Hurrah !!!/Chapitre II



CHAPITRE II.


CONSIDÉRATIONS


SUR LE RÔLE DE LA FATALITÉ, DE LA FORCE ET DU DESPOTISME DANS LES RÉVOLUTIONS. — APPLICATIONS À LA RUSSIE.


Majeure.
Le droit, c’est la force.
m. Guizot.


Mineure.
La force, c’est le droit.
Tous les despotes.


Conclusion pour la fin de ce siècle.
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
Nous l’allons prouver tout-à-l’heure.
La Fontaine.


§ 1. DE LA FATALITÉ EN GÉNÉRAL.


I.   Dans l’exposé qui précède, j’ai placé en premier lieu les raisons que je déduis de la Fatalité, parce qu’elles me paraissent d’une importance capitale dans le sujet que je traite : la Destruction générale d’une société par une nation envahissante.

À ce mot banal de Fatalité, je vois les esprits forts de la civilisation française, les affreux petits rhéteurs à la ligne, les Jupiters de l’alinéa, les empoisonneurs de l’esprit public, les journalistes enfin..... tailler leurs plumes et me noircir de leur encre la plus corrosive.

Et pourquoi donc, mes maîtres si vous êtes convaincus que la Fatalité n’exerce aucune influence sur nos affaires, pourquoi donc vous écrier tout le long de vos improvisations quotidiennes : Salut Dieu ! Bonjour Dieu ! Bonsoir Dieu ! — Puissance, Bonté, Justice, Gloire à Dieu, Grâces à Dieu dans le plus haut des Cieux ! — Révolution, Progrès par Dieu ! — Statu quo, Conservation par Dieu ! — Tout par Dieu, pour Dieu, avec Dieu ! — Dites-moi pourquoi vous craignez ce Dieu, pourquoi vous l’adorez, l’assourdissez, l’invoquez et en parlez enfin comme les aveugles parlent des couleurs ; ce que vous en savez enfin ?.....

Et puis, quand vous m’aurez dit cela, il vous restera encore à me démontrer qu’il y a une différence entre ce que vous appelez Dieu et ce que j’appelle, moi, la Fatalité, l’Ennemi ?

Tant que vous n’aurez pas clairement établi cette différence, tant que vous n’emploierez les mots Dieu et Fatalité que comme des chevilles d’un usage facile à la fin de vos phrases, j’aurai le droit de me servir du second de ces termes comme vous du premier, et de prouver quelque chose au moyen de l’un, tandis que vous ne prouvez absolument rien au moyen de l’autre.


II.   Sans m’engager aujourd’hui dans une dissertation sur la Fatalité — ce dont je ne vous tiens pas quitte pour plus tard, journalistes ! — je veux dire ce que j’entends par ce mot.

La Fatalité, je la définis cette force supérieure à nous, qui s’exerce sur nous par tous les objets extérieurs. Pour moi, Dieu, c’est tout ce qui n’est pas moi. Il me suffit d’en savoir cela pour dire : Dieu, c’est mon ennemi ! Le général des Jésuites ne se dit-il pas l’ami de Dieu et l’ennemi de tout le monde ? que chacun sache donc qu’il est l’ennemi de Dieu et du général des Jésuites.

De l’origine de mon divin adversaire, de ses qualités, de ses vices, de ses mœurs, je ne m’inquiète guère. Le sujet que je traite ne m’impose pas la nécessité d’être inquisiteur, théologien ou mystagogue. Et puis, qu’avez-vous appris des habitudes privées et politiques de Dieu, vous tous, charlatans et jésuites, qui le mouchardez ab origine mundi et qui continuerez usque ad semper ?.... Vous mentez pour gagner misérablement votre vie : voilà tout.


III.   Cette force supérieure à nous se fait sentir à nous par mille modes de représentations désagréables dont nous payons les frais. D’abord par l’Univers, — il s’agit de moins que cela dans mon sujet, — et dans nos sociétés, par l’autorité religieuse dite divine, — par l’autorité temporelle dite royautés, trônes, empires, principautés, puissances, Souveraineté, magnum Jovis incrementum ; enfin, par les hiérarchies spirituelles et temporelles officielles et officieuses qui en sont les conséquences ; — y compris, ne vous en déplaise, Messeigneurs, Nosseigneurs ! celle des journalistes.

D’où il suit que Dieu, Pape, Empereur, Divinité, Catholicisme, Protestantisme, Journalisme, Bancocratisme, Théosocialisme ; — Jéhovah, Alexandre VI, M. de Rothschild, Ivan IV, Soulouque, Napoléon I et III, Bouddha, Jules II, Nicolas, Pie IX, Veuillot, Ribeyrolles, Girardin, Gengis-Khan, Attila, Blanc (Louis) ou Malarmé (Placide) — sont toujours pour moi des instruments de la Fatalité, du Mal, de la Guerre, de la Division, du Malheur de l’Humanité. Les Dieux et les autorités qui s’en recommandent ne diffèrent que de nom et de force.


IV.   Les Dieux, Fatalités, Maux et Horreurs qui secouent leurs torches sur l’humanité sont, relativement, forts ou faibles. Or, les Dieux les plus forts seraient bien ineptes s’ils ne faisaient pas sentir leur force aux autres. Jéhovah ne se montra pas si débonnaire quand il fit décrire au Prince des ténèbres cette immense parabole soufrée que le grand Milton nous dépeint avec tant d’éclat.

Or il me paraît à moi, — et bien malin qui me prouvera le contraire, — il me paraît que Nicolas-le-Roux va jouer vis-à-vis du Napoléon à l’œil de faïence le rôle que Jéhovah remplit si impitoyablement à l’égard de Lucifer. Il ne dépend pas de moi de n’être pas de la race des prophètes : genus irritabile valum ; — et je vois d’ici le Napoléon-Tête-de-bois, dessinant sur le planisfère une incommensurable ellipse et s’échappant à grand’peine par une tangente dangereuse ! Les empereurs qui sont tout-puissants peuvent bien se permettre de singer les Dieux. Le droit de régner et de punir de Dieu n’est fondé que sur sa force, dit Hobbes. J’en dis autant de tous les hommes qui invoquent encore le saint nom de Dieu sous quelque ritournelle que ce soit. Ah ! si les hommes pensaient un peu plus à ce mot qu’ils répètent tout le long du jour, ils seraient bientôt convaincus que par ces deux mots, Dio è il Popolo, il faut entendre : un Maître et un Esclave. Que la Jeune-Italie s’en préoccupe davantage !


V.   Voyez un peu à quoi tient l’approbation ou la désapprobation du public ! Que je dise : Dieu, cause providentielle de tout mouvement universel et supérieur, Dieu est infiniment bon, infiniment aimable, plein de sollicitude et de miséricorde pour nous....... Que je dise cela, et tout le monde bat des mains ! Et Messeigneurs Sibour et Pierre Leroux me canonisent ! Et me voilà le plus moral les hommes et le plus orthodoxe des révolutionnaires !

Qu’ayant plus profondément réfléchi sur la nature des choses — de natura rerum — j’aille écrire au contraire : Dieu, cause fatale de tout mouvement universel et supérieur, nous est infiniment mauvais, infiniment préjudiciable, infiniment gênant ; il nous fait disparaître dans ses plans comme l’araignée la mouche prise dans ses filets… Que j’aille écrire cela, par malheur, et tout le monde me lapide ! Et Monseigneur Sibour m’excommunie ; et Monseigneur Pierre Leroux, clément de nature, me retire en morceaux des griffes de ses disciples bien-aimés et théomimes.

Et cependant, force de Dieu ou force du mouvement universel, ces deux expressions reviennent absolument à la même par rapport à nous. Quelque coup que chacun se monte à l’endroit des dispositions bonnes ou mauvaises de la Fatalité à son égard, il est certain que cette force universelle le domine comme notre pied domine la fourmi qui rampe. Or, toute force qui nous domine nous menace, et exige de notre instinct de défense que nous nous en débarrassions. De Dieu je ne veux savoir que ce que savait Damoclès de l’épée suspendue sur sa tête. Et cela me suffit pour combattre Dieu ; sur le reste je me déclare tout aussi ignorant qu’un ministre du Saint-Évangile ! — Mais, c’est de la Fatalité ? me crient les déistes…


VI.   Oui, je suis fataliste quand je me heurte aux tertres de mes aïeux. Et à quoi me servirait-il de ne pas convenir de ma fragilité ? Existerait-elle moins si je la niais ? Et vit-on jamais l’audace de l’esprit humain désarmer le bras osseux de la Mort ?

Je sais seulement que tous les êtres ont besoin de moi comme j’ai besoin de tous les êtres : et que, si je dépends de la Fatalité, elle aussi dépend de moi qui suis un de ces instruments. Dieu m’accable d’un immense poids ; mais moi, je puis lui vendre cher ma mort et singulièrement provoquer sa colère, tout petit que je sois. Avez-vous vu le taureau bondir sous la banderille de feu, le cheval écumer quand le taon le pique ? contre de si petites misères, à quoi servent à ces puissants animaux leur rage immense et leurs efforts désespérés ? — De même une indéclinable solidarité enchaîne notre grand ennemi à nous : nous le faisons souffrir et suer sang et eau ; les hommes sont les morpions de leur Créateur. Esclave et maître d’ailleurs ne sont pas dignes d’une expression plus recherchée. Tout en reconnaissant la Fatalité, parce que je ne puis la nier, je lutterai donc contre elle jusqu’à ce que mes forces m’abandonnent. — L’homme a ses droits contre l’univers : qu’il les fasse valoir !

