Hurrah !!!/Chapitre premier



CHAPITRE PREMIER


EXPOSÉ GÉNÉRAL DES CAUSES QUI NÉCESSITENT L’INVASION DE L’EUROPE OCCIDENTALE PAR LA RUSSIE.


« To be or not to be »
SHAKESPEARE.


A. — PREUVES TIRÉES DE LA FATALITÉ


I.   Tout se renouvelle dans la nature. — La vie ne s’entretient que par une série de transformations. — L’évolution sociale est une révolution continue. — La révolution, c’est la conservation.

La société actuelle est atteinte d’un mal organique dont elle ne peut être délivrée que par une révolution intégrale.

La civilisation ne suffit plus aux besoins de l’humanité, à ses aspirations, à ses ressources ; elle se rétrécit et vieillit chaque jour, tandis que chaque jour l’espèce s’accroît et rajeunit. Le cadre n’est plus en rapport avec le tableau.

De deux choses l’une : Ou la Civilisation va succomber — ou bien va disparaître la race humaine qui souffre par elle la Misère, la Faim, l’Esclavage, — et aussi l’Opulence.

Mais la société civilisée étant essentiellement temporaire, d’origine et de convention humaines, de destinées accomplies ; tandis que la société humaine est indéfiniment durable, d’origine virtuellement éternelle, et de destinées inaccomplies pour la plupart ; — il en résulte que la Civilisation doit disparaître.….. et non pas l’Humanité.

L’ethnographie de l’Europe doit être changée aussi. — Il y a une trop grande disproportion entre les peuples qui habitent l’orient et l’occident de cette partie du monde. La Russie ne peut pas rester toujours comme à présent, au milieu du cortège de nations, isolée des sciences et de la vie intellectuelle du Midi. De leur côté, les nations de l’Occident ne peuvent plus végéter ainsi sur elles-mêmes parce qu’elles sont épuisées de sang et de vigueur, et que leurs croisements sont inféconds.

Cette division contre nature des peuples permet que les dominations absolues et unilatérales les écrasent : matérielles comme celle de la Russie, commerciales comme celle de l’Angleterre, ou intellectuelles comme celle de la France. Et jamais il ne sera dans l’ordre qu’une nation absorbe les autres, de quelque façon que ce soit. D’ailleurs elle ne peut acquérir sur elles cette supériorité relative qu’à la condition de leur devenir inférieure sous beaucoup d’autres rapports. Le développement exagéré d’une spécialité entraîne le défaut d’équilibre et la maladie dans l’homme et dans l’humanité.

L’ethnographie d’Europe doit être changée. — Les nations du Nord n’ont pas assez d’initiative et d’instruction pour réaliser leurs tendances vers l’Égalité, la Liberté et le Bonheur. Et cependant, leurs notions morales ne leur permettent déjà plus de vivre dans l’esclavage, comme ont pu le faire jusqu’à présent. — quant aux nations du Midi, elles n’ont plus ni assez de terrains libres ni assez de ressources inemployées pour continuer de vivre sur le principe du monopole, comme peut le faire l’Amérique, par exemple. Quant les émigrations sont nombreuses d’un continent à l’autre, c’est un signe certain de décadence du continent qui les fournit. Il en est des nations comme des hommes et des arbres ; elles commencent à décliner dès qu’elles se reproduisent, envoyant des rejets dans toutes les directions. Tous ceux qui devaient échapper au prochain cataclysme européen se sont sauvés vers de nouveaux mondes. De là, ils pourront voir les flammes de l’incendie qui nous dévore ; là ils concourront activement à de nouvelles combinaisons ethnographiques, tandis que nous assisterons, passifs, à celles qui bouleverseront l’Europe. Ils se sont réfugiés dans l’arche ; nous subirons le déluge.

En ce qui regarde l’Europe occidentale, l’organisme civilisé y domine incontestablement. Il a pour lui la majorité des intérêts, le sceau du temps, les gouvernements, les armées, et à défaut de la justice, l’habitude, le préjugé, l’opinion. Il se défendra jusqu’à la mort avec l’implacabilité du désespoir. C’est un rêve que d’espérer le vaincre par la persuasion, l’enthousiasme et l’appel à la justice. Qu’on en prenne son parti : Contre la Force civilisée il faut une Force supérieure !!


II.   Je cherche quelque part cette force supérieure, instrument de révolution palingénésique, dont la nécessité m’est démontrée. Je cherche une force, dis-je, car l’idée ne fait que sa tâche. Et si l’idée propose, la force dispose ; — que cette force s’appelle Dieu, Tzar, nation envahissante ou multitude insurgée.

Il est vrai, sûr, incontestable, comme parole d’Évangile, que le monde officiel civilisé n’a ni le courage, ni la force, ni le temps, ni la volonté nécessaires pour se détruire lui-même. Le suicide n’est ni dans les désirs, ni dans les facultés des vieillards ; l’idée d’une transformation, la vue de la jeunesse les effraient.

Il est non moins vrai que le monde révolutionnaire civilisé ne renferme non plus en lui ni la majorité, ni l’union, ni l’activité, ni les principes, ni l’enthousiasme, ni l’influence indispensables pour modifier le milieu qui l’entoure, soit par la Force, soit par la Conviction.

Il est également sûr que le monde national civilisé n’existe plus. De Liverpool à Marseille et de Gènes à Nantes, la patrie, c’est le marché. Tous les peuples d’Occident sont serrés en un seul faisceau, autour de leurs intérêts matériels : tous invoquent la paix, tous prient pour la conservation de ce qui existe. Le nom de la nation ne sert plus que de pavillon à la marchandise.

Le monde civilisé national et révolutionnaire, la Sainte-Alliance des peuples n’existe pas encore. Avant qu’on tentât de la réaliser, elle serait écrasée sous les forces des despotes, toujours prêtes et toujours unies, depuis Abel, dans le credo propriétaire. Quel serait d’ailleurs le lien, le nerf de cette confédération ? Comment pourrait-elle naître et se maintenir aujourd’hui que tout intérêt et tout événement humain n’aboutissent que par l’argent ?

