Librairie de la Plume (p. 88-99).
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VI

En son premier éveil, Nhinon ouvrait les yeux, ne se ressouvenant de rien, les idées confuses ; elle les referma vite, soupira, s’étira doucement en une voluptueuse fatigue d’avoir trop bien dormi… un contact inattendu la réveilla. Elle sentait quelque chose qui emprisonnait son doigt… on eût dit une bague… un oubli sans doute… c’était drôle, d’ordinaire elle les retirait toutes, le soir, avant de se coucher. Tant pis, elle était trop lasse, peut-être pourrait-elle encore se rendormir. En se retournant dans la vaste couche elle eut la sensation de quelque chose qui la piquait, là, sous le flot bleu de ciel du ruban, juste au-dessus du sein droit. Elle y porta la main, vaguement, c’était là, oui, elle se redressa brusquement, rouvrit ses yeux très grands, pour de bon cette fois… un cri de joie lui échappa.

— Ma sauterelle ! mon capillaire !… Ah ! quelle est la fée qui a ainsi exaucé mon désir, tandis que je dormais ?…

Des chuchotements, une porte qui s’ouvre doucement, doucement, comme si on guettait autour de la belle endormie :

— Ah ! tu es réveillée, ma Nhinon, bonjour !… et miss Florence entrait.

— Comment ? Toi ?… toi !… toi !… Et où as-tu dormi ?… Je ne sais plus ! Suis-je vraiment éveillée ? Il me semble que je rêve encore !… Ces bijoux ? Comment sont-ils venus là ? Et toi-même ?… Du jour ! De la vie ! Ernesta ! ouvrez, ouvrez !

Et, intriguée, Nhine tournait ses regards vers la clarté…

— Ah ! je devine !… C’était toi, Flossie, la dame qui avait acheté ces objets tant désirés. Ah ! que tu es gentille, mais, dis-moi : comment es-tu là ?

— C’est bien simple, ma douce reine, je suis rentrée chez moi très tard et j’en suis sortie très tôt. Les bijoux étaient ici hier soir et tu les as eus sur toi toute la nuit. Je suis si contente d’avoir pu te faire plaisir ! je suis récompensée, et au-delà, par ton joli sourire.

Elle était toute mignonne et menue. Son pardessus droit et long s’ouvrait sur une culotte noire, très courte, qui lui collait aux cuisses, une chemisette blanche et de forme masculine s’apercevait, couvrant son buste élégant et cambré, de grandes bottes jaunes lui coupaient le mollet, tandis que sur sa tête se campait fièrement un large feutre gris, se balançant sur sa chevelure argentée et rebelle.

— Que tu es drôle, Moon-Beam, en cet accoutrement ! Tu as l’air d’un cow-boy… où vas-tu donc ?

— J’ai pris l’âme et le costume d’un petit vagabond de chez nous pour te distraire et te servir aujourd’hui… Je serai ton valet et tu ordonneras à ta guise, veux-tu ?

— Ah ! tu es bien folle, mais si gentille !… Écoute, non… elle l’attira sur son lit et se mit à la caresser… Non, Flossie, je ne puis accepter ces belles choses.

— Et pourquoi ?… Tu les exigeais d’un amant et tu me les refuserais ?

— Mais toi, Flossie, ce n’est pas la même chose, tu es une femme, une amie d’hier, je ne puis vraiment…

— Mais toi, Nhinon, n’es-tu pas mon idole ? Je te parerai… je te dresserai des autels. Ah ! mes désirs, mes désirs !… Près de toi, ainsi couchée, tiède encore de la douce chaleur de ta chair endormie… oh ! comme ils me reprennent, mes furieux désirs,… et Flossie s’étendait lascive sur la blancheur des batistes… Mon idole ! Te parer ! T’emmener dans un royaume éthéré et immense ! Un rayon de lune serait notre coursier rapide. Je cueillerai les petites étoiles et t’en formerai de superbes parures que je placerai tout autour de ton cou… Le bord escarpé de l’Océan sera une auréole pour ta tête d’ange, tes fragiles pieds auraient pour tapis mon cœur… il battra tout doucement afin de ne pas les faire chanceler… pour miroir un lac clair, pour jardin le monde entier, où tout sera en fête d’un printemps perpétuel… pour unique amour, une âme qui comprendra la tienne… pour la concentration de toute beauté : Toi-même !

