Librairie de la Plume (p. 173-178).
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XIII

Le lendemain de cette terrible catastrophe, lorsqu’Annhine reprit ses sens après une syncope qui avait duré près de quatre heures, elle aperçut tout d’abord Henri et Altesse penchés sur elle, anxieux, attendant qu’elle revint à la vie. Elle reprenait lentement connaissance, abattue et brisée, se souvenant à peine d’une chose inouïe, horrible, qui aurait eu lieu, là, tout auprès d’elle… elle ne savait plus où, elle ne savait plus quoi !… Qu’était-ce donc ? Un cauchemar, sans doute, un rêve affreux !… Elle voulut sourire. Se soulevant un peu, elle distingua plus nettement sa chambre très éclairée. C’était donc encore la nuit ?… Puis, à la lueur des lampes, elle vit des costumes jetés pêle-mêle, des oripeaux de théâtre brodés et pailletés. Elle retomba en arrière, anéantie. Un éblouissement lui passa devant les yeux. Elle sentit son cœur qui battait à se rompre. Oh ! que cela lui faisait mal !… Elle pensa mourir, puis levant les bras et les agitant loin devant elle, elle sembla vouloir écarter d’invisibles ennemis.

— Oh ! qui est là ?… Où suis-je ?… Que s’est-il donc passé ?…

— C’est nous, ma Nhine, ma chérie,… et ils se pressaient autour d’elle, inquiets et rassurants. Tu as fait un vilain rêve, pauvre petite. Ne crains rien, tout cela est fini. Tout ira bien désormais et nous ne te quitterons plus.

Elle entendait à peine leurs voix. Ses oreilles bourdonnaient. Elle respirait mal.

— Je vous vois ! Oh ! ne me laissez pas !… Tesse ! Henri !… Que m’est-il arrivé ?

— Chut !… et Tesse posa un doigt sur ses lèvres. Tais-toi, chérie, ne parle pas, je vais te dire. Tu as eu une forte émotion et ton cœur s’est forcé. Tu as eu un arrêt. Ah ! tu nous as fait bien peur !… C’était en dansant, au bal… et puis une farce abominable, une vilaine farce de carnaval, qui s’est jouée devant toi.

Elle la ménageait, remettant à plus tard le soin pénible de lui rappeler la triste vérité.

— Ah ! oui !… Annhine se souvenait maintenant. Alors ?… C’était une farce ?…

— Mais oui !… Une comédie stupide en tout cas. Nhinon, tu es fragile, si fragile ! On va bien te remettre et sitôt que tu seras sur pied, nous t’enlevons, Henri et moi, c’est décidé ! On partira chercher du calme et du soleil, là-bas, en Italie… justement les vilains mois d’hiver vont venir rendre la vie de Paris dangereuse et insupportable, on les devancera un peu. Pas de Monte-Carlo… malsaine l’usine et trop mondain le genre de là-bas ! Non, nous irons à Florence, à Rome, à Venise, à Naples. Nous descendrons à Palerme, puis lorsque tu iras mieux, on s’embarquera pour Malte, Gibraltar. On ira en Espagne, à Barcelone, Séville, Cadix… puis le Portugal, Lisbonne, et on reviendra à Paris seulement en mai… Henri nous précédera, car il ne pourra s’absenter pendant six mois… Mais, tu entends, ce sera un voyage de repos, de santé où nous serons simples comme des petites Anglaises en ballade !

— Oui… oui… murmurait Annhine. C’est cela… partir… tout oublier !

— Tout oublier surtout !

Elle se plaignit :

— J’étouffe…

— Tiens, chérie, voici un ballon d’oxygène ! Ah ! nous en avons usé cette nuit !… rien n’y faisait. Il faut te soigner énergiquement, ma Nhine ! Nous t’y aiderons tous !

— Henri !

Henri s’approcha, heureux d’être appelé. Il lui murmura de douces paroles… pressant sa petite main dans la sienne, affectueusement.

Altesse allait dans l’hôtel et donnait des ordres, affairée.

— Cachez bien les journaux surtout ! Il ne faut pas que madame soit au courant !

On apportait des fleurs — une gerbe mauve et triste, endeuillée d’un ruban de crêpe — comme une espérance, on y avait ajouté un imperceptible nœud de satin vert. Altesse la saisit et ouvrit l’enveloppe qui était jointe. Elle chercha la signature et vit :

— Encore cette folle !… Ah ! non ! par exemple !

La lettre disait :

Quand, rappelée aux douloureuses choses d’ici-bas et surtout de l’heure présente, je vais par les rues, il me semble que les fleurs mêmes s’étonnent de me trouver encore vivante et qu’elles me demandent comment il se fait que je puisse parfois sourire. Elles ne comprendront jamais pourquoi malgré tout je marche presque joyeusement dans la vie. Alors, sans rien leur répondre, je les envoie vers la cause de mon bonheur, vers ma chère sœur de rêves. Elles me précéderont d’une heure — j’irai prendre de tes nouvelles dans la matinée. Séparée hier si brusquement et si fatalement de toi, il faut que je te parle de tant de choses !

Ton Moon-Beam.

Tesse déchira la missive en menus morceaux.

— Mettez cela où vous voudrez, il faut que Madame ne soit absolument dérangée en rien, ni par personne surtout. Vous direz qu’elle est absente et pour un long temps. Ne recevez que le docteur.

Justement le médecin venait. Il examina la malade.

— Oui, c’est bien cela… et il hochait la tête, surmenage, nervosisme aigu et surexcité. Ah ! j’aimerais bien mieux une jambe cassée ! Tous les organes sont sains. Partez très vite, croyez-moi. D’ici vingt-quatre heures elle sera en état, si rien ne vient compliquer les choses d’ici là. Allez loin et revenez ici le plus tard possible. Repos, calme, hygiène, un peu de distraction. Le moins possible de lecture ou de correspondance, de la marche, repos de tête et exercices de corps… cela passera comme c’est venu, lentement mais sûrement. Vous n’avez rien, mon enfant, et cependant c’est pis que tout. Il faut faire attention, je préfère ne rien vous cacher, vous n’en reviendrez que si vous le voulez.

En s’en allant il répéta les mêmes choses :

— Elle est atteinte, et même assez gravement, mais sa jeunesse la sauvera, aidée de vos bons soins. Agissez vite… voici un mot, une sorte de certificat pour la Préfecture, en cas d’appel. Ah ! quelle malheureuse affaire ! Tout Paris en est plein, on ne parle que de ça !… Tenez les volets fermés afin qu’on la croie déjà absente, cela lui épargnera mille formalités, ennuyeuses et nuisibles. Il faut qu’elle se laisse vivre afin de ne pas en mourir, mais elle ne sera jamais bien solide, la tête épuise toute sa vitalité. Enfin ! elle est entre de bonnes mains, elle se ranimera vite.

— Nous allons faire les malles, Nhinette, aujourd’hui même… dit Altesse revenant près d’elle.

— Tout ce que tu voudras, tout, mais ne me quitte pas !

— Et demain soir nous filons. Tu ne dois voir personne, ni trop parler, même avec moi. Une fois en route, tout te sera permis.

— Ah ! je me sens si lasse, si lasse !

Et elle fermait les yeux, assoupie. Une forte odeur d’éther se dégageait et lui tournait la tête. Une torpeur s’empara d’elle ; Tesse la laissa dormir, s’occupant de tout, et le lendemain ils partirent tous les trois vers de nouveaux paysages distrayants et réparateurs, à la recherche de l’Oubli et de la santé, au loin… ailleurs… vers l’inconnu et le mystère des merveilleuses et bienfaisantes cités italiennes…