D’où je conclus :

1° Que la Force révolutionnaire n’est pas à l’Occident, — légal ou extra-légal ;

2° Qu’il ne sera tenté, parmi nous, aucune intervention efficace en faveur de la justice et de la liberté : — ni par une monarchie civilisée, encore qu’elle soit libérale comme celle de l’Angleterre ; — ni par une nation civilisée, encore qu’elle soit patriote comme la Suisse ; — ni par un parti civilisé, encore qu’il soit républicain, vigoureux et redouté comme le parti mazzinien ; — ni par une émeute civilisée, encore qu’elle soit heureuse comme celle d’Espagne ;

3° Que ni la Guerre ni la Révolution véritablement sociales ne sortiront des entrailles d’une civilisation dont la moindre émeute met l’existence en danger ;

4° Qu’il faut chercher ailleurs l’initiative de la force révolutionnaire.


III.   Mais avant de rechercher cette force révolutionnaire extérieure à l’Occident, j’observe qu’il était providentiel, pour la révolution, que les mondes civilisés officiel, national et soi-disant révolutionnaire persistassent dans leurs voies respectives.

Il fallait qu’il fût démontré que toute guerre ou toute révolution accomplie par l’initiative d’une force civilisée quelconque ne peut aboutir qu’à l’un des résultats obtenus précédemment : à une modification uniquement politique, à des réformes illusoires, à un autre point du cercle vicieux constitutionnel, à une intrigue, à une mystification. Nos majorités manquent d’idées et de bonne foi, et nos minorités, de forces. Elles sont en présence, aboyant, se menaçant du regard, se montrant le poing, piétinant dans une impasse de fange, de sang, de misère, de banqueroute et de paupérisme, où tout dépérit.

Il importait que les gouvernements officiels durassent assez longtemps pour prouver que l’autorité est inutile et nuisible.

Il était d’absolue nécessité que les nations actuelles subsistassent assez longtemps encore pour qu’il fût compris même par les plus simples, qu’elles sont faussement délimitées, et qu’il faut, à l’avenir, grouper les hommes d’après de nous aux principes.

Il était indispensable enfin que la minorité révolutionnaire se divisât encore, se divisât toujours, se divisât jusqu’à l’infini... jusqu’à l’unité individuelle.

En effet, il n’y a de liberté réelle et durable que celle qui prend l’individu pour point de départ. Et puis, la minorité révolutionnaire représente l’idée. Or il faut que l’idée soit fractionnée, morcelée ; il faut que la solution du problème de l’avenir se trouve par lambeaux chez plusieurs révélateurs.... afin que leurs révélations soient discutées, approfondies, connues, revues, perfectionnées par tous… ; afin que soient nettement posés les deux termes antinomiques du problème social ethnographique : l’Idée, qui vient d’Occident, accomplissant toute sa tâche de division ; et la Force qui vient d’Orient, accomplissant toute sa tâche de concentration.....

En un mot, afin que la Révolution se dégage de cette pression contradictoire, et que l’Humanité s’élance d’un bond terrible par dessus le présent.



B. — PREUVES TIRÉES DE LA SITUATION ACTUELLE


IV.   L’occident ne fera pas dà se !

Eh bien ! que m’importent l’origine et le nom du peuple porte-glaive, qui secouera l’anarchie sur l’Europe à la lueur des torches ? N’est-il pas mon frère en Adam, en Christ et en Révolte ? L’œuvre humanitaire n’est-elle pas de toutes les nations ? Et celles qui ont pris du repos ne se remettent-elles pas au travail quand leurs sœurs sont accablées de fatigue ?

Foulant sous mes pieds libres tout vain scrupule de nationalité, animé du seul désir d’annoncer vrai, je cherche, dans l’Europe, une force extérieure à l’Occident, force non arrêtée dans l’engrenage actuel ; force qui ait beaucoup d’aspirations et peu de tâche encore faite : force neuve, supérieure à celle de la civilisation, capable de lutter victorieusement contre elle et d’en disperser les débris à tous les vents du ciel… Afin que jamais ne soit reproduit cet odieux assemblage de Babels et de Sodomes dans lequel je meurs au milieu des cadavres de mes frères par milliers agonisant.....


V.   Et je ne trouve qu’une force pareille, celle qui se presse autour de la Russie, force unitaire, compacte ; plus puissante que celle qui se presse autour de la France ; — force obéissante, disciplinée, tassée sous le Despotisme, plus esclave que celle qui se presse autour de la France ; — force guerrière, conquérante, aveugle, sourde, muette, incendiaire, sans honneur de convention, sanguinaire, et plus brutalement assassine que les septem et décembraillards de France ; — force pouvant supporter toutes pertes et tous fléaux et se renouvelant sans cesse dans le corps d’une une nation qui peut et veut fournir des hommes et des ressources à l’infini : ce que ne peut ni ne veut la France.

a) La force qui se presse autour de la Russie est unitaire, compacte, plus puissante que celle qui se presse autour de la France ; — première condition du triomphe.

Car on ne pénètre un tronc de chêne qu’avec un coin de fer : le métal est plus dur, plus serré, plus brut que le bois. — Je n’ai jamais prétendu faire jouer d’autre rôle à la Russie : j’ai dit qu’elle serait la massue sous laquelle éclaterait le faisceau des intérêts occidentaux, le glaive qui trancherait le nœud gordien du monopole. Mes adversaires de la littérature au jour le jour[1] ont pu seuls écrire que j’avais prêté à la force russe un rôle intellectuel. De leurs calomnies volontaires, grossièrement inintelligentes, j’en appelle au texte de mes livres ; et je passe. — Je prétends donc que la Russie est une force de dissolution ; je prétends qu’elle est le seul levier prêt pour soulever un monde ; qu’elle étendra devant ses pieds la Civilisation prostituée et qu’elle dédaignera ses baisers de courtisane. J’affirme de plus que le moment de cette force est venu, et qu’à l’heure présente, la Russie est la terreur de l’Occident boutiquier, l’arbitre du sort de l’Europe, l’ancre de salut de l’Humanité. — Je ne serai démenti que par la peur.

b) La force qui se presse autour de la Russie est obéissante, disciplinée, tassée sous le despotisme, plus esclave que celle qui se presse autour de la France : — Seconde condition de triomphe.

