Hurrah !!!/Chapitre III



CHAPITRE III


PROBLÈME ANTINOMIQUE ENTRE LA FORCE MATÉRIELLE ET LA FORCE INTELLECTUELLE. — SOLUTION.


I.   J’ai besoin de poser un autre problème antinomique, de bien fixer la valeur de ces deux termes contradictoires, et de rechercher sa solution.

Notre raisonnement, sur toutes choses, part de deux conceptions opposées, celle de l’esprit et celle de la matière. À l’aide de ces deux conceptions, nous nous rendons compte de la vie universelle, c’est-à-dire de la réaction des êtres les uns sur les autres.

Selon qu’il généralise ou restreint ces deux concepts fondamentaux, l’homme s’explique par eux l’Univers, la Société et lui-même. Il fait Dieu à son image, ses semblables à son image, tout ce qui n’est pas lui, il le ramène à lui par la pensée. De quoi que ce soit il ne juge que par lui-même. En lui-même il s’est fait double en se reconnaissant un corps et une âme.

Or, si nous analysons à fond ces deux idées contradictoires, l’esprit et la matière, nous nous convaincrons qu’elles ne diffèrent que par l’idée que nous y attachons ; — que nous avons vaguement conscience de leur parité ; — mais que nous les maintenons parce que nous en avons besoin comme d’instruments dialectiques.

En effet, divisées à l’infini et réduites, pour ainsi dire, à leur plus simple expression, la matière et l’idée se confondent tellement qu’il nous est impossible de dire où commence l’une, où finit l’autre.

Par exemple, les Phrénologistes localisent et matérialisent la pensée jusque dans ses manifestations les plus infinitésimales, tandis que les Psychologues l’universalisent, l’idéalisent à l’extrême.

Et cependant, si nous nous figurons, dans l’exercice de la pensée, un homme au génie puissant, ses conceptions seront si nombreuses et si diverses que la plus fine des fibrilles de sa pulpe cérébrale deviendra le siège d’une idée.

Or, la Matière ainsi divisée, jusqu’à ne plus pouvoir être conçue, qu’est-ce ? Néant ! Et la pensée s’élevant à de telles hauteurs, comparée à cet impalpable atome de matière qui en est le siège, qu’est-elle ? Tout !

Pourquoi dirions-nous donc, avec les matérialistes, que la matière est tout, et la pensée néant ?

Et maintenant, si nous considérons l’athlète, l’Hercule Farnèse, le Gladiateur, l’homme fort placé sous l’impression d’une passion violente, nous arriverons à un résultat tout opposé. Les éléments physiques, la sang, les nerfs, la fibre charnue entrent chez lui dans une révolte si terrible qu’ils occupent toute la scène vitale, et qu’au milieu de ce déchaînement matériel, il est impossible de distinguer la passion qui l’a provoqué. Ici la Pensée est néant. La Matière surexcitée, turgescente, est tout.

Pourquoi donc dirions-nous avec les psychologues idéalistes que la Pensée est tout, et la Matière rien ?

Divisées à ce point de ne plus pouvoir tomber sous les sens, — expression consacrée au physique et au moral — la Matière et la Pensée se confondent jusqu’à ne nous laisser aucun doute sur la division purement hypothétique et arbitraire que nous faisons entr’elles. Je pense, donc j’existe, fit Descartes naïvement. Je pense, donc la matière peut penser, dit Hobbes, un grand philosophe celui-là !

Faut-il d’autres preuves que ce dualisme est tout-à-fait arbitraire, et créé par notre manie raisonnante ?

Nous disons, par exemple, que l’atome, ou dernier terme de la matière, est doué d’une force de cohésion, de pesanteur et d’impénétrabilité qui le distingue du rêve, le dernier terme de la pensée, fugitif, subtil, vaporeux à l’infini.

Or, je le demande, comment constater, d’une part, l’impénétrabilité, la cohésion et la pesanteur du plus petit des atomes que nous puissions imaginer ? Comment le concevoir même plus facilement que la pensée la plus fugitive ? Comment le séparer des impressions physiques qu’il a produit et de celles qu’il fera naître ?