Emportée par le sens mystique de ses folles paroles, Flossie avait saisi Annhine dans ses bras, elle la couvrait toute de son corps… l’odeur de sa peau acheva de la griser, elle l’embrassait avec frénésie ; tremblante de toute elle-même, on entendait les battements précipités de son cœur. Elle lui baisa la bouche avec une telle passion que ce fut ainsi qu’une morsure ; leurs dents s’entrechoquèrent et le sang vint. Alors elle perdit complètement la tête, et ce fut avec égarement qu’elle découvrit le corps de sa Bien-Aimée, jetant les draps loin d’elle, arrachant le frêle voile de linon et se précipitant avec violence vers de nouveaux et affolants bonheurs, en un râle d’extase.

— Flossie, c’est mal, je ne veux pas… et Nhine se débattait.

— Je le veux… hurlait-elle… je te veux !

— Non ! Ah ! c’est mal !… Il est vrai que tu m’as payée, je ne dois pas me refuser… et passive, ne luttant plus, Nhine prononça les froides paroles…

Flossie se jeta en arrière… hors d’elle et les yeux fous…

— Ah ! que c’est mal !… Que c’est mal ! Que tu me fais souffrir ! Tu profanes tout, Annhine ! Cruelle ! Tiens, je pars, je m’en vais ! Je ne suis pas un homme, mais je suis cependant en chair et en os ! Adieu !

— Flossie !…

— Non, adieu !…

Et à travers ses larmes elle gagnait la porte…

— Flossie ! Floss !… Viens me parler.

L’enfant s’éloignait sans répondre, toujours.

— Viens, te dis-je, je le veux, il faut que tu m’écoutes… tu le dois ! Tu ne sais pas, mais cela te fera plaisir ce que je veux te dire. Viens !

Puis lorsqu’elle fut près, elle lui murmura très bas et très vite :

— Tu me comprendras, Flossie, je suis très simple au fond, quoique célèbre et universellement connue, et, je te le jure, jamais encore je n’ai effleuré le vice qui te possède, jamais ! Tu ne me connais pas, ma chérie, je ne veux pas faire la coquette avec toi, encore moins exaspérer ton désir par mes refus ! Vois, si tu exiges mon abandon, je suis à toi, prends-moi. Ce sera la pénible continuation de ce que j’ai subi depuis huit ans… Une fois de plus… ou une fois de moins !

À un brusque écart de Flossie :

— Non, non, écoute-moi jusqu’à la fin, je veux te parler franchement… une fois pour toutes… Tu es venue dans ma vie à un moment de dégoût et d’écœurement où je cherchais quelque chose : du bon, du vrai, du nouveau surtout ! Alors, Flossie, tu m’as intéressée. D’abord je me moquai de toi, puis j’ai été attirée par ton charme… Ta perversité m’effraie et me repousse… Elle me ramène trop à ce qui est mon métier. Tu m’as ouvert des horizons… tu as semblé comprendre ce qui se passe en moi. Je t’aime doucement, ma chérie, sans rien de pernicieux… Tes paroles me bercent étrangement. Je suis bien plus, bien mieux à toi ainsi qu’autrement, puis, tu le vois, je suis là… agis selon ta volonté, je n’essaierai plus de me défendre, mais n’avilis pas le tendre sentiment que je ressens pour toi. Je ne te mens pas, Flossie… elle avait des larmes dans les yeux… tout ce qui est amour bestial me tue. Tu ne me comprends pas ?… Cela t’éloigne ? Ah ! moi qui croyais déjà en toi ! Fais-moi t’aimer, amène-moi alors à tout ce que tu veux. Oui, tu me l’avais promis… Ni surprise, ni obéissance !… Je veux être sincère et spontanée avec toi, Flossie, et non soumise ni menteuse ainsi que tous les jours et avec tous les autres !

