Hurrah !!!/Introduction


INTRODUCTION


« Voici que je vais envoyer le prophète Élie
afin que le grand et terrible jour vienne ».
(Les Livres.)
« Que votre règne arrive. »
(Oraison dominicale).


I.   Il y a trois ans bientôt, je me sentis pris de l’irrésistible besoin de résumer les impressions de ma jeunesse active. Je les publiai sous ce titre : De la Révolution dans l’homme et dans la société. Dans cet ouvrage, par trop méthodique à mon sens, je retraçais les voies que mon esprit avait suivies pour se convaincre que les révolutions sont des conservations.

Un chapitre de ce travail, le moins étudié de tous, fit plus d’impression que les autres, parce que j’y annonçais nettement une solution non soupçonnée jusqu’ici des bruyants prologues révolutionnaires qui nous agitent depuis six ans : — solution par la Force, la Guerre et le Cataclysme de la civilisation ; par le Débordement du Nord sur le Midi de l’Europe ; par un Déluge humain ! !…

Dans le milieu de la proscription, le seul où il put être répandu, mon livre produisit un immense scandale. L’Invasion avait bien été évoquée déjà, disait-on, mais par les réactionnaires et les émigrés royalistes ; il était énorme que les vœux de pareils hommes pussent être répétés par un révolutionnaire, un socialiste, un proscrit ! — Ainsi déraisonnera l’humanité tant qu’elle sera déchirée par les partis ! Comme si l’esprit humain n’était pas un ! Comme s’il y avait deux vérités ! Comme s’il n’était pas incontestable que le bouleversement d’un monde envahi, c’est le Mouvement, c’est la Révolution ! Et comme si la Révolution enfin, d’où qu’elle vienne, où qu’elle se passe, pouvait être nuisible aux révolutionnaires ! — Depuis le commencement du monde, les politiques antédiluviens, les Calebs de l’Ordre du Lys appellent la Guerre, l’Invasion, les Bouleversements et les découvertes ; ils croient que le mouvement est profitable à leurs intérêts. Et depuis le commencement du monde, ils se sont trompés. Laissons-les donc espérer dans les Cosaques ? Rira bien qui rira le dernier !

En 1852 cependant, chacun était si las de la torpeur répandue sur le monde politique par la mitraille de décembre, tous pressentaient si bien des événements d’une portée plus générale, l’idée que j’émettais, en courant, était d’ailleurs si frappante dans sa vérité et sa simplicité, qu’elle s’installa d’autor dans les esprits. Par l’espérance et par la frayeur elle frappa juste. Contre la police, contre les partis, contre mon inaptitude à la propagande, contre mon obscurité, ma médiocrité, ma timidité, contre ennemis, contre amis, contre parents même, elle fit son chemin, tout le chemin qu’elle pouvait faire ; elle parcourut, d’un pas retentissant, toute l’impasse de l’exil.

J’en conclus qu’elle était venue à son heure ; qu’elle était utile, indispensable, providentielle : qu’elle demandait à être développée par la méditation après avoir été jetée par l’audace. Depuis, cette idée m’a retenu loin des intérêts et des relations de la vie sociale, loin des amitiés et des alliances faciles avec les partis ; elle me prive de tout et me tient lieu de tout ; elle est l’aiguillon de mon activité, la poésie de ma douleur, l’âme de mon âme et la vie de ma vie ; elle est ma maladie et ma santé, ma faiblesse et ma force ; mon être enfin. Depuis, bien souvent, et de jour et de nuit, je suis revenu sur elle, la trouvant toujours juste et victorieusement soutenable, me reprochant toujours la trop voluptueuse paresse qui m’entraîne a rêver beaucoup, à réaliser peu.

Aujourd’hui cependant, je suis forcé de céder à l’impérieuse sollicitation des événements et à celle de mon impatience. Aujourd’hui, cruel supplice ! je prends le parti de rédiger en vue de l’imprimeur. Cette dernière phrase surprendra très-fort, je m’assure, ce tas de gens qui jamais n’analysèrent leurs plus intimes pensées. Cependant le sentiment que j’exprime est naturel, à coup sûr. Je plains ceux qui ne savent pas quelles émotions délicieuses procurent à l’âme toute pensée, toute passion renfermées au plus profond de nous ! Et quelle violence subit notre égoïsme sybarite quand il faut nous montrer définitivement galants avec cette immense cohue qu’on appelle l’opinion.

« — Tiens ! Celui-là, dira quelque facétieux de l’émigration : qui donc le contraint ? » — « Et vous, badaud, qui donc vous oblige à signer des programmes que vous n’approuvez pas ?.... Nous recherchons tous deux la même chose. Si vous êtes franc, vous direz quoi. »


II.   Que celui qui n’a pas craint d’avancer une vérité scandaleuse ne craigne pas de la soutenir ; s’il a pu la concevoir, il saura la défendre. Car toute semence contient le germe de son développement. Il y a un chêne dans chaque gland qui tombe, et dans chacun des jeunes hommes qui traînent leurs ennuis par le monde, un philosophe, s’il le veut bien. C’est le fond qui manque le moins ; c’est le travail et la confiance en soi qui manquent le plus.

Tant que le Remords hurleur ne tourmentera point ma conscience, tant que le Doute aux dents pointues n’aura pas pénétré dans mon esprit, je dirai le fond et le tréfonds de ma pensée. Si je pouvais forcer les hommes politiques à être moins habiles !


III.   Oportet hæreses esse, disent les Livres : — Il importe qu’il y ait des paradoxes. — Il n’y a de franc, de sincèrement honnête que l’axiome et le paradoxe, c’est-à-dire la vérité nue. On cache les humeurs froides sous des faux-cols monumentaux, et sous les phrases filandreuses, des mensonges. Défiez-vous de l’homme dont le style est torturé, mosaïqué : celui dont la parole est divisée a les pensées doubles.

Il importe qu’il y ait des paradoxes. — Nous avons deux yeux, deux oreilles et deux sortes d’idées. La première impression n’est pas toujours la meilleure, non plus que la seconde ; la troisième est la bonne. Il faut que nos sensations soient étudiées, comparées, corrigées les unes par les autres. De même dans les opérations d’entendement. Un paradoxe en provoque un autre contradictoire, et de leur choc jaillit la lumière. La vérité passe entre deux raisonnements comme l’habile nageur entre deux eaux. Les hommes de parti, les systématiques, les simplistes sont borgnes d’esprit.

Il importe qu’il y ait des paradoxes. — Tout paradoxe audacieux vaut un axiome et le devient avec le temps. Je maintiendrai ; je persisterai dans le paradoxe en haine du jésuitisme et de la diplomatie, en haine des paroles oiseuses et des avocats français plus bavards que les merles à la robe noire, en haine du charlatanisme et de l’immobilisme intellectuel de ces temps. Dis ce que crois, arrive que pourra !

Oportet hæreses esse ; — Il faut qu’il y ait des paradoxes.


IV.   L’érudition ne fait pas défaut aux hommes de ce siècle....... au contraire ; mais le courage de l’opinion, mais une opinion. J’ai eu la constance de parcourir la plupart des livres bâclés sur la Russie, depuis l’ouverture des hostilités ; j’ai interrogé sur la question slave beaucoup de ces jeunes socialistes qu’on élevait pour être représentants du peuple dans le bon temps du parlottage officiel.

Eh bien ! cela est triste à dire, mais cela est vrai pourtant. Les hommes et les livres répètent les mêmes phrases d’usage, les mêmes lieux communs historiques, les mêmes citations : tous s’appuient sur les mêmes autorités considérables, et pas un ne veut conclure. Les livres sont des spéculations ; tout homme est menteur. Les économistes se plaignent de l’excès de la population ; moi, je désespère de rencontrer un seul caractère dans cette triomphale procession d’avocats, de boutiquiers, de littérateurs et de propriétaires faméliques qu’on est convenu d’appeler la très-illustre civilisation du dix-neuvième siècle. Jamais notre espèce bavarde ne fit plus déplorable usage de sa langue. Dans ce temps-ci, l’on ne peut guère juger de l’opinion d’un homme que par la position qu’il occupe. Le bourgeois pense pour vivre ; il ne vit pas pour penser.

Que les civilisés se reconnaissent dans ce cruel persiflage de Montesquieu : « Il y a encore des peuples sur la terre chez lesquels un singe passablement instruit pourrait vivre avec honneur ; il s’y trouverait à peu près à la portée des autres habitants. On ne lui trouverait pas l’esprit singulier ni le caractère bizarre ; il passerait comme un autre ; il serait même distingué par sa gentillesse. »

Nous sommes si grippe-sous, si mendiants, si resserrés entre les murs de nos propriétés et les planches de nos comptoirs ; nous sommes si peu libres d’avoir une idée, et il est si pénible d’être contraint à penser quelque chose ! Nous aimons mieux manger, manger et boire, boire et nous friser le poil au matin...... Le langage politique est devenu si flasque, les convictions si malléables, la conscience si caoutchouc, les allures si serviles, les caractères si piteux, les esprits si indifférents à tout ce qui ne se traduit point par un son métallique ! En vérité, les bourgeois craignent de se saluer d’une façon compromettante ! — La parole a été donnée à l’homme pour demander l’aumône : les mendiants sont les plus francs des civilisés.


V.   J’ai encore beaucoup trop lu pour faire ce livre ; je voudrais pouvoir oublier tous les renseignements que j’ai recueillis en y travaillant ; je m’assure que j’y gagnerais beaucoup en clarté et en précision. Fort de cette nouvelle expérience, je conseille plus que jamais aux jeunes écrivains de ne pas trop jouer avec les livres. Lire trop, c’est vouloir ne jamais rien nier et ne jamais rien affirmer. L’extrême érudition, comme la primitive ignorance, engendrent le Mutisme stupide ou le délirant Bavardage. Celui qui veut trop savoir s’annihile aussi bien que celui qui ne veut rien apprendre. De ce que l’usage habituel des poisons rend plus forts un Mithridate ou un Proudhon, il ne faudrait pas en conclure que les poisons fussent profitables à toutes les organisations humaines. Les intelligences diffèrent comme les tempéraments.

Parmi nous, occidentaux, la savanterie est devenue tellement endémique que nous ne saurions faire un article d’almanach sans remonter aux doctrines de Platon et sans nous appuyer les coudes sur des colonnes de chiffres. Que dirai-je donc des journaux ? Pour risquer, dans leurs colonnes, une opinion sur le passage du Pruth, il leur est indispensable de faire l’historique des Cosaques depuis Rurick, et surtout de ne pas se prononcer sur le passage du Pruth. Tout cela pour prouver à tout le monde qu’ils en savent là-dessus tout autant que tout le monde....