Qu’est-ce qu’une Force inconnue, première, qui dirige donc les mondes les plus grands et le plus petit grain de monde ? C’est une pensée. — Et d’autre part, qu’est-ce qu’une pensée qui se traduit mathématiquement par des chiffres et des figures ? C’est bien une force.

Sans la force visible effective et secondaire du Monde, comment nous serait-il possible de supposer la force invisible, causaliste et première que nous appelons Dieu ? — Et d’autre part, sans cette hypothèse immatérielle et impalpable que nous appelons Dieu[1], comment nous rendrions-nous de l’Univers le compte que notre curiosité demande ?

Les combinaisons chimiques ne sont-elles pas des amours de la matière ? Les opérations intellectuelles ne sont-elles pas des modes de combinaison de nos fibres cérébrales ? Pénétration chimique n’est-ce pas Sympathie effective ? Pesanteur n’est-ce pas Harmonie ? Équilibre n’est-ce point Passion ? Combinaison, Sensation et Sentiment ne sont-ce pas des opérations identiques ?

Ou plutôt, la scission théorique que nous opérons dans notre être au moyen de la pensée est-elle encore possible quand nous sondons de telles profondeurs et creusons jusqu’au sources vives le sol fertile de l’existence ? La vie, divisible à l’infini quand on disserte sur son essence, quand il s’agit de philosophie spéculative, d’analyse utopique, l’est-elle encore dans ses phénomènes observables et positifs ? Non, elle est une, à la fois Idée et Force, Combinaison des deux, Solution d’un problème. Et dans ses fonctions on reconnaît la part des deux puissances motrices.

Intelligences craintives et bornées, nous sommes contraints de recourir à des hypothèses relatives pour expliquer l’absolu. Plus nous en approchons, plus nous substituons les mots recherchés aux pensées claires, et bientôt les mots eux-mêmes nous font défaut pour exprimer un dualisme que notre pensée ne peut plus suivre. Pour désigner, par exemple, des puissances d’ordre matériel, nous disons : force chimique électrique, de cohésion, de pesanteur, de magnétisme, d’attraction. Et quand nous voulons parler de puissances d’ordre spirituel, nous disons : force d’attraction, d’intelligence, d’imagination, de génie, de sympathie. — Les deux séries s’engrènent.

C’est-à-dire qu’en pénétrant dans ces extrêmes profondeurs des phénomènes naturels, nous confondons complètement la Matière et l’Idée. C’est-à-dire que nous ne savons pas bien quelle différence il y a entre les phénomènes de l’attraction physique et ceux de l’attraction passionnée, entre les effets du Magnétisme et de l’Électricité et ceux qui accompagnent la production de la Pensée. Tout ce que nous savons, tout ce qu’il nous importe de savoir, c’est que ce sont là des forces, et que ces forces conservent le mouvement de l’Univers.

Bientôt, nous allons démolir de nos propres mains l’édifice de contradictions si péniblement élevé par la science théologico-philosophique. La différence créée par notre entendement entre la Matière et l’Esprit est sur le point de disparaître complètement, parce que nous allons deviner enfin le mode de pénétration de la Matière et de l’Esprit. Le problème est bien près d’être résolu, par lequel nous découvrirons le mécanisme de notre pensée, l’assimilant à une réaction de deux éléments matériels et arrivant peut-être à la reproduire !.... La race humaine se croira bien puissante alors, et dans son orgueil, elle s’écriera avec l’empereur romain : « Je sens que je deviens Dieu ! !... » Hélas ! ces chants d’allégresse seront des cantiques de mort. L’éternelle et universelle transformation ne s’arrêtera pas devant l’orgueil de l’homme. Nous sommes assez cyniques et assez libidineux pour descendre à l’échelon des singes et subir l’abaissement de la captivité sous une race nouvelle plus puissante, plus forte, plus belle que la nôtre.