Car plus le despotisme est absolu, plus il est propre à la guerre ; et je prouverai que tout despotisme et toute guerre aboutissent fatalement à une révolution. Il importe que la guerre, la conquête, — et conséquemment la Révolution, — soient dirigées en Europe par les chefs d’un peuple neuf. Dans la lutte actuelle, les grandes puissances occidentales sont des accidents, et leurs gouvernements, des parasites qui, sans doute, contribueront à la solution : rien de plus. La vraie guerre, elle est entre le Despotisme tzarique et la liberté individuelle ; l’antinomie est posée entre le Cosaquisme et la Révolution. Et la solution sera : la Révolution par le Cosaquisme[2]. Car toujours les termes d’un problème se retrouvent dans sa solution ; il ne s’agit que de les découvrir à la place que chacun doit occuper.

c) La force qui se presse autour de la Russie est guerrière, conquérante, aveugle, sourde, muette, incendiaire, sans honneur de convention, sanguinaire et plus brutalement assassine que les septem et décembraillards de France : — Troisième condition de triomphe.

Car les armées au cœur sensible, à l’oreille fine, les armées clairvoyantes et bavardes, les armées d’hommes gras, rassasiés et riches, les armées tirées d’un pays de boutique ne valent rien pour le travail de la guerre. Car les hommes qui ont peur du sang, et du viol, et du rapt, et de l’incendie, et du parjure, ne sont pas des hommes de bataille.

d) La force russe peut supporter toutes pertes et tous fléaux ; elle se renouvelle sans cesse dans le corps d’une nation qui peut et veut fournir des hommes à l’infini, ce que ne peut ni ne veut la nation française : — Quatrième condition de triomphe.

Car agir avec circonspection, douter, discuter, calculer, craindre, c’est d’un civilisé. Combattre et rire en mourant. C’est d’un barbare. Et le barbare, c’est le véritable soldat, celui qui tombe à la place où il s’est battu tout le jour et atteint son but par tous moyens. Or. la Russie, c’est toute une nation de pareils hommes, nation qui croit tout entière à sa mission de conquête et de destruction. C’est la terre où, sur la volonté d’un seul, les jeunes hommes surgissent du sein des femmes et du coin des foyers pour prendre rang parmi les multitudes en armes. C’est le pays où, sur un décret d’un seul, les boyards — les riches — peuvent être dépossédés sans résistance, du jour au lendemain. Et la dépossession de cette poignée d’hommes, c’est la conversion des biens de la moitié du monde en machines de guerre !!

Que Napoléon III, le Bien-Aimé, demande donc seulement deux fois aux propriétaires de son empire leurs enfants et leurs écus : pour voir !… Au fait nous verrons sous quelques semaines !!





C. — PREUVES TIRÉES DE L’ORGANISME HUMAIN


VI.   Le développement organique est dans les besoins de tout homme ou de tout peuple jeune. Notre première enfance est exclusivement employée à notre accroissement physique. — De même, la première enfance des nations.

L’âge des peuples, de même que l’âge des hommes, ne mesure pas aux années. De ce que les Slaves — j’entends la majorité des Slaves — apparurent sur la scène du monde en même temps que les Barbares envahisseurs de l’empire romain, il ne faudrait pas en conclure qu’ils fussent maintenant aussi âgés que ceux de ces Barbares qui se sont élancés dans le grand courant social et sont devenus, avec les siècles, les civilisés d’aujourd’hui.

Les races franque, saxonne et germanique, par exemple, ont fait plus que se développer physiquement : elles ont épuisé leur virtualité pensante, fait acte d’adolescence, de virilité et de maturité. Tandis que la race slave est restée a l’arrière-garde de l’invasion dans l’ombre du théâtre humanitaire, la main sur la garde de son épée. Son histoire est toute de guerres qui aboutissent soit à sa servitude, soit à sa domination brutalement maintenues.

Les Slaves sont encore des enfants qui vagissent au berceau. Depuis trois siècles qu’ils se débattent pour en sortir, ils ont laissé guider leurs premiers pas par le Despotisme et se sont engagés à sa suite ; dans des luttes constantes contre les armées et les obstacles physiques. Leurs facultés et leurs forces n’ont été employées qu’à leur accroissement matériel : ils ont étendu leur territoire comme l’enfant ses membres. Dans les profondeurs de ce peuple il ne s’est encore manifesté, à aucune époque de son histoire, un courant de vie morale en harmonie avec celui des autres nations européennes. L’intelligence russe a été étranglée par les lisières du despotisme.

M’appuyant donc sur la loi d’analogie, je soutiens que la race slave doit être prise, d’abord, d’une maladie de croissance ; et que cette crise une fois surmontée, en entrera en phase d’adolescence et développera rapidement sa virtualité animique sur un organisme parfaitement sain.


VII.   Le développement animique, au contraire, est dans les tendances de tout homme et de tout peuple âgés. La phase virile de notre existence est consacrée à notre accroissement intellectuel. — De même pour les nations.

Tous les peuples n’accomplissent pas, dans le même temps, leur évolution morale. Nous avons mis treize siècles à développer la civilisation chrétienne. Combien de temps emploieront de nouveaux Barbares à développer la civilisation socialiste ? Nous sommes devenus vieux rapidement : les Slaves sont restés plus longtemps jeunes. Ces différences de développement s’observent entre toutes les races qui peuplent la terre.