Ayez donc une opinion, soyez donc vous, et que les autres soient ce qu’ils voudront être. Vous serez toujours bien en n’imitant personne. Quand vous passez si souvent les yeux sur les feuillets des livres, toute cette vieille poussière ne vous aveugle-t-elle point ? N’usez-vous pas vos doigts ? Ne s’exhale-t-il pas de tout votre être je ne sais quelle odeur de Byzance, de philosophie de Sorbonne, de doctor mirabilis, de gagé de la Revue les Deux-Mondes, de philistin allemand, de pédagogue suisse, de litterary man  ? Ne vous faites-vous pas horreur et nausée ? Retrouvez-vous ensuite votre pensée neuve, agaçante, coquette, comme vous l’aviez laissée ? Vous provoque-t-elle encore à la coucher sur le papier blanc, comme la jeune fille sur les beaux draps de lin ? N’a-t-elle pas vieilli de tous ces siècles que vous lui avez fait traverser ?

Ah ! si votre cœur bondit, écrivez, pour Dieu, avec le sang de vos artères. Si votre cerveau travaille, écrivez avec la sueur de votre front. Si vous voyez clair tout d’abord, ne cherchez pas à voir encore mieux : le mieux est l’ennemi du bien. Si vous avez l’esprit primesautier, ne veuillez pas être savant. Si vous êtes pamphlétaire, n’essayez pas de contenter la foule.

« Soyez plutôt maçon, si c’est votre métier »

Ne faites pas de maîtresses pour satisfaire la mode ; ne faites pas d’écrits pour plaire au public. Car les modes, l’amour, la faveur et la fortune changent souvent. Car personne ne vous saura gré d’avoir fait comme tout le monde. Écrivez, aimez à votre heure et selon vos instincts : soyez heureux pour vous et non pour les autres. Choisissez enfin entre les partis et la liberté, entre votre opinion et celle de votre journal. Laissez le sceptre aux rois et le niveau aux tribuns du peuple, si vous trouvez que ces gens-là représentent fidèlement vos idées et vos tendances. Pensez comme quelqu’un, si cela vous convient. Moi, j’aimerais mieux ne pas penser. Je ne suis pas de force à être maître, et je ne me sens pas de faiblesse à être disciple.


VI.   Cependant, j’ai lu, parce qu’on espère toujours que les auteurs se prononceront sur quelque chose, et qu’il serait bon de lire si les auteurs écrivaient avec franchise. J’ai lu parce que nous ne savons pas dire un mot sans dévorer des volumes, moi qui m’en repens comme ceux qui ne s’en confessent même pas. J’ai lu, parce que les livres ont encore ce résultat avantageux, de nous faire détester le mensonge. Je me suis inoculé le virus pour préserver mon sang d’une contagion mortelle. Sous les cieux meurtriers, en temps d’épidémies sidérantes, l’homme n’échappe à la mort qu’en courant sur elle. Puisse mon audace me sauver du naufrage de la Civilisation !

Hélas !..... je me suis laissé attirer dans tous les pièges : heureusement, jusqu’à cette heure, j’en suis sorti sain et sauf comme de celui de l’érudition.

Moi comme les autres, j’ai admiré les chefs de parti. Ainsi j’ai pu les approcher. Si tous les hommes les avaient observés d’aussi près que moi, je m’assure qu’il n’y aurait plus de partis. — Cachez-vous, tribuns ; on vous a vus !

Moi aussi, je me suis dit sectaire. Ainsi j’ai été forcé de défendre toutes les idées des maîtres, bonnes ou mauvaises. Si tous les hommes avaient soumis leur esprit à pareille torture, je suis convaincu qu’il n’y aurait plus de sectes. — Prenez garde, démagogues[1] ; on vous lit !

Moi aussi, j’ai été médecin. Ainsi, j’ai pénétré l’ignorance et le cynisme des princes de la science. Si tous les hommes s’étaient mirés aussi longtemps que moi dans la trousse doctorale, je suis bien certain qu’ils ne laisseraient plus exercer sur eux le droit de vie et de mort. — Tuez vite tout le monde, arbitres du corps humain.... ou tout le monde vous tuera !

Moi aussi, j’ai reçu le baptême, la communion et la confirmation. C’est qu’il faut prendre, si l’on peut, le style de la Bible, l’esprit de l’Évangile et la sublime folie des apôtres, afin de combattre à armes égales les dogmes de la Bible, la lettre de l’Évangile et le vil fanatisme des tonsurés. Si tous les hommes avaient vu comme moi les misères des divines miséricordes à travers la grille d’un confessionnal, je m’assure qu’il n’y aurait plus un prêtre en Europe pour conduire les funérailles du catholicisme. Arbitres des consciences, éteignez vos cierges ;... la Révolution allume sa torche ardente des Alpes aux Pyrénées !

Moi aussi, j’ai fléchi, plus que quiconque, sous l’autorité paternelle, et cru sincère l’affection de la famille bourgeoise. Il fallait bien que j’apprisse, par les blessures de ma sensibilité, qu’un propriétaire n’a d’entrailles que pour le vin de sa cave. Si tous les hommes avaient souffert comme moi de la servitude de la famille, j’affirme sur mon âme que l’autorité patriarcale ne serait plus. — Tremblez, tyrans du foyer : on vous a embrassés !

Moi aussi, j’ai eu foi en Dieu. Qu’en savais-je ? Ce qu’on m’en disait, le mot d’ordre de la vulgaire ignorance. Ne fallait-il pas que je réfléchisse sur cette gigantesque mystification, afin de pouvoir dire quelque jour ce que j’en pense ? Si tous les hommes avaient été pénétrés autant que moi par le néant, je jure qu’ils voudraient enfin posséder quelque chose de tangible. L’autorité et le mensonge sont poursuivis maintenant jusque dans le ciel... Gare dessus !

Moi aussi j’ai été modeste et timide, mais timide jusqu’à défaillir devant un bourgeois décoré ; je ne suis même pas encore bien guéri de cette névrose. Ne fallait-il pas que je fusse témoin de l’outrecuidance de cette valetaille pour me convaincre que l’indépendance ne sert de rien à l’homme en ce temps-ci, s’il n’y joint une sorte de fierté sauvage et la haine instinctive de tout ce qui est gluant. — Que les bourgeois cachent leurs rubans, les rubans rougis par le sang des morts de Juin. Car ces rubans se portent sur le cœur et servent de point de mire aux balles.

J’ai 29 ans. J’ai fort à faire pour racheter la première partie de ma vie par la seconde, pour compenser mes années d’esclavage par des années de révolte, pour verser sur toutes les plaies de mon humiliation le baume de mon orgueil. J’espère vivre assez cependant pour fournir à mes contemporains l’exemple d’un homme développant complètement les contradictions de sa nature, poussé vers de grandes luttes par le seul mobile de l’amour-propre, et mourant en affirmant, sur les jours de sa vie, l’omnipotence du Droit, la stérilité du Devoir, le jésuitisme de la Modestie, le majorat de l’individu et l’excellence des Passions.


VII.   Qu’on la taxe au prix que l’on voudra, je veux dire une pensée qui me vient. Je veux la dire parce que je ne crois pas à l’humilité, parce que je n’aime pas ceux qui font semblant d’y croire, et que je suis convaincu qu’il n’est pas un écrivain, pour jésuite ou démophile qu’il soit, qui jamais ait pris la plume sans se recommander à la Renommée. En l’an de grâce 1854, il est encore permis de penser bien de soi, mais heureux celui qui est assez vaniteux pour n’en rien dire !

Je dirai donc qu’il m’est pénible de développer à nouveau une opinion qui était exclusivement mienne, maintenant que les limaçons de la presse ont déposé sur elle leur traînée repoussante d’interminable phraséologie, d’hypothèses vulgaires, de patriotisme stipendié et d’ardeurs à tant la ligne. Oui, quand la haine siffleuse et le dédain sournois me poursuivaient, j’écrivais avec plus de passion, sur le rôle révolutionnaire de la Russie, qu’aujourd’hui. Car la pensée d’un homme c’est la toute jeune vierge qu’il élève et respecte, et qu’il ne reconnaît plus quand elle a été flétrie par un priapisme vénal, avant d’être devenue belle et forte, comme il l’avait rêvée. À l’homme infiniment affectueux dont on a ravi la bien-aimée, au père dont on a violé la fille, à l’auteur artiste, je n’ai donc pas besoin de dire ce qu’il m’en coûte pour reprendre cette question de Russie sur laquelle se vautre maintenant la grande prostitution politique.

D’autres craindraient de laisser soupçonner ce sentiment intime et voudraient cacher la démangeaison de leur personnalité sous quelque beau prétexte de dévouement. Eh ! pourquoi donc mentirais-je ? Si j’éprouve ce sentiment d’amour-propre, c’est qu’il est naturel à l’homme de s’attacher à son travail et d’en réclamer les fruits, louanges ou injures ; c’est qu’il y a des injures qui honorent.


VIII.   Si c’est là de l’orgueil, je ne m’en défends pas. L’orgueil est bon, puisqu’il nous donne le courage de revendiquer pour la vérité et de réclamer ce qui nous revient de droit. L’orgueil est le rempart de toutes les libertés ; la modestie est la brèche par laquelle tous les despotismes pénètrent au cœur de l’homme. Se défendre d’être orgueilleux, c’est se défendre d’être libre, d’être homme ; c’est mentir à soi-même et aux autres, et savoir qu’on ment. — Les vertus théologales ont fait leur temps.

Je déclare donc bien volontiers aux rédacteurs du journal l’Homme qu’ils ne se sont pas trompés en m’accusant de galoper à fonds d’orgueil à travers les steppes de l’Ukraine. J’estime en effet que l’homme ne vaut un peu que par la conscience de ce qu’il peut faire ; que l’orgueil personnel n’est ni triste ni chétif ; — et que c’est la jalousie, sorte de vanité honteuse, qui a donné le nom d'orgueil au soin que l’homme prend de la conservation de sa personnalité.

Tristes temps que les nôtres ! temps où l’on ne peut protéger sa pensée contre le plagiat, et son nom contre les menées des partis ; temps où l’homme fier est réduit à un isolement que les autres ne lui pardonnent pas ; temps où l’on n’a plus le droit d’être soi ; où l’on ne parvient à s’élever qu’en rampant ; où la force a tout mutilé, et les corps et les âmes !

