Librairie de la Plume (p. 100-114).
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VII

L’amant très riche et très quelconque d’Annhine la trouva en négligé, terminant son premier déjeuner. Il passait seulement pour un instant. La veille, ils s’étaient séparés mécontents l’un de l’autre. Ensuite, dans la soirée, il avait téléphoné chez elle à plusieurs reprises, invariablement Ernesta avait toujours répondu que Madame était sortie très nerveuse et sans donner aucun ordre. Il était inquiet, ayant peur de la perdre, alors qu’il en était très amoureux ; il n’avait pu y tenir, et après une nuit sans sommeil, ce matin il avait fallu qu’il vînt la voir un instant afin de s’expliquer avec elle. Il faisait folies sur folies depuis les trois années qu’il la connaissait, ne lui refusant rien : ce somptueux hôtel, ces chevaux blancs, un des derniers caprices de la jolie femme, de merveilleux écrins, toujours la satisfaction immédiate de quelque nouvelle et coûteuse fantaisie. Sa fortune était énorme, c’était vrai, mais pas autant qu’on se plaisait à le dire. Puis il était marié, père de famille, à la tête d’une grande maison de banque ; son train de vie était presque princier mais obligatoire, hélas !… Il fallait qu’elle comprît un peu cela… qu’elle devînt un peu plus raisonnable… Il l’adorait, c’était avec joie qu’il lui faisait plaisir, mais il dépassait ses moyens. Il avait calculé : en ces trois années près de quatre millions avaient fondu entre les petites mains fines de sa petite femme chérie… elle était intelligente, elle saisirait son raisonnement, n’est-ce pas ? restreindrait ses désirs… diminuerait son train… oh !… insensiblement, il ne lui demandait que de l’ordre… Et ses toilettes… Ah ! mon Dieu, quel gaspillage ! Il fallait bien mettre un peu de plomb dans cette jolie tête-là !…

Et comme Annhine l’écoutait, boudeuse, sans l’interrompre par aucune saillie contre son habitude : Allons, pour cette fois-ci il céderait encore, elle avait tellement envie de ces bijoux, elle les aurait. Il regarda sa montre : avant midi il passerait rue Thérèse et les lui ferait immédiatement envoyer… Avec des fleurs, se hâta-t-il d’ajouter… puis une grande boîte de bonbons de chez Boissier, car il la connaissait très enfant et sensible à toutes les plus petites choses. Elle était sa gâtée… sa chère petite à lui. Il se pencha vers elle pour la saisir et l’embrasser. Elle résista un peu, puis le fixant au travers de ses longs cils, elle lui dit d’un air ironique et moqueur :

— Ah ! Bon Dieu ! Quelle tirade, mon ami, quelle tirade !… J’en ai assez vraiment de ce vil marchandage de moi-même ! et puis, vous savez, maintenant, je n’en ai plus envie du tout de ces objets !

Étonné et confus il balbutiait presque : plus envie ?… Allons donc ! c’étaient deux petites merveilles… elle les aurait… Voyons !… Il se faisait tendre, insinuant… Il n’avait pas voulu la blesser, elle interprétait mal le sens de ses paroles affectueuses et franches. C’était pour son bien à elle… à elle surtout. Il voulait une liaison sans fin, sans soucis ni obstacles.

— Tout a une fin, interrompit-elle derechef.

Elle se leva. Revenant vers lui, narquoise, d’une main triomphale elle lui désigna le bijou qui tenait encore agrafé à la chemise, s’apercevant par l’ouverture du peignoir, tandis qu’avec malice elle étalait ses doigts ornés de bagues. Il aperçut la fameuse sauterelle et devint écarlate :

— Que veut dire ceci, Nhine ?… interrogea-t-il durement. Votre absence d’hier, la possession de ces choses que je vous avais refusées ?…

— Ah ! voilà ! Si vous me parlez ainsi sévèrement, je ne vous dirai rien…

— Je veux pourtant savoir… c’est mon droit de… d’exiger.

— Ta… ta… ta… ricana-t-elle en joie de sa taquinerie… Vous n’avez pas le droit de me dire : je veux… pas plus que moi d’ailleurs… puisqu’hier vous vous êtes montré si impitoyable. Admettez que c’est une fée, supposez…

— Je ne veux rien admettre, je ne veux rien supposer. Nhine, ma chérie, je vous en prie… je t’en supplie, dis-moi la vérité. Vois comme je suis nerveux, troublé, mille choses improbables me viennent à l’esprit, car je te sais si folle… et je tiens tant, tant à toi !

