Iconologie (Cesare Ripa, 1643)/II/Remarques generales ſur les 5. ſens de Nature

Remarqves generales,
svr les cinq sens de natvre
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IL n’eſt pas beſoin que nous employons beaucoup de temps à diſcourir ſur cette matiere, puis que nous n’en ſçaurions dire rien de plus conſiderable que ce qu’en ont eſcrit, Ariſtote, Galien, Auicenne, Lib. .10. cap. 19.
Lib. 7. cap. 6.
& les autres Philoſophes ou Phiſiciens, comme encore Pline, * Aule-Gelle, * Plutarque, Lactance Firmien, S. Damaſcene, & Cœlius Rodige. A raiſon dequoy il nous ſuffira d’en rapporter icy les Symboles, & les Figures Hierogliphiques.

La Veuë peut eſtre repreſentée par le Loup Ceruier, animal qui a les yeux, à ce que l’on tient, extremement aigus & penetrans. Pour la meſme raiſon encore on luy donne pour Symbole l’Eſperuier, oyſeau qui regarde le Soleil fixement, & le fiel duquel, comme le remarquent les Naturaliſtes, eſclaircit la veuë & oſte les taches des yeux. Auſſi eſtoit-il anciennement conſacré au Soleil par les Egyptiens, ainſi que le rapporte Plutarque dans ſon Traité d’Iſis & d’Oſisiris. Où nous deuons remarquer auec le meſme Autheur, que la Veuë a vn merueilleux rapport auecque le Ciel & la lumiere. Car en effet bien qu’il n’y ait qu’vn monde, il ne laiſſe pas pourtant d’eſtre compoſé en certaine façon de cinq corps differents, qui ſont le corps de la Terre, de l’Eau, de l’Air, du Feu, & du Ciel, qu’Ariſtote appelle cinquieſme Subſtance, quelques-vns Lumiere, & les autres Æther. Il s’en treuue auſſi pluſieurs qui appliquent les facultez des Sens eſgaux au nombre des cinq corps ſuſdits ; Comme par exemple, l’Attouchement à la Terre, pource qu’elle reſiſte. Le Gouſt à l’Eau, dautant que les qualitez des ſaueurs ſe tirent de l’humidité de la langue, pour eſtre ſpongieuſe & humide. L’Oüye à l’Air, d’où ſe forment par repercuſſion la voix & le ſon. L’Odorat de nature affamée, au Feu ; Et l’Æther, à la Clarté, pource que l’œil lumineux inſtrument de la veuë, contient en ſoy l’humeur chriſtaline, & nous fait participans des rayons Celeſtes.

L’Oüye a pour Symbole le Lievre, comme le rapporte Plutarque dans ſon quatrieſme Sympoſe question quatrieſme, où il dit qu’en matiere d’Oüye cét animal ſurpaſſe les autres, & qu’à raiſon de cela les Egyptiens s’en ſeruent à dépeindre l’Oüye dans leurs Figures Hyeroglifiques.

Les meſmes Egyptiens repreſentoient encore l’Odorat par le Chien, comme en effet il n’eſt point d’animal qui ait meilleur nez que celuy-cy, qui par vn inſtinc naturel ſçait diſcerner les eſtrangers d’auec les domeſtiques, & ſent par où a paſſé la beſte qu’il va relancer iuſques dans ſon fort. Ces trois Sens que nous venons d’expliquer ne ſont pas communs à tous les animaux ; car il eſt certain que les vns naiſſent aueugles & ſans yeux, les autres ſourds & ſans oreilles, les autres ſans narines & ſans odorat, bien que neantmoins on treuuve que les poiſſons qui n’ont ny l’vn ny l’autre, ne laiſſent pas d’oüir & de flairer. Ariſt. l. 3. de an. c. 13. Mais quant aux deux derniers des cinq Sens, Ariſtote dit, que tous les animaux parfaits les poſſedent. L’Homme les ſurpaſſe tous en ce qui eſt du gouſt & de l’attouchement, mais en ce qui regarde les autres Sens, il leur eſt inferieur. Comme en effet il eſt certain que l’Aigle void plus clairement que luy, Pline remarque à ce propos que le Vautour eſt celuy des oyſeaux qui a l’odorat meilleur, que la Taupe, quoy que couuerte de terre, ne laiſſe pas d’oüir fort bien ; Et que l’Huiſtre eſt priuée de tout autre Sens, à la reſerue de l’attouchement : opinion que l’on peut reietter, & dire qu’elle joüit du gouſt en quelque maniere, ſi il eſt vray, comme l’on tient qu’elle ſe repaiſſe de roſée.