Heureux moi cependant si je parviens à effrayer les gouvernements par mes prédictions. La peur est la seule lime qui morde sur la puissance. Heureux moi si je puis me venger seul de toute cette société lâche ! Prophète de malheur et de vérité, je ne craindrai ni le fonctionnaire arrogant qui parade au grand soleil, ni l’espion honteux qui ne sort qu’avec la nuit. Je marcherai sur le savant et sur le monarque, sur le soldat et sur son capitaine. Mes bras seront prêts pour le combat, et vers le ciel s’élèvera ma voix comme le cri de l’aigle qui voit poindre le jour ! !


IX.   ..... Cependant, quoi qu’il en coûte à mon orgueil, je reviens sur mon idée cosaque. J’y reviens parce qu’elle doit se développer, grandir et passer par-dessus les barrières que lui opposent la force et la haine, le pouvoir et les partis. J’y reviens parce qu’il faut qu’elle soit entendue dans le désordre des camps, et discutée par des hommes ivres de vin, ivres de sang. J’y reviens parce qu’elle se répandra sur le monde et qu’elle le fera trembler comme je tremble moi-même.

Cette idée est le tocsin de l’éternelle révolution qui vient à nous sur les ailes des fléaux redoutés. Maintenant ou jamais il faut la hurler par-dessus les pics de glace et les clochers bavards, afin que les avalanches et les battants de bronze la répètent d’échos en échos. Je crois les crises utiles dans le corps social comme dans le corps humain ; j’espère que la fièvre qui est en moi secouera l’humanité de sa torpeur. Il n’y a guère que six ans, j’étais un pauvre petit bourgeois, bien timide, qu’on élevait pour tuer le monde. Pourquoi donc aurais-je été tiré de cette sphère obscure si mes yeux n’étaient pas assez forts pour supporter les grandes lumières, si ma main n’était pas assez ferme pour arracher les masques et les fouler aux pieds ?

« Écrivez mes paroles sur les poteaux de vos maisons et sur vos portes. » Car je vous annoncerai ce que l’avenir vous réserve. Et je m’assure que ma souffrance n’est pas inutile ; — les générations prochaines la comprendront. — Je m’assure qu’il n’est pas de scandale superflu ; — la réprobation semée sur ma voie par les hommes d’intérêt et de tradition m’est un gage certain des réhabilitations de l’avenir. — Je m’assure qu’il n’est pas au pouvoir d’une poignée d’envieux d’étouffer une pensée conçue pour tous ; — ce que les peuples civilisés et les hommes esclaves condamnent aujourd’hui, l’humanité nouvelle et l’individu libre l’approuveront plus tard. — Les empereurs et leurs gendarmes ne sont pas immortels, les bornes des propriétés s’usent, le fer et le bois des douanes disparaissent ; les chefs de partis et leurs prétoriens s’entredévorent. Le soleil déjeune chaque matin des réputations réclamées que les heures usurières apportent à sa table somptueuse. Et la pensée grandit sur les ruines de la matière ! Voilà pourquoi je reviens à ma pensée.

J’y reviens parce qu’elle a semé l’effroi parmi les intérêts iniques, et la division parmi les partis menteurs ; — parce qu’elle a pesé sur la tête de ceux qui se croyaient grands ; — parce qu’elle a relevé de la poudre ceux qui s’y vautraient à l’aise ; — parce qu’elle a obtenu, toute jeune et toute pauvre qu’elle fût, les honneurs de la calomnie, de la rage et de la contrefaçon. J’y reviens parce que personne n’a osé ni la citer entière, ni la combattre sérieusement, tant elle renfermait de mystères redoutables. J’y reviens parce qu’elle est éminemment anarchique, terrifiante, mortelle à toute autorité et à toute intrigue ; — parce que ceux du parti démocratique ont été contraints d’avouer qu’elle porterait un rude coup à la révolution si le peuple des campagnes et des villes de France pouvait me lire et m’entendre.

J’y reviens parce qu’il faut que le peuple me lise dans les campagnes et dans les villes, et qu’il se prononce enfin, en pleine connaissance de cause, sur la révolution que veulent les constitutionnels et républicains formalistes de 1830 et de 1848, révolution que j’appelle, moi, de mon autorité privée, le Mensonge, l’Immobilisme, la Contre-révolution, l’Enrégimentation et le Despotisme sous prétexte de Liberté.


X.   Du fond de l’exil, une voix doit s’élever qui crie : Non, tout n’est pas ténèbres au milieu de ces sépulcres sur lesquels nos familles versent des pleurs. Parmi tous cœurs épris du passé, il en est un, pour sûr, qui envoie tout son rouge sang vers les plus lointains avenirs. Parmi tous ces aveugles, il est un homme qui voit clair ; parmi tous ceux qui dorment, n’apprenant rien, n’oubliant rien, je veille de longues nuits.

De ce poteau d’exil qu’on a tenté de rendre infâme, je veux faire une colonne de marbre et d’or qui resplendisse aux feux du nouveau soleil. Et jusqu’à son sommet je m’élèverai, et je verrai de haut les peuples et les mondes. Aux intelligences généralisatrices, aux âmes aimantes, aux regards perçants, aux voix qui vibrent, l’exil est bon ; aux hommes de bonne volonté l’exil est fécond en pensées et en travaux. Il faut que l’exil soit peuplé, il faut qu’il soit chanté. C’est dans l’exil que naissent les citoyens du Nouveau-Monde. Je le jure, la main sur l’histoire, sur l’organisation des sociétés naissantes, sur les récits des migrations des peuples. Je le jure en voyant passer dans l’air la graine ailée, le fil télégraphique, la fumée noire des grands navires. Je le jure par l’indépendance de ma solitude et par les rêves consolateurs qui me transportent au milieu de l’humanité future.

À ceux qui consentent à vivre gras dans la France asservie, je dirai : « Il ne vous appartient pas de blasphémer la proscription ! Non, toute la science n’est pas dans vos bibliothèques et vos académies aux vieilles senteurs ; non, tout le bien-être n’est pas dans vos spéculations fiévreuses ; non, tout art, toute inspiration, toute poésie, toute action, toute beauté, toute littérature, tout progrès, tout bonheur, vous ne les avez pas confisqués. Non, toute la découverte et toute la révolution ne sont pas en France. L’humanité, la mère féconde, n’a pas fait de nation immortelle au détriment des autres : son cœur bat pour tous les enfants de son amour. L’exil centuple la vie de l’homme en lui donnant l’humanité pour patrie. Les vrais exilés, sur cette terre, ce sont ceux qui ne peuvent sortir de chez eux qu’avec la permission de leur maître et sur un passeport signé de sa main.

Les proscrits sont les hommes libres de l’Europe enchaînée, les seuls ; ils sont le ciment des peuples, la moelle de leurs os, la chaleur de leur sang. Qu’ils ne trahissent donc pas leur mission ; qu’ils étudient sans préjugés, sans relâche et sans haine le rôle de chaque race dans la révolution prochaine ; ils sont placés mieux que personne pour juger impartialement des hommes et des choses. Qu’ils ne se résignent plus à végéter dans des pays nouveaux pour eux, sans en vivre la vie, sans en apprendre la langue, sans intérêts, sans joies et sans espoir, froids au milieu d’un monde qui les bat des chaudes vagues de son sang. Qu’ils ne se glorifient plus de préférer les égouts du faubourg Marceau aux eaux d’azur du Léman. Qu’ils ne se refusent plus à se découvrir devant les grande images de Shakespeare et de Nelson. Qu’ils soient de tout lieu, de tout âge, de toute société ; qu’ils aiment partout ce qui est beau, ce qui est grand ; qu’ils dédaignent partout les mesquines combinaisons de l’intrigue et la voix criarde du chauvinisme. Qu’ils s’élèvent au-dessus de cette vallée de larmes hypocrites, de vins frelatés, d’amours à tant la passe. Qu’ils rapprochent, sur leur âme, les grandes traditions de l’humanité de ses grandes tendances : qu’ils s’élancent, infatigables, d’un passé plein de regrets vers un avenir étincelant d’espérances. Ainsi la Proscription grandira, s’universalisera, s’affirmera forte, utile, respectée. C’est alors qu’elle sera vue dans les cieux comme une croix saignante, et que chaque goutte de son sang qui tombera sur la terre deviendra semence de guerriers et de révélateurs. — Proscrits ! osons être Hommes, hommes de toute nation. Et les rois et leurs sujets ne blasphémeront plus l’Émigration ! !


XI.   Je reviens sur mon idée cosaque parce que, depuis tantôt un an que, dans l’Orient, sont tirés tous les glaives il ne s’est pas trouvé, dans l’Occident tout entier, un seul homme pour recueillir le sang qui coule, y tremper sa plume, et sur papier de deuil, écrire une prédiction vraie. J’y reviens, parce que je suis las d’entendre vociférer sans cesse : Vive la France ! ou Vive l’Angleterre ! Vive l’Empire ! ou Vive la République ! Vive le Privilège ! ou Vive la Communauté ! Je voudrais distinguer, dans les rumeurs des foules, une de ces grandes exclamations : Vive l’humanité ! Vive la Liberté ! Vite le Travail ! Vive l’Anarchie ! Vive le Bonheur !

Je reviens sur cette idée parce qu’il faut des voix jeunes pour annoncer tout ce qui est nouveau, pour vibrer sur les peuples comme la trompette du jugement, pour crier : En avant ! En avant ! La Guerre, c’est la Rédemption ! Dieu le veut ! le Dieu des criminels, des opprimés, des révoltés, des pauvres, de tous ceux qu’on torture ! Le Dieu Satan au corps de soufre, aux ailes de feu, aux sabots de bronze ! Le Dieu du courage et de l’insurrection qui déchaîne les faims dans les cœurs : notre Dieu ! Plus de conspirations isolés, plus de partis bavards, plus de sociétés secrètes ! Tout cela n’est rien, ne peut rien. Debout l’Homme, debout le Peuple, debout tout ce qui n’est pas satisfait ! Debout pour le droit, le bien-être, la vie ! Debout ! en quelques jours vous serez des millions. En avant ! par grands océans d’hommes, par grandes masses d’airain et de fer, avec grand bruit d’idées ! L’argent ne peut plus rien contre un monde qui se soulève. En avant ! d’un pôle à l’autre, tous les peuples, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil ! Et que le globe frémisse sous vos pas ! En avant ! la Guerre, c’est la Vie ; la Guerre au mal, c’est la bonne Guerre !

