Humour et humoristes/Le style des humoristes

H. Simonis Empis (p. 27-40).

LE STYLE DES HUMORISTES


Il y avait bien longtemps que je n’étais monté jusqu’à Plaisance, quand je reçus cette lettre :

« Mon ami,

« Vous m’oubliez : le soleil dore les toits de Paris et glisse à travers les forêts de la banlieue, et je vous pardonne, encore que je languisse de votre jeunesse. Mais vous oubliez aussi, ô fanatique sans persévérance, qu’il existe encore des humoristes, et je vous blâme. Où donc cette belle ardeur de naguère, et vos promesses de me convaincre que rien ne vaut l’humour, et ces serments de publier là-dessus des pages que déjà, dans une folle affection, je songeais immortelles ? Le vieux classique que je suis, mon ami, se glorifie d’une âme sérieuse : j’ai réfléchi pour vous, j’ai voulu alléger votre peine, et vous ramener doucement par le bras sur la route désertée du travail, et je vous envoie ces lignes hâtives. Habeant sua fata.

« J’ai tâché qu’elles fussent sans pédantisme, sans pédantisme rogue aussi bien que sans pédantisme fleuri. J’ai même enlevé, pour les écrire, ma calotte de professeur : il est bon, pour traiter des sujets très modernes, de retirer de soi tout ce qui est grave et antique. Je sais trop la grise influence d’une calotte à gland sur notre caractère.

« Donc, je me suis distrait à étudier un peu le style humoristique. Ce style ne m’a pas épouvanté : il m’a séduit. Il abonde en procédés et, semblable au monsieur qui bouleverse un sucrier pour en extraire un bon morceau de pierre blanche, j’aime démolir les phrases pour en dégager la formule suivant laquelle elles sont construites. J’ai d’ailleurs découvert quelques-unes de ces généralités chères à notre esprit français et si nécessaires, comme on dit au lycée, à la rédaction d’un bon devoir. Les voici : l’humoriste ne saisit que le concret, et pour que ses lecteurs le saisissent aussi, il faut que son style parle aux sens, et il y arrive par deux moyens : 1o il individualise jusqu’aux plus petites choses ; 2o il reste aussi près que possible de la nature et rejette tout ce qui la viole ou la trahit.

« Ne me félicitez pas. Le premier moyen, Jean-Paul le révéla, il y a quelque temps déjà, dans sa Poétique. L’humoriste, dit-il en substance, ne s’occupe jamais de ce qui est général : le particulier seul l’intéresse. Veut-il exprimer une pensée, celle-là par exemple : « L’homme d’aujourd’hui n’est pas bête, mais pense avec lumière ; seulement il aime mal ? » ne croyez pas qu’il se contente de récrire. Il prend un personnage, il lui attribue une nationalité ; bien plus, il le place dans un pays et dans une ville déterminés, à une époque précise, et dans cette ville il trouve une rue pour le loger, et il lui donne une occupation. Il l’introduit enfin dans la vie sensible et nous le montre, pensant en effet avec lumière, mais aimant mal. Jean-Paul remarque d’autres minuties à l’égard des sens. L’humoriste fait toujours précéder ou suivre, pour le mieux expliquer, tout acte intérieur d’un acte corporel, et ne manque point à indiquer les quantités exactes d’argent, de nombre et de grandeur, alors qu’on ne s’attend qu’à une expression vague. Il dit « un chapitre long d’une coudée » au lieu d’« un chapitre très long » ; « cela ne vaut pas un liard rouge », au lieu de « cela ne vaut rien » ; « mon père rougit de six teintes et demie », au lieu de « mon père rougit jusqu’aux oreilles. »

« De là aussi, le caractère propre des descriptions humoristiques. Ce ne sont plus les habituelles descriptions, colorées, enthousiastes et banales, avec l’ordinaire bric-à-brac du soleil, des arbres et de l’eau. Il faut de la vérité, il faut en même temps signaler l’aspect comique des choses ; il faut enfin une description exacte à la fois et amusante. Vous rappelez-vous celle du vent, au début de Martin Chuzzlewit. Dickens personnifie le vent, il lui prête des sentiments, des intentions ; il le peint rusé, perfide, occupé à jouer de mauvais tours aux pauvres hommes, à les souffleter, à les renverser. Sa fantaisie l’individualise, le change en un géant puissant et bizarre. Mais aussi quelle impression on ressent de cette lecture ! Et il en est toujours ainsi ; les mille forces de l’univers s’animent sous sa plume et s’agitent comme des êtres vivants. Lisez les quelques lignes suivantes : elles vous seront un exemple de cette nouvelle manière de peindre.