Nhine eut pitié de son angoisse, en satisfaction de sa petite victoire et aussi en subite souvenance des conseils de Tesse, elle reprit :

— Ah ! Ah ! vilain méchant, vous voyez comme c’est mal de résister à un désir de sa Nhine. Dites que vous ne le ferez plus… elle devenait câline, s’approchait de lui en tout l’ensorcellement de son séduisant sourire : dites… dites vite, dites ceci : Ma Nhinon, je ferai toujours tout ce que tu voudras !

Docile, il répéta après elle :

— Ma Nhinon, je ferai toujours tout ce que tu voudras.

— Eh bien ! grosse bête, c’est moi qui suis allée chez Lalique acheter ces bijoux. Ils ne sont même pas encore payés, et c’est toi qui me les offres. Viens que je t’embrasse en remerciement, bien que je ne le devrais pas, pour te punir de ton hésitation.

Il respira, soulagé :

— Oh ! une toute petite hésitation de vingt-quatre heures à peine ! Tu as bien fait, Nhinette !… Il l’attirait contre lui, en désir… embrasse-moi doublement alors, puisque je suis gentil…

Elle se dégagea :

— Ah ! non ! tu sais, un seul baiser c’est déjà trop, puisque « j’ai failli attendre ».

— À propos, j’oubliais… Dis-moi, Nhine, j’ai rencontré une étrange personne qui sortait de chez toi alors que j’y entrais. Tu ne l’as sans doute pas reçue, cette visiteuse matinale ? Elle semblait bizarre et était drôlement attifée. Elle m’a dévisagé. Une drôle de petite femme avec une figure rose et des mèches folles ébouriffées de tous les côtés.

Annhine mentit hardiment :

— Ce n’est rien ! C’est une protégée de Tesse, elle vend des fleurs… des fleurs artificielles… puis, coupant court : Ah ! tu sais, moi aussi maintenant, j’ai un petit protégé… et elle se mit à lui raconter sa visite de la veille à la rue des Trois-Frères.

Pressé par l’heure de la Bourse, il fut obligé de s’en aller très tôt.

Dès qu’il fut parti elle sonna Ernesta et lui fit immédiatement téléphoner chez le bijoutier qui devait être prévenu qu’on allait se présenter chez lui de la part de Mme de Lys et régler pour la deuxième fois les bijoux envoyés la veille Boulevard Malesherbes.

— Dites-lui bien qu’il me renvoie l’argent, cria-t-elle… Ah, Bon Dieu ! toujours obligée de mentir… de jouer la comédie… de subir des caresses insipides et non désirées ?… et Nhine soupirait en retombant déjà lassée sur l’amoncellement des petits coussins de soies claires qui encombraient le coin de son divan familier. J’en ai assez !… Et j’ai foi en Flossie… oui… elle m’attire, cette enfant… elle est bonne, elle est autre que tout ce que j’ai vu… puis changeant d’idée : Ernesta, donnez-moi Princesse.

— Madame, elle est sortie avec le domestique.

— Avez-vous préparé les costumes ?

— Ils sont exposés à l’air dans la lingerie, madame, je compte les brosser tantôt, dans l’après-midi, y refaire quelques points.

— C’est bien, je les verrai demain en état. Donnez-moi un livre, le Deuxième Livre de la Jungle… On sonne, tenez, allez… Que fait-elle donc ? elle ne revient plus et je suis toujours si pressée de savoir qui se présente chez moi ! On dirait que je m’attends toujours à quelque événement subit et bienfaisant. Et l’impatiente s’agitait dans les satins et les dentelles de sa chaise longue… Un fournisseur, sans doute ? Ah ! vous voilà enfin ! Eh bien ?

— Madame, c’est une dame… elle ne voulait pas me donner son nom, alors je lui ai dit que madame ne se laissait pas déranger ainsi. Elle a insisté, insisté, puis, finalement, elle m’a demandé de quoi écrire.

— Donnez vite !… et Nhine lui arracha le papier des mains.