Déjà le Privilège a semé tant de furies derrière lui qu’il y a, en Gallicie, des mères qui font rôtir leurs enfants qui surveillent le feu, et qui mangent le fruit de leurs entrailles sous le chaud soleil de juillet. — Déjà le Despotisme a semé tant de morts derrière lui que, dans tout l’empire d’Autriche, l’homme jeune qui choisit la Liberté pour amante, se prépare un linceul sanglant. — Déjà l’usure a semé tant de détresses après elle qu’il y a, dans l’empire français, 36 millions d’hommes dont la faim brisera les dents avant qu’ils osent mordre la botte d’un histrion couronné.

Est-ce assez ? Serez-vous plus patients que Job, le saint homme qui, de son fumier, se soulevait pour menacer Dieu ? Pour vous soulever attendrez-vous que chaque usurier appuie le talon sur la gorge d’un honnête homme ? — que les propriétaires fassent piaffer leurs chevaux dans les rues pavées de cadavres ? Attendrez-vous que vos pauvres filles se prostituent au premier venant ? Attendrez-vous que, dans chaque allée sombre, le Désespoir aiguise un poignard ? — que toutes les femmes deviennent stériles et que tous les enfants naissent rachitiques ? Attendrez-vous que la maigre Famine broute des brins d’herbe entre les pavés ? En avant !... ou c’est la Mort !.....

La vieille politique, les vieux partis, les vieux intérêts, l’Autocratie, la Démocratie ne sont plus que des mots. Immobilisme ou Révolution ; les sociétés ont à choisir entre ces deux termes du problème social. Et l’Immobilisme, c’est l’Occident, la Civilisation, tout ce qui est déjà, tout ce que nous connaissons, tout ce qui ne nous suffit plus. Tandis que la Révolution, c’est tout ce qui n’est pas civilisé, tout ce qui reste encore à faire, tout ce qui végète, tout ce qui n’a pas accompli sa destinée.

Entre la grande pépinière d’hommes et le grand atelier de forces qui grondent à l’Est, entre l’immense cimetière de peuples et de traditions qui râlent à l’Ouest. entre l’Aurore et le Crépuscule. il faut faire un choix. Plus d’atermoiements, plus d’habileté possibles : il faut entrer dans la ligue occidentale à la suite de la France ou dans la ligue orientale à la suite de la Russie. J’ai prévu depuis longtemps dans quel cercle de feu la fatalité renfermerait les Européens. Bourgeois du Vieux-Monde, constitutionnels. républicains, démocrates, blancs, bleus, tricolores, roses ou rouges, vous êtes bien pris. Mais l’écu, le vieil écu, c’est votre honneur à vous. À genoux donc devant Napoléon III !


XII.   Je reviens sur mon idée cosaque, parce que toutes nos révolutions seront inutiles tant que nous serons emprisonnés dans les mêmes frontières et bridés par les mêmes conventions légales. L’histoire des cinquante dernières années, par tous nos pays, témoigne de l’inanité d’un soulèvement qui n’agite qu’une nation. Je conçois que les réformes obtenues par ces émeutes superficielles puissent satisfaire ceux qui définissent la révolution : Liberté de la presse, formation de la garde bourgeoise, suppression des couvents, proclamation d’une constitution, suffrage universel. Mais que ceux qui demandent l’abolition de la propriété, la suppression de l’intérêt, la destruction du monopole, la liberté de la circulation, l’équité de l’échange, le règne du travail, l’empire des passions et du bonheur ; que ceux-là cessent de s’épuiser contre le milieu civilisé. On n’imprime aux cadavres que des secousses forcées. L’Occident est sans âme.

De par l’organisation sociale il est défendu à la masse bourgeoise de désirer la révolution de l’anarchie, car les intérêts bourgeois succomberaient avec la civilisation. Et cependant l’issue de toute tentative révolutionnaire dépend de l’attitude de la bourgeoisie. Au contraire, de par leur imperceptible minorité, il est défendu aux anarchistes d’avoir une influence décisive sur le résultat des événements révolutionnaires. Et cependant la révolution de l’anarchie, c’est la révolution de la justice, la vraie révolution. Comment briser le collier d’or qui nous étrangle ?

Révolutionnaires anarchistes, disons-le hautement : nous n’avons d’espoir que dans le déluge humain ; nous n’avons d’avenir que dans le chaos ; nous n’avons de ressource que das une guerre générale qui, mêlant toutes les races et brisant tous les rapports établis, retirera des mains des classes dominantes les instruments d’oppression avec lesquels elles violent les libertés acquises au prix du sang. Instaurons la révolution dans les faits, transfusons-la dans les institutions ; qu’elle soit inoculée par le glaive dans l’organisme des sociétés, afin qu’on ne puisse plus la leur ravir ! Que la mer humaine monte et déborde ! quand tous les déshérités seront pris de famine, la propriété ne sera plus chose sainte ; dans le fracas des armes, le fer résonnera plus fort que l’argent ; quand chacun combattra pour sa propre cause, personne n’aura besoin d’être représenté ; au milieu de la de la confusion des langues, les avocats, les journalistes, les dictateurs de l’opinion perdront leurs discours. entre ses doigts d’acier, la révolution brise tous les nœuds gordiens ; elle est sans entente avec le Privilège, sans pitié pour l’hypocrisie, sans peur dans les batailles, sans frein dans les passions, ardente avec ses amants, implacable avec ses ennemis. Pour Dieu ! laissons-la donc faire et chantons ses louanges comme le matelot chante les grands caprices de la mer, sa maîtresse !

À ceux qui sont convaincus de la nécessité de mettre la civilisation à feu et à sang ; — à ceux pour qui tout est perdu, avoir et espérances ; — à ceux que la cupidité des riches met dans l’impossibilité de gagner leur vie ; — à tous ceux-là, je dis :

Le Désordre, c’est le salut, c’est l’Ordre. Que craignez-vous du soulèvement de tus les peuples, du déchaînement de tous les instincts, du choc de toutes les doctrines ? Qu’avez-vous à redouter des rugissements de la guerre et des clameurs des canons altérés de sang ? Est-il, en vérité, désordre plus épouvantable que celui qui vous réduit, vous et vos familles, à un paupérisme sans remède, à une mendicité sans fin ? Est-il confusion d’hommes, d’idées et de passions qui puisse vous être plus funeste que la morale, la science, les lois et les hiérarchies d’aujourd’hui ? Est-il guerre plus cruelle que celle de la concurrence où vous vous avancez sans armes ? Est-il mort plus atroce que celle par l’inanition qui vous est fatalement réservée ? Aux tortures de la faim ne préférez-vous pas les entailles de l’épée ?

Voyez ! Tout est partagé, toutes les places sont prises ; dans ce monde trop plein vous arrivez comme des étrangers. Dès le ventre de vos mères, vous êtes vaincus ; soyez donc révoltés dès le ventre de vos mères, ou bien allez vous-en, comme dit Malthus, un homme que les Anglais ont trouvé choquant de cruauté.

Je vous dis, moi, qu’il n’y a de vie pour vous que dans l’universelle ruine. Et puisque vous n’êtes pas assez nombreux dans l’Europe occidentale pour que votre désespoir fasse brèche, cherchez en dehors de l’Europe occidentale. Cherchez et vous trouverez. Vous trouverez au Nord un peuple entièrement déshérité, entièrement homogène, entièrement fort, entièrement impitoyable, un peuple de soldats. Vous trouverez les Russes.

Si vous me dites que ce sont des Cosaques, je vous répondrai que ce sont des hommes. Si vous me dites qu’ils sont ignorants, je vous répondrai qu’il vaut mieux ne rien savoir que d’être docteur ou victime des docteurs. Si vous me dites qu’ils sont courbés sous le Despotisme, je vous répondrai qu’ils ont besoin de se redresser. Si vous me dites qu’ils sont barbares, je vous répondrai qu’ils sont plus près que nous du socialisme, et que la facilité de leur conversion nous est prouvée par celles de tous les peuples neufs. Si vous me dites que tous sont esclaves, je vous répondrai que tous désirent la liberté ; — que tous sont déshérités, je vous répondrai que tous sont intéressés à la venue de la justice ; — que tous sont soldats, je vous répondrai que tous sauront combattre pour leurs droits ; — si vous me dites qu’ils nient tout ce qui existe, je vous répondrai qu’ils sont sur le point d’affirmer tout ce qui existera. Les Cosaques seuls ont assez de forces vives et d’intérêts en majorité pour faire la révolution.

..... Ou bien aimez-vous mieux recommencer l’épreuve des gouvernements provisoires, des assemblées délibérantes, du Luxembourg ; les parades à l’Hôtel-de-Ville et les sanglantes journées de juin ? Alors, pour Dieu ! ne vous plaignez plus ; prêchez le crédit aux banquiers et le travail aux propriétaires ; remettez votre tête dans la gueule du loup et votre bourse à la probité des voleurs ; jouez à l’émeute avec ceux qui ne veulent pas de révolutions ; élevez des piédestaux à M. L. Blanc qui en a grand besoin, et courez à Constantinople en criant : Vive l’Empereur ! et vive la France, la bonne patrie qui prend soin de ses enfants bien-aimés ! Vous chantez, vous illuminez, vous tirez le canon, Français ! pour la prise de Bomarsund..... donc vous paierez.

Allez donc en Orient ! Le drapeau tricolore flotte sur toutes les coupoles, et l’on reçoit bien, dans le camp de la civilisation, quiconque offre sa vie pour la défense des privilèges qui le condamnent à mort ! Mais allez donc ! Y. de Saint-Arnaud vous commandera, le boucher de Paris, celui qui a couché vos frères sur les pavés, l’heureux émule de M. Samson ! Mais allez donc ! fils de la France, étudiants sans cœur, commis-voyageurs sans tête, intrigants sans ressources, et vous infortunés prolétaires, aveugles enfants des campagnes ! Allez, vous généraux qui trompez, et vous soldats qu’on trompe ; abandonnez vos travaux et vos foyers ! Allez, bourreaux et victimes, gémissante colonne de meurt-de-faim ! Allez !...... Et que, parmi les morts, votre Dieu relève les siens ; qu’il les relève devant la postérité ! !...

Est-il bien vrai, Soleil ! qu’aux plages d’Orient, tu éclaires de tes lumières vives plus d’un million d’hommes qui se font tuer pour un vain mot, la Patrie ! Est-il bien vrai que de ce sang répandu, de ces chairs meurtries, de ces os broyés, de tout ce mortier d’hommes, le Despotisme veut élever de nouveaux autels ? Est-il vrai que cette coupe écumante ne puisse être détournée de nos lèvres ?