Si Dieu est inexorable, pourquoi ne le serais-je pas ? Si l’ensemble des autres êtres est plus fort que moi, est-ce une raison pour que je n’use pas de ma force contre eux. Faites qu’Atlas ne se remue pas sous le poids du monde. Empêchez à Sisyphe de rouler son rocher, à la fourmi d’ébranler le feu qui l’étouffe… Alors je reconnaîtrai tout à la fois qu’il n’y a pas de Fatalité, que je ne la sens pas, et que l’instinct de ma conservation ne me raidit pas contre elle : alors je me condamnerai, vivant, à une immobilité stupide. Mais jusque-là, je reconnaîtrai la Fatalité, pare qu’il n’est pas possible que je sois aussi étendu et aussi puissant que l’Univers ; et je lutterai contre elle, parce qu’il n’est pas dans la nature de l’homme de se suicider.

Oh ! que nous sommes lâches avec tout notre orgueil ! Je le demande : l’homme fort qui se raidit contre un mal dont il connaît la puissance, n’a-t-il pas plus de courage que l’être efféminé qui se dissimule à plaisir la gravité de sa situation parce qu’il ne se sent pas la force de la vaincre par le sang-froid ?


VII.   Il n’en coûte donc rien à mon esprit de reconnaître l’existence de la Fatalité, et je ne me crois, pour cela, ni plus faible ni plus fort, ni plus religieux ni plus impie que ceux qui croient en Dieu.

Mais ce qui me rend puissant contre la Fatalité, c’est qu’il y a succession en elle et qu’elle n’est pas immuable. Et Dieu, dépouillé de son caractère immuable, n’est plus à craindre : il devient modifiable par nous, avec le temps, suivant nos besoins.

Je prétends que Dieu se transforme et se divise à chaque instant, et qu’il est susceptible de revêtir autant de formes différentes qu’il y a de combinaisons possibles entre tous les objets qui ne sont pas nous. Et parmi ces combinaisons, celles qui sont momentanément opposées à nos desseins sont le Dieu que nous avons à vaincre ou à révolutionner. Les autres ne nous importent pas. Comme la lutte contre Dieu se trouve simplifiée par cette donnée seule de sa transformation constante !

Au Dieu catholique, immobile, j’oppose donc le Dieu transformable à l’infini que conçoit ma pensée, et que chacun ne peut concevoir que par lui-même, selon les obstacles qu’il rencontre sur son chemin. Réduit à ces proportions, dieu, loin d’être un obstacle à la révolution, devient au contraire le plus efficace des excitants et des instruments révolutionnaires.

En vertu de la Solidarité Universelle dans les choses, tous les objets de la nature ne vivent que par action et réaction réciproques. Telle combinaison d’objets qui domine aujourd’hui toutes les autres, sera dominée par toutes les autres, dans un autre temps. Ces rapports réciproques de superposition et de sous-mission, de Divinité ou d’Esclavage de tous les objets, les uns par rapport aux autres, est la conséquence des continues transformations qu’ils subissent. Croire au mouvement, c’est nier l’autorité de Dieu et lui retirer toute puissance de domination permanente.


VIII.   Cette continue transformation de Dieu est démontrée par toutes les révolutions, qu’elles soient d’ordre universel, humanitaire, animal, végétal, industriel, scientifique ou littéraire, etc., etc...., Il y a des coups-d’état parmi les éléments, les animaux, les végétaux, les matières d’utilité première, tous les êtres et toutes les choses, comme il y en a dans les empires humains. L’histoire des crises de l’homme est un mesquin abrégé de l’histoire des crises de l’univers.

La terre, surprise et vaincue par l’eau dans un siècle, prend sa revanche dans un autre siècle. Il s’établit un échange de révolutions entre les éléments. L’apparition actuelle de l’Océanie est la seconde manche de cette immense partie dont le Déluge était la première. Ce que les habitants de la Terre appellent Révolution dans leur langage, les poissons l’appellent, bien certainement, Conservation dans le leur. Les anciens, qui poussaient si loin la science des analogies, ont voulu dépeindre cette universelle circulation dans le mythe de Deucalion et de Pyrrha, car la série des transformations connues jusqu’à ce jour commence au minéral et finit à l’homme. Et Deucalion avec Pyrrha semait des pierres et récoltait des hommes.... moissonneur fortuné !


IX.   L’univers est un immense atelier de transformations vitales et mortelles. Jamais le mouvement révolutionnaire n’est arrêté. Par conséquent, je puis affirmer que ce qui est Dieu aujourd’hui ne le sera pas demain. À l’heure qu’il est, l’homme est Dieu vis-à-vis des races animales formées antérieurement à lui. De même la nation qui est Dieu aujourd’hui sera demain esclave. Seulement, au lieu d’appeler les nations Dieux ou créatures, on les appelle victorieuses ou vaincues, dominantes ou dominées : — caprice d’expression, fantaisie de grammairiens !

Je ne puis considérer les puissances supérieures à moi comme dangereuses pour moi, puisque je les vois se transformer chaque jour, se diviser et se perdre à l’infini. D’après la loi fatale de solidarité, il n’y a pas de Dieu qui ne soit plus esclave que la plus esclave de ses créatures.

Appliquant ces données à la Russie, le Dieu des peuples européens d’aujourd’hui, je dis : je ne puis regarder comme dangereuse la fatalité de l’invasion prochaine, puisque cette invasion se transformera et se dispersera en mille manières au contact des sociétés parmi lesquelles la jettera le génie des batailles.. Elle accomplira son œuvre de Destruction tout entière, et puis disparaîtra, comme les Dieux aux pieds d’argile, réduite qu’elle sera par l’engrenage social, en une poussière féconde.


X.   — Voilà quelle opinion peu révérencieuse, moi, pauvre insecte au cri strident, je fais entendre sur Dieu, sur les Dieux, depuis les profondeurs de l’herbe où je suis enseveli.

Dieu n’étant ici-bas que la raison sociale d’une compagnie de filous en commandite, j’éprouve un saint plaisir à humilier en Dieu tous ceux lui vivent de lui. Et ce ne sont pas les prêtres qui retirent aujourd’hui les plus grands bénéfices de l’exploitation de la Divinité ; mais bien les dames patronnesses des œuvres de bienfaisance, les vertueuses épouses des agioteurs de la Bourse et des tripotiers du Journalisme, ces femelles nerveuses qui pleurnichent en vers, et, du bout de leurs gants, tendent au pauvre qui meurt le reste de leurs orgies. Ami prolétaire, malheur sur toi tant que tu vénéreras Dieu ! cela te donnera droit à l’aumône des Jésuites…

La Fatalité pèse sur moi par tous les objets extérieurs à moi ; mais je lui suis très à charge par la seule force de ma volonté. Je reconnais l’existence de la Fatalité sans renoncer à la conscience de mon libre arbitre. Je fais la part de Dieu… et ma part !

Le nom sous lequel je désigne cette force supérieure ne l’empêche pas de s’exercer sur moi ; mais je ne cesse pas non plus de me raidir contre elle, de quelque nom que l’appellent les Pharisiens, les Scribes et les Docteurs de la Loi. Dieu ou Satan, ce n’est jamais rien de plus qu’un fait, une majorité qui m’obsède et qui peut changer demain. Je ne subis cela qu’à mon corps défendant.

Je n’ai pas peur de Dieu, la grande ombre chinoise que les curés nous font passer sur le ciel d’azur ; je n’en ai pas plus peur que d’un mien cousin, autrefois mon adversaire aux billes, que j’ai revu dernièrement déformé par la grande robe noire. Dieu change plus souvent de formes qu’un député, d’opinions, ou un roi constitutionnel, de ministres. Tous les êtres de l’univers sont Dieux ou mortels, les uns par rapport aux autres, selon le mode d’association dans lequel ils se trouvent engagés. Il y a, de par le monde, des révolutions qui détrônent des Dieux avec la même facilité que nous détrônons des hommes.

La Russie est aujourd’hui le dieu de l’Europe : elle la domine de fait. Eh bien ! je n’ai pas peur du dieu de l’Europe actuelle, parce que le jour où sa force deviendra incompatible avec le libre développement de l’homme, cette force sera détruite. — Dieu propose et l’Homme dispose, voilà ce qui est vrai.





§ 2. — PROBLÈME ANTINOMIQUE ENTRE LA FATALITÉ DIVINE ET LA LIBERTÉ HUMAINE. — CONCLUSION


I.   La vie de tout être est une lutte contre le milieu qui le renferme.

En termes généraux, sans faire exception de temps ni de lieux, l’homme est forcé de remporter chaque jour sur Dieu la victoire de la vie. En spécialisant : dans cette seconde moitié du dix-neuvième siècle, le déshérité est contraint de remporter sur la force sociale civilisée et sur la force sociale Cosaque la victoire de la vie. — L’ennemi est double, mais il est divisé : par conséquent il sera vaincu par l’homme.

