Librairie de la Plume (p. 65-87).
◄  IV
VI  ►

V

— Tu as l’air d’une petite fleur de lin, ce tantôt, Flossie, avec ton costume bleu !

— Cueille-moi alors !

— Viens, qu’avant tout je te respire. Parfum suave, pénétrant, tu sens bon, Flossie !

— Et toi donc, ma Nhine ! l’odeur enivrante d’une fleur poivrée, énervante, désirée et qui se refuse…

— Quelle détestable planète ! Je suis malade, Floss, j’ai mes vapeurs, ainsi qu’on aurait dit deux siècles plus tôt, et puis figure-toi, une vive contrariété. J’avais vu chez Lalique deux merveilles : une petite bague exquise, d’or pâle et verdâtre, émaillée légèrement autour du centre formé par un gros diamant taillé en olive ; elle imitait une de ces petites sauterelles de prairie… unique… je te dis, et puis une pièce d’orfèvrerie représentant une branche de capillaire… un souffle, un vrai petit chef-d’œuvre… de clairs éclats d’émeraudes figuraient le bout des légères feuilles. Bref, mon seigneur et maître est venu, je lui ai parlé de ces objets, en lui manifestant mon désir de les avoir et il m’a refusé. Oui, ma Floss, tu vois comme je suis malheureuse ! Ainsi que le dit si justement Altesse, ma triste vie n’a de raison d’exister que si je satisfais tous mes caprices…

Et, navrée de sa petite déception, Nhine faisait la moue, plissant sa jolie bouche et fronçant le sourcil, ce qui lui donnait un air adorable de mutinerie et de révolte. Elle continuait :

— Aussi je boude, je souffre, je suis d’une humeur de chien. Il est vrai que tout dernièrement il m’a réglé une forte facture chez Callot et qu’il m’a apporté ce joli rang de perles noires fermé par un rubis. Eh bien, j’aurais préféré mon capillaire et ma sauterelle. Ah ! Moon-Beam, quelle désolation que mon esclavage ! Que je leur doive tout demander à ces hommes dont je suis la maîtresse, ô ironie ! Tout, depuis les innocents petits rubans de mes chemises jusqu’aux deux chevaux blancs que j’attelle à ma voiture !… Tiens, à ce propos, ils sont là… Allons nous promener, veux-tu, mignonne ? Ça me changera peut-être les idées !

— Tout ce que tu voudras, ma Nhine ! Mais ne sois pas morose pour une si petite chose !

— Une si petite chose ! Mais ma vie ne se compose que de celles-là ! Où en vois-tu de grandes ? Rien à faire, Flossie, que de me mettre de la poudre sur le nez, de m’onduler et de m’exhiber au public ainsi qu’une poupée. Tiens, je ne veux pas penser à tout cela. Il fait un temps splendide, assez en désaccord avec mon esprit tourmenté d’aujourd’hui, je veux le braver ! Viens, partons, nous irons à Ville-d’Avray en traversant le parc de Saint-Cloud, il fait un froid sec. Ernesta ! Ernesta ! Donnez-moi ma jupe courte de bicyclette, en drap noir, car nous courrons un peu… une petite chemisette bleue avec ma cravate à pois blancs… c’est cela… et par dessus, mon grand manteau droit et fermé en drap bleu de Sèvres avec le capuchon de velours. Puis ma toque de paume cerise… Et toi, Moon-Beam ? Tiens, ta jupe est courte aussi !

— Oui, je craignais la pluie.

— Tant mieux, si elle vient. Elle me calmera, nous courrons dessous, ainsi que deux chevaux en liberté. Allons, me voilà prête, partons, fuyons ces tristes lieux. L’idée de cette fugue me rend tout enjouée ! Je ne sais pas trop à quelle heure je rentrerai, Ernesta.

— Et si Monsieur venait ? interrogea la femme de chambre.

— Si Monsieur venait ?… Eh bien, dites-lui tout ce que vous voudrez, voilà !