Oh ! du moins que cette guerre soit la dernière ! Qu’elle dure assez longtemps pour que les peuples se demandent quels intérêts ils servent ! qu’elle soit assez atroce pour plonger le monde dans la stupeur ! Qu’elle soit assez inexorable pour décapiter l’Europe occidentale ! Qu’elle traîne à sa suite toutes les pestes, toutes les famines et toutes les concupiscences ! Qu’elle pousse des vagues de Barbares sur nos capitales dépeuplés ! qu’elle se continue de maison à maison, de famille à famille, d’homme à homme ! Que la Délivrance surgisse de la Servitude ! Que le bien s’élève de l’excès du Mal ! que la chaleur et la vie s’exhalent du sang versé ! Oui, la mort par le glaive, la mort par le tzar, plutôt que la mort par la faim et par la bourgeoisie civilisée ! — Voilà le cri que pousseront bientôt, comme moi, tous ceux qu’embrase le souffle de la révolution !


XIII.   Quand les bourgeois français ont trouvé quelque bon ou mauvais mot qui traduise fidèlement leurs opinions ou leurs peurs, ils en sont fiers comme d’une victoire. Oh ! comme ils seraient forts, et sur terre et sur mer, si l’on gagnait des batailles avec des calembours ! — Parce qu’ils appellent les Russes des Cosaques, ils se figurent avoir renversé la formidable puissance de la Russie ; — parce qu’ils m’appellent Cosaque, moi, ils s’imaginent avoir fait justice de mes prédictions. Quand les paysans et les prolétaires de leur pays courront au devant de l’invasion révolutionnaire, ils les appelleront aussi des Cosaques, et se persuaderont avoir terrassé la Révolution ! — ô le plus cockney des peuples passés et futurs, nation forte en paroles et poitrinaire à l’action, à qui donc penses-tu en imposer encore ?

Mais, bourgeois de France, avocats nés malins, ils sont chez vous les Cosaques, comme en Russie, par millions et dizaines de millions ! Car le Cosaque, c’est l’homme déshérité qui réclame bravement, à la pointe du fer, une place au foyer social ; c’est l'ignorant, le partageux, le brigand, le barbare — comme vous dites — en un mot, celui qui a faim et celui qui a soif et à qui vous ne voulez donner ni à boire ni à manger, le Cosaque enfin, c’est le révolutionnaire par la force des choses, pour son intérêt, pour sa vie. Comptez, statisticiens de l’Institut, combien ils sont dans la belle France !

Et toi, peuple rançonné, bâtonné, bâillonné, mitraillé, famélique, quand donc comprendras-tu que les mots sont des mots et les choses des choses,... et que les mots ne sont pas des choses ? Tes vrais alliés qui sont-ils ? Seraient-ce par hasard le magnifique empereur de cirque, le redoutable général à la médaille miraculeuse, le grand seigneur vendéen, le banquier juif, qui s’engraissent des dépouilles de la patrie et prélèvent sur toi l’impôt du sang, le nerf de la guerre sainte ? Ne seraient-ce pas plutôt ces gueux des steppes, ces Cosaques esclaves et maigres comme toi — moins que toi bien certainement ?

Oh ! réponds, réponds, peuple, il y va de ta vie ! Et de même qu’en 1815, nos Cosaques aristocrates appelaient à la rescousse leurs frères de l’extérieur, ouvre à deux battants, peuple, les portes des frontières aux Cosaques prolétaires. L’Autorité et la Servitude, l’Opulence et la Misère ont les mêmes traits partout, partout il est facile de les reconnaître. Prends sous ton bras, peuple, l’homme qui souffre comme toi, Français ou étranger ; donne-lui l’intelligence de la révolution sociale ; en retour il te donnera la force sans laquelle tu ne la ferais pas. Les prolétaires cosaques sont nombreux comme les sables des océans ; ils ont la torche en main... Et tu sais, ô peuple ! que le plomb du fusil ne suffit plus pour renverser la féodalité de l’argent !

Qu’on ne s’y trompe pas. Le glorieux peuple français, le premier des peuples civilisés, est serf comme le peuple russe — ni plus ni moins — serf par le salaire, serf par la redevance, serf par l’impôt, l’aubaine, la loi, le gouvernement ; ses filles et ses femmes, ses garçons et ses vieillards sont serfs ; il est en tutelle pour la respiration, la nourriture et la vie ; la raison d’État, le bon plaisir peuvent le faire mourir à volonté d’asphyxie et d’inanition. Soyez fiers, civilisés ! Oh ! le superbe droit que votre droit à l’assistance ! les solides garanties que vos constitutions-vérités ! l’ingénieuse invention que le suffrage universel fonctionnant pour le choix d’un maître ! les profondes réformes que toutes vos réformes politiques ! Comme cela remplit l’estomac et meuble la tête ! !

Je demande, à mon tour, aux pauvres Cosaques de France ce que leur feraient perdre la révolution et le peuple qui pointeraient sur tous ces beaux droits-là les gueules de leurs canons ? Je leur demande quels privilèges et quels avantages ils ont à conserver en défendant la Civilisation et la Patrie françaises ? Les immobilistes m’accuseront de prêcher au peuple le matérialisme et le mépris de toute morale... Connu ! ! Je leur demanderai ce que prêchaient les Vendéens et les émigrés ?

Dans cette seconde moitié du dix-neuvième siècle, le sphinx social nous crie de sa voix la plus terrible : Mort de l’Homme ou Naissance du Socialisme ; choisissez ! Je choisis, moi, la venue du Socialisme, par tous moyens ; comme tous les bipèdes à gants jaunes, je cherche la satisfaction de mes besoins. Vive la Révolution, cosaque ou chinoise, monarchique ou républicaine qui me donnera le bonheur et qui ne m’imposera pas extraordinairement de cinquante centimes !


XIV.   Et voilà cependant pourquoi le citoyen rédacteur en chef du journal l’Homme me faisait dernièrement l’honneur de me comparer à Érostrate et terminait ainsi sa longue philippique contre moi :

« Nous n’accuserons pas le citoyen Cœurderoy de faire sciemment, volontairement le service des polices impérialistes : il ne nous arrivera jamais de manquer à notre conscience pas plus sur les idées qu’à l’endroit des hommes, même après les plus stupides provocations ; mais nous lui dirons qu’il vient tristement en aide à la calomnie des gouvernements contre les républicains, et qu’il porterait un coup rude à la révolution si le peuple de nos campagnes pouvait l’entendre ou le lire ; nous lui dirons que tout orgueil personnel est triste et chétif devant les questions redoutables qui nous sollicitent, et quand les nations en deuil attendent l’effort commun au lieu de la jactance isolée.

« Le citoyen Cœurderoy, nous le craignons bien, a voulu jouer un rôle, et comme tout était pris dans la République ou le Socialisme, depuis la Banque d’échange jusqu’à l’Icarie, le citoyen Cœurderoy a inventé les Cosaques.................[2] » (L’Homme, numéro du 21 juin 1854, article intitulé : Un nouvel Érostrate.)

Je me sens en veine de malice aujourd’hui, citoyen Ch. Ribeyrolles, et malgré toutes les promesses de modération que je m’étais faites à cet endroit, je ne puis résister à la démangeaison de tourmenter un peu cet excellent Journal l’Homme. Je lui réponds en deux mots :

1°) Érostrate était un fou sublime, et il serait à désirer que parmi les vigoureux de la république démocratique, il s’en trouvât un seul qui osât porter, comme lui, la torche sur tout ce que les civilisés adorent. Erostrate ne fit autre chose que chasser les marchands du temple, ce que Jésus fit trois cents ans plus tard, ce que nous ne ferons pas seuls ; — ce qu’il faut faire cependant. — Je ne mérite pas d’être comparé à Érostrate !

2°) Il y a certaines insinuations qui, sans faire courir à leurs auteurs les dangers d’une accusation franche, ont cependant la même portée ; de celles-là les citoyens irrévolutionnaires se montrent toujours prodigues : leur police officieuse est chargée de les expliquer. Que vous êtes maladroits, en vérité, citoyens ! Si je faisais le service d’une police quelconque, est-ce que je ne serais pas de force à le crier par dessus les toits, moi qui ne sais rien cacher ? Et puis, s’il me plaisait d’être mouchard, citoyens, à qui donc serai-je tenu de demander permission pour me vendre ? À qui donc appartiendrait-il de m’accuser et de me juger ? À ces citoyens vertueux qui font la police des chefs de parti, sans doute ? L’homme n’est-il pas libre même de se déshonorer ? Et quand il en est venu à ce point de mépris de lui-même, le ferez-vous revenir au respect de sa conscience, dites-moi, citoyens, avec vos grands principes imprescriptibles et vos terribles jurys d’honneur ? Sachez donc, citoyen ex-rédacteur en chef de la Réforme, que la seule sauvegarde de l’honneur, c’est l’amour-propre, et que jamais personne, ni roi ni tribun, n’achète un homme fier, parce que cet homme ne saurait pas dire lui-même tout ce qu’il vaut. Au surplus, et bien que l’opinion soit le cadet de mes soucis, je mets au défi et vous, citoyen, et les autres, de citer un seul acte de ma vie, un seul mot de ma langue, une seule ligne de ma plume, qui rende votre insinuation vraisemblable. Ah ! bien habile serait, ô citoyens, le chef de parti réformateur qui vous guérirait de votre manie d’inquisition ! — Quant à moi, ne dépendant ni de vous ni de personne, je n’ai pas à m’inquiéter de l’appréciation que vous pouvez faire de mes actes ou de mes écrits.

3°) À vous entendre, citoyens, il semblerait qu’un rôle, dans la société actuelle, cela se retient, cela s’escompte, cela se monopolise ; il semblerait qu’il n’y a plus rien à prendre ni dans la République ni dans le Socialisme, que vous savez tout, que vous avez tout découvert... Il n’y a pas beaucoup paru en février, convenez-en. Et je doute que les Cosaques dont vous voulez bien à la fin m’accorder l’invention, procèdent aussi gauchement et aussi timidement à la révolution que les très-illustres démocrates du gouvernement provisoire en 1848. Je suis désespéré d’ailleurs de ne pas savoir chanter leurs louanges d’une voix pure et citoyenne.