II.   J’applique les données précédentes à la question slavo-civilisée.

Dans le milieu social comme dans le milieu de l’Univers, comme sur notre propre individu, nous établissons cette différence de matière et d’esprit suivant des données utopiques. Quand il s’agit de la société, nous désignons plus spécialement sous le nom de Force la puissance que nous pouvons connaître par les sens, et sous le nom d’Idée, celle dont nous nous rendons compte seulement par la pensée.

D’où il suit que l’armée, la population, les richesses et l’industrie d’une nation seront dites des forces. Tandis que son influence intellectuelle, philosophique, artistique, entraînante, socialisante sera réputée du domaine de l’idée.

Mais ce dualisme est aussi utopique ici que dans l’ordre universel. Car nos penseurs et nos actions réagissent sans cesse les unes sur les autres et s’enchaînent de manière à ce que nous ne puissions dire que les unes soient plutôt les causes que les effets des autres. Élevées à leur plus haute expression, elles se confondent. Employée par Napoléon, la Force ne fut-elle pas une idée ? Appliquée par Robespierre, l’Idée ne fut-elle pas une Force ? Et si, après avoir étudié un seul homme, nous observons l’humanité, si nous faisons la somme de ses idées et de ses actes, nous verrons que les uns provoquent les autres en vertu d’une solidarité forcée.

Le bras et le cerveau sont utiles à l’homme. La tête pense, le bras exécute. Mais toute action fait naître une pensée, et toute pensée produit un acte. L’être humain n’est complet que par le ressort de ce dualisme. Quand l’une des puissances opposées prédomine trop exclusivement en lui, il devient ou brutal par excès de force, ou nerveux par excès de pensée.

De même la force et l’Idée sont indispensables à l’Être social. Les révélateurs sont complétés par les conquérants. Une indéclinable solidarité enchaîne toutes les manifestations de la vie, tous les temps et tous les hommes. Voltaire et Rousseau, penseurs, communiquent les impressions de leurs âmes à leurs contemporains. Dans la génération qui leur succède, l’émotion qu’ils ont fait naître se traduit par des actes. Qui oserait soutenir que la pensée de Voltaire et celle de Rousseau n’aient pas eu autant de part dans la Révolution française que les bandes de Maillard et de Barbaroux ? Ces deux philosophes n’ont-ils pas sonné le tocsin et battu le rappel de cette révolution, dans laquelle l’Europe fut jetée tout entière sur les champs de bataille ?

On dit force du caractère et force du bras, force armée et force du génie, force de conception et force de réalisation. Ce sont là en effet autant de manifestations ultra-puissantielles de l’être humain. Dans leurs effets comme dans leur essence, l’Idée et la Force sont identiques. Tour à tour vaincues l’une par l’autre, elles assurent le triomphe de notre existence. Voilà ce qu’il nous importe de savoir : que ce sont deux puissances réelles et conservatrices pour tous.

Ne dites donc pas avec les despotes : la Force est tout. Ne dites pas avec les philosophes : Il n’est rien que l’Idée. Ne dites pas que l’Idée est toujours victorieuse. Ne dites pas non plus que la Force parvient toujours à comprimer. Car toute force est bonne ; toute idée est bonne aussi ; et chacune accomplit en son temps sa tâche humanitaire. La Force est-elle inutile quand elle éventre les montagnes et brûle les trônes ? L’Idée est-elle superflue quand elle projette au loin les vives lumières qu’elle secoue de sa chevelure embrasée ? La Force et l’Idée marchent en sens inverse ; l’Épée et la Plume ne sauraient accomplir la même tâche. La Guerre précède la Civilisation, comme, au sein de la forêt vierge, la Hache fraie le chemin à la Bible. — Grotius et Macchiavelli, Bernardin de Saint-Pierre et Campanella, tous les simplistes enfin, n’ont vu qu’un côté de la question.