Et elle sortit hâtivement, entraînant son amie. En s’en allant, elle pensait à haute voix :

— Ces objets, tu sais, je les aurai, il me les donnera, mais pourquoi m’énerver par un premier refus, alors ils ne me feront plus autant de plaisir ! Les hommes n’ont vraiment aucune idée de la sensibilité féminine ! Je les déteste… d’ailleurs, moi, je ne peux pas aimer ce dont j’ai besoin. Comprends-tu cette stupidité, Flossie ? M’apporter sans lésiner des perles de soixante mille francs, et hésiter à me combler de joie pour deux petites saletés qui valent à peine quatre cents louis !

— Oui, c’est bien eux, ça ! Tels je les juge et les estime, répondait Flossie qui semblait préoccupée. Je me souviens… et cela remonte à ma première enfance… j’étais bien petite alors, mes dents de lait tombaient. Il arriva un de mes oncles à la maison, le frère de ma mère. J’étais délicate et craintive. Il rit de ma faiblesse et d’un grand geste brusque fit sauter une de mes petites dents qui tenait encore par un fil. Je m’évanouis d’effroi. Le lendemain, voulant racheter sa faute vis-à-vis de moi, il m’emmena chez un pâtissier et me bourra de gâteaux et de friandises, tant et si bien que j’eus une terrible indigestion qui me rendit très malade et pendant plusieurs jours. Tu ne saurais t’imaginer, ma Nhine, mais dans mon cerveau d’enfant déjà observateur, j’analysai et rapprochai ces deux choses, et je les jugeai tous avec un mépris naissant et qui ne fit que croître avec moi-même…

Elle s’interrompit.

— Nhine, ma douceur blonde, pardonne-moi, j’ai un alibi à préparer, car je veux rester avec toi jusqu’à ce que ton désir me chasse… Alors, aurais-tu une course à faire, oh ! il me faut une demi-heure, pas davantage, et je te rejoins à la porte du Bois.

— Mais certainement, ma chérie. Tiens, je vais aller voir Altesse que tu me fais un peu négliger, puis je reviens te prendre. Je comprends bien qu’il faut des ménagements. Il est d’ailleurs très tôt, va, mon radieux Moon-Beam, va…

Elles se séparèrent brusquement. Flossie était pensive, elle s’éloigna et tourna rapidement la rue, tandis qu’Annhine s’installait dans la victoria en jetant au cocher l’adresse de Tesse.

Là, sa visite fut écourtée. Elle trouva son amie entourée du coiffeur et de la manucure. Un vieil adorateur se trouvait là aussi. Nhine en fut soulagée, elle craignait de se laisser aller à une confidence, de cette façon elle parla simplement de choses banales… on projeta un dîner.

— Je t’ai peu vue ces derniers jours, ma jolie, regretta Tesse.

— Je suis triste et d’humeur désagréable, tu ne perds pas grand’chose, va, et Nhine l’embrassa sur la fumée d’or qui l’auréolait… Mais tu te fais bien belle.

— Nous allons à Hamlet, ce soir… as-tu vu ça ? veux-tu venir ?

Malgré elle, un souvenir s’empara de Nhine, elle devint rêveuse et répondit à peine.

— Voyons, ma chérie, lorsque tu es triste comme cela, tu as tort de ne pas chercher à te distraire, tu devrais te mêler davantage à la vie des autres. Si leur joie ne te fait rien, va vers la souffrance, tu oublieras un peu les tiennes en soulageant les leurs. Altesse était très charitable… Tiens, voici une misère qui m’a été signalée : un pauvre comique de je ne sais plus quelle ville de province, venu chercher la fortune et la célébrité à Paris. Ça meurt de faim dans un petit grenier, tout en haut d’une de ces étroites ruelles de la Butte, avec un gosse de sept ans que lui a laissé une pauvre fille morte de misère et de manque de soins. Prends l’adresse, je te les confie.

— Oui, chérie, merci !… j’irai… Tu es aussi bonne que belle ! Bonne pour tous… Ah ! tu ne sais pas, je ne t’ai pas dit…

Elle baissa la voix et lui conta sa mésaventure, sa déception au sujet des bijoux…

Altesse rit et la plaisanta.

— Alors te voilà en désir d’une sauterelle et d’un capillaire. Que je te plains, ma douce ! Grosse bête, tiens, téléphone et dis qu’on te les envoie, tu te les offriras toi-même et pour ta peine tu demanderas dix mille francs de plus à ton ami en un jour de générosité. Voilà !

