Librairie de la Plume (p. 137-148).
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X

Annhine descendit vivement du fiacre et s’engouffra sous la voûte de la grande porte cochère… Elle s’était trompée… tant mieux ! De cette façon, le cocher ne soupçonnerait rien. Il lui semblait qu’il l’avait drôlement regardée, alors qu’elle lui avait donné l’adresse. Elle revint sur ses pas et le vit qui s’éloignait, elle en fut soulagée et aperçut en même temps, à deux pas plus loin, la maison indiquée. Elle poussa la porte, inquiète, et se trouva en face de la vénérable matrone.

— Vous étiez allée trop loin, lui dit celle-ci. Il était bientôt trois heures et tout le monde s’impatientait. Voici les vingt-cinq mille francs… Elle lui tendit une liasse. Comptez vite et suivez-moi, madame… on vous attend, on vous attend !…

Et elle la précédait dans un escalier étroit et tournant qui faisait suite au couloir.

Annhine se sentait mal à l’aise et troublée. Une désagréable impression l’envahissait, elle se souvenait de ses débuts, des mauvais jours de sa jeunesse, où, encore mineure, elle se cachait ainsi qu’aujourd’hui, mais par crainte de la police, pour aller une fois la semaine, à peu près, dans des maisons louches, à des petits rendez-vous dont le prix variait entre un et cinq louis, afin d’avoir de quoi se nourrir. Ah ! maintenant, c’était autre chose et cependant elle était plus fraîche et bien autrement belle dans ce temps-là ! Elle compta : c’était bien vingt-cinq mille francs.

— Tenez, madame, voici.

La femme se retourna et allongea la main, âprement, elle saisit les billets et les enfouit rapidement dans son corsage.

— Merci. Nous y voilà, c’est là.

— Laissez-moi respirer, dit Annhine près de la porte.

Elle cacha l’argent dans sa poche.

— Je suis émue, fit-elle, mon cœur bat, bat…

— Allons, allons, dans une heure ce sera fini. Vous sonnerez et je viendrai vous prendre.

Elle la poussa en avant et ferma la porte sur elle.

— Ça en faisait-y des embarras, ces espèces-là, grommela-t-elle en s’en allant… Vrai, si ça n’était pas pour un si gros tas ! Voyez-vous ça !… Comme si c’était une princesse du sang !… Allez donc, c’était crevant !

Il n’y avait plus à revenir en arrière. Annhine aperçut l’étranger qui guettait à la fenêtre, immobile et pensif. Elle toussa. Il se retourna d’un coup. Où donc avait-elle déjà vu cette tête-là. Il s’avançait vers elle, pâle et tremblant, sans prononcer un mot.

— Monsieur…

— Madame…

Ils étaient gênés tous deux, évidemment mal à l’aise.

Voulant rompre la glace, Annhine dit :

— Alors, on avait tant envie de me voir ?…

Et lui :

— Ah ! oui !…

Il soupira, son œil s’éclaira, il eut un rire crispant tandis qu’une flamme allumait son visage… l’émotion, sans doute. Elle lui sourit gentiment. Il l’examinait toute, sournoisement, à la dérobée.

Quelle scie ! pensait-elle, il m’assomme, cet homme là, je donnerais bien quelque chose pour m’en aller.

Ce silence lui pesait :

— Alors, j’ai bien voulu venir… Que voulez-vous de moi, fit-elle à tout hasard.

— Déshabillez-vous ! ordonna-t-il froidement.

Son sang ne fit qu’un tour ! Elle eut une pensée de révolte, l’envie de fuir en lui jetant son argent à la face… Il a raison, au fond, cet homme, réfléchit-elle. La femme qu’on paie n’a qu’à s’exécuter. Suis-je donc bête de chercher des formes dans une brute qui a eu recours à de tels moyens pour m’approcher… Ah ! ce flegme ! Il est bien Anglais, celui-là !… Au fond je dois m’en moquer. Idiote, va, tu ne seras donc jamais une bonne putain !

Et, résolue, elle dégrafait son corsage. Le regard de l’étranger eut un rayonnement de joie.