III. MOMENT DE LA FORCE ET MOMENT DE L’IDÉE.


« Ce qui est utile au public ne s’introduit
guère que par la force, attendu que les intérêts
particuliers y sont presque toujours opposés. »
J.-J. Rousseau


Tout en reconnaissant l’utilité égale, l’essence identique de la Force et de l’Idée, il nous est indispensable, pour raisonner, de maintenir aussi l’hypothèse de dualisme dans la nature humaine.

Ce qu’il importe de bien déterminer, c’est le moment de chaque force. Car l’existence est un problème de statique, et pour le résoudre, nous devons savoir dans quelles conditions les puissances humaines seront employées le plus avantageusement contre le milieu de l’univers.

Par un incroyable abus des mots, nous sommes arrivés à un déplorable malentendu dans les choses. Quand nous parlons aujourd’hui de Force, en politique, nous attachons à cette expression la pensée de contre-révolution. Et quand nous parlons d’Idée, nous prenons ce mot dans une acception exclusivement révolutionnaire.

Pourquoi cela ? Est-ce parce que l’Idée conçoit les révolutions et s’engage, la première, dans leurs voies ? Est-ce parce que la Force s’oppose à la réalisation des idées nouvelles autant qu’il est en son pouvoir, et ne les subit qu’avec le temps ? — mais si l’Idée restait toujours en avant, isolée de la Force, elle ne prendrait pas de corps et demeurerait stérile. De même la Force serait condamnée à l’inaction, si la Pensée ne lui préparait sans cesse de nouveaux sujets de travail.

L’Idée n’est pas toujours employée au service de la Révolution directe. De Maistre, Macchiavelli, M. Romieu nous en donnent la preuve. La Force ne vient pas toujours non plus en aide à la Réaction directe, comme il est démontré par les révolutions suisse, allemande, anglaise, française et américaine, par toutes les révolutions les plus grandes de l’univers.

J’admire en vérité les bourgeois progressistes de ce temps-ci, qui veulent opérer la révolution par les réformes insensibles et la solution lente de la Pensée, sans commotion et sans désordres ; je les admire à l’égal de Brunswick et des émigrés qui croyaient, en 93, paralyser la Révolution par la force ! — À toute œuvre humaine doivent concourir l’action du bras et l’action du cerveau, l’important est de ne pas exiger du bras le travail de la tête et de savoir employer à temps l’un ou l’autre.

L’être humain n’étant pas complet sans ces deux puissances, la révolution dans laquelle toutes deux n’interviendraient pas ne serait pas durable.

J’avance seulement cette vérité paradoxale que la Force prépare les révolutions aussi souvent que l’Idée.

L’Idée prépare la réforme religieuse d’Allemagne et la réforme politique de 93 ; ces révolutions sont réalisées par les princes contre les papes, et par les dictateurs révolutionnaires contre la royauté. Mais en sens inverse : la Force prépare les révolutions d’Angleterre et d’Amérique ; les puritains de Cromwell et les indépendants de Washington en sont les précurseurs ; l’idée n’exécute ensuite que lentement les promesses contenues dans un jour de victoire. — Les hommes de la première révolution française, qui était une révolution exécutive, furent obligés d’unifier au moyen de la Force. Nous qui travaillons à une révolution pensante, nous sommes contraints de diviser par la Pensée — ce qui est toujours unifier.

À proprement parler, il n’y a aucune puissance absolument réactionnaire ou absolument progressiste : toutes sont révolutionnaires. Il n’est pas un homme qui ne fasse de la révolution sans le savoir. Les tyrannies les plus absolues et les démocraties les plus anarchiques servent à la révolution soit directement, par les réformes qu’elles opèrent, soit indirectement, par la terreur qu’elles inspirent. Les sociétés ne parcourent que par bonds le cycle de leur existence. À mesure que l’humanité avance en âge, les secousses deviennent certainement moins violentes, les guerres moins sanguinaires, les révolutions moins homicides. Mais toujours subsistera, dans la nature humaine, le dualisme entre le moi et le non-moi, entre l’âme et le corps, entre la Pensée et la Force. La vie, soit individuelle, soit sociale, est à ce prix. Ne perdons jamais de vue le problème qu’il nous faut toujours résoudre.