— C’est une idée !

Annhine se précipita dans le petit salon où se trouvait le téléphone. Après maints pourparlers elle revint, la mine encore plus déconfite.

— Pas de veine ! Décidément rien ne me réussit ! Tu ne sais pas, ces deux objets ?… Vendus, ma chère, vendus tous les deux il y a cinq minutes, c’est à devenir enragée !

— Tous les deux ? À lui sans doute ?

— Non, à une dame !

— Pauvre chérie ! Vrai, tu n’as pas de chance !

— Quand je te le dis, et tu me taquines… je vois bien que tu as envie de rire… Oh ! ne te gêne pas, va… et Annhine tourna la tête vers la fenêtre prête à fondre en larmes. Bon ! je voulais sortir… aller respirer un peu en dehors de Paris et maintenant voilà qu’il pleut ! Tiens, je me sauve, il me semble que je vais éclater, je me tiens à quatre pour ne rien casser… Adieu, Altesse !

Et elle disparut comme un éclair.

Elle se fit conduire à la porte Dauphine. Là elle trouva miss Florence en attente au fond d’un fiacre. Cela la dérida un peu. Elle lui raconta sa petite histoire :

— Comprends-tu cela, chérie ? Ah ! il me le paiera, ce misérable, et j’ai l’adresse des malheureux. Allons-y tout de suite, ils ont peut-être faim, j’ai de l’argent sur moi. Puis j’ai une envie de lâcher la cambuse, ce soir, de dîner avec toi à la campagne. Si cela t’est possible on y passera la soirée, nous reviendrons très tard…

— Oui ! chérie, je ne demande pas mieux ; je suis libre pour jusqu’à minuit au moins. Willy se prépare à retourner en Amérique. Il part dans trois jours, en chagrin et en jalousie, pour attendre que je lui revienne. Ça ne me sera plus aussi facile, sans lui, de quitter les miens, mais j’ai trouvé autre chose : le prétexte d’une amie délaissée, tiens ! Oui… je l’ai revue ce matin, cette pauvre Jane, bien jolie en désespérée. Elle consent à me servir, espérant sans doute me reprendre. Elle fréquente parfois ma famille ; alors, grâce à elle, je pourrai encore te distraire sans rien briser… Allons vers ces pauvres gens, oui !…

Nhine donna l’adresse et la voiture fila dans la direction de Montmartre. À la montée de la rue des Martyrs, le pavé était si glissant qu’elles durent descendre de voiture et suivre à pied sur le trottoir. Un rassemblement se fit autour d’elles et de l’élégant équipage. Des ouvriers les insultèrent. Elles se rapprochèrent l’une de l’autre.

— Tu vois, Flossie, comme le monde est mauvais et injuste ; nous allons faire du bien et on nous dit des injures.

— Faisons arrêter la voiture et poursuivons seules, veux-tu ? Ce sera mieux, je crois.

Elles gagnèrent ainsi la rue des Trois-Frères et dans un misérable hôtel garni, tout en haut, sous les combles, elles virent un spectacle épouvantable. Le malheureux artiste était à demi nu sur une couchette de paille, avec son enfant à côté de lui. Dans un coin, un petit fourneau remplissait l’étroite mansarde d’une fumée âcre et épaisse qui prenait à la gorge. On y voyait à peine. Le jour venait par une lucarne dont le verre, à demi brisé, laissait pénétrer la pluie… De vieilles loques, un morceau de pain dur et informe, une cuvette ébréchée dans laquelle trempait du linge en guenilles, un morceau de glace éraillée qui pendait au mur, puis le portrait d’une femme, de la morte, sans doute, image triste et froide, sous un rameau de buis bénit.

À l’apparition de ces deux petites créatures de blondeur et de diaphanéité, l’homme sursauta… il crut rêver…

— C’est une artiste qui vient vous voir, dit Annhine très vite, en lui tendant la main. On m’a dit qu’en ce moment vous étiez en peine. J’ai passé par ici, alors j’ai pensé à venir vous aider un peu, si vous le vouliez bien.