Flossie se taisait toujours et pleurait. Elle appuya sa tête sur l’épaule d’Annhine et toutes deux confondirent leur chagrin. Lorsqu’elle put parler, parmi les soupirs et les pleurs :

— Oh ! Nhinon, ma Nhinon ! Je ne t’en aime que davantage, heureuse du trésor que tu me livres… je suis à ta merci, fais de moi ce que tu voudras. Toujours et toute l’éternité, je serai ton amie, ta sœur d’âme… Mais ce passé, ce passé qui revient !… Ah ! pourrai-je jamais te pardonner de t’être tant fait de mal ?… Et ces jours menaçants de l’avenir ?… Jure-moi, oui, jure-moi, Nhine, que lorsque je viendrai vers toi, libre et riche, t’offrir l’indépendance et le rachat de ton odieux servage, jure-moi que rien au monde ne pourra te retenir loin de moi !

Gagnée par le ton solennellement mystique de l’enfant, Nhine répondit :

— Je le jure !

Flossie, exaltée, reprit :

— Et moi, je te jure de consacrer tous mes efforts, et s’il le faut toute ma vie, à te sauver !

Avec un tremblement dans la voix, Nhine dit encore :

— Sois ma réhabilitation, Flossie, ne m’entraîne pas plus avant dans le mal. Ah ! tu m’auras bien plus ainsi !

Tout à coup elle pâlit et porta vivement la main à son cœur.

— Qu’as-tu ?… et Flossie anxieuse se pencha vers elle.

— Rien… un point… un malaise. Je suis fragile, tu sais, tu m’as trop secouée ! Vois, je tremble… Ce n’est rien… je me sens étourdie, je vais me lever, ça passera.

Chancelante, elle essaya de marcher dans la chambre :

— Ma tête tourne… Flossie, embrasse-moi… C’est fini… Tu ne m’en veux plus ? Tu me tuerais, tu sais.

— Appuie-toi sur moi, ma mignonne chérie, ma douceur !… Que tu es blanche !

— Oui, tu vois, je n’ai guère de force et il m’en faut pour vivre, car l’amour des hommes tue.

— Et tu es tant aimée !

Ernesta apportait le courrier.

— Veux-tu que je te lise tes lettres ?

— Non, cela passe, vois !…

En effet le rose revenait à ses joues et à ses lèvres.

— Un peu de repos… mon déjeuner et ce sera tout à fait bien. Ne t’inquiète pas de moi.

— Alors, tandis que tu liras, permets-moi d’aller pour un instant dans ta salle de bain. Je prendrai un verre d’eau fraîche, ma gorge brûle, j’ai une soif atroce…

Flossie, en inquiétude, se rendit hâtivement auprès d’Ernesta. Celle-ci répondit à ses questions d’une manière assez rassurante : Madame était très faible. Elle avait beaucoup veillé, et dame ! le sommeil est le principal ; puis elle était capricieuse et gâtée, ne se soignant pas comme elle devrait le faire ; ainsi, depuis des mois et des mois, on ne pouvait pas lui faire avaler de la viande ; avec ça elle lisait beaucoup et pensait trop. Il y en a qui n’ont qu’à poser leur tête sur un oreiller et qui s’endorment, mais elle, ah ! bien oui ! Quelquefois la nuit, très tard, Ernesta voyait encore de la lumière, elle s’approchait sans bruit et trouvait sa maîtresse éveillée, les yeux grands ouverts, réfléchissant à je ne sais quoi ! Et avec ça si nerveuse ! Les nerfs lui mangeaient le sang.

— Mais ses amis ?

— Ah ! oui, ses amis ! Madame Altesse est la seule qui lui donne de bons conseils… tous ils l’entraînent par ci par là… en dîners, en soupers, au théâtre. Ils peuvent bien la payer, lui passer ses trente-six volontés, ils la tuent à petit feu. Madame est délicate, elle n’y tiendra pas longtemps, et si bonne avec ça… c’est bien dommage… et la brave fille secouait la tête.

— Ah ! la sortir de là, l’arracher à cette vie qui me la prendra… se disait Flossie en revenant vers elle… Je vais aviser et au plus tôt.