XV.   Toute vérité est bonne à dire, mais difficile à émettre au milieu des scribes, des pharisiens et des docteurs. Celui-là semble cruel qui dit à un vieillard : tu vas mourir ! On l’accuse de sacrilège, s’il le répète.

Mais la notion de respect est établie, comme toutes les autres, par les majorités. Mais il y a quelque chose de plus fort que l’opinion, c’est la vérité. Mais il y a quelqu’un de plus fort que tous les hommes, c’est un homme libre. Ceux qui flattent les vieillards, en leur promettant l’éternité, n’ignorent pas plus que moi que les vieillards meurent, mais ils comptent qu’ils vivront assez encore pour refaire leurs testaments en leur faveur.

Je prétends qu’il est utile de dire la vérité aux vieillards, comme aux autres hommes. Je prétends qu’il est charitable, quand ils veulent courir, de leur donner un coup de pied dans les béquilles, afin qu’ils ne se cassent pas le cou.

Quand on condamne un assassin à mort, on l’en prévient assez à temps pour qu’il puisse recommander son âme à Dieu... Et l’on n’aurait pas quelque pitié pour une société qui va mourir ! Et l’on ne préviendrait pas la civilisation scélérate quelques instants d’avance pour qu’elle ait le loisir de faire ses dernières dispositions. C’est prouver le respect qu’on a pour soi-même et l’intérêt qu’on porte aux vieillards que de ne pas les tromper à l’heure suprême.

Malheureux ceux qui mentent aux mourants.


XVI.   Moi qui crois que rien n’est perdu dans le mouvement universel ; — que l’homme, subissant la destinée commune, reparaît d’âge en âge, sous des formes successivement plus complètes ; moi qui regarde la mort et la révolution comme des moyens de conservation des sociétés, je considère également l’invasion comme un mode de régénération pour les peuples. Et l’histoire témoigne pour moi qu’après cette terrible épreuve, ils renaissent plus beaux, plus libres, plus puissants et plus heureux. L’existence est un cycle d’or et de fer, d’heurs et de malheurs ; un continuel échange entre les restes de la vérole qui nous prend sur terre et les restes des vers qui nous reprennent dessous.

Pourquoi donc nous obstiner à n’en voir qu’une moitié ? Pourquoi n’appeler vie que les monotones journées que nous passons au-dessus du niveau des mers, nous rasant, fumant, bâillant jusqu’à désarticulation, ne parvenant au fond de nos bottes qu’à la sueur de notre front, tenant notre estomac et nos génitoires en équilibre, nous injuriant du matin au soir ? En vérité, pour peu que la vie sous-terrestre soit accidentée, elle sera beaucoup moins fastidieuse que celle-ci. — La Mort est à la fois le commencement d’une existence et la fin d’une autre. Mais elle est toujours la vie. J’en dis autant de l’Invasion.

La France est morte, vive l’humanité !


XVII.   Ma poitrine est gonflée de malédictions, ma langue est sifflante comme celle du serpent ; ma gorge est sèche et mes yeux sanglants. Le sang coule sur les herbes flétries, et je ne puis l’étancher...... Ce qui est écrit est écrit.

Qu’elle descende donc l’invasion formidable, et que la moelle frémisse dans le creux de nos os ! Que les flots des mers glacées s’échauffent sous la quille des vaisseaux armés en guerre ! Que les sables des steppes se transforment en autant de guerriers ! Que l’épée nue trace droit son sillon à travers les multitudes ! Que les capitales travaillent sur leurs fondements comme des prostituées hébétées par le gin ! que l’univers couvre sa face du voile de la nuit !

Et moi je verrai les vagues s’élever en montagnes d’écume, et l’orage bondir sur leur dos. Et les vents emporteront des nations entières dans leurs manteaux déchirés. Et ces nations trembleront comme les feuilles saisies du frisson de novembre. La Vengeance, la Menace et la Mort suspendues sur l’humanité ; la terre s’inclinera sur son axe. Les corbeaux se tairont...

Et je me réjouirai quand l’éclair de la Destruction sigillera les ténèbres ! Et je collerai mon oreille au sol ébranlé ! Et je recueillerai les râles des mourants ! Et je dilaterai mes narines aux vents du nord chargés de poudre.

Car je ne serai pas coupable de tout cela, moi qui crie sans répit aux nations d’Occident : Arrêtez-vous, maudites, sur la pente de l’abîme ! Enrayez ! Enrayez ! !

Voici venir sur vous les mille cohortes de l’invasion : les géants aux yeux verts, enfants de la Baltique, et les Mongols cuivrés par le soleil. Enthousiastes de la mort, avides de pillage et de voluptés, ils arrivent, rapides comme leurs cavales, maigres comme des loups à jeun.

Rangez-vous par pitié devant la gueule de leurs canons et le fer de leurs lances. Car ces hommes sont durs comme les chênes verts, tandis que vous êtes cariés comme le liège qui crie sous l’acier barbare.

À genoux, cités superbes, filles de la Bourgeoisie ; il n’est pas une de vos pierres qui repose honnêtement sur l’autre. Rachetez la honte de votre vie en vous préparant à mourir sans peur.

« J’ai vu l’Orient s’entrouvrir comme la gueule d’une bête fauve. Au fond le soleil brillait, rouge, sur des armes polies. J’ai cru voir un lac de sang ; j’ai senti, dans mes veines, le froid de la mort. »


XVIII.   Je végète dans ce siècle où tout s’écroule, ou les hommes ébranlent avec fureur institutions et monuments. Je vois s’élever le matin de vastes projets, des alliances inébranlables, des gouvernements éternels... qui tombent au soir. L’avenir prochain est pommelé de nuages blancs et noirs, sombres à voir venir. Bien des nations orgueilleuses de leur splendeur d’aujourd’hui seront, demain, en péril d’existence.

Le terrain est mouvant, les flots des hommes sont houleux comme les vagues des mers ; ne cherchons à élever rien de stable sur les tremblements de terre et les traînées de poudre. Les cataclysmes sont plus forts que nous ; ne nous mettons pas en travers d’eux au milieu des multitudes qui grondent, les plus hardis sont les plus sages. Passons le jour, c’est beaucoup déjà ; notre lendemain est loin, bien loin, dans les brumes du Nord.

Moi qui ne puis trouver sur la terre un asile assuré ; moi qui ne recueille plus que des haines ; moi qui vis dans la révolution, qui la souffre, qui la pressens ; moi qui a prédit depuis longtemps ce qui se passe aujourd’hui, je répète aux hommes : « Ne comptez pas sur des jours d’abondance ; ils ne sont pas pour nous. Nous sommes précipités sur la pente d’abîmes sans fond et sans ciel, où nous roulerons tous, hommes et femmes, vierges et débauchés, les uns sur les autres, sans pensée, sans pudeur. La suprême prudence aujourd’hui, c’est la suprême indifférence ; la suprême habileté, le suprême courage, c’est de s’abandonner à la frénésie des tourbillons. Qu’on prenne bravement son parti du déménagement universel !

Pourquoi donc ne voulons-nous voir de sécurité que parmi la foule imbécile qui se meurtrit les coudes et s’aplatit la cervelle à force de se presser ? Un immense déluge d’hommes va se répandre sur nous... Que les femmes ouvrent leurs jambes pour les recevoir de bonne volonté, si elles ne veulent pas les desserrer de force. Et roule, ô Révolution !


XIX.   Dans ces jours de réveil les aigles et les coqs pousseront des cris aigus : toutes les patries seront en danger, tous les foyers éteints, tous les hommes proscrits.... Et cela jusqu’à ce que les frontières des nations, les limites des propriétés et les cœurs des mortels ne soient plus un opprobre à la terre qui les porte. — Alors les vagabonds et les morts civils d’aujourd’hui revivront réellement parce qu’ils se seront habitués, dès longtemps, à rester en dehors de toute circonscription de patrie ou de gouvernement. — Alors, proscrits de toutes les révolutions, parmi les milliers de fugitifs qui chercheront un gîte, nous compterons enfin. Résurrection qui surprendra grandement les bourgeois aux pieds plats ! — Alors notre monde boursouflé d’orgueil crèvera et sera totalement retourné ; il sera plus vieux d’années et plus neuf de façon ; il sera régénéré par la Révolution, l’ouvrière économe qui fait des drapeaux brillants avec des chiffons dédaignés ; il sera plus joyeux qu’il n’est aujourd’hui, notre beau globe verdoyant, dont l’épicier s’est sacré roi !

Rien ne conjurera ce cataclysme ; rien ne démentira mes prédictions. L’Occident se tord sous la blessure de cette plume, de cette plume de fer : hœret lateri lethalis arundo ! — Dieu n’est déjà plus qu’un mot. Et cependant la vapeur et l’électricité n’ont pas encore rempli leur premier jour de création ! Oh ! que la Révolution est grande quand on la voit ainsi, s’élevant de toute sa taille dans l’immense avenir ! ! !

Lumière des glaives, feu des canons, écume des chevaux hennissants, tambours voilés de crêpes, drapeaux teints de sang, je vous salue ! Et vous aussi, anarchie pleine de grâce, juive de trente ans aux cheveux d’or, divinité lascive, je vous salue ! !

L’Ordre civilisé est mort : vive l’Ordre, l’ordre socialiste ! !


XX.   Je végète dans ce siècle, le siècle de toutes les monstruosités ; — le siècle qui fait mourir les jeunes gens par continence et les vieillards par luxure ; — le siècle où s’évanouissent, sur les sofas, les vieilles douairières, tandis que les pauvres filles passent les nuits sur un travail qui ne leur donne pas le pain des jours ; — le siècle où les octogénaires enterrent les enfants ; — le siècle de décadence où l’on crie : « Vivent les cadavres ! Élevons des tombeaux ! Bénis soient les ossements, la pierre et les métaux qui n’ont pas d’âme ! Ceux qui marchent nous font peur ! »

Bourgeois insensés, avares de gros sous et prodigues de paroles légères ! crachez votre obésité sur vos tisons et ne dépassez pas du bout de votre nez le seuil de vos boutiques : cette fois il y a danger de mort ! Cessez de défier la Révolution. Car je vous dis, moi :

« La nature est plus puissante, plus magnifique quand elle détruit une société d’un seul coup que quand elle élève une ville maison par maison. — Les plus grands enseignements sont dans les ruines. — Aux civilisations qui s’élèvent, les conquérants ; à celles qui s’abaissent, les prophètes. — J’admire les avalanches, j’aime les révolutions. — Je ne m’élèverai pas contre un monde qui s’écroule ; je ne consumerai pas le peu de forces qui me restent à prêcher la révolution dans les déserts d’Occident. — Je dirai ce que je vois. — Et que pourrai-je décrire, sinon des décombres ? Que pourrais-je entrevoir dans un avenir prochain, sinon des peuples en marche ? Que pourrais-je ressentir dans mon cœur, sinon de poignants désespoirs pour le présent, et pour l’avenir, de vagues aspirations de bonheur, comme un éclair dans la nuit, une barque dans l’orage, une première pierre parmi des débris ? — J’annonce ce qui se prépare ; pour tous les royaumes du monde, je ne me tairai pas.