Elle fut interrompue par une quinte de toux qui éclata, lugubre et râlante, déchirant la poitrine de l’enfant. Suffoquée, Flossie reculait en l’entraînant vers la porte.

— Ne vous dérangez pas, reprit-elle, je vous en prie. C’est votre baby ?

Se penchant vers le misérable grabat, elle aperçut, dans la paille sale, un ravissant visage d’enfant : deux grands yeux noirs, agrandis par la fièvre, marbrés d’un cercle mauve, une petite figure longue et blême, amaigrie, la bouche en feu, très rouge et toute mignonne, les cheveux roux collés aux tempes par une sueur malsaine.

— Mais il est malade !… Pauvre chéri !

Elle se pencha et l’embrassa au front.

— Tenez, mon ami, voici cent francs,… et elle lui tendit cinq pièces d’or.

— Avez-vous de la monnaie ? demanda Flossie, rassurée et remise. Non, n’est-ce pas ? eh bien, en voici un peu !… et elle vida sa bourse dans la main de l’enfant qui riait aux petites pièces blanches.

— Il faut bien manger et voir un médecin… Vous semblez souffrir aussi, monsieur ? interrogea Nhine.

— Si je souffre ! Et le misérable revenu à lui se souleva péniblement… Ah ! si je souffre ! Mais je meurs, mes belles dames… Ah ! je vous reconnais bien, vous, madame de Lys… Merci !… merci !… Mais allez, je crois qu’il valait mieux nous laisser mourir ! Rejoindre l’autre, là-bas !… Et son regard angoissé allait vers le petit portrait accroché au mur.

— Non ! non ! insistait Nhine, vous vous devez à ce petit qui sera peut-être un grand homme plus tard… Vous allez commencer par bien vous soigner tous les deux… boire du bon bouillon, manger des œufs… je m’occuperai de vous, et lorsque vous serez mieux, on organisera une matinée quelconque à votre bénéfice, puisque vous êtes un artiste. Ainsi vous aurez une petite somme et vous verrez revenir le bon temps. Allons, je pars, je reviendrai dans trois ou quatre jours, je veux vous trouver mieux tous les deux… voici mon adresse en cas de besoin.

Elle prit à sa trousse un crayon d’or et chercha un papier.

— Ah ! bien, ça ne fait rien, je vais l’inscrire au mur. Allons ! baby, embrasse-nous.

Elle dit à l’oreille de Flossie :

— Ce sera notre enfant, veux-tu ?

— Embrasse ces dames, dit le pauvre père réconforté, encouragé par la perspective de bien-être et de travail que lui ouvraient les douces paroles d’Annhine… Embrasse ces deux anges que le bon Dieu t’envoie, Guillaume…

— Ce sera notre petit protégé, répéta Nhine, mais il faut qu’il guérisse vite. Ne bougez pas, il ne faut plus le quitter… il pleut et il fait froid, ce soir. Je vais descendre chez le gérant. Vous allez changer de chambre. La bonne va venir, elle ira vous chercher du bouillon. Cachez l’or, sortez seulement quelques francs… demain vous changerez… et puis il ne faut pas montrer votre fortune… moi-même je vais passer chez mon médecin qui viendra vous voir dans la soirée. Il faut l’attendre et l’écouter, il vous enverra des remèdes… Allons, adieu, cher camarade ; vous voyez, on ne doit jamais se décourager.

— Que le bon Dieu vous bénisse et vous le rende, madame, merci, merci,… et le pauvre homme pleurait à chaudes larmes en baisant les belles mains fines qui s’étaient dégantées pour le servir.

— Au revoir, Guillaume, au revoir, mon mignon… est-il joli ! À bientôt…

Et la vision disparut aux yeux des malheureux qui auraient cru à une hallucination s’ils n’avaient eu les pièces d’or et la monnaie blanche entre les mains.

Une heure après, nos deux amies roulaient au travers du parc de Saint-Cloud.

— Que je me sens près de toi, Nhine, ma jolie, mon cher trésor fragile… Quel terrible spectacle de misère !