VIII.   Que prouve cela ? Que les peuples ne sont que des instruments temporaires dans l’universel et éternel mouvement ; — que ce mouvement se consolide toujours et remplace, quand il le faut, un instrument par l’autre ; — que, pour des travaux divers, il faut des instruments différents ; — que, dans l’humanité comme dans l’individu, tout organe devenu inutile sous une forme doit en revêtir une autre sous peine de devenir nuisible à l’économie ; — que les nations font chacune, à leur tour, une tâche principale, et puis se transforment pour en accomplir une secondaire ; — que la société domine le gouvernement, que le mouvement humanitaire prime le mouvement national et le détruit, quand celui-ci ne s’harmonise pas sur lui ; — que la révolution sociale est d’ordre organique, éternel, tandis que la révolution politique est d’influence passagère, d’intrigues et de déceptions ; — qu’on n’arrête jamais l’essor de la première.

Or, le besoin de la révolution sociale est maintenant dans l’action. Nous autres peuples vieux, nous avons assez émis d’idées, nous avons assez fait blanchir nos cheveux dans les travaux de l’intelligence. Maintenant, nous touchons à l’enfance des vieillards, — la mauvaise, la triste enfance. — Nous sommes en démence, en stérile bavardage, en secousses d’agonie. Nous ne pouvons plus rien procréer, rien faire ; nous avons dit tout ce que nous avions à dire. Nous nous décomposons ; et l’instabilité de nos gouvernements, la dissolution de notre hiérarchie sociale sont parfaitement en rapport avec notre état organique.

M’appuyant donc sur la loi d’analogie, je soutiens que nous allons tomber en décrépitude et devenir inutiles à l’espèce ; — et que les peuples jeunes et agissants, véritables révolutionnaires socialistes, mettront un terme à nos stériles agitations politiques. Le moment de l’action organique est venu : il importe que les sociétés du dix-neuvième siècle subissent l’invasion pour que l’Humanité soit sauvée. Le socialisme, mal comprimé par des restaurations sanglantes, a disparu de la surface des populations et gronde maintenant dans leurs entrailles et dans leurs têtes. Sur le Caucase, Prométhée, séculaire martyr, a brisé les chaînes de son bras droit !


IX.   Chez l’enfant, le développement physique se fait de la circonférence au centre ; le cœur est le dernier organe qui se forme. De même, quand une nouvelle société doit se constituer, elle n’arrive que peu à peu sur la scène, forçant d’abord les frontières des contrées qu’elle envahit, surmontant, l’un après l’autre, les résistances qui se présentent à elle. Elle ne parvient au centre de sa conquête, son cœur ne bat enfin que lorsque sa puissance est assise et ses aspirations sociales révélées. La capitale d’une nation, c’est le sceau qu’elle appose sur son travail de croissance.

Quand une société va succomber, il est nécessaire que celle qui lui succède ne se substitue que lentement à elle, du dehors au dedans. Supposez, en effet, dans cette vieille société-ci, une révolution intégrale s’implantant subitement au centre ? Imaginez, par exemple, une révolution dont le mot d’ordre serait : Suppression de l’aubaine de la propriété et de l’intérêt du capital, maîtresse aujourd’hui de Paris ! — Qu’arriverait-il ?

Ce que nous pouvons lire dans l’histoire, ce qui s’observe dans la nature. Les provinces étoufferaient Paris ; Paris lui-même étoufferait le gouvernement initiateur de cette révolution. C’est-à-dire que le cœur succomberait sous les efforts des membres ; ou bien encore, que la bourgeoisie française étranglerait la dictature révolutionnaire de Paris. Cela s’est vu trois fois depuis cinquante ans ; cela se verra tant que la majorité des intérêts bourgeois ne sera pas définitivement dissoute.

Il se produit alors dans la société ce qui se produirait chez l’homme s’il était possible qu’un cœur d’enfant se trouvât au centre d’un corps dont tous les autres organes seraient constitués depuis longtemps : — Les membres seraient d’un géant, et le cœur d’un enfant ; un semblable monstre ne saurait vivre.

D’où résulte, comme application à l’état actuel de l’Europe, qu’une nouvelle société devant se former dans l’Occident, ce n’est pas du centre du monde civilisé que se lèvera la Révolution ; — mais qu’elle viendra du dehors, et que, cheminant lentement de la circonférence au centre, elle assujettira les pays en décadence par zones d’invasions successives.

Ainsi les positions, les ressources, les aspirations, les craintes, les intérêts, les besoins, les mobiles et les éléments sociaux en un mot auront le temps de s’accommoder insensiblement au mouvement révolutionnaire et de se présenter, pour ainsi dire, tour à tour, au nouvel engrenage.

Or, le seul peuple étranger qui puisse envahir et révolutionner, c’est la Russie.


X.   Dans l’homme, comme dans la société, le cœur est aussi l’organe qui meurt après tous les autres. Et avant de mourir, le cœur envoie du sang dans toutes les directions, par bonds désespérés, comme un état-major qui protège sa retraite toutes balles au vent.

Ainsi du cœur de la civilisation occidentale, de sa moitié gauche et de sa moitié droite, de Londres et de Paris : leur agonie marquera la dernière heure de l’Occident. L’entendez-vous déjà sonner ? Déjà les deux Babylones se débattent contre l’étreinte suprême ; déjà convulsées par un commerce concurrence homicides, par une course haletante à la propriété, aux places, à la vie et au pain de chaque jour, elles centuplent les battements de leurs artères immenses sans parvenir à galvaniser le cadavre vert de l’Occident. « Tant que le malade a de la gangrène, il engendre la vermine », dit P.-J. Proudhon. — La vie ne se tire pas de la pourriture non plus que de la décrépitude : elle ne renaît de la mort qu’après un temps forcé d’incubation cadavérique. Nous lisons dans la Genèse que c’est pendant le sommeil d’Adam qu’une de ses côtes lui fut habilement tirée, et qu’ainsi fut créé le premier couple humain. Nous pouvons lire dans le livre de la nature que la vie et la mort forment un couple aussi, et que l’une ne se forme que pendant l’assoupissement de l’autre.

Tout se répare pendant le sommeil. Heureux ceux qui dorment ! Heureux les morts ! !