« Cependant la matinée était devenue si belle, tout était si gai, si éveillé à l’entour, que le soleil semblait dire, Tom croyait l’entendre : « Je n’ai pas envie de rester toujours comme ça, il faut que je me montre. » Bientôt en effet il se déploya dans sa rayonnante majesté. Le brouillard, trop timide et trop délicat pour rester en si brillante compagnie, s’enfuit effarouché, et tandis qu’il disparaissait dans les airs, les collines, les coteaux, les pâturages semés de paisibles moutons et de bruyants corbeaux, se déployèrent aussi radieux que s’ils s’étaient habillés tout battant neuf pour cette occasion. Le ruisseau, par imitation, ne voulut pas rester plus longtemps gelé, et se mit à courir vivement, à trois milles de là, pour en porter la nouvelle au moulin à eau[1]. »

Cet impérieux besoin d’individualiser ne va pas sans le mépris de tout ce qui n’est pas naturel, car tout ce qui dépasse la nature l’affaiblit ou l’exagère, ne frappe pas les sens, mais les trompe. Arrière les clichés, les truismes ! L’humoriste tantôt s’en moque par la gravité même avec laquelle il les emploie, tantôt il les raille ouvertement, tantôt il souligne leur vétusté ridicule en les accolant à quelque expression originale. Vous pensez bien aussi que tous les monstres fabuleux, dragons, chimères, que toutes les histoires routinières, toutes les légendes, tous les vertueux et mensongers récits, dont il est usuel de se servir au cours de la conversation, ne l’intéressent que pour le plaisir de les détruire patiemment, ou d’une ligne.

Ce qu’il veut, ce sont des comparaisons neuves et des images inattendues, qui se gravent dans la mémoire. Il tâche, par rapprochement avec quelque objet matériel, à laisser de ce qu’il peint une vision qui ne s’en ira plus de notre esprit.

« M. Pecksniff, écrit Dickens, était un homme modèle, plus rempli de préceptes vertueux qu’un cahier d’exemples d’écritures[2]. »

Et encore :

« M. Pinch pourrait avoir environ trente ans, mais son âge aurait pu varier aussi bien entre seize et soixante : car c’était un de ces êtres hors de la règle commune, qui jamais n’ont à perdre leur premier air de jeunesse, vu que, dès leur bas âge, ils semblent déjà très vieux et font l’économie de la jeunesse[3].

Vous savez mieux que moi combien M. Renard a réussi dans cet exercice difficile. Il est bien l’homme de France qui compte à son actif le plus de ces précieuses trouvailles. Elles abondent dans ses Histoires naturelles et dans Poil de Carotte. Vous citerai-je ces « peupliers qui se dressent comme des doigts en l’air et désignent la lune[4] », ces lapins les « pattes de devant raides comme s’ils allaient jouer du tambour[5] », la poule « droite sous son bonnet phrygien, l’œil vif, le jabot avantageux[6] » ?

Restent enfin les procédés qui constituent ce qu’on appelle pincer sans rire. Je ne pense pas qu’on puisse en fixer le nombre. Pincer sans rire consiste plus dans la manière dont on exprime des idées que dans les idées qu’on exprime, et plus un auteur aura d’ingéniosité, plus il trouvera de manières diverses de les exprimer.

Laissant de côté la parodie, le calembour et la charge, j’ai relevé chez Dickens, ce maître, les plus caractéristiques. Elles s’expliquent toutes par le goût des contrastes. L’humoriste se plaît à travestir sa pensée. Il dit des banalités avec un sérieux tel qu’elles paraissent originales, des bêtises comme s’il était convaincu qu’elles sont infiniment spirituelles, des immoralités comme si elles étaient très naturelles.