— Vrai ! Je ne pense plus à ma sauterelle ni à mon capillaire… mais je suis triste, Flossie. La vie est mauvaise, cruelle, vois ces pauvres gens… je me sens toute remuée, j’ai eu des jours de misère, moi aussi. Ce n’est encore rien lorsqu’on est jeune… maintenant c’est plus affreux, je n’ai aucun besoin matériel, mais la misère de mon cœur est si grande… ma vie est tellement vide…

— Je suis là pour la remplir désormais… et Florence, les larmes aux yeux, se blottissait dans elle.

— Et tiens, ces grands arbres sans feuilles m’attristent, ils sont comme des spectres énormes aux membres calcinés et bizarrement allongés… ces tapis de mousse me semblent des tombeaux. Ah ! Flossie, rentrons, je frissonne, je voudrais pleurer, pleurer sans m’arrêter, mes nerfs sont tendus… disloqués… ah ! partir bien loin, au bout du monde… ou plutôt mourir.

— Et je crains d’être trop ton âme-sœur pour te faire du bien… de trop te comprendre pour pouvoir te consoler. Secouons-nous, Annhine, cherchons à sortir entièrement de nous-mêmes. Quand on est triste, il est si salutaire de perdre son individualité. C’est comme une courte mort, meilleure et plus intéressante que le sommeil. Cette envie que tu as de voyager ou de mourir vient tout simplement de ce que tu es lasse de toi-même et voudrais changer de scène ou de monde. Cela est facile sans grand’peine. Ah ! si tu vivais toujours avec moi !

— Que faire, mon Dieu, que faire ? J’ai l’âme en une si profonde détresse. Ah ! cette pluie, cette misère, tout ce mal qui m’entoure, Flossie, Flossie, viens à mon aide,… et Nhine pleurait lentement. Partir, mourir… au moins dormir profondément.

— Non… Laissons les « breuvages exécrés » et les opiums aux gens sans esprit, aux esprits sans ressources et allons vagabonder dans la vie, devenons plus impressionnables à ce qui nous entoure. C’est quelquefois ce qui est le plus près qui est le moins connu et le plus étrange. Regarde, ma Nhinon, par ce soir de pluie, l’expression blafarde des réverbères jetant leurs pâles reflets sur les rues de ce petit village à la sortie du Bois… les faisant luire comme l’eau à Venise. Ta voiture devient une gondole, et nous, les amoureuses du temps passé. Cela te fait sourire. Fais arrêter et allons courir dans la campagne, ainsi que deux petites ingénues avec nos robes courtes, la main dans la main et nos pieds sur l’herbe mouillée. Viens, cheminons ensemble loin de tous, dans un complet oubli de ce qui nous exile. Comme deux enfants, comme deux jeunes filles, soyons étonnées de tout, éprises de rien… La nature entière sera notre amie, nous sentirons avec délices nos cœurs battre sainement.

Elles sautèrent hors de la voiture, tout à leur nouvelle fantaisie et se mirent en marche. Attirées par une lumière, elles entrèrent dans une petite ferme pour demander l’aumône de l’hospitalité. Tandis qu’on leur cherchait du lait frais, elles s’assirent sur le coin d’un banc et observèrent en parlant à voix basse.

— Bien entendu, Nhinon, tous les grands sont en train de manger la soupe tandis que les petits dorment d’un sommeil de brute, la bouche entr’ouverte, comme cassée entre deux joues d’une santé robuste et répugnante.

— Vois… la mère est enceinte, il ne faut pas perdre de temps ! son dernier enfant a déjà un an.

— Cette femme me dégoûte, Nhine, avec son gros ventre et tout son vilain être utile et laid. Décidément la bourgeoisie et l’honnêteté sont faites pour écœurer… et pour y échapper, partons, cherchons ailleurs.

Elles réglèrent, on leur rendit de la grosse monnaie qu’elles laissèrent pour les enfants, et s’en furent plus loin. La pluie avait cessé, partout s’apercevaient des petits lacs d’eau boueuse. Nhine fut frappée par les reflets transparents du ciel sur un de ces impurs miroirs, et Flossie lui expliqua ainsi gentiment ce détail :

— Quand l’amour azuré d’un autre monde se pose dans mon âme, il me prête un peu de son éclatante beauté, mais à tout autre moment je suis tout simplement de la boue, ma Nhine ; que cela ne t’étonne donc pas, que mon seul désir soit de toujours t’aimer et de te consacrer les moindres actes de ma vie. Cela me réhabilite, en fixant par un but quelconque toute ma perversité consciente et hors nature…

— Tiens, voilà le bas vice d’un cabaret… et Annhine la poussait dedans.