D. — PREUVES TIRÉES DE LA COMPARAISON.


Des deux nations française et russe tendant à la Liberté, à la Justice, au Bonheur, but commun à tous les hommes, la nation russe sera celle qui précipitera le mouvement. — J’affirme :

Que les Slaves sont plus près que nous de l’égalité dans la liberté, parce qu’ils vivent sous le régime de l’égalité dans l’esclavage et que nous vivons sous celui de l’inégalité sans garanties ;

Qu’ils sont disposés à soutenir toute tentative de transformation sociale, parce qu’ils ont tout à gagner à une révolution ; et que nous sommes disposés à résister à toutes parce que nous n’y voyons que des chances de perte ;

Qu’ils sont révolutionnaires sans le savoir, par la force même de leurs intérêts ; tandis que nous sommes immobilistes par nécessité sociale, encore que nous nous efforcions de paraître révolutionnaires ; — les hommes ne font rien par dévouement. Tout travailleur, exige un salaire quelconque. Dans le travail révolutionnaire, comme dans tout autre ; ceux-là font peu de choses qui parlent tant. Les démocrates civilisés sont trop dévoués en paroles et trop bavards en actions pour jamais faire avancer la révolution d’un pas.

Je soutiens :

Qu’il sera plus facile aux Slaves de renverser le Despotisme d’un seul et la propriété féodale, qu’à nous d’avoir raison de mille autorités contradictoires, et de mille intérêts alarmés ;

Qu’esclavage pour esclavage, il vaut mieux encore, pour les peuples, l’absolutisme franc, unitaire, héréditaire, brutal dont ils se débarrassent vite, quand ils le veulent, que des despotisme hypocrites, hiérarchiquement subdivisés, électifs ou changeant souvent, comme ceux de l’Europe occidentale, contre lesquels nous sommes impuissants parce qu’ils nous classent les uns séparément des autres ;

Que soixante millions de paysans slaves auront plus facilement raison d’une poignée de boyards, que quelques milliers de révolutionnaires civilisés, de toute une société de propriétaires ;

Que les Slaves, restés dans leur brutale ignorance, seront plus aptes à comprendre et à accepter les négations et affirmations radicales de la révolution qui se prépare que nous, civilisés, dont les esprits sont obscurcis par la tyrannie des traditions, des préjugés et des intérêts iniques ;

Qu’ils s’élanceront vers le Bonheur sans que rien puisse les arrêter, et que nous serons retenus dans notre malheur par un semblant d’ordre, de légalité et de droit.

Je soutiens :

Que nous ne pouvons opérer de fusion entre des races opposées, parce que nos caractères sont fixés : — extrême opulence, et misère extrême ; luxe, science, bonheur à la surface ; paupérisme, ignorance dans les profondeurs. — Tandis que, par l’ambiguïté de son caractère, le peuple russe servira de lien, dans l’espace, entre les nations d’Asie qui sont au large dans leurs steppes ; en même temps qu’il fera l’accord, dans les âges, entre des principes primitifs d’égalité et de liberté et les conquêtes successives de l’économie civilisée.




Il est impossible d’implanter un nouvel ordre social au milieu de nations limitées depuis longtemps, et vivant sous l’empire de contrats anciens, comme sont aujourd’hui les nations civilisées. Car tous les citoyens se sont hiérarchisés d’après cet ordre, car toutes les richesses ont été distribuées d’après ce contrat ; car les privilèges, créés par cet organisme, se sont étendus, avec le temps, à une majorité d’hommes qui résisteront jusqu’à la mort aux entreprises subversives des minorités. Tant qu’il ne se fera pas d’intervention extérieure, cet ordre se maintiendra donc, malgré son injustice, parce qu’il sera protégé par un ensemble de coutumes que, seule, une invasion peut détruire. — Au contraire, dans un pays comme la Russie, dont les frontières sont indécises, dont le système social, imposé par en haut, n’a jamais pénétré dans les mœurs des populations, dont le gouvernement et la noblesse ne constituent qu’une minorité imperceptible ; dans un tel pays, les idées nouvelles, étant tout à l’avantage des majorités déshéritées, sont tout d’abord adaptées à elles et n’ont pas à triompher d’une coalition d’intérêts préexistants.

Tandis que la race slave grandit à l’Orient de l’Europe, les nations occidentales qui attirent encore, pour un instant, l’attention du monde, se décomposent chaque jour. Tandis que le monde slave s’unifie par le despotisme, le monde germano-latin se dissout par l’anarchie. Tandis que chaque Russe est un soldat qui prend docilement son rang dans l’armée de conquête, chaque civilisé est un propriétaire qui veut conserver son lopin de sol, ou bien encore un philosophe socialiste qui revendique orgueilleusement sa part dans l’œuvre de destruction. Tandis que le Nord en est encore aux guerres de conquêtes, aux conflits de nationalités, nous nous épuisons déjà depuis longtemps dans les guerres civiles, dans le chaos des principes sociaux : nous ne sommes déjà plus capables d’une organisation défensive. Ces tendances opposées ont été démontrées jusqu’à l’évidence dans la dernière grande guerre européenne. L’invasion a pu rouler impunément sur la France ses flots d’hommes barbares, sans qu’il soit sorti des entrailles de ce glorieux pays un seul groupe d’hommes assez énergiques, assez patriotes, assez détachés des intérêts matériels pour transformer en déserts les fertiles campagnes que l’ennemi devait parcourir. Tandis que, possédés par un sauvage enthousiasme, les Russes brûlaient Moscou, les Français ne pouvaient pas même défendre Paris.

Il y a un demi-siècle on trouvait encore en France du patriotisme, de l’enthousiasme, une jeunesse ardente, de l’admiration pour les grands capitaines, un culte pour la patrie et les glorieux étendards qui flottaient sur ses armées. Il y avait, parmi nous, moins de trafic, d’agio, de débilité morale qu’aujourd’hui. Et cependant, alors même, au plus fort de sa gloire, au bout de quinze ans, la France succomba sous la Russie, force vivace de la Sainte-alliance[3]. Que fera donc contre cette même Russie démesurément agrandie la France bourgeoise d’aujourd’hui ?....... Elle ne tiendra pas sérieusement six mois. Qui vivra, verra !...... Moi, je dis qu’on ne fait que ce qui est possible, et je ne crois pas à l’élasticité de l’écu.

