Librairie de la Plume (p. 149-160).
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XI

— Dites donc, l’abbé, vous me semblez galant et mignon à croquer dans votre habit de fête… Vous devez avoir un nombre infini de jolies pénitentes avec cette tournure, ma parole, je n’ai jamais vu un petit curé aussi bien fichu.

— Ah ! monsieur le marquis, Dieu est bon de m’avoir fabriqué avec un peu de soin. Certes la religion est assez facile à pratiquer lorsqu’on est jeune et favorisé par la nature… J’ai de belles dévotes, fidèles et assidues, c’est dangereux pour ma vertu parfois, mais la miséricorde de Dieu n’est-elle pas infinie ?

— L’abbé, nous allons dîner ensemble !

— C’est accepté, monsieur le marquis !

— Et vous me raconterez vos petits scandales…

— Oh ! marquis… et le secret…

— Ta… ta… ta… Elvire ! Servez-nous de ce vieux vin mousseux qui délierait la langue à un mort, et mettons-nous à table…

Et le marquis poudré, frisé, joli comme les amours dans son pourpoint de satin blanc à taille, brodé de roses-thé, s’ouvrant sur un gilet de drap d’argent traversé par un large ruban de moire bleu de ciel, le mollet superbe sous le bas de soie bien tiré, la culotte collante moulant les cuisses rondes, le tricorne sous le bras, la main sur le pommeau de l’épée étincelante et damasquinée, sautillait gaiement, le pied finement chaussé de souliers décolletés, vernis, talonné de rouge, et montrait à l’abbé joyeux le chemin du salon où l’on dîne.

— Une prise, l’abbé ?

Et se retournant il lui pinça le nez :

— Ah ! vous faites le mystérieux ! Ah ! ah !… fort bien, mais je saurai tout au dessert.

— Avant le quatrième service, marquis, vous m’aurez dit tous vos péchés.

— La liste en serait trop longue, l’abbé, asseyez-vous en face de moi.

Le petit prêtre galant obéit. Il était idéalement joli avec son costume de velours violet à longues basques tout orfévré de paillettes, le petit rabat perlé de blanc retombant sur le devant du cou, les cheveux à frimas enroulés au-dessus de l’oreille, un manteau plissé court pendait en arrière ainsi qu’une aile sombre ; il prenait des mines contrites, et sa jambe alerte et spirituelle moulée en des bas de soie mauve, brodés d’or, semblait démentir l’austérité de son regard mystiquement baissé.

— Vous m’avez tout l’air d’un petit cachottier, l’abbé !

— Et vous, marquis, d’un terrible paillard !

— Ah ! ah ! c’est mon métier !

— C’est le mien !

— Que c’est donc drôle ! Que c’est donc drôle !

Et le marquis éclata de rire en se donnant une tape formidable sur la cuisse, tandis que l’abbé levait les yeux au ciel en souriant béatement.

— Mangeons, l’abbé.

— Buvons, marquis.

Et ceci, et cela, puis mille autres choses encore ! Le dîner se passa joyeusement. Ernesta servait. À deux nobles seigneurs il fallait une servante accorte. On l’avait vêtue d’une étoffe de soie à ramages sur un fond rose, avec un tablier de taffetas bleu attaché par de petits rubans, un collier de velours noir lui enserrait le cou, et on avait poussé l’exactitude jusqu’à lui poser une mouche sur la joue, un peu au-dessus des lèvres, puis pour ce soir elle répondait au nom d’Elvire.

— Gentille, la soubrette, marquis… et l’abbé clignait de l’œil en désignant Elvire qui servait, souriante, les bras demi-nus et le corsage ouvert.

— Ah ! Ah ! l’abbé, je vous y prends, et nous ne sommes pas encore au dessert !… Attendez un peu, que diable, et pour nous mettre à point contons-nous nos vieux souvenirs. Avec vous je puis être indiscret, vous ne devez rien dire. J’ai choisi cette fille, et le marquis galant posait son coude sur la table, soutenant son fin menton du poing fermé, car elle ressemblait à ma dernière folie — son regard s’allumait — la comtesse d’Azinval, remarquez… n’est-ce point la même taille ?… Port de tête identique !… Nez gentiment retroussé à la Roxelane, provocant et malin… et ces yeux bleus ! Regardez, l’abbé, ne sont-ce point là les yeux d’azur de ma divine infidèle ?… À ce propos, je vais vous narrer la dernière farce que me joua la cruelle, la perverse. Écoutez bien, l’abbé.