Là, le plafond, seule chose sensitive en ce lieu dégradé, vibrait et retentissait de gros rires. Des hommes en blouse jouaient au rams avec des cartes grasses et des mains sales, tandis que la fumée de leurs pipes essayait en vain de cacher des filles ivres-mortes, parmi des tessons de bouteilles et des débris de vaisselle. Nos deux chercheuses, en horreur et en effroi, se tenaient par le bras et demandèrent une menthe qu’elles payèrent sans y oser toucher. Les regards se dirigeaient vers elles, curieux, malveillants. Elles s’en allèrent très vite.

Nhine supplia :

— Floss ! Ah ! c’est encore pis ! Pourquoi la terre est-elle si affreuse ?

— Ferme les yeux, ma douceur, et laisse-moi te guider.

Elles errèrent ainsi. Tout d’un coup une odeur de renfermé et d’humidité saisit Nhine à la gorge. Elle ouvrit les yeux. Elle se trouvait dans une petite église, en une atmosphère malsaine de moisissure et d’eau bénite, on soupçonnait des araignées dans les coins… Au maître-autel, une petite lampe achevait de se consumer avec un relent d’huile qui fume. Dans cette vague obscurité, Florence lui parla longuement de choses pâlement gothiques. Elles se sentaient obsédées par l’étrangeté de l’heure et du lieu.

— Vois, Nhine, les grotesques chimères nous font des grimaces, et tout autour l’air est imprégné de signes religieux. Le Christ a l’air de s’ennuyer en haut du crucifix. Tiens, il descend lentement et se traîne vers nous, péniblement. Ses mains sont jointes et il murmure des prières d’une voix faite aux lamentations… puis il nous parle, ses accents deviennent sincères, moins éteints. Nhine ! il déplore d’avoir enlevé toute beauté de la terre, il pleure l’ancienne joie de vivre. Il dit qu’il a mal remplacé les dieux ensoleillés de la Grèce par sa figure de blême lividité et de souffrance pleurarde, mais qu’aussi on l’a mal interprété, mal compris… que ses disciples ont déformé sa religion. Ils ont ainsi rendu la terre stérile de beautés et nulle de fleurs. En souvenir de Marie-Magdeleine, il aime à s’approcher de toi. Il devient pathétique et nous attriste encore. Pourquoi est-il venu nous déranger ? Laissons-le seul en sa demeure où on ne l’écoute plus que par hypocrisie. Son siècle de gloire décline ainsi que celui de tout Sauveur. Il n’y a pas de cultes faits pour l’éternité, sauf celui de la beauté ! Tout change, tout passe avec le temps. Le nôtre est ténébreux, nous sommes dans la nuit de toute croyance, et l’aurore d’un nouvel espoir n’est pas encore venue.

Impressionnées, elles se tournèrent l’une vers l’autre.

Elle lui murmura :

— Tu es tout pour moi : ma croyance, mon espoir, mon âme et ma vie !

L’autre lui répondit :

— Je ne t’aime pas ainsi que tu le voudrais, mais tu es douce et je te sens à moi…

Elles s’unirent d’une étreinte subite, passionnée et sortirent du saint lieu, continuant leur course vagabonde.

Elles s’arrêtèrent sur le bord d’un grand étang. Ce limpide miroir des vaniteuses étoiles les fit rêver.

— Vois, Nhine, ces feuilles de nénuphars, ce sont des femmes qui agitent leurs bras pour agacer ces roseaux changés en faunes. Elles se savent hors d’atteinte, elles rient et se moquent et se rassemblent. À les voir, ne te semble-t-il pas que l’amour entre femmes est une douce chose ?

— Ah ! Floss… chut ! Tais-toi, ne parle pas de ça.