Je n’entends pas le mot victoire comme le font les révolutionnaires français, les plus inutiles des hommes. La force russe fût-elle taillée en pièces par l’invincible armada civilisée, le problème social n’aurait pas fait un pas. Loin de là ! Et la solution serait également avortée si la Russie se bornait à vaincre la France en Orient, sans l’envahir.

La Fatalité, la Tyrannie divine et mauvaise qui pèse sur nos sociétés, je lui vois double face. À l’Orient, elle trône sur des canons ; à l’Occident, sur des sacs d’or. Le Tzarisme et le Monopole, la Russie de Nicolas et la France de M. Rothschild, voilà les deux termes de ce problème antinomique immense. Et si nous nous rendons compte de l’organisme des sociétés, nous révolutionnaires, nous comprendrons que ces deux puissances doivent s’égorger l’une par l’autre, et disparaître devant le Socialisme humanitaire. En vérité, ce déluge couvrira le sol d’armes russes et de devantures de boutiques françaises. Ainsi seulement sera vaincue la double tyrannie que subissent encore les sociétés européennes : tyrannie du fer et tyrannie de l’argent.

Et telle doit être la science et la politique des hommes libres, de pousser l’un contre l’autre le despotisme français et le despotisme russe, les lançant tour à tour dans la lutte selon le moment où leur action spéciale est demandée. Divide ut imperes.

Dans la lutte de la vie, l’homme n’est vainqueur qu’à la condition de bien connaître ses ennemis et de les diviser. Tout ce qui scinde la Fatalité générale nous est utile, à nous révolutionnaires, que ce soit la Guerre, la Révolution ou la Découverte, c’est-à-dire toujours la Révolution. C’est en ce sens que la guerre d’Orient, qui oppose le Despotisme russe à la Civilisation du monopole, est faite pour nous ; elle nous est bien plus avantageuse ainsi que si elle était faite par nous. Les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Les gouvernements d’Europe sont assez riches pour nous rendre, dans cette guerre, toutes les avances faites à la Liberté. Les gouvernements aussi travaillent pour la Liberté, bien qu’ils n’aient le mérite ni de le savoir ni de le vouloir.

Vous dites, immobilistes d’Occident, que la guerre actuelle est funeste. Eh ! qu’eussiez-vous dit des premiers peuples qui firent la guerre, des premiers esclaves qui se soulevèrent contre leurs maîtres ? Qu’eussiez-vous dit des hommes audacieux qui, les premiers, forgèrent les métaux, firent flamber la houille, percèrent les montagnes, comblèrent les vallées, taillèrent la pierre, sondèrent les abîmes des Océans, animèrent la matière enfin, pour la lancer contre la matière, enseignant ainsi aux hommes déshérités, à triompher de toutes les résistances ? — Vous eussiez dit qu’ils étaient des fous et des destructeurs, et comme tels, vous les eussiez pendus selon l’éternelle pratique de ceux que le mouvement effraie. Fallait-il donc, pour vous complaire, immobilistes, que l’humanité en restât à la confusion de Babel pour monde, à l’ilotisme de Sparte pour contrat, à l’arche de Noé pour habitation, à la feuille de vigne pour parure ?

Quand je pense que l’homme, si puissant et si confortable aujourd’hui, n’avait, lors de la chute, que ses pieds pour traverser l’espace et ses bras pour soulever des fardeaux, que ses dents pour casser des noisettes, que ses mains pour chasser, je m’irrite que ceux-là même qui sont le plus intéressés au Mouvement ne reconnaissent pas l’utilité de la Guerre et des agitations, quelles qu’elles soient, qui bouleversent la face des choses. Que ceux qui ont été avantagés dans les victoires remportées précédemment sur Dieu veuillent se reposer, je le comprends. Mais que, pour leur salut ! les déshérités ne redoutent pas les cataclysmes ; qu’ils ébranlent sur ses colonnes ce monde d’iniquités. Contre la puissance du monopole qu’ils fassent feu de tout fer et de tout bois. Qu’importe que la Délivrance vienne du Nord ou du Midi ?


II.   Ce n’est ni la force russe seule qu’il faut vaincre, ni l’organisation du Monopole seule : ce sont les deux. Car l’une repousse des débris de l’autre, et jamais les déshérités n’ont fait ainsi que la moitié de leur tâche, travail stérile que les intrigants revendent et rachètent le lendemain. Vous faites une révolution contre le Monopole à Paris : la Russie fait renaître le Monopole à l’aide de la Terreur qu’elle inspire, et vous l’impose de nouveau par son intervention. À quoi donc bonne votre révolution ? Vous chassez les Russes des provinces danubiennes ; les aristocrates du dedans vous épuisent plus que jamais à Paris par la Concurrence et l’Usure. À quoi donc bonne votre campagne contre les Cosaques ?

Cessez enfin de donner tête baissée contre les murs des citadelles et les serrures des coffres-forts. Sachez bien que tous les despotismes s’enchaînent : que le Tzarisme russe n’est que l’expression monstrueuse de toute civilisation monstrueuse, à Paris comme à Pétersbourg ; et que séparément attaqués, les deux despotismes résistent et résisteront dans les siècles des siècles. Assez longtemps les hommes ont été braves sur les champs de bataille et dans les rues en feu. Il faut pourtant qu’ils réfléchissent sur les révolutions, sur les instruments qu’elles emploient et sur la nécessité de les briser les uns par les autres.

Il y a Cosaque et Cosaque. Le vrai Cosaque, à mon sens, c’est le détenant-propriétaire, noble, capitaliste, intermédiaire, gouvernant, guerrier ou prêtre, où qu’il exerce son vol légal. — Vous trouverez, à ce compte, qu’il y a plus de Cosaques en France qu’en Russie. Quant à ces pauvres diables de paysans slaves aux bras et au cœur forts, ce sont, je le répète, les vrais soldats du Progrès, les exécuteurs testamentaires de la Révolution française épuisée ; ils vont paraître sur la scène du monde, au grand dépit de tous nos philosophes systématiques qui s’en iront, si bon leur semble, expérimenter au Texas ou dans la Lune, et videront le terrain une bonne fois. Que les hommes du Nord se précipitent donc de toute leur force brutale contre la force jésuitique de l’Intérêt, de la Propriété et de l’Épargne ! Et qu’au loin soient dispersés les feuillets de nos codes, les registres de nos comptoirs et les contrats passés sous un régime inique !


III.   Toute transformation s’exerçant sur un être quelconque commence par son organisation physique. Quand l’homme meurt de mort naturelle, son corps est depuis longtemps en dissolution qu’à peine son intelligence est atteinte encore. De même, les vieilles sociétés déjà sont en proie à l’anarchie et au désordre, qu’elles remplissent encore le monde du bruit de leur existence scientifique ; — témoin Byzance.

C’est cette partie physique, la première détruite, qui doit être renouvelée la première. Ainsi, sur le cadavre de l’homme, la première transformation détruit et recrée les tissus qui forment l’organisme. Et quand cet organisme est complètement développé, l’intelligence et l’âme s’y font place et l’animent.

C’est pourquoi je dis : il en sera de même de la transformation sociale que nous allons subir. Le cadavre de la Civilisation sera détruit tout d’abord, dans le faisceau de ses intérêts matériels, par le glaive de la Russie. Puis, sur ce cadavre, se développera l’ébauche organique de la société nouvelle. Ce n’est que plus tard, sur le corps social suffisamment accru, que viendra se greffer l’animisme intellectuel que la Civilisation socialiste. Toute construction nécessite une destruction préalable ; toute affirmation est précédée d’une négation. Avant d’employer des matériaux, il faut les extraire du sol qui les produit et les rassembler par grandes masses sur le lieu où ils doivent être utilisés. Les hommes neufs sont le granit, et le fer, et les poutres solides des sociétés neuves. Les poumons, le cœur, le cerveau et les organes de l’homme sont organisés avant que de servir.

Encore une fois, qu’on me démontre que le sang d’un jeune homme plein d’amour peut circuler dans les artères osseuses d’un vieillard, et je conviendrai que nous pouvons nous-mêmes rajeunir le cadavre de la Civilisation occidentale, et que nous n’avons pas besoin des Cosaques pour le coucher sous terre et lui rendre la vie. Mais, pour Dieu ! que le journal l’Homme me démontre cela. — Pour voir comment le journal l’Homme démontre quelque chose !





§ 3. — SUR LE DESPOTISME.


« Les princes peuvent agir avec promptitude
parce qu’ils ont les forces de l’État dans leurs
mains ; les conspirateurs sont obligés d’agir
lentement parce que tout leur manque. »
Montesquieu


I.   J’ai défini la Fatalité divine tout ce qui est plus fort que nous dans notre milieu. Je définis le Despotisme, l’Homme-Roi, ou Dieu, ou Gouvernant, ou Détenant, qui m’opprime dans la société actuelle.