En ce qui touche la Révolution organique et sociale de la fin de ce siècle, l’Idée a fait son œuvre ; partout elle a rassemblé les matériaux que la Force, ouvrière diligente, doit maintenant utiliser.

Les écoles allemandes et françaises, Kant, Fichte, Hégel, Saint-Simon, Fourier, Pierre Leroux, Proudhon ont traduit, chacun suivant ses facultés spéciales, les aspirations de la jeune Europe occidentale. La semence est au sillon. Il faut maintenant que le fer des charrues et que le fer des lances passent à travers le sol, et aussi à travers les hommes qui sont l’argile où germent les idées.

Je désire que mes intentions révolutionnaires ne puissent être méconnues de personne. J’insiste donc sur le moment de la Force, afin que tout le monde me comprenne bien. — Quand vous voulez démolir une maison qui menace ruine, mandez-vous l’architecte pour tirer des plans ? Non, mais vous placez le maçon au pied du mur, et le maçon fait sa tâche. Quand vous voulez entamer une barre de fer, allez-vous chercher un professeur de chimie en Sorbonne afin qu’il vous apprenne la pesanteur spécifique de l’atome de métal ? Non, mais vous mettez à l’œuvre le serrurier avec sa lime ou le métallurgiste avec ses réactifs, et la question est bientôt tranchée. Si vous avez à enfoncer un carré d’ennemis hérissé de fers de lance et de gueules de canons, vous ne faites pas non plus venir un élève de l’École polytechnique pour vous procurer la satisfaction de l’entendre discourir sur les X, savantisme nauséabond et de peu de ressources ? Non, mais sur le mur de bronze vous lancez l’artillerie, le génie et les sapeurs qui font la trouée.

Les paraboles sont des naïvetés, disent les savants en tirant une prise de leur tabatières d’or. D’accord, Messeigneurs les Scribes ! Mais avec ces naïvetés-là, Jésus le Révolutionnaire a tué vos maîtres de Jérusalem. Et moi qui vous hais, je veux vous tuer aussi avec les paraboles. — Or donc, peuple ! comprends-tu celles que je te propose ? Et la société actuelle ne te semble-t-elle pas assez hérissée de privilèges, de lois, de prisons, de fusils et de guillotines dirigées contre toi ? Charge donc sur elle sans répit, sans pitié ! Et que, frappée au cœur, elle tombe ! !... Hosannah ! ! !.....

À l’heure qu’il est, je le répète, il n’y a plus que deux puissances réelles : le Despotisme qui représente la force, et l’anarchie qui représente l’idée. Quant à la République et au Constitutionnalisme, les bourgeois ont bien parlé de cela en grec, en latin et an anglais. Mais les peuples sont las de ces balançoires politiques organisées par une époque où tout était Monopole, Épargne et Fiction. La République gouvernementale n’est pas plus possible aujourd’hui que ne le sont l’intérêt du Capital, l’aubaine de la Propriété et le monopole des fonctions, — fictions organiques ; — pas plus possibles ne sont aujourd’hui les amis de la Constitution que ne le deviennent chaque jour le banquier, le propriétaire et l’intermédiaire quelconque, — fictions personnelles, — le Mensonge a fait son temps !

À l’heure qu’il est sont en présence : le Socialisme occidental, c’est-à-dire l’ensemble des idées les plus audacieuses et les plus diversifiées de l’Europe ; — et la Monarchie moscovite, c’est-à-dire le rassemblement des forces les plus rétrogrades et les plus unifiées du continent.

Et pour que le Problème Social ait une solution, il faut de toute nécessité que ses deux termes contradictoires soient poussés à leurs conséquences les plus extrêmes. Il faut que le Socialisme occidental se divise, comme parti, et progresse, comme idée, chaque jour davantage. Il faut, d’autre part, que le Despotisme moscovite se serre, tasse ses forces et s’opiniâtre chaque jour plus dans ses projets de guerre. Car en science sociale, comme en science mathématique, un ressort ne produit tout son effet que par son extrême tension. La force ne peut pas être où est l’Idée quand le moment de l’action contradictoire de l’une et de l’autre est arrivé.