Le mot disait simplement :

— « Madame Jane d’Espant qui désire vous parler au sujet de Miss Bradfford. »

— Tiens ! Tiens !… fit Annhine intriguée. Vieille ? Jeune ? bien mise ?

— Madame, elle est sobrement habillée, en noir, costume du matin, genre tailleur… c’est une assez belle personne…

— Faites-la entrer et advienne que pourra !… C’est égal, je me demande ce que me veut cette femme ? Ah ! j’y suis, maintenant, j’y suis… c’est sans doute la…

Elle n’eut pas le temps de monologuer davantage, l’inconnue entrait.

— Asseyez-vous, madame, fit Nhine… Ernesta, allez-vous occuper des déguisements et lorsque Princesse rentrera n’oubliez pas de me l’envoyer.

Se tournant vers la visiteuse :

— Qu’est-ce qui me vaut, madame, l’honneur de votre démarche ?

— Ah ! madame !… madame ! Excusez-moi, je suis folle, oui, je perds complètement la tête… Miss Bradfford vient ici, je le sais, elle me l’a dit, puis je l’ai vue qui en sortait encore tout à l’heure ! Alors j’ai voulu vous voir, vous parler, vous dire… Laissez-moi me remettre ! Je suis désemparée, nerveuse… excusez-moi un instant… je ne sais plus, je ne sais plus… Depuis ces derniers jours j’ai eu des heures affreuses, des crises terribles…

Et égarée elle passait sa main sur son front comme pour en chasser le trouble intérieur.

— Reprenez-vous, madame, lui dit doucement Annhine qui l’observait et l’admirait, car la pauvre créature était radieusement belle. Très blanche, sous une merveilleuse toison noire et ondulée qui l’encadrait de ténèbres, faisant ressortir l’éblouissement de son visage… ses yeux profonds et alanguis avaient une expression lointaine d’au-delà et de souffrance contenue, ils brillaient et se mouraient à la fois, son nez droit et mobile palpitait étrangement. La nacre fine des dents se laissait voir à travers la bouche crispée et invraisemblablement rouge, d’un rouge intense de blessure fraîchement ouverte… Pas une larme ne lui venait, pas un soupir ne s’échappait de sa gorge, mais sa poitrine battait très fort, ses yeux devenaient fous…

En pitié, Annhine vint à elle, l’appuya contre son épaule et lui murmura :

— Je sais, je sais, je devine. Vous êtes son amie, sa petite amie qu’elle a bien aimée et qu’elle délaisse maintenant pour moi… Pauvre petite ! Je vous plains ! Mais… que voulez-vous de moi ?

— De vous ?… De vous ?… Ah ! vous savez ! Ah ! vous me devinez !… et, telle une bête superbe et farouche, Jane se redressa toute, terrible… J’avais donc raison !… Elle allait et venait dans le boudoir, grinçante et hors d’elle-même… Elle vient ici chaque jour ! Tout le temps !… C’est vous qu’elle aime ! C’est pour vous qu’elle me lâche… qu’elle me martyrise !

En rage, elle saisit Nhine aux poignets :

— Vous êtes belle !… Oui, c’est certain ! C’est connu ! Et je vous vois de près, vous êtes jolie, mignonne, gracile… mais moi ! moi aussi je suis belle ! Plus belle que vous peut-être ! Plus vivante, plus épanouie ! Vous, vous semblez frêle, inachevée…

Elle redressait fièrement sa tête, enflant les narines, scandant ses mots, sa chevelure se défit, secouée par un brusque mouvement, et flotta le long de ses reins tandis qu’une odeur fauve s’en dégageait.

— C’est vrai ! Vous êtes belle, vous êtes magnifiquement belle, ne put s’empêcher de lui crier Annhine… mais lâchez-moi ! Est-ce ma faute ?… Suis-je allée de moi-même me placer en travers de votre pernicieux amour… Moi, d’abord, ce n’est pas la même chose ! Lâchez-moi, je vous expliquerai…