Allons, il se dégèle !… Dieu, que c’est embêtant tout ça !

Elle enleva son chapeau… En défaisant le voile de dentelles elle s’embrouilla.

— Aidez-moi donc, demanda-t-elle.

Il vint tout près. Ses mains tremblaient, inhabiles. C’est bien ça !… il est encore plus troublé que moi… et c’est sa raideur native qui le rend si insupportablement grossier… Allons, il s’agit de faire vite !… Petite courtisane, ma mie, ris aux beaux billets bleus et souris au généreux amant de passage, sois propice à sa bestialité, et mets-toi bien dans la tête que tu es là pour ça.

Son jupon tombait. Elle apparut en chemise et se dirigea vers l’alcôve.

C’est pas trop mal ici — la vieille avait raison — propre, de jolis draps et une chambre blanche avec des rideaux bleus,… ma couleur !

Elle se composait un visage, un raisonnement et fredonnait intérieurement l’air de la chanson de Barbe-Bleue :« Et prenons les choses, mais par leur bon côté ! »

— Nue, commanda-t-il… toute nue !

Elle se redressa, un éclair fulgura dans son regard, puis elle obéit, passive…

C’est trop fort ! Non, mais c’est un fou bien sûr pour oser me parler ainsi !

— Voilà, lui cria-t-elle.

Fière de sa beauté, elle jeta sa chemise au milieu de la pièce en un geste de rage… et resta debout, radieuse en sa gracile nudité, parfaite d’androgynéité : les jambes minces et sveltes, le torse cambré, les seins petits et durs, belle comme une statue de jeune dieu, blanche ainsi qu’une neige qui serait imperceptiblement rosée, le cou rond supportant la joliesse de sa tête fine et bouclée. Il reculait et la contemplait avec une sorte d’ivresse fauve :

— Couchez-vous !

Elle se coucha, étonnée, croyant rêver. Il se précipita hors de la pièce. Elle attendit, se soulevant sur un coude, vaguement inquiète… quelques minutes se passèrent. Puis, la porte se rouvrit ; il n’était plus seul… derrière lui, une forme féminine… Mais… oui !… Ah ! ah ! c’était trop fort !

Elle bondit hors du lit et allait fuir en appelant à l’aide. Un sanglot l’arrêta.

— Nhine ! appelait-on.

Quoi ! cette femme, c’était ?… Mais oui, c’était bien elle, c’était Flossie !… Quoi donc — elle ne comprenait plus — elle ne voyait plus clair ! Flossie ?… Ici ? Pour la prendre ? Pour l’avoir… ainsi !… comme la dernière des filles ! Quelle honte !… Pourquoi ? Pourquoi ?

Elle s’abattit sur le rebord du lit et attendit, rigide, elle ne savait trop quoi, s’efforçant pour ne pas pleurer.

Flossie, pétrifiée, se tenait au milieu de la chambre.

— Quelle indignité !… Ah ! c’est infâme, Willy, ce que vous avez fait-là ! articula-t-elle enfin.

Et elle voulut passer.

Il l’écarta violemment et lui barra le chemin.

— Une infamie !… cria-t-il au paroxysme de la colère. Ah ! c’est une infamie que de chercher à vous faire toucher de près votre ignominie ! C’est infâme de vous faire voir à qui vous me préférez, moi, votre fiancé, votre amant ! C’est affreux de faire venir ici à prix d’or cette prostituée se livrer devant vous à son métier… afin de vous en dégoûter à tout jamais. Mais vous êtes donc une misérable ou une folle, Flossie, de vouloir vous avilir à ce point ! Je vous croyais aveugle, j’ai voulu vous ouvrir les yeux : la voilà, cette fameuse beauté, cette ordure ! elle s’est mise nue et sur mon ordre et pour de l’argent, en cette ignoble maison de passe ! Belle sa chair, oui… ah ! vous pouvez vous en saouler, mais me sacrifier, m’éloigner de vous pour cette saleté, pour cette fille qui se vend ainsi au premier venu, est-ce possible ?… est-ce seulement croyable ?…

Farouche, Flossie se redressa :

— Va-t’en, monstre… elle rugissait,… à tout jamais va-t’en ! Je te l’ordonne. Tout est rompu, tout est fini entre nous ! Va-t’en ou je me tue !