On s’efforce d’étouffer en nous la voix des passions naturelles et des revendications légitimes, et nous secondons les efforts en nous conformant aux exigences d’une morale contre nature. Nous nous gênons sans nous pénétrer : l’haleine de nos semblables nous est mortelle. Nous sommes tous taillés sur le même modèle, âme et habit, à tel point que nous proclamons celui-là plus distingué qui ressemble le plus à tous les autres. — Tandis que les Slaves russes, dominés par une nature inculte, se livrent à toute la fougue de passions indomptables et nomment qualités tous les écarts que nous évitons de commettre, ainsi que toutes les revendications contre l’autorité de leurs maîtres.... car « ils ne respectent pas la loi, ils ne craignent que la pénalité » dit A. Herzen.

Chez nous il est de haute probité de ne pas changer d’idées : nous tirons gloire et profit de rester immobile, crétins. Nous sommes empêchés de penser originalement par des intérêts fixes, par des préjugés impérieux, par des partis violents. Chez les Slaves, au contraire, la pensée et les espérances sont projetées au loin : ces peuples ne sont pas retenus par un passé glorieux, dans des traditions mortes. On dit : noblesse oblige. Cela ne veut-il pas dire aussi que noblesse contraint, c’est-à-dire gêne, limite, fixe, immobilise, c’est-à-dire défend de s’abandonner à l’impétuosité de son imagination. J’estime que, pour les peuples comme pour les hommes, il n’y a pas de tyrannie plus lourde et plus empêchante que celle de la famille.

Nous croyons avoir des idées, et nous n’avons que des réminiscences qui nous détournent de penser hardiment. Les slaves croient n’en pas avoir, et par cela même sont, beaucoup plus que nous, accessibles à toutes.

Les Slaves ont conscience du servage et de l’ignorance qui pèsent sur eux, tandis que nous appelons orgueilleusement un degré très-avancé de civilisation l’ordre inique de notre société avec son apparence légale, notre ignorance profonde avec son vernis d’érudition, notre immoralité absolue avec son masque de jésuitisme, notre organisation lymbique avec toutes ses iniquités et misères. Nous sommes très-fiers de pouvoir mourir de faim avec le beau titre d’hommes libres ; s’entendre nommer la France le foyer des lumières universelles, et de ne savoir pas lire ; d’être assuré contre l’acier du poignard, mais non contre la dent de l’usure.

Nous sommes dans la vieille enfance ; ils sont dans l’enfance première.

Nous sommes gras et repus, et voulons du repos. Ils sont maigres, et les privations les ont rendus avides ; ils ont besoin d’agir. — Pour une nation pareille le monde serait trop petit si elle avait à sa tête un ambitieux de la taille, seulement, de Napoléon Ier. Or il s’en trouvera, un vieux d’abord, et puis un jeune : gardez-vous d’en douter. Si j’étais poète russe je chanterais à Constantin la célèbre prédiction : tu Marcellus eris.

Nous sommes trop forts sur la théorie des armes pour briller dans la pratique. Eux en sont encore à cette exclamation des peuples primitivement conquérants et pillards. Tout est de bonne guerre !

Derrière les peuples agresseurs la guerre accumule des vengeances qui les forcent à marcher en avant. Derrière les peuples attaqués la paix amoncelle des intérêts qui les retiennent en arrière. Une nation industrielle ne saurait se mettre en mouvement, une nation conquérante ne saurait s’arrêter, sans égal danger de mort.

Les Russes courent à marche forcée sur l’Orient. Nous nous traînons, comme des limaçons, sur nos longues étapes ; nous dansons, nous faisons nopces et festins. Nous demandons la paix quand on nous a enfoncé l’épée dans les reins et qu’elle nous sort par la bouche ; nous demandons la paix, et il n’y a point de paix !

Nous paradons avec des flottes et des tirailleurs sur les frontières d’un empire immense ; pour satisfaire l’opinion, nous décochons sur ses remparts des boulets qui éclatent, inutiles comme des flèches qui s’émoussent sur la carapace d’une tortue. Nous allons au combat comme des bœufs à l’abattoir ; nous croyons jouer à la petite guerre. — Eux s’avancent comme des Barbares, sérieusement ; ils s’avancent sur l’Europe par la seule voie, la voie continentale ; — ce n’était pas par mer que le premier Bonaparte attaquait la Russie.

Nous discutons pour savoir s’il y a lieu à nous défendre quand nos flancs sont ensanglantés déjà. Eux cherchent le motif le plus frivole pour prendre l’offensive.

Nous sommes au Midi ; ils sont au Nord. Et l’on n’envahit pas le Nord ! Et l’on ne s’y maintient pas ! Et quand on s’y aventure, on est rôti comme Napoléon à Moscou ! ! — Tandis que les races du Nord descendent sur le Midi pour le renouveler.

Ils sont dans l’âge où le sang circule, ou les tempes battent, où les nations et les hommes ont des rêves de gloire et de liberté. — Tandis que nous sommes des vieillards qui laissent tomber l’épée de nos mains défaillantes et ne nous défendons plus guère qu’avec des paroles.

Nous avons rendu nos intelligences délirantes, nos âmes extatiques et nos santés précaires ; nous avons regardé la force comme un bien superflu. Je le dis nettement : il faut que les Cosaques nous apprennent à vivre.

Nous sommes vieux et voulons remonter le cours des âges : nous serons terrassés. Tandis que les Russes descendent ce cours avec l’aide de la nature. — Car la nature triomphe toujours, et la guerre n’est pas aussi aveugle et aussi folle que les académiciens le disent.

Nous sommes les races femelles pleines de grâce, de délicatesse et de sensualité voluptueuse. Ils sont les races mâles qui poursuivent les races femelles, les violent et les rendent fécondes.





