Humour et humoristes/Courteline

H. Simonis Empis (p. 45-62).


GEORGES COURTELINE.


Pour Frantz Jourdain.

Ce fut par une claire après-midi de printemps que M. Courteline, vêtu d’un bel habit vert et noir, monta, de ses petites jambes agiles, les degrés de pierre qui conduisent à la Coupole. Le soleil tendre, gai, bon enfant, accrochait des clartés pâles aux vieilles maisons grises du quai, courait le long des parapets, effleurait les vagues clapotantes du fleuve, s’attardait au coin des rues, musardait au creux des statues. Une brise légère et comme parfumée agitait faiblement les premières feuilles et caressait en frissons apeurés les nuques blondes des femmes. Des gamins passaient le nez au vent, les mains dans les poches, en sifflant, et des ouvrières montraient leurs mollets, tandis que des tourlourous, les bras ballants, s’en allaient, traînant sur le trottoir leurs godillots sonores. C’était une journée de printemps que Dieu faisait belle en l’honneur de M. Courteline.

Et M. Courteline, pérorant, gesticulant, tortillant, le cou serré dans sa cravate de commandeur, sa grande et mince épée battant ses jambes maigres, franchit la porte et entra.

Tout le Napolitain était là. Les yeux malins d’Ibels sommeillaient, en souriant ; Zo d’Axa, le regard perdu, laissait errer ses mains longues et blanches sur sa barbe fine de mousquetaire ; M. Quillard reniflait les odeurs fanées qui flottaient dans la salle : M. Mendès, le dos arrondi, montrait fièrement sa pauvre figure, lamentable copie du Christ, et M. Tailhade rêvait des brocards, sertis de néologismes, contre l’Institut et les corps constitués.

Et parce que M. Courteline écrivit Boubouroche, toutes les petites femmes de Paris, brunes, rousses, acajou, qui trompent leurs maris ou leurs amants, emplissaient les tribunes, avec des froufrous de robes, des grâces d’éventails, des chuchotements de lèvres, des rires à peine réprimés, et tous les maris, tous les amants trompés étalaient aussi aux tribunes la rondeur de leurs ventres, ou dissimulaient la maigreur de leurs anatomies…

M. Courteline parla : il dit sa joie et son humilité, il dit aussi la gloire de son prédécesseur, M. Coppée, et répandit sur les humbles les fleurs de son éloquence, et quand il eut fini, il s’assit humblement, au milieu des applaudissements.

Alors, le vicomte E. Melchior de Voguë se leva. Les rires s’étouffèrent, il y eut encore quelques secondes un bruissement de paroles, puis elles devinrent des murmures, puis elles s’évanouirent. Un silence curieux sembla descendre du plafond, sortir des murailles, des tribunes, des portraits et semer partout une ombre douce et veloutée. Et beau avec mélancolie, M. le vicomte E. Melchior de Voguë parla, pour ses ancêtres d’abord et pour lui, pour l’auditoire ensuite, pour la postérité enfin :

« L’Académie, monsieur, en vous recevant dans son sein, a cru juste de réparer une erreur, qu’elle commit il y a deux cents ans, et que des esprits malintentionnés lui reprochent, les uns avec amertume, les autres avec une gaieté pleine d’affectation. Vous êtes le petit-fils de Molière ; M. Mendès, ce vieux mousse échappé au naufrage du Parnasse, l’a dit et répété : il faut le croire. Vous ne succéderez pas seulement à M. Coppée, cette âme d’élite, dont aucun de nous ne peut se consoler qu’elle nous ait quittés ; vous prendrez aussi la place qui ne fut pas donnée au grand poète comique, et ce n’est pas à vous de nous remercier de cet honneur, c’est nous qui sommes vos obligés, puisque vous avez bien voulu nous procurer, par votre naissance et votre talent, l’occasion de montrer, une fois de plus, que nous savons, quoi qu’on en dise, reconnaître nos torts, ceux même dont nous ne sommes pas responsables.

« Vous êtes un homme heureux, monsieur. Vous êtes tout jeune, et la France entière vous connaît. Romancier, conteur, dramaturge, vous arrivez parmi nous d’un pas alerte, guidé par Rabelais et protégé par l’ombre de Jean-Baptiste Poquelin. Votre âge seul eût pu vous nuire, c’est le seul de vos bonheurs que nous ne vous aurions pas facilement pardonné : vous avez bien fait de nous le cacher, nous aurions peut-être eu la méchanceté de retarder de quelques jours l’immortelle consécration de votre gloire.