Elle ouvrit la fenêtre et posa son pied sur l’appui. Il se calma instantanément.

— Flossie, ma Flossie, ma fiancée, ma femme ! Oh ! pardonnez-moi !… Je deviens fou, Flossie ! Non, vous ne sauriez être aussi cruelle… je vous aime, je vous adore !… Je ne veux pas vous perdre, Flossie !

Et il sanglotait éperdument.

— Va-t’en ! répéta-t-elle.

Elle eut un geste. Il se jeta sur elle… la saisit.

— Non ! non !… Ne te tue pas !… Je partirai, je pars. Ah ! Flossie, Flossie, j’en mourrai… je m’en vais, adieu ! tu ne me reverras plus ! Je ne peux pas te donner l’amour que tu exiges… horrible, servile et complaisant… mais j’en mourrai… Floss… ma Flossie ! Ah ! tu n’auras donc pas pitié ?…

— Va-t’en !

— Flossie, écoute encore, il est temps, réfléchis. D’ailleurs, je ne puis te quitter ici, en un tel lieu !…

— Moi je vous laisse, adieu !

Annhine qui s’était rhabillée se dirigeait froidement vers la porte.

Flossie courut à elle.

— Je pars avec toi, ma douce, ma beauté, ma méconnue !… Je pars !

Insensible à l’accablante douleur de son fiancé, elle redescendit avec Nhine le sombre escalier. Elles s’en furent sans retourner la tête et ne rencontrèrent heureusement personne pour les retenir et les interroger. Dans la voiture elles restèrent muettes, s’étreignant convulsivement.

— Nous ne serons jamais assez près l’une de l’autre, soupira enfin Flossie ! Ah ! ma Nhine, pardonne ce que tu subis pour moi !

— Tais-toi, dit Annhine, tais-toi.

Quand elles furent arrivées chez elle :

— Va-t’en de moi, adieu, dit-elle, ce n’est pas ton chemin. Je ne veux pas troubler ta vie, pauvre petite. Laisse-moi !… Moi je dois tout attendre, mais toi !…

— Non ! non !… Te quitter ? Jamais ! Nhine, réfléchis, si tu me renvoies, cela compliquera encore les choses au lieu de les arranger. J’ai perdu mon fiancé, je le hais maintenant pour son odieuse machination. Je ne le reverrai quand même jamais ! Alors laisse-moi près de toi… ma martyre, ma Nhine adorée… tu oublieras tout, je te serai si tendre… tu verras… d’abord, ne suis-je pas ton page ?

Touchée, Nhine acquiesça :

— C’est vrai ! Alors viens, nous causerons…

Elles entrèrent, graves et recueillies… En se déshabillant, Annhine songea aux vingt-cinq mille francs qu’elle avait emportés sur elle :

— Tiens, fit-elle simplement en lui tendant l’argent, tiens, tu lui rendras ça !

— Nhine, et l’enfant tremblait, garde-le, je t’en prie.

— Ah ! oui, je l’ai gagné, il est à moi !

— Non, ma Nhine, ce n’est pas cela que je veux dire, mais… garde-le quand même… C’est toujours ça de pris… avec ça,… de grosses larmes roulaient de ses yeux, elle semblait chercher… avec cela, tiens, tu sais, ces pauvres gens, le petit enfant malade, eh bien, nous le leur donnerons… tu vois, ce sera une fortune pour eux.

Elle se jeta dans les bras d’Annhine bouleversée qui éclata en sanglots.

— Notre peine et nos pleurs d’aujourd’hui leur auront gagné cela, ma douceur, vois, nous n’aurons pas perdu de temps… Ah ! ma Nhine, je me sens plus près de toi encore et plus loin de tous ces hommes, que je hais en un seul !…

Elle la serrait à la briser et l’embrassait furieusement.