— Tiens, Moon-Beam, voici une invitation pour après-demain, un grand bal paré et masqué donné au Continental pour les artistes par quelques auteurs heureux. On fête trois « centièmes » à la fois. Tout Paris y sera, Sarah, Réjane, Granier, regarde !… et elle lui tendait un carton de teinte brique tout enluminé et imprimé de diverses couleurs :

— C’est joyeux, cette idée, poursuivait-elle, nous irons ensemble, puisque c’est sous le couvert du loup, n’est-ce pas ? On se déguisera, tu viendras t’habiller ici, rends-toi libre, nous dînerons avec nos costumes. Moi je serai en abbé, j’ai un travesti ravissant de velours violet tout brodé… et toi ? En garçon aussi, nous danserons mieux… Tu m’instruiras un peu et nous ferons la cour à toutes les femmes. Voyons, toi en quoi pourrais-tu bien te mettre ?… Elle cherchait.

— Mais, Nhine, c’est à quelle heure ce bal ?

— C’est à minuit, chérie. Ah ! il faut absolument que tu y viennes.

— J’y viendrai si tu le veux bien, mais, mais… ce sera fatigant ! Si nous restions ici ? Cette foule, la chaleur, les danses, le souper…

— Qu’est-ce qui te prend, voyons, Moon-Beam ?… et Annhine, contrariée, frappait du pied… Nous irons, là ! J’ai aussi un costume de petit marquis Louis XV qui t’ira comme un gant, blanc, broché de petites roses, tu auras une épée ! Voyons, Moon-Beam, puisque je te dis que tu auras une épée !…

Et toute à sa nouvelle idée, Annhine courut vers Ernesta, lui criant de monter au grenier, de fouiller ses malles de théâtre et de sortir les deux habits désignés :

— N’oubliez pas les tricornes… l’épée et les perruques, car nous aurons aussi besoin de ces coiffures !…

Gagnée par l’enfantillage de sa joie, Flossie céda :

— C’est entendu, tu as des idées si gentilles, on ne peut pas te résister ! Oui ! nous irons. C’est justement le jour du départ de Willy ! J’inventerai un prétexte, une amie malade. Tiens, je pars, je vais me mettre en quête d’un alibi adroit… À tantôt, Nhinon, mon adorable souveraine, ma petite fée blonde… Tes lèvres, en suavité, en candeur, en amoureuse amitié et fraternité… Je verrai les costumes défripés, bien en ordre, ce sera mieux. Je te laisse.

Et elle disparut, tandis qu’on apportait le premier déjeuner d’Annhine.

À la porte, elle se heurta contre un homme qui allait sonner. Elle devint blême et eut un mouvement nerveux. Elle se retourna violemment ; il entrait en maître sans se faire annoncer. C’était un grand brun, plutôt bien, les yeux profonds, la moustache fine. L’amant d’Annhine, sans doute, elle le reconnaissait maintenant. Il lui semblait avoir aperçu une telle figure dans des photographies qui traînaient sur les meubles. C’était lui !… Ah ! elle crut qu’elle allait tomber. Une envie de revenir sur ses pas la saisit… elle se contint… pensa à l’avenir, au but sublime qu’elle voulait atteindre, au devoir qu’elle s’était tracé. Elle poursuivit son chemin, attristée, mais résolue, en murmurant seulement ces simples mots :

— Quel dommage ! Je verrai donc toujours mon trésor briller au travers de la boue !

Déjà elle se trouvait dans la rue. Elle soupira, puis appela un fiacre et s’en fut sans se retourner, ayant peur… peur d’apercevoir leurs ombres derrière le mystère des fenêtres voilées. Elle jeta au cocher l’adresse de Lachaume. Au coin de la rue elle aperçut une forme qui s’effaçait très vite ; elle se pencha et reconnut Jane, la délaissée, qui semblait guetter devant l’hôtel d’Annhine. Sa pensée n’y attacha aucune importance, elle eut un geste distrait et se rejeta en arrière espérant qu’on ne l’aurait pas vue. Chez le fleuriste, elle choisit une gerbe de chrysanthèmes, plus blancs que la neige, y ajouta un gros bouquet de violettes odorantes et sombres, puis demanda une carte où elle inscrivit ces mots :

« Une demi-heure après t’avoir quittée, près de toi toujours, et si triste que les fleurs soient à la portée de tout le monde. »

Elle signa d’un croissant de lune et fit porter le tout boulevard Malesherbes : « Pour Madame de Lys. »