« Je l’avoue cependant, l’étude approfondie des écrivains russes contemporains, une illusoire tentative de rénovation du christianisme, les labeurs d’une vie politique agitée, les tristesses de l’heure présente, tout enfin, monsieur, m’avait tenu éloigné de vous et de vos œuvres.

« Je vous connaissais de nom seulement, j’entendais parler de vous en termes élogieux parfois. L’on me disait qu’il n’était personne en France pour avoir à un degré aussi haut le sens du comique, et si puissamment faire jaillir des êtres et des choses le grotesque irrésistible qu’ils renferment tous. Vous seul, parmi des générations désabusées, vous gardiez, paraît-il, la belle gaieté sonore de nos pères, et votre rire gigantesque montait, montait, éclatant, éperdu, au-dessus des longs cheveux des esthètes, au-dessus des robes effusées de leurs compagnes, au-dessus des pâles sourires vieillots des sceptiques, au-dessus des larmes littéraires des pleureurs professionnels. Hélas ! moi, je n’avais pas envie de rire, et je haïssais ceux qui, insoucieux des hontes morales de notre époque et semblables à des clowns, gambadent sur la place publique, en amusant la foule de la folie hilarante de leurs discours.

« Eh bien, monsieur, puisque l’Académie m’avait chargé de vous recevoir en son nom dans cette enceinte, et parce que je suis aussi un homme de conscience, j’ai acheté tous vos livres et je les ai lus. Mon cabinet austère, où sommeillent et m’endorment des livres graves, où s’ennuient et m’ennuient des tableaux sévères, a retenti du bruit de ma gaieté. J’ai oublié durant quelques heures tous les merveilleux souvenirs que j’ai rapportés de mes voyages merveilleux : la Syrie, la Palestine, l’Égypte, Constantinople et la Corne d’Or, Cythère, Chypre et Paphos, Pétersbourg, Moscou et Samarkand, toutes ces visions féeriques dont j’aime à caresser sans cesse les yeux de mon âme, ont soudain disparu. Pour la première fois de ma vie, j’ai passé de longues minutes délicieuses uniquement à rire et à sourire, pour des peintures peut-être trop réalistes et pour des mots vibrants, soldatesques ou populaires. Je n’aurai pas la faiblesse de m’en repentir.

« J’ai désiré alors mieux vous connaître, et j’ai voulu revivre votre vie. Vous êtes né vers 1860 en plein cœur du jardin de la France, dans cette vieille ville de Tours, aux mœurs douces et hospitalières. Vous avez joué dans le square de l’archevêché et couru sur les bords de la Loire ; puis la fortune capricieuse vous conduisit à Meaux. Vous rappelez-vous encore le vieux collège où l’on vous enferma ? Comme il était tendre et calme ! De grands arbres, que berçait le vent, ombrageaient les murs lézardés ; des moineaux piailleurs sautaient sur les branches, et, quand revenait le printemps, les hirondelles regagnaient les nids construits au creux du toit. Une horloge doucement laissait tomber les heures. C’est là qu’élève indocile, caché derrière une pile de dictionnaires, vous écriviez, dès votre troisième, des vers qu’insérait le journal de Provins. Mais il fallut quitter le collège pour un lycée de Paris. Une fine moustache parait votre lèvre : la patrie bientôt vous réclama le paiement d’une dette sacrée. Vous avez alors, durant plusieurs années, vécu dans les casernes et j’ai ouï dire qu’en récompense de loyaux services vos bras s’y étaient ornés de galons larges et dorés. Un ministère hospitalier vous offrit à votre retour une table vêtue d’un drap vert, une chaise rembourrée, et la tiédeur d’un bureau paisible, où flottaient des fumées de cigarettes. Mais vous brûliez d’un désir fou de liberté. Les pierrots siffleurs, les feuilles vertes, les souffles chauds d’été et les brises alanguies d’automne, les pas légers des femmes et leurs sourires étaient pour vous d’un bien autre prix que les dossiers, les minutes, les circulaires, où votre métier vous obligeait, de ci de là, à jeter quelques regards effrayés.

