H. Simonis Empis (p. 41-44).

LETTRE D’ENVOI


« Ville-d’Avray, 8 juin 1889.

« Mon cher et vieil ami,

« Des semaines et des mois se sont écoulés depuis votre départ vers la volcanique et pieuse Auvergne, et j’attends vainement de vos nouvelles ; à peine ai-je pu savoir de quelques voyageurs que vous viviez encore. Je ne croyais pas que Longus sût vous captiver à ce point.

« Pour moi, désireux, selon vos conseils, d’élever à la gloire des humoristes un durable monument, je m’en suis enfui à Ville-d’Avray, loin des amis du boulevard et des p’tites femmes, et des salons et des théâtres. Félicitez-moi : il m’a fallu beaucoup de courage pour vaincre ma paresse.

« L’air était si tiède, tous les arbres bourgeonnaient ; le soleil caressant jetait sur la forêt de l’or, de l’argent, du vermeil, et les oiseaux sautaient et gazouillaient à perdre haleine… une vraie campagne, enfin, de romance ou d’opéra-comique. Ah ! la joie de s’en aller à deux, dans les sentiers en fête, en chantant des refrains langoureux de café-concert, et de s’attarder près d’une source claire sous l’ombre épaisse des chênes, pour de futiles besognes ! Hélas ! je fus stoïque. Nulle bien-aimée blonde ou brune ne vint troubler du froufrou de ses jupes, de la gaieté de son sourire, de l’aguichement de ses yeux, mes patientes études, et je connus les affres de la chasteté…

« Je connus aussi la sainte beauté du travail, et mon âme ne regrette rien… Cependant, ce que j’avais rêvé ne s’est point réalisé. J’avais rêvé de longues dissertations, avec des paragraphes bien construits et une idée générale qui les commanderait tous. J’avais rêvé quelques articles de chronique scientifique, et même j’avais pensé qu’il siérait d’ajouter aux livres de M. Brunetière sur l’évolution des genres un livre sur l’évolution de l’Humour, et j’ai essayé. Ah ! pauvre cher vieil ami ! qu’avais-je tenté là ? Décidément, les dieux ne me donnèrent pas la plume du critique. Mes proses dogmatiques ne supportaient pas la lecture ; elles induisaient à un sommeil profond, et je ne pus même les continuer pour cause de personnelle somnolence.

« Et juin approchait : les bois se paraient chaque jour de mille fleurs, et vers les étangs de jeunes hommes descendaient, le rire aux lèvres, en taquinant des Jeanne, des Suzanne et des Lili. Le bruit de leurs chansons arrivait jusqu’à moi… tandis que le soleil jouait sur mes feuillets, et de toute la forêt une brise parfumée montait, montait enivrante, étouffante. Alors, je me suis repenti d’emprisonner ma jeunesse entre quatre murs désolés, et j’ai voulu au moins tirer de mes heures de labeur quelque plaisir. J’ai renoncé à toute œuvre savante, et me suis amusé simplement à broder sur nos humoristes quelques fantaisies. Je leur dois une fuite plus rapide et plus douce du temps. Que valent-elles, par contre ? Le sais-je ? Peu de chose, sans doute, et qu’importe ?

« Les voici, lisez-les tout en haut d’un pic solitaire. Le silence et l’immensité conviennent à de telles lectures. »