Dans presque tous les actes de ma vie, ce Dieu est plus fort que moi. Mais il est plus faible aussi quand je le poursuis avec le stylet et la torche, quand il me donne prise sur lui par ses exactions et ses coups d’état.

D’où résulte que, si j’ai à craindre la force du Despotisme dans les temps ordinaires, je sais aussi que je puis devenir redoutable pour lui dans beaucoup de circonstances. Loin donc de reconnaître l’autorité supérieure du Despotisme et de lui rendre hommage par une inaction lâche, mon esprit et mon bras seront toujours tendus vers les moyens de le détruire. Je chanterai la puissance de l’homme rebelle, la plume ou l’épée dans la main.

Et pour que la lutte entreprise me soit favorable, je chercherai à diviser, dans sa cohésion, la Fatalité terrestre, et à défaire une de ses moitiés au moyen de l’autre. Si je ne suis pas le plus fort, je serai du moins le plus rusé. À la guerre comme à la guerre ! Tous moyens sont bons contre Dieu ! !

Le despotisme est la Fatalité sur terre. Homme, sus à lui ! tue ! tue !


II.   Toutes les fièvres, toutes les surexcitations nerveuses ne nous sont pas funestes ; parmi les inflammations et les délires, il en est qui exercent sur nous une influence salutaire. La vieille médecine, qui ne croyait pas cela, opposait systématiquement les contraires aux contraires. Mais un grand philosophe est venu qui a dit : « Les semblables sont guéris par les semblables. » Et ce grand philosophe a opéré, dans la science, la révolution homéopathique ! En promulguant ce principe, Hahnemann n’a vu, lui aussi, qu’une face du problème antinomique médical, dont la solution est entre les deux termes contradictoires posés par l’Allopathie et l’Homéopathie. Mais ce fut une découverte immense que la sienne.

De même, il est des despotismes et des réactions qui ne sont pas nuisibles au progrès et qui sauvent l’humanité des autres despotismes, en les étouffant. Tel est le rôle que jouera le Tzarisme septentrional vis-à-vis du Bonapartisme corse. Si je croyais à la longévité ou même à la viabilité d’un despotisme quelconque en phase socialiste, je m’effraierais, je l’avoue, d’un système d’homéopathie politique. Mais les systèmes ne sont durables maintenant ni scientifiquement ni politiquement.


III.   Le despotisme étant instrument de mal et noyau de forces, est plus propre que toute autre forme de fatalité gouvernementale à entreprendre les révolutions critiques nécessaires à la conservation des sociétés.

Qu’on relise l’histoire : celle des conquérants assyriens, égyptiens, mèdes et perses ; — celle des grands rois de Macédoine ; — celle de la République et de l’Empire romains ; — celle des dévastateurs barbares ; — celle des États modernes, des royautés française et anglo-saxonne, des empereurs et des papes, des républiques du Midi et de celles du Nord ; — depuis Cambyse jusqu’à Napoléon Ier et Napoléon III, l’homme aux coups d’état de la fin..... Et l’on se convaincra que si toutes les révolutions ont été pensées par l’esprit, toutes ont été exécutées par le bras ; — que, si toutes ont été la révélation des philosophes les plus libres, toutes ont été le travail des conquérants les plus puissants ; — que si Christ, Luther, Rousseau furent des initiateurs, Attila, Clovis, Louis XI, Cromwell, Jules II, Grégoire VII, Ivan IV, Pierre-le-Grand, Élisabeth, Catherine, Robespierre et le premier Napoléon furent des ouvriers……. Et que les uns ont été indispensables, comme les autres, à l’œuvre humanitaire.

Toutes les forces, toutes, conspirent à la révolution conservatrice des sociétés. Mes témoins sont, entre mille autres les despotes romains embrassant le Christianisme après l’avoir fait saigner par dix larges blessures : — les despotes sarrasins occupant l’Espagne pendant trois siècles, la remplissant de gloire, de science et de splendeur ; — les despotes du moyen-âge, émancipant la Bourgeoisie pour s’en faire un rempart contre la Féodalité ; — les despotes qui guidèrent les Croisades rapportant parmi nous les traditions scientifiques et les coutumes somptueuses de l’Orient, en même temps qu’ils travaillaient, sans s’en rendre compte à la destruction de la caste seigneuriale ; — le despote Richelieu qui décapita la haute noblesse bien moins maladroitement que le despote Robespierre ne le fit plus tard ; — les despotes d’Angleterre garantissant, par la grande charte, la liberté de chacun ; — les despotes de Rome défendant l’indépendance de l’Italie contre les empereurs d’Allemagne ; — les despotes proscripteurs jetant dans les vents les semences de l’idée ; — les despotes du xviie siècle ébauchant l’œuvre de l’alliance des peuples par l’institution de la diplomatie ; — les despotes constitutionnels de nos jours développant jésuitiquement les conséquences de la Révolution française pour se défendre contre les prétentions de droit divin ; — les despotes de droit divin devenus plus jacobins que les despotes constitutionnels ; — l’Anglais et le Français du despotisme combattant, en Orient, pour la liberté turque ; — le despotisme tzarique enfin !!! instrument de révolution sociale. — Les vents roulent l’oiseau voyageur ; les vagues, le poisson agile ; comment l’homme, quelque grand qu’il soit, pourrait-il résister au tourbillon social ?… Un despotisme, quoi qu’il fasse, n’est jamais que l’expression d’une société.

À l’appui de mon opinion sur le Despotisme, l’histoire entière dépose donc.


IV.   La Physiologie dépose également. — C’est toujours au moyen d’une perturbation totale que les vraies crises agissent sur le corps de l’homme : toujours, c’est par un Dieu, un mal quelconque, — variole, rougeole, crise dentaire, crise d’accroissement, de puberté, d’allaitement — que la vie se renouvelle plus complète et plus intégrale. Le passage d’un âge à un autre, l’apparition de toute fonction sont marquées chez l’homme par une crise, par une opération violente, despotique.


V.   Les Rrrévolutionnaires de la tradition, eux-mêmes, déposent aussi pour moi. Ces vigoureux citoyens ont tellement conscience du rôle révolutionnaire du Despotisme, qu’ils déifient Robespierre, le plus recors de tous les despotes, et que leurs plans de réédification sociale se résument en ces mots : Dictature, Comité de salut public, Commune de Paris, Junte de salut, Commission exécutive, Gouvernement provisoire, Conseil fédéral, Convention, etc.

En eux cette monomanie gouvernementale est devenue chronique, fixe, incurable : elle ne peut être modifiée par aucune leçon sévère, par aucune expérience funeste, par aucun examen de soi-même ou des autres, sous aucune latitude. En Angleterre, en Belgique, en Suisse, en Espagne, en Piémont, aussitôt que deux rrévolutionnaires frrrançais se trouvent vis-à-vis l’un de l’autre, ils fondent une junte de salut avec président et secrétaire. Cette junte s’appelle la Rrrévolution ou la Commune Rrrévolutionnairre ; discute, dispute, hurle, se bat, émet des programmes grands comme le creux de ma main dans lesquels elle résume d’autor les aspirations de l’Humanité ; cette junte n’agit jamais, tout en recommandant le régicide à la ferveur de ses fidèles et en écrivant à propos du scélérat de Décembre : « Assassin qui ne le tue pas ! »

En cela, la grande erreur des Rrrévolutionnaires de la tradition n’est pas de rendre hommage aux effets incontestables de la Force, mais de rêver pour eux-mêmes la puissance dictatoriale, tandis qu’il est dans la nécessité des choses qu’ils ne développent que l’Idée.

Il faut une force quelconque pour substituer un ordre nouveau à un ordre ancien, pour faire passer une idée à l’état de fait. Or, aucune force n’appartient aux révolutionnaires qui ont déclaré la guerre à la Force. Comment eux, qui nient toute autorité, s’y prendraient-ils pour constituer un gouvernement ? Comment eux, qui nient tout privilège, rétabliraient-ils l’aubaine sous toutes ses formes ? Comment voudraient-ils détruire et conserver à la fois tout ce qui existait avant eux ? Comment le feraient-ils, lorsqu’ils seront poussés en avant par la Révolution ?

La Force despotique fut, jusqu’à ce jour, l’instrument de toutes les révolutions conçues par l’Idée. Tant que l’humanité aura pour cerveau le Privilège, elle aura pour bras l’Épée.


VI.   Pour accomplir leurs destinées, les sociétés doivent présenter un faisceau unitaire. Deux voies leur sont ouvertes pour parvenir à cette unification.

Ou elles y arrivent par l’absence complète d’autorité et par l’extension de la liberté jusqu’à l’Individu ; — ce vers quoi nous tendons. — Ou bien, par l’absence complète de la liberté individuelle et la réunion des droits de tous entre les mains d’un seul ; — ce que nous souffrons encore.