« Aussi, un beau jour, vous avez salué sans remords et dignement vos paperasses, et la littérature, bonne mère, vous ouvrit ses bras. Vous aviez de qui tenir : votre père, Jules Moineaux, était un homme d’esprit et de burlesque imagination, et je me plais à voir en lui un auteur truculent de tabarinades. Vous aviez hérité de sa verve, et de sa fertilité d’invention. Vous possédiez en outre une facilité d’observation aiguë, vous vous êtes souvenu de vos années de régiment et votre premier livre, Les Gaietés de l’Escadron, vous classa du coup parmi les auteurs en vedette.

« Ce n’était que justice. Vous nous aviez rappelé Molière, non le Molière du Misanthrope et des Femmes savantes, mais le Molière des Fourberies de Scapin et du Malade Imaginaire, un Molière profond encore, mais d’une fantaisie plus imprévue et plus éclaboussante. Chez vous en effet, comme chez lui, le comique était du même ordre, non d’invention, mais d’observation, et vous choisissiez aussi, pour exciter l’hilarité, des sujets tels que « lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer. » L’armée vous était apparue dure, mauvaise et triste. Les mille et une injustices de la vie de caserne, la grossièreté des hommes, la méchanceté abrutie des sous-officiers, voilà ce qui vous avait frappé.

« Vous nous l’avez dit en des récits amers, navrants, haineux et puissamment comiques néanmoins, avec une force telle que des livres de forme plus violente restent inférieurs au vôtre. Votre rire est plus dangereux qu’une injure. Oui, dégager, avec une vérité impitoyable, tout ce que recèlent d’amusant les situations les plus lamentables, c’est bien la caractéristique de votre talent. Où nous l’avez-vous mieux montré qu’en créant Boubouroche ? Comme Georges Dandin, Boubouroche est un malheureux, et nous devrions le plaindre et nous ranger de son côté : pas du tout, ce pauvre être est drôle extraordinairement et nous ne pouvons accueillir son infortune que par des éclats de rire.

« Aussi, monsieur, — permettez-moi cet aveu — tout en vous admirant, j’ai de la peine à vous aimer. Vous êtes pour moi un de ces écrivains de premier ordre, mais suspects, dont il faut reconnaître les grandes qualités et réprouver le mauvais emploi qu’ils en font. Rien n’est sacré pour vous : votre raillerie attaque et démolit tout ce que nous devrions, au contraire, étayer pieusement. Passent encore les ironies formidables dont vous poursuivez fonctionnaires, employés, propriétaires. Mais l’armée ! Ah ! monsieur, vous n’auriez pas dû toucher à l’armée. J’ai eu l’honneur d’être soldat durant cette année terrible dont je ne peux sans tristesse évoquer le souvenir, et j’ai versé mon sang pour défendre ma patrie. Je connais, pour l’avoir ressenti, ce noble enthousiasme qui entraîne, aux jours sombres, les plus faibles, les plus indécis, vers les frontières menacées. J’ai vu au plus fort de la mêlée, tandis que les balles sifflaient et que les canons tonnaient, les débris de mon régiment se serrer autour du drapeau, claquant au vent, pour lui faire de leurs corps une vivante muraille. J’ai compris alors tout ce que ce mot « armée » contenait d’héroïsme, de dévouement, de résignation, de grandeur enfin. Vous, monsieur, vous avez vécu dans les casernes, et le destin complaisant vous a épargné le retour de la guerre et de ses désastres. Vous avez passé de longues journées moroses, à la chambrée, au champ de manœuvres, ne voulant voir — esprit fort que vous étiez — dans les actes de votre existence militaire qu’inutilité et ennui. Pour quelques injures, pour quelques punitions, pour quelques souffrances, que vous n’avez pas su endurer au nom de la patrie, vous avez amassé dans votre cœur des flots de haine, et, perfide ennemi, vous avez attaqué ce que vous détestiez, en mettant les rieurs de votre côté…

« Et je pense à votre illustre prédécesseur. Vous aussi, vous avez peint les humbles. Ce sont des humbles, en effet, n’est-ce pas, ces cavaliers de deuxième classe, roublards, simples et orduriers, ces adjudants et ces capitaines grincheux et rudes, ces conducteurs d’omnibus automatiques distributeurs de places à l’intérieur et sur l’impériale, ces employés des postes et des télégraphes, qu’un grillage de fer protège contre la férocité du public. Mais voyez comme M. Coppée a chanté les petites gens qu’il découvrait. Il les aimait et les plaignait, il avait, pour chacun d’eux, une larme toute prête, un vers tout rythmé. Il eût compris que l’employé des postes exigeât de lui, bien qu’il le connût, les pièces d’identité nécessaires pour toucher un mandat. Il n’eut pas tendu, par vengeance, au contrôleur d’omnibus, qui refusait d’accepter une correspondance cassée, un billet de mille, pour payer sa place, en demandant la monnaie. Il eût écrit sur le rond de cuir des vers d’une exquise douceur. M. Coppée en effet respectait tout ce qui forme un corps dans l’État et représente une force inébranlable. Il payait son terme avec régularité, n’empruntait à personne, évitait toute colère contre sa concierge. Il savait aussi que les administrations sont des rouages indispensables à un pays et que des administrations intelligentes ne peuvent exister.