« Comme il n’est personne, soit dame, soit gentleman, pour peu qu’il ait quelque prétention à compter dans la société des gens comme il faut, qui puisse se permettre de montrer de la sympathie pour la famille Chuzzlewit, à moins de se bien assurer d’abord de l’extrême ancienneté de sa race, on apprendra avec une grande satisfaction que, sans le moindre contredit, elle descendait en ligne directe d’Adam et Ève, et que, vers ces derniers temps, elle avait ses intérêts étroitement liés à l’agriculture[7]. »

« Les autorités de la paroisse eurent l’humanité et la magnanimité de décider qu’Olivier serait affermé, ou, en d’autres mots, qu’il serait envoyé dans une succursale à trois milles de là, où vingt à trente petits contrevenants à la loi des pauvres passaient la journée à se rouler sur le plancher sans avoir à craindre de trop manger ou d’être trop vêtus, sous la surveillance maternelle d’une vieille femme qui recevait les délinquants à raison de sept pence par tête et par semaine. Sept pence font une somme assez ronde pour l’entretien d’un enfant ; on peut avoir bien des choses pour sept pence, assez en vérité pour lui charger l’estomac et altérer sa santé. La vieille femme était pleine de sagesse et d’expérience ; elle savait ce qui convenait aux enfants, et se rendait parfaitement compte de ce qui lui convenait à elle-même : en conséquence, elle fit servir à son propre usage la plus grande partie du secours hebdomadaire, et réduisit la petite génération de la paroisse à un régime encore plus maigre que celui qu’on lui allouait dans la maison de refuge où Olivier était né. Car la bonne dame reculait prudemment les limites extrêmes de l’économie, et se montrait philosophe consommée dans la pratique expérimentale de la vie[8]. »

L’humoriste dit encore des choses d’une grande simplicité, comme s’il avait fallu, pour les découvrir, un extraordinaire effort cérébral ; affirme avec énergie de ces vérités dont on assure qu’elles crèvent les yeux, comme si personne ne voulait les reconnaître ; raconte enfin en badinant les événements les plus sérieux et les plus tristes, et d’une façon assez ambiguë pour qu’une première lecture vous induise en erreur.

« Finalement, vainqueur sur quelques points, vaincu sur d’autres, le résultat définitif fut pour M. Brass qu’au lieu d’être prié de vouloir bien voyager pour un temps en pays étranger, il obtint la faveur d’orner de sa présence la mère-patrie, sous certaines restrictions tout à fait insignifiantes.

« Voici quelles furent ces restrictions : il devait, durant un nombre d’années déterminé, résider dans un bâtiment spacieux où étaient logés et entretenus aux frais du public plusieurs autres gentlemen qui étaient vêtus d’un uniforme gris très simple, bordé de jaune, portant les chevaux ras, et vivant principalement d’un petit potage au gruau. On l’invita aussi à partager leur exercice qui consiste à monter constamment une série interminable de marches d’escalier, et de peur que ses jambes, peu accoutumées à ce genre de divertissement, ne s’en trouvassent avariées, on lui fit porter au-dessus de la cheville une amulette de fer pour lui servir de charme contre la fatigue. Une fois bien convenus de leurs faits, on le transporta un soir en son nouveau séjour, en grande cérémonie, dans un des carrosses de Sa Majesté, en compagnie de neuf autres gentlemen et de deux dames admis au même privilège[9]. »

Il faut toujours se défier des phrases écrites par un humoriste. Elles sont à surprise, comme les boîtes, d’apparence tranquille, d’où sort brusquement, quand on les ouvre, un diable ébouriffé. On ne prévoit jamais comment elles se termineront. Une courte proposition, un seul mot, ajouté soudain, en changent tout le sens, ou leur donnent une intention qu’elles semblaient ne pas avoir. On ne lit pas les humoristes comme les autres écrivains.

Je crois, mon ami, que l’on pourrait écrire, sur un aussi beau sujet, des paragraphes plus nombreux et plus subtils. Il y aurait de savantes dissertations à composer. Je n’ai voulu vous communiquer que quelques vues… Ne me remerciez pas par une lettre, ne venez pas non plus jusqu’ici… Je pars tout à l’heure pour un petit village d’Auvergne… et là, devant les pics déboisés et les volcans éteints, je mettrai la dernière main aux commentaires sur Longus…

Dii immortales omne malum a te avertant. »

  1. Vie de Martin Chuzzlewit, t. I, pages 74, 75.
  2. Vie de Martin Ckuzzlewit, tome I, p. 15.
  3. Vie de Martin Chuzzlewit, tome I. p. 21.
  4. Histoires naturelles, p. 27.
  5. Poil de Carotte, p. 20.
  6. Histoires naturelles, p. 15.
  7. Vie de Martin Chuzzlewit, tome I, p. 1.
  8. Olivier Twist, p. 4.
  9. Le Magasin d’antiquités, tome II, p.300