À cette différence près que l’extrême Despotisme nie la nature de l’homme et l’abaisse vers la terre, tandis que l’anarchique Liberté affirme le plein développement de nos facultés et nous élève aux cieux, ces deux extrêmes se touchent pour les résultats égalitaires qu’ils produisent. Jean-Jacques avait observé ces effets identiques, sans se rendre compte de cette différence fondamentale. Mais Jean-Jacques n’avait pas, comme nous, l’expérience des révolutions qui secouent l’Europe depuis un demi-siècle ; il n’était pas volontairement ou stupidement aveugle comme les Rrrévolutionnaires.

Pas un maître, ou rien qu’un maître. — Ainsi, moi bandit, je comprends toute organisation sociale, d’accord en cela avec l’autocrate Nicolas. Anarchie ou Tzarisme. Les gouvernements constitutionnels équilibrés, pondérés, sont des embarras dans le monde : leur dernière heure a sonné.

Tant que les hommes ne se sentiront pas assez de caractère pour s’affirmer chacun dans sa liberté, je préférerai, pour ma part, le Despotisme absolu à la République de Washington ou de M. Marrast. Au moins on sait ce que l’on a et ce que l’on peut faire ; c’est moins traître. J’en sais quelque chose, moi qui ai été honoré de la sollicitude toute particulière des bourgeois rrrévolutionnaires frrrançais.


VII.   On peut dire que le Pouvoir propose, mais que le peuple, la réelle majorité, dispose, quand il lui plaît. Vous objecterez que rien ne sanctionne le despotisme ? Non, certes, au milieu d’hommes libres. Mais si vos concitoyens ne désirent pas la Liberté, ou si la désirant, ils n’ont pas la force de la prendre ; s’il convient à tout un peuple de s’abandonner, vous particulier, vous n’avez pas le pouvoir de l’en empêcher et vous ne pouvez pas avoir la prétention de lui faire des reproches. Vous devez vous estimer bien heureux déjà quand vous pouvez vous soustraire à la tyrannie et garder votre liberté de penser.

Qu’on soit bien convaincu que la forme de gouvernement supportée par une société répond toujours exactement aux profonds ressorts de son organisme. Un peuple peut se laisser surprendre un jour par un coup d’état ou une conspiration. Mais encore qu’elle réussisse momentanément, toute tentative de ce genre succombe bientôt quand elle n’est pas l’expression résumée des tentatives sociales. En dépit des hurlements de toute l’émigration frrançaise, je soutiendrai toujours que le gouvernement de Basile-Napoléon III convient à la France boursicotière, bavarde, intrigante, avilie, rachitique, à la France des épiciers. Les asticots ne prospèrent que sur la fange !

Il y a des despotismes que je nommerai d’Enthousiasme, et d’autres que j’appellerai de Lassitude.

Ces deux formes du pouvoir absolu sont parfaitement en rapport avec les milieux dans lesquels elles s’exercent. Les nations jeunes qui marchent à la vie, qui affirment et agissent, adoptent les premiers. Les seconds sont subis par les nations vieillies qui nient, radotent et roulent et roulent convulsivement à la tombe. — Exemples de ces deux despotismes : les Césars de Rome et de Byzance. Bonaparte, le Rhéteur apostat, d’une part ; — et d’autre part les premiers rois de Rome et de France, les tzars de Russie, Nicolas.


VIII.   Le Tzarisme actuel est un despotisme de conquête, d’action, d’audace ; il est soutenu par ses peuples dans son œuvre d’invasion. L’empire français, au contraire, enfouit son règne comme un crime : il règne sur l’agio, l’immobilisme, l’hypocrisie et la peur ; les bourgeois civilisés l’abandonneront à ses propres ressources avant même que la lutte soit sérieusement commencée. Les gouvernements d’Occident s’en vont en guerre comme le général Blaser. Quand ils regarderont derrière eux, au moment d’ouvrir le feu, ils ne trouveront plus ni canons ni soldats ; ils le pressentent et demandent la paix à deux genoux au mal léché du Nord. On commence à voir, comme moi, que les guerriers d’Occident, sont tout au plus bons à auner du calicot. Vous verrez que les Français en riront beaucoup et en accuseront le gouvernement. Pauvre gouvernement ! comme s’ils ne l’avaient pas fait à leur image, laid, lâche louche, menteur, et violateur de serments !

Je maintiens donc que le peuple russe ne peut faire autrement que d’envahir l’Europe occidentale ; — que l’Europe occidentale ne peut faire autrement que de s’agenouiller bien bas devant le despotisme cosaque ; — et que les tyrannies russe et française s’élèveront et s’abaisseront, l’une et l’autre, au niveau de leur tâche.


IX.   Au pouvoir, l’homme est forcé d’agir, d’agir beaucoup, d’agir pour tous. Or, l’homme agissant pense peu. Pour que l’action soit prompte, il faut que la réflexion soit nulle. Car la Réflexion engendre le Doute à la paupière tremblante, fatal à la passion et aux actes.

Il en est de même dans les sociétés. Les factions, les partis, les sectes, les assemblées, comités et conseils délibèrent, discutent, morcellent les décisions, gaspillent les ressources,...... et en définitive n’agissent point. Plus les sociétés sont sérieusement menacées, plus elles sont rapprochées des deux termes de la vie, plus aussi elle exagèrent l’autorité. Le Despotisme est le rempart des sociétés iniques ; il sert de nourrice aux peuples nouveau-nés et de garde-malade aux peuples en décrépitude.

Le croirait-on ? L’objection principale que font les Civilisés à mon idée cosaque est la pauvreté que voici : Mais les peuples de Russie sont trop stupidement grossiers pour renouveler des races aussi finement délicates que sont les nôtres..... Ces bourgeois ! Voilà des gens qui se prétendent savants, qui discutaillent politique du matin au soir et qui ne peuvent même pas trouver, dans l’ampleur de leurs ventres, ces réflexions si simples :

Que pour renverser, il faut des hommes forts ; — que pour fonder, il faut des hommes croyants ; — et qu’eux, les Bourgeois, ne sont ni croyants ni forts comme les Cosaques.

Ces gens qui s’épousaillent sans déroger d’un écu, ces mêmes bourgeois aux passions prudentes, seront ébahis si vous leur démontrez que les croisements les plus féconds sont ceux que la nature provoque entre les peuples les plus divers.

Les rrrévolutionnaires de la bourgeoisie comptent sur le Suicide pour dépeupler la société de ses privilégiés : moi, je compte sur l’Homicide et je crois me tromper moins qu’eux. À la rigueur, l’homme est anthropophage des autres ; de lui-même, jamais.

Quand ma terrible idée s’exhala dans un premier scandale, ces mêmes bourgeois chantèrent en chœur que j’étais un pauvre fou qu’il fallait renfermer. Race d’oiseaux de nuit !...... Vous verrez qu’ils ne conviendront de la force supérieure de la Russie que quand les Cosaques viendront, avec la torche, leur mettre le feu au derrière. — Le bourgeois frrrançais se peint en deux mots : Insolence et Lâcheté !

Oui, bourgeois ! race bavarde et parcimonieuse, le Tzarisme est brutal, oppresseur, ignorant de vos belles manières et de vos leçons académiques. Et c’est pour cela que le Tzarisme vous tuera. Le Deux-Décembre n’eut besoin ni d’urbanité ni de science pour vous fouetter jusqu’au sang ! En vérité je vous le dis, ces gens-là s’agenouillent avec reconnaissance devant leurs bourreaux ; on n’en fait plus rien que par la peur. Oh ! Décrépitude, vieille aux seins noirs et flasques, es-tu satisfaite des derniers enfants de tes amours maudites ? !


X.   Il est de l’essence de l’autorité de tendre sans cesse au plus concentré des pouvoirs, au pouvoir d’un seul, à l’autocratie. Cette tendance nous est expliquée par la nature humaine.

Αυτος — moi-même ! — dit l’homme, en se dressant sur la pointe des pieds, en s’avançant pour saluer, en se faisant annoncer dans un salon, en apposant sa signature au bas d’un décret.

Αυτος — moi-même — De par moi ! comme dit la franche autorité. — De par nous ! de par Dieu ! comme disent les gouvernements hypocrites. — Io ! comme l’accentue le Castillan. — I ! majuscule, comme l’écrit l’Anglais. — Moi ! comme le grossit le Français — Ich ! comme le savoure l’Allemand. — Tous ces mots sont toujours de la première personne, la personne principale, absolue, tandis que le reste de l’humanité est secondaire, superflu, accessoire. Les premiers mots, les mots les plus courts, les plus élémentaires d’une langue, ceux auxquels on a pensé tout d’abord, sont ceux-là. Ce sont les exclamations de l’homme sauvage. C’est toujours l’expression la plus forte de l’orgueil bipède : Αυτος, moi-même, moi qu’il ne faut pas confondre avec un autre, moi, et bien moi, rien que moi. Nie qui voudra que l’homme soit titré surtout en intérêt, en amour-propre et en orgueil, il me suffit d’entendre le premier cri d’un enfant pour l’affirmer.

Par ce seul mot Αυτος, qui répond à ses aspirations à ses aspirations les plus irrésistibles, l’homme annonce à ses semblables qu’il entend rester différent d’eux. Or, dans les sociétés en guerre, comme l’a été jusqu’à ce jour la société humaine, vouloir rester différent des autres, c’est se constituer leur ennemi : c’est leur faire la guerre par tous moyens, justifié qu’on est par la fin vers laquelle on tend, la victoire !

