

Annhine serra la main de Florence :

— Tu vois, Moon-Beam, Suzanne est comme toi, initiée à l’amour féminin…

Puis, plus loin :

— Voici encore Madelène de Gemmes, la douce maîtresse de la comtesse de Zirnel, sorte de chevalière d’Éon… vois, Madelène est mignonne en marquisette, son frais visage souriant sous la neige des cheveux poudrés. Naturellement, la comtesse a choisi un déguisement masculin, elle s’est mise en berger Watteau, ses épaules sont superbes et blanches sous la peau de Mongolie jetée en travers, ses jambes sont impeccables, la tête un peu forte aux traits chiffonnés sied à l’emploi…

— Encore des sœurs !… murmura Flossie.

Puis s’ensuivit tout à coup une farandole effrénée, folle, qui se formait au centre du bal et contournait les salons, formant mille méandres lointains et tourbillonnants. Nos amis se garèrent en un coin d’où ils pouvaient tout voir. Emportés par le rythme furieux d’un galop échevelé, entraînant, qui serpentait joyeux, faisant successivement passer devant leurs yeux en une rapide vision de blancheurs furtives, d’enlacements de bras, de chevelures défaites, les cortèges d’Indoues aux clochettes battantes, avec des échappements bizarres de peaux, en l’atténuance de leur ocre appâli, d’Espagnoles cruelles de rouge vif et de dentelles noires, au teint safrané, des Bacchantes aux grappes offertes, aux seins nus, aux écharpes déchirées par l’orgie, des timides Bergères, paniers et lèvres retroussés, mouche assassine, jupes courtes emportées par le tourbillon, des Guerriers de haute stature encuirassés et empanachés, dont les bottes sonnaient très fort… et des Moujicks, des Persans, des Romains, des Fées envoilées de verdures et de gouttes d’eau… couleur du Jour, couleur des Cieux et des Lacs reflétant les Nuits étoilées et sans nuages, les Nuits propices, les Nuits d’amour ! Çà et là, une note comique d’un Alphonse de barrière et de sa Gigolette, groupe drôle et bon enfant : elle, chignon haut, accroche-cœurs, petite jupe, corsage peuple et rebondi, mine éveillée ; lui, pantalon amusant à grands ramages extravagants, veste d’alpaga ou blouse bleue, foulard rouge au cou, et la fameuse casquette à ponts ! Deux mariés de village tout mignons et enrubannés, puis l’inévitable masse des Pierrots, Pierrettes, Arlequins, Clowns agiles et pleins d’entrain, Henris II fats et superbes, conscients de leur beauté, Chinois chamarrés de broderies, Bretons, Napolitains, Polichinelles… Diane avec son arc et Minerve casquée d’or, Vénus, admirable en la nudité universellement célèbre et célébrée de Nebbai, la petite actrice des Variétés, puis Méphisto, rouge du feu du gouffre noir, violent des flammes de l’enfer, que silhouettait en parfaite sveltesse son inséparable Line Neurout.

— Encore deux !

— Encore !

Et Annhine pressait la main de Flossie en lui désignant les personnages.

Une mignonne chatte frôlait de ses blancs marabouts, légers comme une mousse neigeuse, l’incarnat d’un coquelicot éclatant aux yeux de fièvre qui se penchait vers elle.

— Ça, c’est Violette Turck et Rita Samuel… on dit qu’elles s’aiment depuis longtemps, puis voici Riscogny et la Koniarowska, lui chuchota-t-elle à l’oreille.

