Humour et humoristes/Les humoristes français

H. Simonis Empis (p. 17-26).

LES HUMORISTES FRANÇAIS


Pour Jules Bois.

J’ai poussé doucement la porte à peine close : coiffé d’une calotte à gland, mon vieil ami, le dos courbé, le front dans les mains, était assis devant sa table. D’un pas discret je me suis approché ; par-dessus son épaule, j’ai risqué un regard rapide : il lisait Poil de Carotte, et j’ai lâché malgré moi une retentissante approbation.

Sans s’étonner, mon vieil ami ferma le volume, mit avec soin un signet, et me tendit la main.

« C’est très bien, ce bouquin, m’a-t-il dit. J’en aime l’amère philosophie et le style impeccable, et je me sens tout disposé à pratiquer davantage les humoristes. M. Renard me rappelle La Bruyère ; ses confrères peut-être me rappelleront d’autres notabilités classiques. D’ailleurs, mes quelques lectures éveillent déjà en moi de nombreuses idées. »

Et, avec un geste charmant de doute, il ajouta :

« Je les crois originales. »

Il quitta sa chaise, et tandis que j’allumais une cigarette, il se promena quelques secondes dans la chambre, puis revenant vers moi :

« Tenez, dit-il, nos humoristes, les humoristes français d’aujourd’hui, Renard, Courteline, Bernard, Veber, sont des classiques, ou du moins ils continuent la tradition classique ; non pas seulement à cause de leur réalisme — les romanciers anglais, eux aussi, ne s’occupent que du réel, et les Russes, et les indigènes, hélas ! de l’Helvétie — mais par leur sentiment très précis et très juste de ce qui est convenable.

— Le quod decet latin, remarquai-je avec orgueil.

— Parfaitement. Ils ont une très rare qualité, ils ont du goût. Ennemis de toute exagération, ils aiment les paroles et les gestes mesurés. L’emphase, la redondance, la grandiloquence, le lyrisme soufflé et boursouflé les épouvantent. Ils détestent ainsi que moi les esthètes chevelus et sales, et les rapins dont les pantalons affectent près des chevilles des allures de colichemarde. Ils méprisent les snobismes et les petits triomphes de chapelle. Ils se moquent enfin de ce qui ne reste pas naturel, tout comme le sévère Boileau. Ce sont des honnêtes gens au sens du dix-septième siècle ; ils savent qu’il faut ne se piquer de rien, et nos meilleurs écrivains, vous vous en souvenez, eurent à honneur de se montrer dignes de ce titre. »

Je n’attendais point de mon vieil ami de tels éloges ; un léger étonnement se marqua sur mon visage, et, pour qu’il oubliât de le voir, j’applaudis avec douceur. Un sourire bonhomme plissa ses lèvres, cependant.

« Mes paroles vous surprennent ? Vous me traitiez sans doute, en vous-même, de vieille perruque, et vous me jugiez incapable, parce que je chéris les anciens et les auteurs du grand siècle, de goûter ceux de nos contemporains à qui l’on reconnaît du talent. Oh ! jeunesse ! jeunesse !

— Vous m’étonnez un peu en effet, lui dis-je, mais vous me réjouissez plus encore ; car tout ce que vous venez d’exprimer, je le pensais. Je craignais seulement, comme je suis jeune et enclin aux faciles enthousiasmes, d’aller peut-être trop loin dans mon admiration.

— Oh ! ce n’est pas, reprit-il, que je me dispense des restrictions. En se gardant de toute joie et de toute tristesse excessive, à force de chercher en toute chose à tenir le juste milieu, ils manquent, j’en ai peur, de sensibilité. J’appréhende que leur cœur ne soit un peu racorni ; j’aimerais les voir pleurer : les pleurs sont une parure de l’âme.

— Vous trouverez, pour vous contenter, des humoristes larmoyants chez les étrangers. Les nôtres même n’encourent pas votre reproche. Ils se dérobent, dites-vous, à leur émotion ; ils la répriment, ils l’étouffent. Détrompez-vous. Ils la protègent simplement en l’enveloppant d’ironie. Ils redoutent qu’à l’exhiber, ils ne l’abaissent à une insipide sensiblerie, et, raffinés jaloux et habiles, ils unissent au charme de la ressentir le charme plus délicat encore de savoir que rien ne la profanera. »

Mon vieil ami me regarda avec bonté.