Tant que l’organisme social opposera les hommes et les intérêts les uns aux autres au lieu de les faire valoir les uns par les autres il résultera de cet antagonisme entre la Nature et la Société que les instincts les plus imprescriptibles de l’homme tourneront contre son bonheur.


XI.   Dès que l’homme a posé son autonomie, son moi, son authenticité, il veut en faire reconnaître la supériorité par ses semblables ; il aspire à l’autorité, à l’autocratie. Il n’est pas un homme qui ne recherche sur les autres une supériorité quelconque. L’autocrate de l’empire russe n’est pas plus coupable que l’autocrate de ma famille ; je n’ai jamais autant souffert du despotisme de Napoléon III que de celui de mon père.

Dans tout milieu hiérarchisé l’homme obéit à son intérêt et à son penchant en tendant à l’absolu pouvoir. Comme il faut qu’il soit dessus ou dessous les autres, il préfère être dessus. Il y a plus de la nature de l’homme chez le tzar Nicolas que chez le roi Léopold. Car tous les rois désirent le pouvoir absolu ; et quand ils ne le prennent pas, ce n’est pas la bonne volonté qui leur manque. Je ne crois au dévouement et à la vertu de personne, pas même des rois.


XII.   De ce que je viens de dire, il résulte que l’homme s’affirme dans son moi ; — qu’il tend à faire prédominer sa supériorité partout ; — que le Despotisme est dans les entrailles de tout gouvernement.


XIII.   Avez-vous des yeux seulement pour faire l’amour, ou encore pour lire et pour voir ? Lisez donc l’histoire, et voyez ce qui se passe chaque jour. Et vous apprendrez que tous les pouvoirs aboutissent au despotisme et qu’il y atteignent, malgré tous les bâtons que les peuples leur lancent à travers les jambes, pour peu que Dieu leur prête vie. Vouloir paralyser un pouvoir par une Constitution, c’est comme l’a dit M. de Parrieu, le principal philosophe du Cantal, enchaîner, avec un fil de soie, les membres d’un géant.

Quelles qu’aient été leurs origines, les nations et les circonstances au milieu desquelles ils se sont exercés, dans la paix ou dans la guerre, per fas et nefas, gladio et furcà, tous les gouvernements ont recherché l’autorité absolue sans laquelle ils ne sont pas libres. Car il y a liberté et liberté. Et la liberté d’un roi ne s’achète que par l’esclavage de tous.

L’histoire est la relation d’éternels coups d’état. Tout pouvoir prend naissance dans le suffrage universel, et meurt en l’étouffant. L’Église chrétienne primitive, les premiers rois, les premiers consuls, les premiers empereurs, le premier Bonaparte sortent de l’acclamation populaire. Et puis !....... La communauté chrétienne aboutit au papisme d’Alexandre VI ; les rois à la longue chevelure, qu’on élevait sur le bouclier, ont pour descendants les Louis XI, XIV et XV qui personnifient l’État ; le premier consul Bonaparte dissout le parlement rump et rêve l’universel empire. Enfin, celui-ci, troisième du nom, le dernier et le plus honteux des filous de haute-volée, jure, conjure, parjure tout pour arriver à une dynastie ridicule. — Les Républiques des peuples souverains nomment des Constituantes ; les constituantes se transforment en Législatives ; les législatives en Conventions ; les Conventions en Comités de salut public ou en Comités consultatifs. La pyramide se rétrécit toujours ainsi jusqu’à ce que vienne se percher à son sommet le premier Cromwell, Robespierre ou Bonaparte venu ; car l’autorité se trouve mal à l’aide quand elle repose sur tant de têtes.

Ces aspirations à la Dictature, au Despotisme, elles sont dans le langage politiques de toutes les nations. C’est la formule romaine : caveant consules ! C’est la fameuse loi suprême du salut public ! C’est maintenant, en Espagne, la Junta de Salute ! Ce qui veut toujours dire : il faut créer une force énergique, concentrer les pouvoirs, rétablir l’Ordre menacé, faire renaître la confiance parmi les commerçants voleurs ; — il faut briser constitutions et règlements, renverser les autorités rivales, confisquer les libertés, niveler les intelligences, enchaîner les bras, et faire entendre la voix d’un seul sur le monde silencieux. — Tant que le Monopole régnera sur les sociétés, les sociétés défendront le Monopole par la Monocratie. — Est-ce clair ?

Il n’est pas d’homme plus avide de liberté individuelle qu’un despote ; pour la conquérir il se fera anarchiste, plus anarchiste, à composer, qu’un rrrévolutionnaire d’Occident. Le plus terrible et le plus puissant révolutionnaire des temps modernes, à mon sens, c’est Nicolas, empereur de toutes les Russies. Laissons-lui donc faire le travail de Destruction : veillons seulement à ce qu’il n’en retire pas seul tous les avantages, quand le moment de la Répartition sera venu ; là seulement serait le mal. Vous qui voulez une Dictature, comme instrument de vos justes revendications, prolétaires déshérités, mes frères ! croyez-moi : jamais vous ne serez plus chaudement servis que par le tigre couronné du Nord. Car l’intérêt de son ambition l’enchaîne à l’intérêt de votre misère. Et L’Intérêt, seul au monde, ne trahit jamais.


XIV.   Le meilleur des gouvernements ne vaut rien. Mais le moins mauvais de tous est, à coup sûr, l’Absolutisme, l’absolutisme sibérien. Je demande aux bourgeois, hommes d’ordre et de chauvinisme, à quoi leur servent leurs gouvernements constitutionnels préférés ? Peuvent-ils maintenir l’Ordre contre la Révolution, et la France contre la Russie ? — Si les Russes sont à la discrétion du tzar, personnes et bien, au moins peuvent-ils être certains que le tzar comprimera les révolutions intérieures et protégera, contre l’ennemi, l’honneur de leurs armes. S’ils contribuent de leur sang et de leurs ressources pour une armées, au moins ont-ils une véritable armée, une machine qui fonctionne et ne réfléchit pas. S’ils ont la guerre, c’est la vraie guerre, la guerre des Barbares : s’ils ont l’ordre, c’est l’ordre de Varsovie.

En vérité, les Civilisés sont les plus exigeants des gouvernés. Ils ne veulent fournir à leurs gouvernants ni impôts, ni soldats, ni secours sérieux : ils les rendent responsables, sur leurs têtes, de tout le mal qui peut arriver. Et ils ne leur laissent pas même la liberté de conserver leurs têtes comme ils l’entendent ! Si l’on rendait exacte justice à chacun, on trouverait, bien sûr, que les gouvernés sont aussi coupables que les gouvernants des insurrections sociales.

Ou soyez anarchistes sans réserve ; ou bien, si vous voulez d’un gouvernement, laissez-lui toutes facilités d’agir. Ne contrôlez pas ses décrets, ne l’entravez pas dans sa marche : livrez-vous à lui pieds et poings liés. Allez à la guerre, s’il vous appelle à la guerre ; ne faites pas de révolutions, parce que la révolution lui déplaît. Lisez l’histoire avec des yeux purs et vertueux ; ne parlez pas, n’écrivez pas, parce que le silence lui est cher. Mais, pour Dieu ! malheureux bourgeois, ne changez pas tous les jours de domestiques, ne trépignez pas ainsi des pieds ; abaissez-vous, humiliez-vous, taisez-vous, faites les morts !… Votre misérable existence est à ce prix ! !

Si les hommes veulent rester en état de guerre, il leur faut la Force ; qu’ont-ils besoin de la Liberté ? Et la guerre est encore sur nous ! Et pour soutenir la Guerre, la force doit être aussi forte que possible ! Je demande quelle police de sûreté, quelle armée de conquête opérèrent jamais bien sans un chef ? Je demande quelle église peut se conserver sans un pape ? Je demande si la division de l’autorité n’est pas la mort de l’autorité ? Je demande si le général Cavaignac se trompait quand il disait qu’une pouvoir qui se laisse discuter est un pouvoir mort ? Je demande si J. de Maistre, le forcené papimane, eût pu dire mieux que l’austère général républicain. Je demande si L. Bonaparte n’a pas mieux réussi sans le dire ? Je demande si les conseils de guerre doivent discuter comme les congrès de la paix, et s’il n’y faut pas une voix prédominante ? Je demande si le meilleur plan de campagne peut réussir quand il n’est pas exécuté disciplinairement ? Je demande ce qui causa la chute de Napoléon et la guerre des généraux d’Alexandre ? Je demande enfin si l’armée dans laquelle le commandement est divisé, n’est pas défaite à l’avance ? — que la terrible alliance d’Occident réfléchisse un peu sur tout cela !


XV.   Aujourd’hui, l’Autorité seule pouvant tirer parti des forces sociales, soit pour la paix, soit pour la guerre, sot pour la réaction soit pour la révolution, il me tarde de voir à l’œuvre l’autocratie russe, la plus forte et la dernière expression de l’autorité humaine ; celle qui réunit tous les bras dans son bras et toutes les volontés dans sa tête ; celle qui est libre dans ses actes, large dans sa conscience, secrète, impénétrable, une.