« Mais si peut-être — car il était aimable — il riait de vos plaisantes attaques contre quelques institutions de notre France, le comique de vos peintures militaires n’amenait pas sur ses lèvres le plus léger sourire. Que de fois des pleurs ont mouillé ses yeux : il sentait toute la puissance de votre talent, il regrettait que vous l’employiez à ridiculiser cette chose sacrée : l’armée.

« Ah ! l’armée, il la chérissait, en vieux grognard chevronné et balafré. Quand un régiment passait, musique en tête, son âme s’enthousiasmait et bondissait, accompagnant de ses battements fous les roulements des tambours et les sonneries des clairons. Cet homme qui ne porta jamais un képi et ne vêtit jamais un pantalon garance, s’en consolait par le bonnet à poil qui emplissait son cœur.

« Est-ce un rêve ? Je le vois au 5e chasseurs. Il ne hait pas l’adjudant Flick, il devine en lui un vieux brave, un peu maniaque, un peu aigri, et il songe que plus tard, quand il sera académicien, il lui fera offrir, au jour sinistre de la retraite, un fructueux bureau de tabac.

Mais, tandis qu’il songe, passe le capitaine Hurluret, ce Vincent de Paul en culotte de peau, selon la belle expression de M. Jules Lemaître. Il oublie de le saluer, il est puni, mais il ne prononce pas un mot de rancune. Il sait que les officiers n’agissent pas sans réflexion et que les quatre jours reçus de son capitaine contribueront au relèvement de la Patrie. Alors il s’en va trouver Lidoire, pour le convaincre de cette vérité, et Lidoire, séduit par l’offre d’une bouteille, écoute en roulant les yeux…

« Ne croyez pas cependant, monsieur, malgré mes critiques que nous vous en voulions beaucoup. L’Académie, qu’on dit une vieille marquise prude et bégueule, a peu hésité, pour donner à l’homme calme et tendre, que fut M. Coppée, un successeur au langage violent, au rire rabelaisien. Elle aime ses enfants égarés, elle se plaît, en de certaines années, à les ramener près d’elle, à les blâmer doucement, pour les habituer ensuite au bon ton et aux belles manières. Prenez donc place avec confiance parmi nous, vous nous aiderez à définir pour le dictionnaire les mots qui nous effraient, et, quand nous nous ennuierons — ce qui arrive — vous nous conterez quelques récits joyeux, qui nous donneront en même temps à penser. »

Alors, comme il avait fini, M. le vicomte Melchior de Voguë promena sur l’auditoire son beau regard triste, et l’auditoire applaudit, respectueux et charmé. Puis la déroute commença, des chaises se renversèrent, des fauteuils s’écroulèrent, des robes sur lesquelles des maladroits marchaient pesamment se déchirèrent, et l’on entendit quelques cris de colère discrète.

Secouant les mains qui se tendaient, embrassant les figures très amies, un peu rouge, riant, raillant, le bicorne de travers, le jabot sali et flétri, M. Courteline se fraya un passage jusqu’à la porte.

Le soir tombait, lentement, avec des coquetteries. Une ombre légère, que paraient encore les dernières lueurs du soleil mourant, s’accrochait aux colonnes du Louvre. Une cloche, dans le lointain, tintait avec douceur. Debout sur le perron, haussé sur les talons, M. Courteline regardait la foule s’écouler, quand, chapeau bas, le corps plié dans une profonde salutation, la main sur la poitrine, un gros monsieur, suant, soufflant, s’approcha de lui, et le félicita.

Et c’était M. Boubouroche, toujours trompé, toujours heureux ; M. Courteline sourit de le voir, dégringola les marches et lui prenant le bras :

— Eh ben, mon cochon ! crois-tu que je leur ai coupé le manillon !