L’abbé secoua les dentelles de sa manchette, puis, écartant sa chaise de la table, il sauta dessus et se plaça à califourchon.

— Je suis tout oreilles, marquis.

— Eh bien, voilà, vous connaissez mon caractère et vous savez combien je suis distrait, mais distrait comme on ne l’est pas. La distraction de ce bon monsieur de La Fontaine était un jeu à côté de la mienne. Figurez-vous que, dans les derniers temps de mon esclavage à ses mignons petits pieds de rose et d’ambre, ma passion flirtait…

— Ah ! non, Flossie, ce mot-là n’existait pas encore,… et Nhine éclata de rire.

— C’est vrai, tu as raison… elle pouffa aussi puis se reprenant : ma maîtresse papillonnait en sourdine avec le beau sire de Grandlieu, cet Hercule ridiculement superbe et stupide… Mais les femmes ! Ah ! les femmes !…

— Ah ! Les femmes !…

Et le petit abbé leva les yeux au ciel.

— Tais-toi, l’abbé, écoute, tu soupireras ensuite ! Tudieu ! ce vin pétillant me monte à la tête, à moins que ce ne soit le souvenir de la belle Sylvie !… Je disais donc, c’est ça : elle finit par s’éprendre follement de lui qui, de son côté, avait un collage…

— Hum ! Hum !

— Ah ! non !… qui était en servage assidu auprès de la baronne d’Esquintes. Ma Sylvie voulut supplanter cette dernière dans le cœur et dans les bras de l’heureux sire qui lui donna à entendre qu’il ne demandait pas mieux, mais qu’il lui fallait une preuve de son amour, une preuve éclatante et irréfutable. Il lui dit aussi qu’il n’ignorait pas qu’elle m’eût accordé certaines faveurs plutôt intimes. Elle était jalouse et entière, lui voulait l’être aussi et il lui ordonna de me signifier mon congé sans plus tarder. Tout ou rien, de suite ou bien jamais. Nous étions alors au domaine de Ramon-les-Tours, à l’occasion de grandes chasses où le roi devait venir. La Cour était au grand complet, et le soir, après les battues et avant le souper, nous nous retrouvions, certains d’entre nous, les aimés et les heureux, dans une serre qui contournait les vastes galeries du château et prenait issue aux terrasses extérieures des salles de réception. On s’y réunissait sous le couvert de la plus stricte intimité. Nos dames prenaient place sous les verts palmiers et sous les néfliers fleuris, et nous, naturellement, rassemblés à leurs pieds, ainsi qu’il convenait, conversant au gré de leurs caprices très variables, hélas ! supportant leurs moues et bouderies, ou riant de leurs joyeusetés… devisant d’amour et implorant de prochains rendez-vous ! Ma Sylvie eut alors une inspiration diabolique !… Voyez-vous, l’abbé, une femme qui aime est capable de tout… de tout ! et l’idée de celle-ci fut infernale et féminine à l’excès. Tandis que nous étions tous réunis, par un soir où il devait y avoir grand bal, — c’est vous dire si nous étions en tenue de gala — elle s’assit tout naturellement auprès de sa rivale, je m’approchai et sollicitai l’honneur d’un tabouret près d’elle : Volontiers ! me dit-elle avec son plus charmant sourire. Jamais elle ne me fut aussi courtoise ni ne me parut plus adorablement désirable dans ses falbalas de pékin blanc attachés de nœuds roses. Ah ! il me semble la voir encore, l’abbé !… Des guirlandes d’églantines couraient tout autour de sa considération large au moins de trois aunes et fleurissaient les paniers relevés avec art sur sa taille incroyablement mince, un collier de perles enserrait son cou long et flexible… des feuillages d’émeraudes brillaient sur la touffe neigeuse de ses cheveux poudrés. Avec un geste charmant, elle me désigna ma place sur un siège très bas qui se trouvait à son côté. Tandis que je m’asseyais, elle eut un mouvement que je ne saurais décrire et se penchant vers moi me dit, en me jetant un de ces regards qui savaient si bien me rendre fou.