En dépit de toutes les déclamations, proclamations, réclamations, contestations, conciliations, discussions, unions, réunions, désunions, parlementarisations, programmes et ultimatums, les événements courent à leur destinée révolutionnaire avec une démence providentielle. D’autre part, toutes les conciliations tentées entre les sectes socialistes ont abouti à néant ; toutes les conspirations, toutes les insurrections républicaines ont été étouffées dans le sang. D’autre part, toutes les génuflexions des diplomaties occidentales auprès de Nicolas, l’autocrate, n’ont pu désarmer sa vanité brutale.

Il y a quelque chose de bien raisonnable et de bien rigoureusement logique dans cette providentielle démence des événements. N’en êtes-vous pas effrayés, civilisés ? Hommes éphémères, eh ! que savez-vous de la folie et de la raison ? Si Nicolas, qui met le sac à votre civilisation, si moi qui signale les tempêtes se détachant sur l’horizon lointain, si tous deux nous sommes des fous : qu’êtes-vous donc, civilisés, vous qui vous préoccupez des banquets, des machines infernales et des feux d’artifice dressés sur le passage d’un homme empanaché ? Nie la Fatalité qui veut, ferme les yeux qui veut sur les mouvements des peuples et des mondes : moi je soutiens que ces phénomènes généraux forcent des situations que jamais n’oseraient braver des hommes humblement courbés sous la lourde charge des intérêts.

Il faut que la Révolution fasse le grand écart ; qu’elle devienne Européenne en étendue, anti-monopoliste en profondeur. Malheur à nous si l’orgueil naturel à l’homme abandonnait le tzar dans son ambition énorme, et les socialistes dans leurs vaniteuses susceptibilités ! L’extrême dissolution du monde occidental prépare la Liberté de l’Individu ; l’extrême cohésion du monde oriental prépare la solidarité des contrats. Et tels sont les deux résultats que la Révolution doit atteindre pour établir l’Ordre des choses et assurer le Bien-Être des personnes. Malheur à nous si l’un de ces deux ressorts venait à se détendre !..... Mais j’ai trop foi dans l’amour-propre humain pour le craindre


Je le répète donc à tout révolutionnaire de bonne volonté et de franchise :

Sépare-toi des partis. Romps avec la tradition et le nationalisme. Marche ton chemin sans regarder si l’on te précède, si l’on te suit. N’attends de mot d’ordre de personne ; celui qui te le donnerait serait ton maître. Crie ta pensée comme elle te vient, quand elle te vient, dans les termes qui te paraissent justes : proclame-la dans les rues larges et sur les hautes tours. Il n’est pas bon que l’homme soit muet : celui qui écoute est désarmé bien vite. Écris ta réflexion de ta propre main, de ta propre orthographe ; signe-la de ton nom et jette-la aux quatre vents. Ne dis pas que tu n’es ni assez savant ni assez célèbre pour cela. N’as-tu pas mesuré la hauteur des grands hommes de ce jour, et te croirais-tu, par hasard, plus petit qu’eux ? Répands dans l’air tout ce que tu as sur les lèvres, lumière ou flamme. Il nous faut marcher avec la torche d’une main et le flambeau de l’autre.

Homme déshérité ! affirme-toi dans ta personnalité, dans ta dignité ! Sur ta tête proscrite pose, d’une main ferme, le plus brillant des diadèmes, celui que portait l’homme libre au grand jardin d’Éden et qu’on lui a ravi joyau par joyau. Debout dans ta propre cause, pour tes griefs, pour ta revendication ! Lève-toi seul, sans parti, comme s’est levé l’héroïque braconnier de Saône-et-Loire ! Le rôle de bourreau historique n’est pas fait pour nous.