Plus le Despotisme est absolu, d’origine incontestable, de date ancienne et de luxe imposant, et plus il fait. Foin de ces despotismes transis qui mangent plus que les autres et ne produisent rien ! au moins, si vous payez pour vous faire servir, hommes d’Occident, choisissez donc bien vos valets ; ne leur laissez pas prendre avec vous des allures de maîtres. Il est temps que chacun soit remis à sa place, et que les monarques se contentent de la leur : ils l’ont voulue !…

Pour détruire tout ce qui est de trop sur la terre, le Despotisme sera choisi parce qu’il a fait preuve de son génie destructeur ; — pour fonder tout ce qui manque, le despotisme sera choisi encore parce qu’il est assis lui-même et présente une base stable à tout édifice nouveau ; — pour travailler enfin, le despotisme sera choisi parce qu’il est le seul travailleur libre, aujourd’hui, de son temps et de ses mains… — Parce qu’il est bras, muscle, marteau, cognée, glaive, hache et levier. — Parce qu’il garantit à un homme liberté individuelle absolue, plénitude d’action, d’égoïsme, d’orgueil, d’amour-propre, d’audace, de désir, de concupiscence et de terreur. — Parce qu’il est du sexe masculin. — Parce que l’homme, remis en possession de ses facultés naturelles, atteint toujours un grand but. — Parce que, si petit que soit un homme, et d’esprit et de taille, il paraîtra toujours élevé sur l’escabeau de la puissance suprême.

Jetez à l’eau le premier homme venu, il fera des efforts désespérés pour échapper à la mort, et vous, spectateur, ne pourrez pas dire si c’est un brave ou un lâche dans la vie de chaque jour. Placez-moi, sur le trône le plus élevé du monde, le plus triple crétin de la race humaine, et je parie qu’il y fera tout aussi bonne contenance que n’importe qui. Je m’irrite en vérité contre la criante injustice des hommes qui paient si grassement leurs rois, et qui regrettent le petit sou qu’il leur arrive de donner par hasard aux acrobates. Comme si les rois n’étaient pas des mendiants volontaires qui se placent de gaîté de cœur sur la corde tendue du pouvoir, entre la vie et la mort, la gloire te le ridicule, le génie et la démence ! comme s’il était possible à eux d’être autre chose — plus ou moins — qu’un Georges-le-Fou ou un Charles-le-Sage ! — Dans l’univers immense, l’homme est un pauvre histrion qui ne ressort un peu que par la mise en scène : le milieu qui nous roule est plus fort que nous. Encore une fois je le dis, pour humilier encore, s’il était possible, la superbe stérile des petits, des bourgeois, plus serviles que des nègres et plus vaniteux de ses singes !

Le gouvernement avide d’autorité ne peut satisfaire son ambition qu’en se faisant le fidèle exécuteur des volontés du peuple à la tête duquel le sort l’a jeté. Le despote d’une nation jeune est forcé, tout vieux qu’il soit, de s’épuiser d’efforts pour satisfaire sa plébéienne moitié ; comme un époux éreinté, la jeune femme ardente à l’amour, la jeune femme toujours maîtresse de l’homme salace.

— « Sede à destris meis » — viens te mettre à ma droite — telle serait, suivant les Livres, l’invitation que le Dieu du ciel aurait adressé à chacun des Dieux de la terre. Selon moi, cependant, c’est une position bien digne de commisération que d’être si près de Dieu et aussi des hommes, et de recevoir de première main les sifflets du parterre et les projectiles du paradis. L’on est cent mille fois plus esclave ainsi de la nécessité des temps, de la force des choses, de la raison d’état, de la Fatalité enfin… Car, dans les têtes les plus élevées de la terre, vous trouverez ce cheveu.

Je me sens une très-médiocre admiration pour le lutteur et le boucher, mais je ne sache pas d’hommes mieux taillés pour la tuerie. Le despote n’est pas non plus le type social que j’admire, mais je ne puis me refuser à reconnaître que, dans notre Europe, lui seul aujourd’hui est maître de ses actions et capable de conquérir… et que le plus despote et par conséquent le plus agissant des hommes forts de l’Europe, c’est Nicolas de Holstein-Gottorp.

Est-ce ma faute si les hommes ne font volontiers l’aumône qu’à ceux qui ont le toupet de la leur demander encore au nom de Dieu ?


XVI.   Le Despotisme russe est le plus incontesté, le plus absolu de tous. Il est maître des biens et de la vie de ses sujets. Tous les Russes sont esclaves ; la Russie est une prison dont la Sibérie est le cachot. — « Le lieutenant des prophètes, le roi des rois qui a le ciel pour marchepied, ne fait pas de sa puissance un exercice plus redoutable. » (Montesquieu). — Les paysans russes, quand ils parlent de l’abolition du servage, disent : Dieu est trop haut, et le tzar trop loin. — Le despotisme est niveleur de sa nature : il lui faut un large appui. L’idée fixe de Nicolas est l’abolition du servage ; lui-même a dit qu’il ne mourrait pas content avant d’avoir émancipé ses paysans. Pourtant plus loin ses projets d’unification brutale, il s’efforce de tenir sous un même joug les mille peuples qui lui sont soumis depuis les glaces du Pôle jusqu’aux plateaux d’Asie. — Le tzarisme n’a pas de limites, il est spirituel, temporel, judiciaire, législatif, exécutif ;… tout enfin : il lève un doigt, tout obéit. C’est de lui qu’on peut dire ce que le président Seguier disait de Napoléon : « il est au-delà de l’histoire, au-dessus de l’admiration..... » Ainsi pensent les Russes, qu’y faire ? — « Lui-même est notre roi, ajoutent-ils, comme autrefois les Juifs, et nous n’en avons point d’autre. »


XVII.   Voici le quatrième commandement de Dieu rédigé d’après les soins du tzar orthodoxe, autocrate et souverain pontife de toutes les Russies :

« L’autorité de l’Empereur est divine. On lui doit culte, soumission, service, amour, actions de grâces, prières, en un mot adoration. Il faut l’adorer en paroles, en signes, en actions, dans le fond du cœur. Il faut respecter les autorités qu’il nomme, parce qu’elles nous viennent de lui. L’empereur est le vicaire de Dieu. »

Pour moi, je ne trouve pas qu’il soit plus absurde d’adorer le Tzar que le Dieu de quelque culte que ce soit, Je fais seulement remarquer quelle puissance donne à un homme une autorité aussi absolue, quelle confiance en lui-même il en retire, combien l’obéissance et la crainte qu’il inspire sont faites pour lui donner foi dans son infaillibilité. Croit-on bien aussi que l’habitude des affaires difficiles, le maniement journalier d’immenses intérêts, les relations incessantes avec les représentants les plus distingués des diplomaties et des gouvernements, afin l’extrême amour-propre que tout homme dépense au service de ses entreprises, quand il se sait observé par le monde entier ; croit-on que tous ces mobiles ne soient pas de nature à faire des tzars des hommes d’état remarquables, pour peu qu’ils soient d’une constitution puissante ? Or, de toutes les races royales, la famille des Romanoff est encore la moins flétrie.


XVIII.   C’est s’aveugler grossièrement sur l’esprit humain que de méconnaître l’incontestable influence qu’exerce sur lui le fait accompli. Cette disposition de notre caractère est grandement favorable au despotisme, car il peut se présenter aux masses avec des forces imposantes, une hiérarchie toute créée et des codes en vigueur. En dépit de toutes les philippiques des Démosthènes de la bourgeoisie, le peuple est terriblement, prosaïquement réaliste. Il est partisan de la dictature, il se mire dans le Despotisme ; il aime l’homme fort, le bon mâle, et pour dire les choses par leur nom, le gouvernant qui a des poils ailleurs que dans la main. À tout il préfère la franchise, même dans le mal : il veut savoir à quoi s’en tenir sur toutes choses, ne tenant pas précisément à comprendre les fictions constitutionnelles, les réserves d’ultimatum et les subtilités métaphysiques des démocrates purs. Un principe, un dogme, un système, cela est fort beau sans doute ; mais cela ne se touche pas, ne se voit pas, n’offre ni prise, ni responsabilité, ni antécédents, ni conséquents. Le peuple n’aime pas l’élection, parce que les hommes sont jaloux de leurs pareils, et que l’ouvrier qui contribue sans observation à doter M. Bonaparte de vingt-cinq millions, afin d’être mitraillé consciencieusement par lui, verse à regret vingt-cinq francs par jour entre les mains calleuses du brave représentant Greppo (du Rhône), — un canut  ! qui veut la liberté et la justice pour tous ! — Infamie ! !