— Je ne sais plus ! Je ne sais plus ! murmurait Annhine… après tant d’amères réalités, j’ai peur… peur d’écouter une nouvelle illusion…

— Tu m’écoutes cependant…

— Oui, mais comme on écoute la musique d’une religion à laquelle on n’a plus la force de croire, qu’on ne sait plus comprendre. Que ferais-tu dans ma vie, ma vie tellement clouée à terre par tout un lourd passé que la mort seule pourrait effacer ?

— Du bien.

— Du bien !… est-ce possible encore ?

— Du bien à toi, d’abord… et puis ensemble nous en ferons aux autres.

Nhine eut une lueur d’espoir :

— Oui, nous ferons du bien et cela rachètera cette épouvantable existence, cette épouvantable journée qui m’a heurtée de face contre moi-même… et tout le reste. Je sens que je t’aime moi aussi, rien ne nous séparera. Ah ! ne parlons plus de tout cela.

Elle l’éloigna d’elle et lui dit encore :

— Je me demande, Flossie, comment tu pourras jamais désirer un corps ainsi souillé, ainsi sali de tant de dégradants contacts… et c’est toute ma vie !… Ah ! prends donc de moi ce que j’ai de meilleur, ce que nul n’a atteint : mon âme… je te la donne…

Elle lui baisa la bouche, longuement.

— Adorée, adorée !… ah ! tu me rendras folle, répondait Flossie éperdue. Oui, je ne veux que ton âme. Ton enveloppe me sera chère, mais sacrée, jusqu’au jour où toi-même…

— Ça, jamais !… Je te le jure ! Trop souillée, trop salie, l’amour me fait horreur ! Ah ! comprends-moi donc : après tout ce que j’ai subi !…

— Je t’aime et je souffre de te comprendre. Je serai ton esclave et t’attendrai toute ma vie…

— Si tu savais, si tu savais, continuait Annhine. Je suis toute troublée ces jours-ci. Figure-toi qu’hier soir je me suis brouillée avec Altesse, avec mon amant. Ils ne m’ont rien fait dire aujourd’hui. Tout le monde m’en veut. On m’abandonne. Je n’ai plus que toi, Flossie, aime-moi bien, mais bien…

— Ah ! de toute mon âme et pour l’éternité.

On frappa à la porte. C’était la femme de chambre :

— Madame, ce sont les costumes que je voudrais faire voir.

Elles se regardèrent, interdites.

Flossie dit :

— Mais oui, c’est pour ce soir, habillons-nous déjà, veux-tu ?… nous oublierons. Allons au bal.

— Je n’en ai guère envie !

— Nhine, si, nous oublierons ! Que les mauvaises actions des autres ne nous touchent donc pas, — un éclair de défi illumina ses traits ; hautaine, elle se redressait. — Allons, fières de nous-mêmes et invincibles, parmi cette foule d’ennemis et d’ignorants ! Va ! nous serons toujours des incomprises. Foulons tout à nos pieds, et appuyons-nous sur la sublimité de notre douce union — Allons au bal, rions, dansons, vivons de notre rêve !…

— Tu le veux ?

— Je le veux, et toi aussi, ma Nhine, il faut vouloir. Vouloir, tout est là !

— Tu as raison, ah ! soutiens-moi comme ça, Flossie, toujours !

— Ah ! quand je te vois ainsi à moi, je sens en mon cœur quelque chose d’inconnu, une force, capable de descendre plus bas que le dernier abîme et de remonter plus loin que la dernière limite des lointaines étoiles, et je nargue l’humanité ! Je voudrais te faire t’aimer comme je t’aime !

— Mignonne, je suis brisée… tes mots me font du bien. N’as-tu pas peur de t’avilir en te traînant dans la boue qui m’entoure ?

— Laisse ! cette boue séchera, durcira au radieux soleil de mon fervent amour, ce sera d’elle-même que nous nous élèverons, Nhine, mon adorée.

— À jamais, alors, prononça Annhine !

— À toujours… répondit Flossie.