« Bien, bien, dit-il. J’aime que l’on me prouve mes erreurs. J’accusais nos humoristes d’une imaginaire sécheresse, et j’oubliais leur continuelle bonne humeur jusque dans leurs plus macabres fantaisies. La méchanceté n’habite pas leur âme, et il n’y a que les méchants… »

Je l’interrompis brusquement. L’idée qu’il commençait à développer m’était chère, et il me semblait qu’il me volait mon bien :

« Ah ! Ah ! la bonne humeur des humoristes français ! Je vous crois qu’ils en ont de la bonne humeur. Ils se moquent de l’humanité en effet, mais sans colère ; ils se divertissent, ils s’amusent, car ils pensent qu’à montrer les mille et une contradictions de l’univers, on ne peut vraiment, tant elles sont bizarres, s’irriter ou s’attrister. Ils ne veulent pas améliorer les hommes, ils ne veulent pas les corriger. La vie est courte, l’ennui ou les soucis la visitent plus souvent que les plaisirs ; aussi ils ne cherchent qu’à nous égayer par la peinture de nos vices et de nos travers. Et voilà qui les caractérise. Les humoristes anglais prêchent volontiers ; ils se rappellent toujours qu’ils portent une bible dans leur poche. Les Allemands mélancolisent, et leurs pensées, soulevées par les fumées blanches de leurs pipes, montent au-dessus des bocks et des choucroutes jusque dans les nuages bleus des pays du rêve. Les Américains eux-mêmes n’évitent pas toute violence. Seuls, les Français conservent une inaltérable bonne humeur, et, grâce à elle, ils se rattachent directement à notre plus fantastique rieur, à Rabelais. »

Mon ami crut bon de ne pas accepter mon avis sans objection, et il m’avoua que des lettrés avaient devant lui blâmé Tristan Bernard, A. Allais, entre autres, d’imiter les Américains et les Anglais, et de les imiter très mal.

Il n’est aucune erreur qui me fâche davantage.

« Quelle imbécillité, fis-je avec dépit. Je sais qu’ils ont lu et qu’ils goûtent Swift, Dickens, Twain, Bret-Harte et quelques autres, et j’admets qu’ils retirent de cette lecture une science plus complète des divers procédés de la raillerie et une ironie pince-sans-rire plus aiguë. Et après ? ils ne font que greffer sur les dons qu’ils tiennent de leur race quelques boutures étrangères dont l’originalité bientôt se perd. Ils lisent et ils goûtent bien plus encore Montaigne, Rabelais, Voltaire. M. John Bull ni l’oncle Sam ne créèrent l’humour. Nous le connaissions avant eux : les humoristes n’ont jamais manqué chez nous, mais ils restaient isolés. Dans ces dernières années seulement, tout un groupe d’hommes s’est trouvé dont les seules occupations furent d’observer avec exactitude les êtres et les choses, et de donner à leur observation une ironique expression. À une époque où le naturalisme pataugeait, où le symbolisme essayait d’établir ses vagues théories, et où naissait un mysticisme de brocanteur, ils songèrent à voir le monde tel qu’il est, à saisir directement la vie, à représenter enfin la réalité sous ses multiples aspects, en en dégageant tout le comique qu’elle contient. Ces hommes donc se réunirent et s’unirent, et, tâchant d’atteindre le même but par les mêmes moyens, ils constituèrent une véritable école d’humoristes, la seule dont nous puissions nous glorifier. Quelques-uns les avaient, sans doute, précédés et comme annoncés : Moineaux, Chavette ; mais ils manquaient de littérature.

— Auront-ils des successeurs ? me demanda mon vieil ami.

— Non, lui dis-je, personne ne les surpassera ; ils ont épuisé leur sujet. Ils n’auront que des imitateurs, et les imitateurs sont, en quelque sorte, les croque-morts de toute école littéraire.

Mon vieil ami réfléchit une minute et demie, puis me frappant sur l’épaule :

« Alors, il faut écrire un livre sur eux. Ils appartiennent à la critique, puisqu’ils appartiennent à l’histoire. »