Le peuple a faim, voilà la vérité ; et son vrai Dieu, c’est son pain quotidien. À tout gouvernement qui ne le lui donne pas, le peuple crie : Malheur ! Eh ! que voulez-vous, grands faiseurs de discours républicains, dans nos sociétés lassées, le pain ne venant à ce brave peuple que par regorgement, régurgitation, indigestion des riches, il va de soi qu’il préférera prendre pour maîtres, tant qu’il sera dans la nécessité d’en avoir, ceux dont la table est le plus chargée. Apprenez donc, rrrévolutionnaires, à supprimer des sociétés modernes le gouvernement et le servage : — ou bien attendez-vous à voir le peuple préférer toujours les grandes pompes du Despotisme aux mesquines économies des gouvernements provisoires.

La force séduit le peuple ; la magnificence des spectacles l’attire. Pour Dieu ! rrrévolutionnaires, comment voulez-vous que les hommes du Midi se passionnent jamais pour l’étroitesse du Protestantisme ou la sèche morale de la Théophilanthropie ? Ah ! vous n’avez jamais vu l’Espagnol à la funcion de toros, et les moralistes frrançais vous ont seriné que les Romains de l’empire étaient en décadence par cela seulement qu’ils demandaient du pain et des spectacles. En quoi je trouve que les Romains de l’empire avaient grandement raison. Car je ne définis pas, comme les républicains et les solitaires de la Thébaïde, le sens moral : le jeûne, la continence, le sacrifice et les privations. Est-ce ma faute si, dans l’état présent des choses, le Despotisme est encore le système politique qui remplit le mieux le ventre du peuple et parle le plus magnifiquement à ses yeux, et si je suis forcé de l’écrire pour rendre hommage à la vérité ?


XIX.   Le tant-mieux, la contenance assurée du médecin, j’allais dire sa bonne santé et sa bonne mine, exercent une très-grande influence sur le moral du malade. Or l’humanité actuelle est malade : personne ne met cela en doute. Aussi, plus l’homme qui convoitera sa possession se sentira d’or dans la poche, de fer dans la main, et plus de chances il aura pour la posséder.

Ah ! j’en rougis pour ce siècle, mais on ne prend plus de baisers qu’au prix de l’or ! Et les moins chères des femmes, les moins mauvaises assurément, ce sont encore les prostituées. L’Humanité n’est guère que coquette, elle n’est pas encore bonne-fille ; elle n’en est pas encore à la prostitution franche dont il lui faudra subir l’odieux attouchement avant d’arriver à l’amour libre et naturel, avant de revivre grande, et pure, et heureuse. Et le Despotisme possédera l’Europe civilisée parce qu’il la marchandera moins que le Constitutionnalisme ou la République !


XX.   Il est dans les habitudes des gens de partis — de tous les partis — de maudire les tendances matérielles des hommes et de faire appel à leurs aspirations morales. Les uns, au nom de Dieu, proposent aux peuples le Despotisme absolu ; les autres, au nom du peuple, proclament pour lui la République. Petite affaire, en vérité !!… Car le peuple de ce notre xixe siècle est devenu d’un positivisme désespérant pour les ambitieux. Peu lui importent, au peuple, l’euphémie du mot République, l’excellence du calendrier républicain, du sens moral, de la vertu et de la sobriété lacédémoniennes, la déclaration des imprescriptibles droits de l’homme et du citoyen, le culte de l’Être-Suprême........ ou la sainteté du droit divin. Autant de ritournelles qui le sauvent pas des 43 centimes additionnels et des ordonnances de Juillet. De cela, par exemple, le peuple n’en veut décidément plus. Ce qu’il lui faut, avant tout, c’est un gouvernement à bon marché, et comme tous les gouvernements sont chers, le peuple finira par se passer de gouvernement. Ce qu’il faut définitivement au peuple, ce qu’on ne peut plus lui marchander, c’est la Liberté, la Justice, le Bonheur, le Luxe, l’incessante circulation et l’équitable Distribution des biens de la terre par la suppression du Privilège et de la Propriété.


XXI.   Le peuple est devenu terriblement jouisseur. Cela peut effrayer les Calebs de l’aristocratie légitime, gens qui prétendent que les houppes nerveuses de la vile multitude sont d’une texture plus grossière que les leurs… Mais cela est. Le peuple veut le champ, la forêt, la maison commode, la cave fraîche et le grenier spacieux, l’aisance, les fêtes, les théâtres, les femmes vêtues de gaze rose, les joyeux banquets, les voyages sur les grandes mers, et les lacs de cristal, et les montagnes blanches..... absolument comme un gentilhomme de qualité. — Le peuple se sent assez de force, d’intelligence, d’art et d’aspirations sublimes pour absorber tout ce qu’il y a d’existence dans ce monde étroit. Il veut rompre sa longue abstinence ; il a les reins forts, et les rouges désirs brillent dans ses yeux ardents. Vous, avocats de la Bourgeoisie, diseurs à belles robes d’hermine, à beaux rubans et floquarts, à galantes braguettes, petits-maîtres qui dînez d’un cure-dent et portez raie derrière la tête, moustache sous le nez !........ malheur à vous si vous tentiez une fois encore de tresser la crinière du lion et de rogner la corne aiguë de ses ongles ! Car le Lion est sorti de l’antre de sa misère, et il se retournera jusque dans les entrailles de ceux qui voudraient lui défendre d’étancher sa soif dans le sang. Ne jetez donc plus sur les barricades des feuilles de laurier, des fleurs et des couronnes, car personne n’ira plus les ramasser au milieu des cadavres. Ne faites plus de prosopopées à Maximilien de Robespierre, de proclamations comme M. de Lamartine, de constitutions et de discours, car personne ne les écoutera plus. N’agitez plus d’oripeaux rouges ou noirs, blancs ou tricolores, de niveaux, de sceptres, de mîtres et de bonnets phrygiens. Car tous les emblèmes sont symboles d’autorité, et l’individu veut s’appartenir. Moi qui écris ceci, par exemple, je ne reconnais à personne le droit de me commander quoi que ce soit ! Et tous ceux qui me liront penseront de même ! — L’homme veut jouir, vous dis-je, jouir de lui-même et jouir de sa vie ! Et en vérité, en vérité, l’homme jouira ! Le Bonheur, c’est la Loi ! Et l’amour, c’est la Vie ! !


XXII.   Le Peuple jouira, oui ! car la jouissance est sainte. La jouissance est du poète, de l’artiste et de l’artisan : la jouissance est du travailleur. Et toutes les jouissances sont exquises, et tous les travailleurs artistes quand notre existence n’est pas empoisonnée, quand nos forces ne sont pas en décadence. La jouissance est dans le bien-être, dans la santé, dans la joie, dans la douleur même, quand la maigre Misère et l’Opulence obèse ne grimacent pas sur le fond terni des sociétés. Par la jouissance, l’homme centuplera les forces et les tendances qui sont ne lui. Vous qui ne savez rien lui fournir que du plomb à ronger, et du fer ! ne vous étonnez donc pas que les nations ne veuillent plus de révolutions et de destinées provisoires. — Il n’y a plus rien à conserver de ce que la terre supporte ! Que cela soit détruit par Nicolas ou par toute autre omnipotence en couronne… Pourvu que cela soit détruit !


XXIII.   Et moi, je dis au peuple : « Peuple, tu as raison ! Il te faut le beau froment qui mûrit au soleil glorieux, et puis le vin vermeil, les fruits aux saveurs fines, les métaux utiles et les pierres précieuses, les enivrants parfums, les tentures écarlates, les manteaux de velours et de soie, les femmes aux seins rosés, les coursiers hennissants, et la chasse et les fêtes, et les concerts, et les réjouissances et les spectacles qui versent dans le cœur des flots d’amour et d’harmonie. Il te faut tout cela à profusion pour accomplir ta destinée, pour développer pleinement ta splendide existence. Et tu ne jouis même pas de l’air qui court, du soleil qui répare, et du repos des nuits !

Et si l’on te refuse tout cela, Peuple, prends-le ! Prends-le comme tu pourras, par la torche et le glaive, par le Cosaque et par le Braconnier. Réclame ton bien partout où tu le trouveras. Contre l’Iniquité, tous les moyens sont justes ; contre l’Esclavage temporaire, les droits de l’Individu sont éternels.


XXIV.   Ô vous que le Cachot humide remet émaciés à la Misère fiévreuse ; vous que la Misère entraîne ensuite lentement vers la Mort au trône inébranlé, grands courages et grands cœurs dont les noms sont chers à toute âme jeune et de bonne volonté ! Barbès, Martin-Bernard, Blanqui, Daniel Lamazière, André Chipron, et quelques autres, derniers des hommes libres !… Dites, la main sur les plaies de vos corps et les douleurs de vos âmes, dites si la Souffrance et le Sacrifice sont les destinées de l’homme ici-bas ? Vous qui étiez nés pour les grandes joies du cœur et de l’esprit, dites si vos héroïques combats ont eu pour but de nous conquérir plus de misères et de peines ? Oh ! ne parlez plus au peuple de la sainteté du Martyre ! Car le Mal, s’il est une nécessité dans les temps de Désordre, n’est jamais chose sainte ; il n’est pas dans la nature humaine. Que si vous le souteniez encore, alors prêchez aux peuples l’excellence des pontons et des prisons où les despotes entassent la chair des hommes libres comme la plus vile des substances répandues sur la terre !