— Oh ! Adalbert !… de grâce… vous perdez donc complètement la tête, mon cher aimé. Regardez !… — et elle rougissait exquisément, en me montrant quelque chose de blanc, de fin, de mignon, qui dépassait, là, au bord de mon siège, à l’endroit où se fermait ma culotte de satin : — Mais c’est votre chemise !… Vous n’avez pas bien boutonné votre pont, disait-elle, en cherchant à cacher son joli visage sous son éventail, afin de ne pas rire ni laisser voir son trouble, ah ! j’en mourrai de confusion !

Je perdis contenance et jetai à la hâte mon tricorne empanaché sur le fâcheux objet de l’accident. — Causez toujours, parlez, mais parlez donc ! — continuait-elle en m’écrasant le pied de son petit talon dont le rouge n’égalait pas encore l’envahissant rayon d’embarras et de gêne qui l’éclairait à ce moment. Et je parlai… je m’évertuai en propos précipités et incompréhensifs, sans m’arrêter, profitant vivement d’un geste à faire, d’un signe de main quelconque pour rentrer peu à peu le malencontreux pan dans son endroit privé, tout en essayant de ne pas attirer l’attention. — Ah ! vous me faites honte, tenez ! — Et, superbement inhumaine, elle s’éloigna, me laissant à ma peine et à ma ridicule situation. — Votre bras, duc, dit-elle à Grandlieu. Résolu malgré tout à la lui disputer, je me levai précipitamment, profitant de l’occasion pour enfoncer la plus grande partie de mon fâcheux désastre. Il n’en restait plus guère, un simple petit bout, perceptible seulement pour un initié au fait. — Ah ! s’exclama la traîtresse, j’ai égaré mon mouchoir… Baronne… soyez exquise… Voulez-vous me prêter le vôtre, tandis que l’on ira nous en quérir d’autres ?… — Et comme l’innocente baronne cherchait obligeamment : — Inutile ! fit-elle, méprisante, j’ai vu clair déjà dans votre jeu ! Votre mouchoir se trouve dans la culotte de Monsieur !… — Elle me désignait ! Je compris toute l’astuce et la perfidie de mon ingrate amie. Stupéfaction de la malheureuse ! Bref, il s’ensuivit un duel avec Grandlieu, je fus blessé, bafoué et je perdis ma belle. Depuis, je m’entoure de jolies servantes que je regarde et qui veulent me plaire, mais je maudis l’amour ! Savez-vous ce que j’aime, l’abbé ? Voulez-vous le savoir ?…

Et Flossie se fit un porte-voix de ses petites mains pour crier à Nhine, amusée et attentive :

— Eh bien ! j’aime mon sexe, et mes beaux petits pages !

— Est-tu drôle, Moon-Beam ! Es-tu drôle ! Où vas-tu chercher tout cela ?

— Dans mon amour pour toi, qui veut te distraire. — Oui… elle refit sa voix de paillard… oui, l’abbé ! c’est charmant, je me venge sur la bête, et je m’en trouve bien. Ah ! que le monde finirait d’une propre façon et de nette manière si tous étaient ainsi que moi !

Scandalisé, l’abbé détournait la tête :

— Vous m’offusquez, marquis.

— Morbleu ! tu ne crains rien, l’abbé ! Bois ! bois !… — Elle remplit son verre. — Je suis un bon vivant, moi ! Je ne te défends pas de te mortifier et de prier en mon lieu et place lorsque tu n’es pas en ma compagnie, mais à ma table, tu dois rire et polissonner, entends-tu, l’abbé ?

— Ah ! si je pouvais parler, moi ! Ce que je te dirais, marquis !

— Voyez-vous ça !… Quoi donc ? Mais parle, sacripant, ou je te délie la langue en te rebaptisant avec une bouteille de ce vin de Champagne qui ne l’est pas… baptisé… lui !