— M’expliquer ! rugit l’autre… Ah ! vous n’avez rien à m’expliquer ! Pas la même chose ! Comme si je ne connaissais pas Flossie et ses douceurs et ses tendres perversités !… Elle vient et vous frôle, et vous leurre de troublantes paroles, elle vous entraîne, vous enlace, vous prend enfin et jusqu’au plus profond de l’être… Égarée en son immense souffrance, elle secouait violemment Annhine… Puis un jour elle disparaît, subitement appelée vers un autre caprice… et l’on reste là, anéantie, brisée, finie, en proie aux regrets éperdus, aux éternels désespoirs… Non ! non ! criait-elle en regardant Annhine… Je me révolte de toute ma force ! Je la veux !… Elle tomba à genoux, suppliante, tendant les mains vers Annhine effrayée… Madame… rendez-la moi ! je vous la demande ! On vous aime partout… que ferez-vous d’elle ? Rendez-la moi ! Dites-lui… renvoyez-la… chassez-la… elle me reviendra peut-être alors… Rendez-la moi ! Rendez-la moi !… Je vous en prie… rendez-la moi !…

Inconsciente, en folie, elle répétait son ardente prière d’une voix enrouée, rauque… hagarde, fixant Nhine de ses suppliants regards où elle concentrait toute son âme.

— Pauvre petite !… et Nhine effleura son front d’une caresse… Pauvre petite veuve !…

Jane se recula comme si on l’eût touchée d’un fer rouge… elle vacilla sur elle-même et retomba, brisée, sur le tapis, incohérente… la réaction se faisait. De longs sanglots vinrent la soulager, des plaintes moins âcres montaient à ses lèvres, tandis que de gros soupirs la secouaient toute. Peu à peu elle se calmait. Tout bas, Nhine lui disait de très douces paroles, l’exhortant à la résignation :

— Vous êtes mariée, Jane, vous avez des enfants, sans doute ?

Sur un hochement négatif de la malheureuse :

— Non ? c’est grand dommage ! Mais vous avez un devoir envers celui dont vous portez le nom, envers vous-même, envers votre famille… Oh ! une famille, regretta-t-elle ! Êtes-vous heureuse d’avoir une famille et que je vous envie, moi, qui suis seule au monde ! C’est triste, allez, d’être une enfant trouvée ! On n’a rien… pas un humble petit coin héréditaire où l’on retourne chercher asile… Rien !… que le caprice d’une vogue passagère, d’amours viles et mercenaires… c’est moi la malheureuse… Elle lui parla ainsi longuement d’elle-même, de ses dégoûts, de ses tristes lassitudes… Vous traversez une crise, relevez-vous et regardez plus bas…

En son intuition fine et délicate, Annhine trouvait les mots qui consolaient, qui allaient au cœur de la pauvre créature ainsi qu’un baume efficace… elle sentait que l’on commence à moins souffrir lorsqu’on aperçoit la souffrance des autres… nous sommes ainsi faits : les peines, les chagrins d’autrui adoucissent nos douleurs à nous et les amoindrissent…

Jane releva doucement son visage défait et Nhine lui essuya ses larmes.

— Pauvre petite !… C’est vrai, on dirait que vous portez un deuil, dans vos vêtements noirs ! Et puis, vous savez, c’est très mal tout ça, c’est défendu par la religion, par la morale, par la nature !

Étonnée de trouver tant de tact, tant de douceur chez une telle femme, Jane se calma… elle se redressa et se laissa conduire dans un fauteuil.

Une détente se produisit, son irritation était fondue… elle devenait simplement triste et mélancolique, observait Nhine, surprise de se trouver là, chez cette demi-mondaine si connue, si commentée… en ce lieu, à cette heure, et pour un pareil motif !

Nhine poursuivait :

— Vous ne croyez donc à rien ?… Si… Alors, levez les yeux, priez… vous êtes riche, mariée, respectée et vous pleurez un vice qui s’en va !… Ah ! vous ne connaissez pas votre bonheur !

Elle lui contait sa vie, ses rancœurs, ses déceptions… Persuadée, Jane revint à elle, complètement… Elle se sentait réconfortée, un grand calme renaissait en elle, doucement, ainsi qu’après une tempête l’apaisement se produit. Elle sécha ses yeux et pensa à réparer le désordre de ses cheveux.

— De la poudre ? et Annhine lui tendit la boîte de cristal et d’or.

— Merci. Ah ! que vous êtes bonne ! Merci… elle embrassa Nhine, furieusement. C’était une ardente, une passionnée, excessive en tout. Elle la serra dans ses bras au point de lui faire mal. Ah ! je comprends qu’on vous aime, tenez ! Si douce !… Une petite courtisane si pure, au fond, et sans la moindre perversité… une vraie petite âme ! Je veux être votre amie ! Et moi qui vous croyais… Oh ! non, passons !… Je veux vous empêcher de tomber dans le désordre de ce vice que vous ne connaissez pas,… car vous ne sauriez me mentir, n’est-ce pas… ?