Nous nous sommes épuisés à développer une civilisation impuissante maintenant à faire le bonheur de l’humanité. Notre âme qui nous survit, ce sont les idées conçues par nos minorités en haine de cette civilisation. — Au contraire, les forces et les facultés des Slaves n’ont rien produit encore. Et il faudra bien qu’ils les emploient en exécutant nos idées d’avenir et en y apposant le cachet de leur caractère propre.

Le succès de la guerre d’Orient peut importer à nos gouvernants et aux classes privilégiées qui les salarient, mais ce n’est certainement pas l’affaire de la nation. Que gagneraient à la victoire des armes françaises ceux qui n’ont rien à garder et rien à perdre ? Quant à ceux qui possèdent, on connaît, à un sou près, la mesure des sacrifices qu’ils sont capables de s’imposer pour sauver leurs valets du gouvernement. — Tandis qu’en Russie la guerre actuelle est guerre sainte, acclamée par tous, riches et pauvres, chantée par tout ce qui a une voix, combattue par tout ce qui a des bras, prêchée, prédite depuis des siècles par les devins, les prêtres et les femmes aux yeux noirs qui fanatisent les hommes.

Dans le dédale de nos lois iniques, de nos institutions défectueuses, de nos droits mensongers, de nos garanties dérisoires, — dans le coupe-bourse de nos contrats d’aubaine, — dans les rapports d’égorgeur à victime que nous tolérons entre le propriétaire, l’exploiteur et l’oisif d’une part, et les travailleurs, de l’autre ; — dans ce labyrinthe de désordre dont ne nous tirera pas même le citoyen Jean-Étienne Cabet,.................. notre esprit s’égare, nos réformes échouent, nous perdons toute foi, toute audace, toute probité. Nous nus effrayons de toute notion simple, de toute négation hardie, de toute affirmation paradoxale, de toute réforme favorable au développement de notre nature. Nous nous contentons d’un bien-être tellement restreint qu’il ne nous procure aucune des jouissances de la vie, tellement précaire qu’il est à la merci d’une modification de gouvernement. Nous avons si peu de foi dans l’avenir, notre destinée nous semble si fatalement malheureuse, si éternellement sans issue, que nous ne cherchons pas même à améliorer notre situation désespérée, que nous nous y cramponnons avec fureur, pareils au submergé qui tremble de briser le brin d’herbe qui le retient encore à la vie. Nous avons tellement altéré notre constitution originelle, tellement usé les ressorts de notre organisation, tellement inoculé la souffrance dans tous les actes de notre vie, que la moindre secousse nous met en danger de mort, que nous croyons le bonheur impossible, que nous en avons peur. Nous, jeunes gens, désolés, mornes, nous suivons tristement le tourbillon de cette société de damnés ; nous nous avouons vaincus par le nombre ; nous nous laissons broyer dans l’engrenage infâme : nous volons pour n’être pas volés. La Civilisation est un immense sauve-qui-peut de filous en débine.... — Au contraire, les Russes ne peuvent pas être plus mal : leur existence n’est même pas garantie par les lois du présent : ils vivent sous l’empire de règlements qui dépendent de la volonté d’un seul homme, et ces règlements ont force de lois, mais non pas d’institutions : la surface est souillée, mais les profondeurs sont y sont vierges[4]. Le Recueil des lois de l’empire russe est une indigeste compilation d’articles, de mesures et de dispositions contradictoires : c’est le nec plus ultrà de l’arbitraire et du grotesque. L’homme principe de l’autocratie tombant, l’édifice qu’il a si pompeusement élevé croule sur lui : morte la bête, mort est le venin.

Les nations civilisées sont endettées, divisées, menacées, tremblantes. Elles sont à la merci du crédit d’un banquier, de l’audace d’un général, de la turbulence d’un tribun, d’un schisme religieux ou politique, de la mauvaise digestion d’un ministre, des paradoxes d’un chef de secte, des téméraires entreprises d’un prétendant, des hasards d’une guerre, de sentiments fragiles, de la coalition et de la peur de tous les intérêts, de toutes les misères. Le bras de la Force s’est retiré d’elles ; l’esprit de la Liberté ne les a pas visitées encore. Elles parlent depuis longtemps de Justice, et cependant l’Iniquité les aligne sous sa verge d’or. L’antagonisme leur déchire le sein de ses dents recourbées. Elles sont entre la vie et la mort ; elles n’ont cependant ni assez de courage pour vivre ni assez de résignation pour mourir. — Les nations ambiguës du Nord sont encore, au contraire, couchées sous le despotisme. Despotisme cela veut dire : crédit, commerce, travail, instruction, religion, ressources, paix et guerre, hommes et biens, corps et âmes, personnel et état sociaux, en un mot, selon la volonté d’un seul. Ce n’est pas la Liberté, mais c’est la Force.

Nous vivons de traditions ; ils vivent d’aspirations. Nous reculons ; ils avancent. Et dans la guerre sociale, ceux qui reculent sont foulés aux pieds.

Nous sommes propriétaires ; ils sont communistes. Et le communisme est moins injuste que la propriété.

Chez nous, l’individu est absorbé par l’organisme social ; chez eux, il n’est comprimé que par la volonté d’un maître. Et l’on secoue plus vite la tyrannie des personnes que celles des choses.

Nos constitutions sont épuisées par les privations de toutes sortes, par les maladies héréditaires et acquises, par les débauches parcimonieuses et les voluptés empoisonnées. Nous sommes flétris en venant au monde ; nos jeunes gens ont les instincts dépravés des vieillards. — Les Slaves ont en partage la jeunesse et la vigueur, et nous les appelons Barbares parce qu’ils ont encore les bras nerveux et l’intelligence saine : — mens sana in corpore sano.

Leurs os sont de fer, et les nôtres de carton-plâtre. Nous apprenons à nager dans les livres, à monter à cheval par principes, à faire l’amour décemment. Nous sommes des hommes artificiels, des héros de journaux, de duels, de salons et de serre-chaudes. Les Slaves sont restés ce que la nature les a faits.

Nous adorons l’Érudition : ils sanctifient le Glaive. Et l’heure du Glaive a sonné !!