— Eh bien ! de mon côté, marquis, j’ai un trio d’exquises beautés, grandes pécheresses devant le Seigneur et bacchantes à nulles autres pareilles devant moi — et que j’absolutionne après leurs erreurs dont je profite chaque semaine. — Ce sont trois lesbiennes qui s’aiment sous mes yeux… De l’or roux, de l’or pâle et de l’ébène ! Une trinité amoureuse, soumise à mes désirs…

— Tes désirs, l’abbé ! Ils doivent être blancs comme les lunes d’hiver… doux comme l’œil d’une biche, inoffensifs, timides…

— Détrompez-vous !…

Et l’abbé chuchota, regardant furtivement autour de lui si quelque indiscret pourrait l’entendre… D’abord, il les confessait nues, puis celle qui a commis le moins de fautes reçoit la plus grosse pénitence… oui, c’est ainsi réglé… et la pénitence consiste… il parlait plus bas encore : en ceci…

— Ah ! ah ! ricanait le marquis ! pas mal, pas mal, l’abbé !

— En cela…

— De mieux en mieux !

— Et puis encore…

— Ah ! tu m’en diras tant !… Dis donc, tu m’inviteras à ce concours, j’amènerai mes pages !

— Non, non, nous deux seuls, pas besoin de recrues.

— Bête ! tu ne comprends pas ?…

— Ah ! oui ! très bien, saisi…

— L’abbé ! tu me surpasses !

Et ils riaient tous deux.

— Chérie, soupira Flossie, je veux de l’anisette rose dans l’enivrante coupe qui me grise si délicieusement !

Elle burent ainsi et fumèrent de même un nombre infini de cigarettes en disant mille folies toujours dans la même note…

— La tête me tourne, dit Nhine… il était tard lorsqu’on s’est mis à table. Elvire ! Ernesta ! l’heure ?… Allons ! il est temps de partir… Donnez-nous nos masques, nos manteaux.

Elles s’enveloppèrent après avoir parachevé leur toilette et s’en allèrent continuant leur petite comédie, jusque dans le coupé.

Lorsqu’elles arrivèrent rue Rouget-de-l’Isle, le passage était encombré d’une interminable file de voitures qui s’en revenaient à vide, tandis que d’autres s’arrêtaient devant la porte d’entrée. Il leur fallut attendre. La foule était compacte, accourue là pour voir entrer les invités et afin de pouvoir admirer les toilettes au passage.

— Sont-ils gentils ces deux petits !… cria-t on, tandis qu’elles traversaient enfin sous la marquise rayée de rouge.

— Tu entends, Floss, on nous trouve gentils.

— C’est déjà çà !… Ne me quitte pas, ma Nhine, il y a un monde fou.

— Donne-moi la main. C’est de l’époque, d’ailleurs.

Elles pénétraient dans le premier salon transformé en vestiaire et y enlevèrent leurs manteaux. Des gens retiraient leur loup, d’autres le gardaient.

— Le mien m’étouffe, fit Nhine, je l’ôte.

— Moi, je ne puis, dit Florence, je suis obligée de le conserver en hypocrite obligation.

Dans un coin, une Espagnole, masquée, de tournure sémillante et qui étincelait sous le feu des bariolages pailletés de son costume, observait avec attention les personnes qui arrivaient, guettant, cachée par un tas de manteaux et de défroques amoncelés… ses yeux brillaient à travers le velours. Lorsqu’Annhine se découvrit le visage, elle eut un mouvement en avant et faillit s’élancer. Elle se contint rapidement :

— Non, c’est mieux, murmura-t-elle, je vais les suivre… ce sera amusant… ou pire peut-être !

Et elle s’élança sur leurs traces.

Nos deux petites entraient, parcourant la foule qui s’agitait, brillante et bigarrée sous l’étincellement des lustres et parmi la splendeur des décors. Les plus belles actrices de Paris étaient là, réunies et joyeuses ; d’élégantes mondaines avaient sollicité des invitations pour jouir du coup d’œil et de la promiscuité perverse de cette animation… Elles traversèrent les salons, en curiosité, voulant se rendre compte et désirant tout voir. On reconnaissait Nhine, on l’acclamait, on la saluait, les uns la complimentaient, les autres s’inclinaient sur son passage en l’entourant, on était intrigué de savoir qui était la mystérieuse amie, jolie de formes et bizarre d’attitudes, qu’elle traînait à sa suite. On questionnait, essayant de deviner…