— Oui, je te comprends. Tout amour te fait mal, car le Passé survit. Je sais cela sans que tu me le dises… et elles s’éloignèrent lentement du grand lac.

— Il se fait tard. Il faut partir… rejoindre la voiture… notre gondole ! Ah ! Nhine, unissons nos lèvres.

— Je me sens autre. Tu me fais entrevoir tant de choses insoupçonnées jusqu’alors…

Elle chantonna pour échapper à son impression morbide : Et rentrons au clair de la lune !

— La Lune !… cette Âme de la Nuit ! Vois comme elle est blanche et sereine, ce soir… elle s’est dégagée des nuages et plane, nous donnant une sensation de paix, de calme et froide spectatrice des luttes terrestres. Écoute-la, ma Nhine, elle te trahira le secret de mon cœur, l’illusion de mes songes que je lui conte parfois le soir, quand elle glisse ses rayons au travers de ma fenêtre pour venir me visiter et m’éclairer en pitié de ma peine. Elle ment et me promet alors mille délices… Ah ! Nhinon !

— Que tu dis de jolies choses, Flossie, petit satyre, petite sirène… tu me grises, viens, rentrons, je frissonne. J’ai peur de tout, de tes mots, de la lune, des ténèbres, des eaux miroitantes, des arbres… de tes caresses… de toi !…

Elle précipita ses pas et parvint enfin à sa voiture. Flossie se plaça près d’elle… elles rentrèrent sans dire une parole.

À la porte :

— Je suis lasse, Flossie, très lasse. Je vis dans un monde imaginaire, irréel. Je ne sais plus qui je suis ni où je suis. Au revoir !

Et Flossie :

— Une prière, Nhine : couche-toi, endors-toi sous mon regard, je t’en supplie.

Annhine hésita une seconde, puis se décidant brusquement :

— Oui !… viens !… J’ai peur de la solitude. J’ai l’âme pénétrée de fantômes… Viens, Flossie !

Elle sonnait, cette simple petite chose la ramena à la réalité…

— Et puis il faut souper puisqu’on n’a pas dîné.

Elles entrèrent ensemble.

— Ernesta ! Préparez-nous quelque chose à manger, car nous n’avons encore rien pris.

À peine en son boudoir, elle se mit à enlever son manteau, à dégrafer sa robe, en hâte. Elle apparut en petit jupon de dessous, d’un bleu très clair et froufroutant, attaché au mignon corset de satin.

— Décidément, le bleu c’est ta couleur.

— Oui, Moon-Beam, je ne trouve rien de plus joli que le bleu, maintenant. Autrefois, j’aimais le rose, rien que le rose. C’était bon pour mon cerveau jeune et rempli d’illusions. Le rose, c’est la joie, l’espoir, la gaieté. Le bleu est une couleur plus assise, plus douce aussi, et reposante. Le bleu est vraiment la couleur que doit préférer une blonde de vingt-trois ans comme moi, assagie et calmée par la vie… c’est tendre le bleu, affectueux et bon. Plus tard… bientôt peut-être, ce sera le mauve. Le rose et le bleu réunis forment une souffrance, une cernure que l’on retrouve dans le mauve.

— Que tu es délicieuse, Nhinon, tu mets de l’âme jusque dans le choix des couleurs que tu portes.

— Puis, continua Nhine, en se revêtant d’un peignoir de mousseline transparente garni de légères dentelles, ensuite vient le gris, vision brève de flammes mortes et de matières consumées, cendres éteintes et pures, deuil lointain de peines qu’on oublie, puis, suprêmement, le blanc… commencement et fin… langes des nouveau-nés et suaires des morts, ce qui vient et ce qui a passé. J’aime le blanc, Flossie. Pour une brune, une femme forte, opulente, pleine de robustesse et d’ardeur, je vois du rouge, du jaune, du noir… du vert aussi et selon ses idées… Les couleurs sont très symboliques, Moon-Beam… Toi, c’est comme moi, du blanc, du bleu. Tu es vierge, tu peux encore t’envelopper de rose… du vert aussi, très tendre, amande ou couleur d’eau. C’est tout. Jamais de nuances violentes ni criardes.