La différence entre l’Orient et l’Occident de l’Europe est parfaitement résumée dans cette phrase d’un grand écrivain russe : « Les peuples sauvages aiment la liberté et l’indépendance ; les peuples civilisés, l’ordre et la tranquillité. » (Karamsine)




.... Je sais la mauvaise foi de tous les civilisés qui écrivaillent politique, et je veux d’avance me mettre en garde contre elle. Je sais que les journalistes m’attaqueront en me prêtant d’autres opinions que les miennes, car je ne vois pas trop comment ils feraient leur compte, tout enragés qu’ils sont, pour mordre sur le travail d’un homme libre, doué de l’esprit de généralisation et de prophétie. Cependant, comme il faut qu’ils mordent, ils mordront à tort et à travers, parce qu’ils se sont adjugé la dictature de l’opinion et qu’un honnête homme n’a pas le droit d’aller bravement contre leur sentence.

Aux attaques des critiques et des journalistes, dont je connais d’avance la teneur, je réponds :

1o  Ma solution par la Russie est essentiellement une solution de Fait, de Moment, de Force, de Fatalité, de Mal, de Destruction, de Dieu. Je ne lui prête aucune valeur au point de vue de la réorganisation sociale. Je n’évoque ni intervention étrangère, ni émeute stérile ; le Mal, aux pieds rapides, s’éveille de bon matin et n’a pas besoin qu’on l’appelle au travail. Je constate seulement qu’il va déployer sur nous ses ailes de crêpe. Je maintiens seulement — et jamais personne ne pourra démontrer le contraire — que, dans une question de force brutale, de destruction, d’acte révolutionnaire intégral, la Russie est supérieure à la France, l’Orient à l’Occident, l’Inconnu à la Civilisation. Et cela sous tous rapports : comme rapidité d’action, unité, persistance, secret, concentration de forces et de ressources, absence de tergiversation, instruments inflexibles, foi aveugle, conscience d’une grande mission, etc., etc. — Je n’en finirais pas si je voulais énumérer tous les avantages de la Russie sur l’Occident sous le rapport matériel de la conquête. Ces raisons, d’ailleurs, se présenteront d’elles-mêmes sous ma plume dans la suite de ce travail.

2o  Il ne faut considérer ce premier chapitre que comme une table des matières écrite à mesure que s’éveillaient mes pensées. Pour un sujet immense et complexe comme celui que je traite, la plus grande difficulté était de trouver un cadre. Cette question slave embrasse tant de choses ! elle touche à tant d’intérêts, effleure tant de pensées, côtoie tant de connaissances humaines, pose tant de problèmes, soulève tant de doutes et de terreurs ! Je ne saurais dire en combien de manières j’ai torturé mon esprit pour le forcer à adopter un plan à peu près convenable, ou, tout au moins, moins mauvais que ceux que je rejetai tour à tour. Ne pouvant y parvenir, j’ai fini par me décider pour le premier que me fournirait le hasard. Et j’ai mieux réussi de cette façon. — En toute chose, quoi qu’il fasse, l’anarchiste se trouvera mieux de rester anarchiste. Je ne chercherai plus à aligner mes idées.

3° Si je me répète, c’est que j’y suis contraint par la nature même de mon sujet. De ce que la prolixité est souvent un défaut, il ne faudrait pas en conclure que l’extrême concision fût toujours une qualité. Quand les objets sont encore plongés dans les demi-ténèbres de l’aurore, il faut employer beaucoup de lumières pour les faire voir. Et puis, avant tout, des preuves, surtout dans un travail d’intérêt actuel et positif. Enfin, si quelqu’un doit souffrir de ma prolixité, ce ne sera certainement ni l’imprimeur ni le lecteur, mais moi, qui suis atteint de l’incurable manie de ne pouvoir me passer d’eux.

4° Je préviens pour leur plus grande commodité messieurs les journalistes que je ne serai pas en mesure de répondre à leurs attaques, à moins que l’un d’eux ne consente à m’ouvrir impartialement ses colonnes. Au rebours de ces messieurs, j’ai la tête plus remplie que la poche.





  1. Messieurs de la Patrie, du Constitutionnel, de l’Homme et tutti quanti.
  2. Personne ne veut comprendre cette proposition si simple cependant. Le monde s’est extasié devant cette soi-disant prédiction du premier Bonaparte : « Avant cinquante ans, la France sera cosaque ou républicaine. » Dans cet aphorisme du Memnon des Invalides, il y a autant d’absurdités que de mots. République ou Cosaquisme ! C’est toujours une force politique, un non-sens, une fin de non recevoir qui n’est plus acceptable au dix-neuvième siècle. République ou Cosaquisme ! En quoi les conditions de mal-être actuel seront-elles modifiées par ces deux mots-là ! — Décidément, les grands politiques sont de bien petits philosophes.
  3. On dit que la France était épuisée par un quart de siècle de guerres, que ses généraux trahissaient, que Bonaparte avait désespéré de la fortune, que l’Europe entière était coalisée contre nous : d’accord ! Mais où était la résistance réelle de l’Europe coalisée ? où était sa pépinière d’hommes, ses éléments alliés, ses neiges, sa Bérésina ? Où était le grand ennemii que Napoléon allait chercher au cœur de son empire ? Où était le colosse qui frappait toujours, qui eût pu frapper durant un siècle ? Au Nord ! Et la Russie n’avait-elle pas combattu tout aussi longtemps que la France, cependant ? N’avait-elle pas éprouvé plus de revers ? Comment donc résistait-elle contre la France, plus forte, selon vous ? Mais jamais les vaincus ne manquent de bonnes raisons pour expliquer leurs défaites ; ils les donnent toutes pour des chefs-d’œuvre de stratégie et des abîmes de trahison ; ils font contre fortune bon cœur. Quand il s’agit de la guerre et des conséquences de la force, moi je constate…
  4. Voltaire, observateur superficiel, en sa qualité de Français, s’est trompé de tout en écrivant cette balourdise tant prisée par la gent chauvine : Les Russes sont pourris avant que d’être mûrs.