Et Flossie vit, s’avançant juste en face, ignorante des regards qui se portaient vers elle, une femme encore jeune, vêtue ou plutôt moulée d’une jupe de satin noir et d’un corsage montant de la même étoffe qui la couvrait jusqu’au cou ouvert sur un gilet de brocart blanc. Ses cheveux courts et bouclés, couverts d’une toque sombre encadraient son visage décoloré, indifférent, crispé, où étincelaient des yeux vifs et bruns comme des cerises noires, enfoncés, petits, injectés de sang et plissés aux coins. Sa bouche était fine et très rouge ; elle accompagnait une superbe fille qui venait ensuite, sérieuse et réfléchie, comme absorbée par la fixité d’une pensée qui l’accablait. Une longue robe blanche l’allongeait encore, ourlée de grands lys d’argent ; un cercle d’or mat et ciselé assujettissait sur sa tête pensive un voile de gaze blanche, léger, sous lequel transparaissait sa chevelure d’ébène. Elle était noire comme le cœur des humides fleurs d’eau et blanche ainsi que l’opacité de leurs calices endormis. Elle s’approchait, majestueuse et lente, ainsi qu’un beau navire qui enflerait ses voiles… triste et lasse… distraite, comme sourde aux bruits joyeux qui l’entouraient. Elle était là, plus absente que la plus lointaine étoile.

— Oh ! elle est bien belle, cette Riscogny,… dit Flossie. Vois donc, Nhine !

— Le soir, la fatigue ne s’aperçoit pas autant ; dans la journée, tu aurais peur qu’elle ne tombe morte, tellement elle est pâle… À quoi peut-elle donc songer en cette foule ?

Flossie se pencha :

— À quoi ?… À tout ! Aux extases irraisonnées, aux voluptés réelles et éphémères, à la chasteté de l’enlacement suprême où rien ne vous pénètre et où le Rêve ose à peine vous effleurer !… à la sensualité qui vous étreint et vous consume, à l’Amour qui vous tue lentement et vous dévore… et surtout, à l’Au-delà qui flotte tout autour et dont on soulève les voiles dans les abandons fous, immenses, insensés !… Ah ! Nhine ! quelle stupidité que ces groupes corrects et bourgeois, seuls permis ! Que de bestialité dans un couple formé selon les règles impures de l’austère morale ! Vois !… À l’encontre, quelque chose rayonne autour de ces femmes ! Toutes, elles ont une flamme dans le regard, une beauté qui vibre, qui frappe et intéresse ! Ah ! Nhine ! toi qui ne blesserais pas une fleur, seras-tu toujours cruelle pour mon âme qui va vers toi ? Laisse-toi aimer, Nhine ! Révolte-toi aussi contre les lois humaines… cela te lavera des anciennes flétrissures… ne te trompe pas toi-même, en disant à ton esprit affamé de chimères que tu es repue, sinon satisfaite, et méprise les hommes, ces impitoyables bourreaux de l’âme douce et chercheuse d’illusions qui éclaire ta radieuse enveloppe ! Ceux-là ne sauront jamais assouvir tes aspirations vers le Beau, vers l’Idéal, vers la complète satisfaction, Nhine ! Les entendras-tu un jour, les sentiras-tu enfin ces prières de mon Être vers toi ?… Ah ! je rêve d’une union si entière et tellement sublime, qu’elle effacerait ce que l’esclavage de nos sens pourrait encore offrir de terrestre et d’humain ! Mes désirs, mes pensées s’extasieraient en adoration vers toi, immatérielle et frissonnante ! Nhine ! dis-moi que tu seras mienne… et pour toujours !

Grisée des enivrantes paroles, en folie, Annhine lui répondit doucement :

— Oui, toute !… Comme tu le voudras et tant que tu le voudras !

Puis, sans souci de ce monde qui les entourait, elles s’unirent longuement en un doux baiser où elles se donnaient entièrement l’une à l’autre.

— Ah ! Nhine ! l’idée de mon bonheur m’affole. Ma Nhine, je t’aimerai d’un amour idéal et unique, et tu seras le Paradis accompli de mes désirs ! En Tristesse et en Joie, par le Bien et le Mal et la Nuit et le Jour, par la Vie et la Mort, je serai tienne aussi, soumise à ton caprice !… Isolées, incomprises en ce monde aride et sans amour, bafouées par une médiocrité sourde et aveugle, Nhine, que de joies nous seront réservées cependant !… Partons !… Viens !…

Elles se retournèrent vers Dalsace qui souriait à leur égarement :