Pour ce qui appartient au Gouſt, il eſt à croire qu’il ſe treuue en tous les animaux, puis qu’il n’en eſt point qui ne ſe nouriſſent de viandes & de ſaueurs. Ce qui n’empeſche pas toutefois que Pline n’ait dit, qu’aux derniers confins de l’Inde, vers la Riuiere du Gange, naiſſent ſans bouches certains peuples appellez Aſtons, qui ne mangent & ne boiuent point, mais viuent ſeulement des odeurs qu’ils attirent par les narines. A raiſon de quoy, quand ils ont à faire quelque long voyage, ils portent touſiours en main des racines, des fleurs & des pommes ſauuages, afin qu’ils ayent touſiours dequoy flairer, & par conſequent dequoy ſe nourrir. Mais quoy qu’il en ſoit, tels Monſtres que la Nature produit, ne peuuent gouſter les alimens puis qu’ils ſont ſans bouche. Le pourceau gouſte tout, iuſques à la boüe meſme & aux plus ſales ordures. Mais ces choſes que nous laiſſons à part, puis qu’elles procedent d’vn effet de gourmandiſe, & ne parlons non plus des oyſeaux à long col, tels que la Gruë & l’Onocrotale ſemblable au Cygne, puis qu’ils ſont auſſi de vrais Symboles d’vn appetit gourmand & tout à fait deſreglé. Teſmoin Phyloxene fils d’Erixide qui ſe plaignoit contre la Nature de ce qu’elle ne luy auoit donné le col d’vne Gruë pour pouuoir plus à loiſir & plus longtemps gouſter le vin, & ſauourer les viandes. Mais d’ ’autant que nous voulons éuiter icy les Hyeroglifes qui regardent le vice, nous prendrons pour vray Symbole du Gouſt le Faucon, oiſeau qui l’a ſi bon, qu’au rapport de S. Gregoire, quelque faim qu’il ait, il aime mieux l’endurer, que ſe repaiſtre de charongnes ou de chair pourrie.

Il n’eſt pas hors de propos que nous rapportions icy quelque choſe touchãt la langue, pource que tous ne luy attribuent pas le ſens du Gouſt, mais les vns au palets ſeulement, les autres à la langue ſeule, & les autres à tous les deux. Ciceron dans ſon Liure de la nature des Dieux, ſemble ne la rapporter qu’au palets, quand il dit qu’Epicure pour y eſtre trop adonné, ne ſe ſoucioit point des choſes qui regardoient le Ciel.

Quintilien vſe encore de cette meſme façon de parler, & Horace Lib. 15. cap. 8. pareillement dans la ſeconde de ſes Epiſtres, comme auſſi Fauorin dans Aulegelle.

Les autres attribuent le Gouſt autant à la langue qu’au palets, quand ils diſent que ce Sens-là reçoit les faueurs de l’vn & de l’autre enſemble. Ce qui eſt particulierement le ſentiment de Lib. 11. cap. 37 Pline.

Mais quelques-uns, à l’opinion desquels nous nous tenons, mettent le Gouſt en la langue tant ſeulement, du nombre deſquels eſt Lactance Firmian, qui veut qu’on ſauoure les viandes, par les parties les plus tendres de la langue. A quoy ſe Hiſt. animal. lib. 1 cap. 11. rapporte encore ce qu’en dit Ariſtote. I’obmets que certains Philoſophes font conſister l’organe & l’origine du Gouſt en vne petite peau qui eſt ſous la langue, & ſous vne certaine chair ſpongieuſe & poreuſe, qui eſt en la ſurface de la langue meſme. Ce qui fait qu’Ariſtote remarque qu’il y a quelques animaux qui n’ont point de langue, & qui ne laiſſent pas pourtant de gouſter les alimens par leur palets ſpongieux & charnu.

Quant à l’Attouchement, c’eſt choſe certaine qu’il eſt commun à tous les animaux, quand meſme ils ſeroient priuez de

tout autre Sens. Luy-meſme auſſi, ſelon Ariſtote, s’eſpand par tout le corps, lequel, par le moyen de l’attouchement, reçoit & ſent les puiſſances des choſes touchées. Il a pour objet les premieres qualitez, qui ſont le froid, l’humide, le chaud, & le ſec. Comme encore les qualitez ſecondes, à ſçauoir le mol, le dur, les choſes peſantes, les legeres, les douces, les rudes, & les picquantes. Ores bien qu’il ſoit vray, comme ie viens de dire, que l’attouchement s’eſtend par tout le corps, ſi eſt-ce qu’il conſiſte principalement aux mains, auec leſquelles nous touchons & prenons les choſes. Voila pourquoy nous l’auons repreſenté par la figure du Synge, qui approche fort de celle de l’Homme, ſur tout en ce qui eſt des doigts, des mains & des ongles dont il ſe ſert pour toucher & prendre les choſes, imitant en cent façons les actions humaines. A raiſon dequoy Miniſtum appelloit ordinairement Synge le Batteleur Calipides, à cauſe des tours de ſouppleſſes, & de paſſe-paſſez qu’il faiſoit auecque les mains, à la maniere des Chats & des Sinocephales.

Quoy que nous n’ayons fait qu’vn image des Sens du corps, dans lequel il faut neceſſairement qu’ils ſe trouuent tous reſerrez, puiſque l’vn venant à manquer, les autres ſe trouueroient imparfaits & ſans harmonie, comme vn inſtrument de muſique qui n’auroit point de cordes ; Cela n’empeſche pas neantmoins, qu’on ne puiſſe repreſenter encore chaque Sens en particulier. Comme par exemple, on peut attribuer à la Veuë pour Symbole vne guirlande ou vn bouquet Lib. 39. de Fenoüil, à cauſe que cette herbe eſclaircit les yeux, & qu’elle en diſſipe les nuages. Ce qui fait remarquer à Pline, que les Serpens ſe frottent les yeux de ſon ſuc pour recouurer la veuë quand ils l’ont preſque perduë. A l’Oüye, vn rameau de Myrthe, pource que l’huile qui eſt tiré de ſes fueilles purge les oreilles, ſi on y en diſtile dedans. A l’Odorat la Roſe, d’autant qu’elle est la plus odorante des fleurs. Au Gouſt vne Pomme ; & à l’Attouchement vne Hermine ou vn Heriſſon, pour en denoter les ſecondes qualitez differentes, qui ſont le Rude & le Doux, la premiere eſtant douce naturellement, & l’autre picquante.