En un doute soudain, elle s’exaltait encore, dévisageant Annhine de son œil subitement assombri et scrutateur.

— Chut ! chut ! Calmez-vous, lui dit Nhine, apeurée de nouveau. Oui, je vous ai bien dit toute la vérité, écoutez, voici toute notre histoire… Sans aucun détour elle lui conta toute son Idylle avec Flossie… C’est court, voyez-vous, c’est peu de chose, une union d’âme, c’est tout !

— Ah ! que je vous envie cependant ! disait Jane qui avait frémi en écoutant la courtisane… Que je vous envie, ma petite !

Sa voix avait de rudes accents, ce n’était plus la voix plaintive qui implorait tout à l’heure, mais un éclat mâle et presque impérieux.

— Je veux vous protéger, vous garder. Ah ! vous ne savez pas, vous, la volupté des enlacements féminins, l’ardeur des caresses lesbiennes… la douceur endormante des baisers défendus, les réveils en fièvre, en désir de reprises folles… les morsures qui brûlent la peau, les lentes jouissances qui tuent, les cris, les spasmes de deux amantes énamourées et éperdues ! « On s’exténue, on se ranime, on se dévore — et l’on se tue et l’on se plaint et l’on se hait — mais on s’attire encore[ws 1]. » Un poète l’a dit et moi je l’ai vécu ! Ah ! les mortels savent trop attendre l’éveil d’un songe d’amour !… Oublier ? Oui… mais c’est impossible ! Mon sang bout ! Pour oublier il faudrait que je meure ! Ah ! Annhine, douce enfant, pure, oui, pure à côté de nous et malgré vos publics désordres… Oui, je vous envie et je m’incline devant votre ignorance… Il y a tant de filles, proies soumises au vice dévorant de Florence ! Qu’elle vous épargne, vous ! Je veux la voir… lui parler… nous serons trois aimées… unies par vous, petite fleur pâle et douce, beau lys de blancheur ayant grandi, superbe et radieux, sur le fumier de la vie. Pourriture que nous, hypocrites, fardées, voilées ! Que vous êtes donc moins coupable, vous, mignonne enfant qui n’avez personne pour vous soutenir et vous guider au travers des dangers, et qui succombez doucement et sans plaisir… pour vivre !… Et si belle avec ça ! Ah ! pauvre petite ! Tenez… un sentiment vient au fond de mon cœur lacéré, pantelant, ensanglanté, un sentiment d’affection douce et profonde pour vous et qui me fera peut-être oublier ! Voulez-vous, Nhine, voulez-vous d’une amie ? Voulez-vous des restes de mon cœur ?

— C’est cela… et Nhine souriait, conquise par la spontanéité et la vigueur des sensations qui précipitaient cette femme dans ses bras… dans sa vie… Ah ! que je vais être heureuse désormais !… Elle fermait les yeux, toute aux espoirs des futures délices. Nous trois… Jane, Flossie, Nhine… allez… allez la voir, qu’il n’y ait pas de jalousies entre nous, et revenez bientôt toutes deux… nous nous ferons mutuellement du bien, étant réciproquement à plaindre. Avec Altesse, j’aurai trois amies, et vous me serez tendres. Allez, Jane, rejoindre Flossie… ne songez plus au passé brutal et douloureusement menteur.

À ce moment Princesse entrait, bondissant vers sa maîtresse.

— Tu ne seras pas jalouse, toi, ma belle, ma petite, dis ? Nous étions presque seules dans ce tourbillon, dans cette vie de foule et d’agitation qui nous entoure, et nous voilà avec des amies, toute une famille, ma Princesse, ma belle…

Le petit chien sautait de l’une à l’autre, avide de caresses. Ernesta suivait, annonçant Madame Altesse.

— Je viens te demander à déjeuner, fugitive vision, afin de te fixer un peu… et Tesse entrait, la main tendue et le sourire aux lèvres.


  1. ndws. Émile Verhaeren L’Amour Les Visages de la vie, Edmond Deman, 1899 (p. 35-38).