Ernesta arrivait, apportant un plateau chargé de toutes sortes de choses :

— Voici, madame, j’ai trouvé du consommé, il est froid. C’est déjà onze heures et demie et tout le monde est couché à la maison, mais en fouillant à la cuisine j’ai encore mis la main sur de la volaille froide aussi… puis voici du raisin, des pommes et des biscuits. J’ai débouché du champagne… c’est tout. Si ces dames désirent des œufs, je puis en préparer ?

— Non, merci, c’est bien suffisant.

— Une salade, peut-être ?

— Non plus. Allez maintenant, je me coucherai sans vos soins.

Ernesta disparut.

— Viens, Floss, viens manger. C’est vilain, prosaïque, mais c’est nécessaire.

— Ah ! je n’ai pas faim, ma Nhine !

— Je veux que tu manges. Bois, bois du bouillon.

Elle lui en offrait une tasse.

— Nhine, dit l’enfant, je ne prendrai que ce que tu me donneras, de la façon troublante dont tu m’as fait boire le thé de l’autre matin.

— Non, non, le dessert, tu l’auras comme cela, si tu as bien soupé. Gagne ton bonheur, Moon-Beam !

Florence glissa à terre, sagement obéissante. Lorsqu’elles eurent fini :

— Maintenant, dis ? implora-t-elle.

Dans une coupe, Nhine atteignit des bonbons, dattes confites, chocolats pralinés… Elle les mit dans sa bouche, tout au bord et après les avoir légèrement croqués au milieu elle les présenta à Flossie qui venait vers elle, radieuse, les lèvres entrouvertes, les dents prêtes à mordre et saisissait le bonbon en appuyant sa bouche contre la sienne. Ce jeu s’acheva en un baiser.

― Ah ! tes lèvres, ma Nhine, lui murmurait-elle… Qu’elles me sont douces et que ferais-je si tu me les refusais ! Mais il y a cependant quelque chose qui m’est encore plus cher. C’est toi-même, ton plaisir, ton bonheur ! Comprends-moi bien. Tu ne sais pas ce que tu es pour moi ! Le mot tout exprime trop peu.

Elle entraînait Annhine vers sa chambre, la faisait asseoir sur le large lit, lui retirait ses bas, baisait ses pieds et la dévêtait toute.

— Te voir, te soigner, apprendre à te servir, à t’aimer ! De près, de loin, ainsi que tu le voudras… toujours… infiniment, absolument et plus encore ! Être le roseau sur lequel tu t’appuierais, l’esclave à laquelle tu sourirais, pleurer de tes peines, rire de tes joies ! Voilà mon but, ma destinée, mon bonheur désormais…

Elle lui parlait, en un susurrement très doux, très lent. Nhine l’écoutait, grisée, n’en pouvant plus. Elle se vit nue sous les doigts et les regards frôleurs de l’enfant.

— Ah ! que fais-tu ? dit-elle… Non, Flossie, ne profite pas d’un moment où le sentiment irréel et vague d’une étrange terreur me pousserait dans tes bras. Couche-moi, endors-moi.

Flossie revint à elle :

— Oui… oui… tu as raison, je m’égare… je ne veux te devoir qu’à toi-même, tiens…

Dans une enveloppe de satin rose et parfumée, elle saisit la chemise de Nhine et l’en couvrit. Alors elle apparut très longue dans le blanc vêtement de nuit… un Greuze… avec ses cheveux blonds qui s’étaient éparpillés en boucles folles autour de sa petite tête fine et pâle. Un ruban bleu fermait le col de broderies.

— Il en faut un pour tes cheveux.

Comme un baby, Nhine se laissait faire. Elle se coula dans la fraîcheur de lit et reposa sa tête, fermant les yeux, alanguie, les bras ouverts, les mains pendantes, en une adorable pose d’abandon.

— Dormez, mon amour… Dormez, ma jolie, dors, mon ange, clos tes yeux jusqu’à demain et que ton âme s’envole avec un léger bruissement d’ailes vers le songe, le songe délicieux et bienfaisant. Dors… dors.

Puis, en adoration silencieuse et contemplative, Miss Florence la respirait, la veillait, rassasiait ses regards charmés de la vision douce et flottante de Nhinon endormie.