— Je ne vous disais rien !… C’eût été sacrilège d’oser interrompre mademoiselle. Je vous comprends, beau masque, je comprends tout, moi. Vous avez bien raison de vous aimer, allez ! Pour moi, l’union féminine est du Narcissisme aigu, l’amour de soi poussé à l’excès en la contemplation et l’adoration de sa propre image en celle de l’autre. Et il en résulte quelque chose d’aussi doux que le baiser de la fleur à la fleur, que le contact d’une nuée et d’une autre nuée, que l’impalpabilité de la neige qui se pose et se confond dans l’eau moirée des grands étangs, quelque chose d’aussi suave que l’effleurement de deux ailes de colombes hâtives sous le ciel bleu, d’aussi morbide que le soupir adoucissant les pleurs, que le sanglot qui se mêle à la plainte du désir !… Et vous êtes deux heureuses, deux élues !… Allez !… Fuyez loin de la foule et rentrez en vous-mêmes, unissant vos extases ainsi que vos chevelures en des baisers, en des étreintes, en des bonheurs pervers d’idéalités éphémères et atteintes dans votre solitude à deux… Allez !…

Et il les guidait vers la porte. Ils allaient sortir du tumulte et de la bruyante cohue, lorsque tout à coup, surgissant d’un coin d’ombre, imprévue, soudaine, l’Espagnole bondit vers le groupe fuyant :

— Non, c’est trop fort !… cria-t-elle en se plaçant devant pour leur barrer le passage… Je souffre comme une damnée, je vous ai suivies dans ce bal joyeux, ainsi qu’une misérable folle, mangeant ma rage, mordant mes poings… Vingt fois j’ai failli sauter sur vous, en désir de vous anéantir et de vous clouer là, inertes, devant moi !…

Dalsace voulut l’écarter, intervenir.

— Ah ! si vous comprenez tout, monsieur, continua-t-elle, vous comprendrez mon mal. Laissez-moi achever !… Je ne veux pas troubler longtemps ces deux élues d’un bonheur infernal et céleste. Non ! mais…

Elle arracha brusquement son masque tandis que Flossie et Annhine, effarées, reculaient se serrant étroitement l’une contre l’autre, muettes et hagardes.

La pauvre créature était splendide dans sa douleur :

— Ce que je veux ?… Je veux que dans vos baisers et vos spasmes et partout et toujours et après encore, vous me trouviez, moi, moi dont vous avez ri !… Moi que vous aurez tuée par vos mensonges et vos dédains !… Oui, toi tu m’as menti, tu as ri de mon mal de bête traquée, lorsqu’en peine d’âme je suis venue humblement te supplier d’avoir pitié de ma folie !

Frémissante et accusatrice, elle fixait Nhine…

— Toi,… elle se tourna vers Flossie ! Ah ! toi !… tu m’as donné assez de joies pour que j’en puisse mourir ! Ce n’est pas ta faute ni la mienne, hélas !… Je n’ai pu te fixer ! Je meurs de toi, Flossie, sans vouloir te maudire, car je t’ai trop aimée, mais je veux qu’à jamais tu te souviennes de moi, malgré toi-même et contre toute espérance d’oubli.

Et d’un coup elle s’enfonça au cœur, très droit et sans trembler, la lame aigüe d’un mignon poignard qu’elle tenait en main dissimulé sous la dentelle noire de sa mantille. Elle tomba sans un soupir, sans un cri, elle était morte.

Nhine tourna sur elle-même en portant la main à son cœur.

Blême, sans souffle, elle s’affaissa entre les bras de Dalsace ébahi, épouvanté qui la déposa sur une banquette. La foule vint, cruellement en joie et curieuse, le tumulte fut énorme et le bal cessa au milieu des cris, des attaques de nerfs et des évanouissements. De banales et stupides légendes circulèrent parmi les groupes effarés et défaits qui s’en furent, sous une emprise de terreur. La police fut avertie et au matin de ce désastre nulle trace de ce grand fracas ne s’apercevait plus dans les salons déserts et immenses, si ce n’est quelques fleurs fanées qui jonchaient encore le plancher, et une tache de sang qui persistait à se montrer quand même, vermeille, ineffaçable, là, près de la porte de sortie.

La presse s’empara de ce drame qui fut commenté vivement et de mille façons. Les familles s’en mêlèrent et on étouffa l’affaire le plus vite possible afin de ne compromettre personne.