Et je dis à Nicolas :

Descendant des plus puissants révolutionnaires que furent jamais, maître de la moitié du monde, homme du nord, organisation de fer et de glace, volonté tenace, vanité mesquine, influence de hasard et de naissance !..... Ni trêve ni merci à l’Occident ! Suis la voie que vont t’ouvrir des milliers de cadavres, la voie qui conduit au cœur du Vieux-Monde, à Paris !... Frappe par l’Épée et par le Poison, par l’Incendie et par la Surprise ! Achète la Trahison ; déchire les Traités ; fais la guerre en Barbare ! Le Choléra, la Peste, les Fléaux et les Famines sont avec toi ! La division est au camp des civilisés  ; on y parle toutes les langues comme à Babel : on y parle aussi la tienne. Ils sont nombreux ceux qui convient les Cosaques au sac du Vieux-Monde ! !

Machine, fais l’ingrat travail des machines ! Maître de soixante millions d’hommes, obéis servilement à soixante millions d’hommes ! Frappe sans écouter, frappe sans répondre ; que les multitudes soulèvent et abaissent ton bras ! Frappe ! La Destruction a passé dans les airs, et de ses ailes mutilées, des gouttes de sang ont tombé sur toi ! Aux révolutionnaires socialistes que la Fatalité te donne pour alliés, ô Tzar, peut-être la Torche et le Glaive échapperaient des mains. — La Révolution a parfois besoin d’instruments terribles : la Révolution t’a choisi, Nicolas !




Quand je dis que, dans la Guerre sociale présente, la Russie est la force, et l’Occident, l’idée, qu’on ne me fasse pas dire autre chose.

Je ne dis pas qu’il n’existe pas d’idées révolutionnaires en Russie, je sais là-dessus tout ce que M. Herzen nous a appris. — Je ne dis pas non plus qu’il n’existe pas de forces révolutionnaires en France : je ne suis pas de ceux qui méconnaissent le caractère et la portée des jours de Juin 48 ! — Je répète seulement qu’à l’heure qu’il est, la Russie est plus forte et l’Occident plus penseur, — et que le moment de la Force est venu.

Je ne dis pas non plus que la Force sera toujours à la Russie, et l’Idée toujours à l’Occident : entre les puissances, les rapports changent, dans les sociétés comme dans l’univers. Ce qui est Dieu, Majorité, Nation conquérante aujourd’hui, sera demain Esclave, Minorité, Nation vaincue. — Je me suis suffisamment élevé, j’en ai conscience, contre les prétentions de ces politiques du Pont-Neuf qui attribuent à une nation une supériorité absolue et éternelle sur les autres. J’espère bien, dieu merci, que l’influence de la Russie d’aujourd’hui ne sera que passagère. — Je répète seulement que dans la phase de Destruction et de Ruine que nous allons traverser, la Russie sera l’arbitre des Destinées du Monde.


Toute guerre est un problème, et pour en prévoir l’issue, il faut se rendre compte du côté fort et du côté faible des deux adversaires. Car on ne résout aucun problème en supprimant un de ses termes, comme font les despotes et les journalistes absolus

Force russe, Idée occidentale : le problème humanitaire se présente à nous dans ces termes pour la fin du siècle. Nous pouvons, nous penseurs, poser ce problème par la Science, mais il ne nous appartient pas de le résoudre par la Force. La Fatalité est exigeante comme le feu : il faut savoir lui faire sa part.






  1. Dieu ne peut être encore pour nous qu’une hypothèse, une inconnue. Dieu n’existe que dans notre pensée, en vertu de notre avidité de découvertes et de nos impérieux besoins de nouvelles ressources. Dieu c’est une X — rien de plus — l’X du problème sur lequel l’Humanité travaille depuis six mille ans et dont la solution le presse toujours. Le jour de cette solution marquera le superbe triomphe du Peuple-Homme et la défaite lamentable du Roi-Dieu. Mais quand il aura tué son Dieu, le Peuple-Homme survivra-t-il à cette mort ? Pour ma part, je ne le crois pas, et j’en donnerai mes raisons plus tard. J’affirme seulement que l’Humanité tuera son Dieu, au risque de mourir sur ses dépouilles opimes. — Et roule, Révolution !!