Que m’importe, la rage que vont soulever mes prédiction dans l’occident et dans l’Europe, encore ? Le monde est bien plus grand que cela. Ma parole passera dans l’air comme la foudre qui ne gronde et n’éveille qu’un instant. Elle dira : « En avant et patience ! La liberté grandit en raison de la Compression ! Après les ténèbres, la Lumière ! Après le silence, la Parole ! Après l’iniquité la Justice ! Après les générations civilisées les générations socialistes ! Après la division des langues, l’universel Langage ! Après Babel, la Terre-Promise ! Après la concurrence et la haine, l’accord des intérêts et l’Amour ! Après les semailles, la moisson ! Après un homme, l’Humanité ! Après cette vie, une autre Vie ! !

L’Orient exagère la force : j’exagérerai la Liberté. Anarchie contre Terreur ! Que chacun fasse toute sa tâche ! Que la Décomposition marche par le Fer et par la Plume ! à chaque jour suffit sa peine ! Aux Cosaques, le Glaive, à nous la Pensée ! Démolissons jusqu’à la mort ! nos enfants feront le reste. Et ne serons-nous pas nous-mêmes les enfants de nos enfants ? — L’homme revit dans l’humanité.


XXI. — Une voix intérieure me crie : À l’œuvre. fils de l’homme ! Un monde s’écroule !

Prends une pierre parmi ses décombres et grave ton nom sur cette pierre. Puis ouvre une de tes veines et laisse couler ton sang dans les caractères que tu auras creusés. Et ces caractères deviendront rouges. Et cette pierre résistera à la pluie, à la sécheresse et à la gelée. Et ton nom sera gardé, parce que tu auras dit vrai !

À l’œuvre, fils de l’homme ! Tu vivras plus longtemps que la Civilisation. La Civilisation passera comme toutes les formes sociales essayées par l’humanité, tandis que l’homme vit autant que son espèce : il ne meurt que pour renaître, il ne renaît que pour mourir.

À l’œuvre, fils de l’homme ! Tes jours sont comptés. Chaque heure qui nous arrive amène sa pensée ; chaque heure qui nous fuit l’emporte. Et les pensées passent inutiles si elles ne sont pas fécondées par le travail.

À l’œuvre, fils de l’homme ! à l’Orient l’épée s’avance, accumulant des monceaux de cadavres. Il faut qu’à l’Occident, l’Idée marche du même pas, s’élevant sur des débris de préjugés. Il a surgi dans l’Orient un homme fou de pouvoir : qu’il surgisse dans l’Occident un homme fou de Liberté !

À l’œuvre, fils de l’homme ! Que le problème social soit posé nettement, fièrement ! Que la Prophétie hurle, hurle plus haut que le Canon ! Qu’il ne soit tenu compte ni des agonisants, ni des invalides, ni des diplomates, ni des propriétaires conservateurs, ni des propriétaires démagogues. Un corbillard et des pleureurs en bonnets tricolores nous débarrasseront de tous ces cholériques au teint jauni ; — quelque abbé Buchez du Néo-Catholicisme priera l’Éternel pour le repos de leurs âmes. — Avec dix centimes nous en verrons la farce.

À l’œuvre, fils de l’homme ! La Bourgeoisie est un cadavre infect ; les gouvernements de l’Occident sont des masques usés ; la Démagogie traîne piteusement, par les chemins d’exil, son squelette rouge. Il n’y a que deux forces vivaces en présence : le Tzarisme et le Socialisme, l’Absolutisme et la Liberté ! Le Tzarisme, c’est la Démolition, la Révolution de demain : Le Socialisme, c’est la Reconstruction, la Révolution du jour suivant.

À l’œuvre, fils de l’homme ! Fatalement, le Tzar, le vieux bouquin du Nord est le fiancé de la Révolution, la fille aux traits heurtés, noirs de poudre. Mais, à quand la nuit des noces, à quand le paroxysme de la concupiscence ? à quand la décollation de l’Holopherne roux de St.-Pétersbourg ?…… La vierge ne sera pas déflorée : je le jure !

À l’œuvre, fils de l’homme ! Encore quelques années de lutte, et de la mêlée formidable tu seras retranché. Nos forces ont un terme ; il n’est pas donné à un seul de résister longtemps aux malédictions de tous. Quoi que nous fassions nous sommes hommes, et trop sensibles à la calomnie, aux larmes et aux malheurs : pour un moment de haine féconde, nous souffrons bien de longs et stériles jours de découragement : le repos ne nous vient qu’avec la mort. La Révolution change souvent de serviteurs.

À l’œuvre, fils de l’homme ! Grandis par la volonté ; suis ton attraction ! Qu’importe si les partis morts t’accusent de nuire à leur cause ? Leur cause n’est pas celle de la Révolution. — Qu’importe la désapprobation des civilisés ? Est-ce que ces gens-là ont une opinion ? Est-ce que leur approbation ne suit pas le fait accompli comme l’ombre suit le corps. Demain. ils te voleront ta folie et réclameront la priorité de tes prédictions. Ne t’occupe donc que de dire plus vrai qu’eux. — Qu’importe encore que tes parents te reprochent de sacrifier leur quiétude a des pensées plus grandes ? Ta famille n’est pas la grande famille de l’avenir ; de même que la France n’est pas l’humanité ; de même que la Démocratie n’est pas le bonheur. L’immense lendemain te réserve une réparation éclatante. — Que te font tes contemporains ? Ils vivent où ils sont : tu vis où tu seras.

À l’œuvre, fils de l’homme ! Crie : tout ce qui est fait par l’épée est défait par l’épée. — La Révolution aboutit par tous moyens ; tout lui est bon pour s’élever, les ambitions gigantesques des monarques et les vaniteuses susceptibilités des tribuns. — Elle passe sur les rois qui la compriment d’une manière insensée, et sur les peuples qui la font maudire par des excès inutiles. — Les hommes reconnaîtront enfin qu’elle règle leurs destinées ; elle descendra parmi nous.

À l’œuvre, fils de l’homme ! Si la civilisation peut faire souffrir des millions de tes frères par sa force brutale, rends-lui le mal avec usure, et pour eux et pour toi. Et que tes prédictions la fassent trembler d’une sueur glacée !


XXII.   Les glaives sont hors des fourreaux, les lances au poing. Fouetté par l’acier nu, le Temps, le vieux coureur, bondit et s’élance au galop. Les événements se pressent : les armées se tassent : du Nord au Midi les hommes se sont mesurés d’un œil sauvage. — Hurrah !

Je n’ai pas le temps de devenir savant. Pendant que je poursuivrais la Science, aux écarts gigantesques, le siècle aurait fait son grand œuvre et je n’aurais rien prévu. Je ne puis tout dire à la fois. Si la vie m’est prêtée, chacune de mes paroles viendra en son temps. Si grand est le nombre des questions redoutables posées devant les sociétés, que les jours d’un homme ne suffiraient pas à les énumérer. Entre deux révolutions à peine pouvons-nous reprendre haleine. Je ne saurais me fermer les narines et les yeux : je sens, je vois le sang. Le Démon me tord les entrailles et fait vibrer ma langue contre mes dents. — Hurrah !

« Une irrésistible puissance me force à dire vite et confusément ce qui doit se passer confusément et vite. J’écris sur les ruines d’un monde ; comment ne serais-je pas agité ? J’annonce l’universelle anarchie : quel ordre pourrais-je observer ?[3] » — Hurrah ! En marche, armées ! Courez sur les veines de fer, les veines de fer de la vieille Europe. Hurlez, chargez, défiez-vous, machines contre machines, esclaves contre esclaves ! Hélas ! hélas ! que de familles en deuil ! Que d’hommes mutilés ! Que de larmes ! Que de dents qui grincent ! Que de veuves ! Que d’enfants perdus et semés partout ! — Hurrah !

En partance, navires ! suivez les grandes routes, les grandes routes de la mer. L’immense Océan vous traînera sur ses vagues à tous les coins du monde. Hélas ! hélas ! que de villes en cendres ! Que de richesses abandonnées sur tous les rivages. — Hurrah !

Vous, fléaux nos alliés, peste à la peau sordide, choléra décharné, paraissez ! Et vous, concupiscences monstrueuses, crimes inouïs, famines sombres. meurtres d’hommes et meurtres de peuples, cherchez des cadavres par les rues ! Lugubres incendies, atroces naufrages, tremblements de terre, éléments en fureur, donnez-vous carrière partout ! L’espèce humaine doit recevoir à nouveau le baptême du sang. — Hurrah !

Dans le fracas des armes je jetterai ces lignes. Comme elles me sont venues, on les lira. Elles devanceront de peu de temps les événements qu’elles prédisent. On les nommera les éclairs du grand Orage. Ce qui va s’accomplir est écrit. — Hurrah !


XXIII.   C’est moi qui écrivis autrefois ces paroles grosses de terreur : « Que les Cosaques viennent ; qu’ils viennent et qu’ils soient bénis ! ne sont-ils pas nos frères ? » — On appelle cela un Crime ; c’était une Prophétie.

Depuis, les Cosaques ont paru, les beaux Slaves à tous crins. Sur les bords de l’Hellespont, les peuples ont entendu le hennissement de leurs cavales maigres ; les trônes d’Occident ont penché, et l’Europe bourgeoise a senti trembler ses comptoirs. — Je le savais.

Avant six mois ceux qui m’appelaient fou me proclameront sage. — Je n’en serai ni plus grand ni plus petit.


XXIV.   Assez rêver, prophète ! Debout ! debout ! Déjà l’acier des armes fait resplendir l’Orient ; déjà le soleil est haut dans sa course bénie ; déjà les sillons sont comblés par les morts ; qui donc se lèvera matin si tu restes endormi aux bras de la Paresse ?

Assez rêver ! Ôte tes gants de ta main et écris. Ne prends soin ni de ta toilette ni de tes cheveux ; laisse danser le monde frivole à l’harmonie de ta voix !

