Chez l'auteur (p. 39-40).

Les roses


Rien n’est divin sur la terre à l’égal du parfum des roses dans la nuit.
Pierre Louys.


Depuis quelques jours, deux grands carrés du jardin forment véritablement deux tapis de roses. Il y en a des milliers et des milliers qui répandent leur parfum et qui charment les regards. C’est un rêve que je caressais depuis des années qui s’est réalisé. Lors d’un voyage à Victoria, sur la côte de l’océan Pacifique, j’avais été ravi par les merveilleux rosiers de cette île enchanteresse, rosiers qui embellissent tous les parterres, qui grimpent à toutes les résidences et fleurissent chaque fenêtre. Je m’étais promis qu’un jour j’aurais moi aussi, un jardin de roses. Certes, il est modeste, bien modeste, mais il me donne la somme de joie et de contentement que je peux désirer.

Assis devant l’un de ces carrés dans lequel s’épanouissent tant de belles roses odorantes, je laisse vagabonder mon imagination et soudain, je m’évade hors du temps et de l’endroit. J’oublie ma propre identité. Je suis simplement un homme qui voit des roses et les admire. Ce jardin est-il en Californie ? En France ou en Italie ? Il est possible que ce soit le jardin d’un bon vieux curé qui allie l’amour de la nature à l’amour de Dieu, ou celui d’une vieille fille qui a passé sa vie à cultiver les fleurs. Peut-être est-ce un jardin persan dans lequel se promenait le poète Omar Khayyam. N’est-il pas probable qu’il ait trouvé là le thème de l’un de ses immortels quatrains ?

J’ai perdu la notion du temps et de l’endroit. Je suis simplement un homme en extase qui admire des roses. Peu à peu, je redeviens moi-même et je songe à tous ceux-là qui ont eu le culte des roses. Je comprends leur amour, leur religieuse admiration. Ils ont connu le vrai bonheur. Les roses ne durent qu’un jour et la vie des hommes est très brève aussi, mais des moments comme celui-ci valent une éternité de célestes félicités.

Je me lève, fais quelques pas et contemple les rosiers qui encadrent la maison blanche, là, devant moi. Ces rosiers proviennent du jardin de ma mère, aujourd’hui submergé par les eaux du canal de Beauharnois. Je les ai arrachés de la vase où ils étaient condamnés à périr et les ai transplantés autour de ma maison. Maintenant, ils forment comme un collier de roses à la retraite où je vis les jours de ma vieillesse. Un souvenir ému me vient au cœur et se mêle à mon admiration pour ces fleurs. J’évoque le souvenir de Celle qui m’a donné le jour, qui a pris soin de mon enfance, qui a été une mère d’une bonté et d’un dévouement incomparables et qui dort aujourd’hui dans la terre. Les rosiers de son jardin prolongent sa mémoire et sont pour moi comme une dernière caresse.

Ô roses de mon jardin vous êtes ma joie !

Des roses, la petite maison blanche et la calme rivière qui coule lentement vers le fleuve, que peut-on demander de plus à la vie ?