Les Balthazars modernes s’enivrent chaque soir dans de nouveaux banquets ; ils appellent cela faire la guerre. Mais la main a reparu, la main sanglante qui traçait, sur les murs des salles de festin, ces trois mots : Manè, Thécel, Pharès !


XXV.   J’expliquerai ces mots :

Manè. — Les hommes d’Occident sont divisés dans le travail de leurs mains et dans le travail de leurs têtes. Ils sont vieux ; leurs jours sont comptés.

Thécel. — Avant que le coq gaulois ait chanté trois couplets de la célèbre Marseillaise, ils auront abandonné leurs drapeaux, jeté leurs fusils dans les fossés ; ils se seront débandés comme des passereaux. Et les cantinières, relevant leurs cotillons par dessus les épaules, leur crieront : regardez, regardez comment sont faits les hommes ! — Sabaoth ! Sabaoth ! !

Pharès. — Leurs propriétés seront saccagées parce qu’elles ont été acquises par la rapine. Leurs femmes seront violées parce qu’ils les ont marchandées comme des prostituées. Les biens et les baisers et le luxe du Midi seront prodigués aux jeunes Cosaques, les beaux Slaves aux armes brillantes !

Manè, Thécel, Pharès. C’est-à-dire, en langue civilisée : Décadence, Thrahison, Envahissement de l’Occident. — MORT DU MONDE. — C’est-à-dire, en langue socialiste, Transformation, Rénovation, Révolution, Conservation, Progrès, Résurrection de l’Humanité. — VIE NOUVELLE.


XXVI.   Écoutez ! Le cor chante un pamphlet sanglant. Le glaive étincelant du Nord va passer à travers les nations ; il fera couler leur sang comme l’eau des fontaines. Les races seront confondues dans un choc sans fin et dans des guerres sans trêve.

Jusqu’à ce que l’Humanité soit régénérée par un priapisme douloureux, une copulation à perdre haleine et des jouissances sans frein ; — depuis l’heure de l’Étoile du berger jusqu’à celle de l’Aurore aux doigts habiles. — Gloire à toi, Mylitta !

Slaves, mes frères, du fond des grandes villes d’Occident, je tends les bras vers vous. Que votre règne arrive ! Délivrez-nous du mal ; — je veux dire, de l’Immobilisme et de la Civilisation du Monopole !

AINSI SOIT-IL ! !




..... Aux époques de destruction et de déluge jamais prophète n’a manqué.

Les prophètes étaient des hommes jeunes, obscurs et souffrants qui cherchaient la volupté dans la douleur, l’orgueil dans la contradiction, pour qui c’était un horrible travail d’écrire, et qui ne le faisaient qu’au prix de leur santé, la fièvre aux mains, la rage au cœur.

Ils semblaient, dans la vie, comme des étrangers ; ils se respectaient trop pour travailler ou mendier comme le vulgaire. Leur pain leur venait, morceau par morceau, de l’avarice de leurs parents ou de la méchante curiosité du public. Il leur en fallait peu, car leur estomac s’était rétréci dans les angoisses, et souvent l’agonie de la faim leur eût semblé douce.

Ils n’étaient pas savants, mais ils étaient droits et confondaient les docteurs. Ils manquaient de mémoire, mais ils avaient la prescience. Par les temps d’orages, ils sentaient l’électricité traverser leurs corps frêles ; devant l’Univers tremblant, ils prenaient conscience de la faiblesse de leurs personnes et de la force de leur volonté.

Le peuple, le gros du peuple, les dédaignait d’abord et détournait la tête sur leur passage. Puis, un instant. il leur prêtait l’oreille comme à des fous plaisants. Enfin, rendu furieux par les princes des prêtres, les savants et les soldats, le peuple lapidait les prophètes, les crucifiait et les jetait dans les fosses avec des bêtes affamées. Et quand les prophètes étaient morts, le peuple ouvrait les yeux et les pleurait.

Les gens de leur pays ne les croyaient pas. Ils les avaient vu si petits et si faibles, qu’ils ne pouvaient s’imaginer qu’ils fussent devenus grands et forts. Ils leur portaient envie, cette envie sourde et muette des ignorants qui ne savent pas lire dans les âges futurs.

Les rois en avaient peur, car la responsabilité. des malheurs qu’ils prédisent retombent sur les têtes couronnées. Les rois les consultaient souvent ; mais épuisés bientôt par la Fatalité plus forte, ils ne pouvaient échapper aux poursuites de leur destinée.

Et tout ce que les Prophètes ont annoncé, le Temps l’a fait.....


Le travail fiévreux, les joies amères, les souffrances inspirées du prophète, je les connais. De toutes les gloires humaines, celle-là seule me tenterait qu’ils ont eue en partage. — À chacun son sort dans cette vie.

Il faut que je sois calomnié et poursuivi afin que l’aiguillon m’entre dans les chairs. Car je suis paresseux de nature. Et la tranquillité me rendrait plus paresseux encore.

Il faut que l’Envie, l’araignée du soir, passe et repasse sa toile d’oubli sur tout ce que je fais pour un long temps. Car je suis affectueux de nature. Et le succès me rendrait plus affectueux encore.

Il faut que partout l’asile paisible me soit refusé. Car je suis sédentaire de nature. Et le temps n’est pas au repos.

Il faut que je laisse beaucoup de mes pensées à exprimer afin que, parmi les hommes, plusieurs soient portés à étudier l’avenir, à tourner leurs yeux attristés vers le jeune soleil qui resplendit de lumière et de joie.




La nuit, des rêves et des visions descendent sur moi, génies caressants ! Je leur fais bon accueil.

Tantôt c’est une étoile qui me dit avec sa voix enchantée : « Vois, mais vois donc comme je suis élevée dans le ciel. Pour moi rien n’est haut, rien n’est éternel. Les hommes me semblent comme des moucherons et leurs villes comme des fourmilières. Les plus longs. les plus brillants de vos siècles, que sont-ils pour moi ? des fractions de secondes dans le temps éternel !.....

» L’alouette vaniteuse ne monte guère qu’au niveau des pics de glace ; et moi, je me tiens par-delà les régions éthérées. L’alouette est grise et je suis plus éclatante que le brillant le plus pur. L’alouette est lasse au bout de quelques instants, elle retombe à terre pour reposer son aile, et moi je scintille toujours, et toujours je suis jeune, et je ne connais pas la fatigue.

» Quitte un instant la terre, misérable grabat de poudre et de sable. .Monte ici ; je t’étendrai sur ma couche magnifique, et jusqu’au fond de tes yeux éteints, je regarderai avec mes beaux yeux. Viens, je te ferai perdre le souvenir des petites affaires de ton temps. Et de l’aube des siècles jusqu’à leur déclin, tu dormiras bercé dans des sphères d’harmonie.

» Ainsi tu apprendras à juger la partie d’après le tout, et de ne pas faire autant de cas de la vie des insectes. »

Tantôt c’est un éclair, plus rapide que le délire, qui me jette en passant ces brèves paroles : « Je fuis, je fuis ; je traverse l’espace et la foudre m’annonce. L’espace n’est rien pour moi, et j’en prends connaissance en l’illuminant. Je viens de bien loin, de l’atelier des mondes, dont vous mortels, ne soupçonnez même pas l’existence.

» Les plus spacieux, les plus fertiles des univers, que sont-ils pour moi ? des grains de sable dans des océans sans bornes ! Et votre terre, qu’est-elle ? le plus imperceptible de ces grains de sable !

» L’homme bavard est fier de ses locomotives parce qu’elles peuvent faire quinze lieues à l’heure, parce qu’elles secouent dans les airs de petits panaches de fumée, parce qu’elles traînent après elles des fallots rouges, parce qu’elles hurlent et sifflent comme des chouettes surprises par le jour. L’homme appelle cette force-là une force infernale.

» Mais moi, je parcours quinze univers à la seconde, moi, j’étouffe, dans leurs embrasements, des contrées entières ; moi, je suis plus rouge que les feux de l’enfer ; moi, j’ébranle le firmament de ma voix sidérante. J’ai été conçue dans les premiers transports d’amour des mondes.

» Vole, vole vers moi ! je te ferai glisser, plein d’effroi. sur ma traînée de soufre. Et d’un bout de l’univers jusqu’à l’autre bout, je te montrerai tant de merveilles, que les guerres, les révolutions et les intrigues des hommes te paraîtront comme des jeux de petits enfants.

» Ainsi tu apprendras à juger la partie d’après le tout, et tu assisteras sans t’émouvoir aux luttes des insectes. »

Souvent, dans la nuit sombre, j’allume le cigarro de papel, au feu vivace. Et je m’écrie : Ô feu que j’aspire hurlant, puisses-tu circuler dans mes veines et rendre ma parole semblable à un incendie ! O ma pensée, ma pensée ! parviendras-tu jamais à te détacher, brillante, sur le fond terne de la civilisation ?

Hélas ! dans l’immensité, dans le temps éternel, je ne suis rien de plus que ce cigare de papier. Le feu de mon âme consumera mon corps mes chairs deviendront cendres, et ma pensée, fumée. Qu’importe ? Éclairs, Foudres, Étoiles, Âmes des mondes, Esprits des éléments, je suis à vous pour aussi longtemps que le permettront mes forces, pour aussi loin que pourra s’étendre ma vue.

Faites que, d’une main, je soulève un coin du voile qui cache l’avenir, et que, de l’autre, j’amène à contempler ce grand spectacle l’Humanité tremblante, impatiente cependant de connaître ses destinées ! !






  1. Traduisez : instructeurs du peuple, maîtres du peuple. Il paraît, d’après M. L. Blanc, que certains hommes sont mis au monde exclusivement pour cela. — Plaisante prétention ! M. L. Blanc, qui connaît tout son Rousseau par cœur, devrait cependant se rappeler ce passage : « Gardez-vous surtout de faire un métier de l’état de pédagogue. » — Vous êtes grotesques, en vérité, citoyens communistes initiateurs, pontifes et mystagogues... Est-ce que le peuple a encore besoin de maîtres, maîtres d’école ou maîtres de gouvernement, directeurs ou serviteurs ? Est-ce que le peuple vous a sacrés ministres du progrès ? Est-ce qu’il ignore « que tout flatteur vit au dépens de celui qui l’écoute ? »
  2. Je n’ai pas fait subir d’autre altération au texte du journal l’Homme que d’en souligner les expressions les plus remarquables selon moi.
  3. Jours d’exil, par Ernest Cœurderoy.