H. Simonis Empis (p. 63-76).


JULES RENARD


Pour Rachilde.

Le petit jeune homme de lettres frappa timidement à la porte ; une voix claire et sèche cria : « Entrez ».

Un crâne tendu, aux cheveux jaunes et clairs, raides et courts ; une tête ronde et grosse ; deux oreilles écartées et pointues ; deux grands yeux gris au regard aigu et froid : près de la fenêtre, enveloppé d’une robe de chambre, penché sur une table, M. J. Renard lisait. Derrière lui des livres, à côté de lui des livres, partout des livres, jaunes, blancs, verts, rouges, alignés, entassés, solitaires. Une lumière paisible glissait à travers les carreaux, et caressait les murs. Comme un parfum de silence flottait dans l’air.

Le petit jeune homme s’arrêta, son haut de forme à la main. Il aurait voulu — tout de suite comme ça, le pauvre — à peine entré dire à M. Renard qu’il l’admirait et l’aimait et le respectait, comme un de ses maîtres les plus chers, les plus nécessaires à la vie de son esprit ; il aurait voulu des mots fiers, passionnés, intelligents et riches de sens, et des phrases précises, brèves et nerveuses, et il ne dit rien, rien du tout : il regarda le bout de ses pieds que la crotte salissait, puis la soie de son chapeau, puis le bout de ses doigts, et il attendit, sans impatience, que ça vint, mais ça ne vint pas.

M. J. Renard leva la tête, ouvrit plus grands ses yeux :

« Asseyez-vous, » dit-il.

Du coupe-papier qu’il tenait à la main, il désigna un fauteuil.

Le petit jeune homme s’assit gauchement, lourdement, grossièrement, effarant un chat qui dormait et s’enfuit, les lèvres retroussées : kchi, kchi. Et vite, vite, comme s’il avait peur d’arriver en retard, baissant le nez, il dévida tout de même quelques phrases.

« Je suis un pauvre petit jeune homme de lettres, monsieur, et je viens vous voir parce que, paraît-il, il faut aller voir ceux qui écrivent et sont nos aînés, et j’avais envie de vous dire beaucoup de choses, et je ne trouve plus rien. Je suis un pauvre petit jeune homme de lettres, imberbe et point méchant, et je vous prie de me prendre en pitié. »

Il s’arrêta pour souffler, car vraiment il avait parlé sans respirer, et ses tempes battaient.

M. J. Renard daigna sourire. Sans doute le métier de littérateur, pensait-il, devenait un martyre en miniature, puisqu’il fallait subir, par amour des belles-lettres, tant de visites, et de si ennuyeuses, comme celle-ci, et peut-être se vit-il, lui aussi, forcé de tenir séance, une fois par semaine, de cinq à sept, pour offrir du thé et des gâteaux à ces tendres ennemis, les jeunes, en écoutant leurs discours élogieux et menteurs.

Le sourire enhardit le petit jeune homme. Son fauteuil d’ailleurs était commode, doux et moelleux, une chaleur légère emplissait la chambre, les objets commençaient à devenir moins étrangers. S’obstinant par modestie à fixer une fleur du tapis, il reprit :

« Je suis aussi venu, parce que, semblable à tous les Français de 20 ans, je prépare un livre, un livre à 3 fr. 50 c. Que la couverture soit jaune, bleue ou blanche, il m’est égal, mais je veux, avant de mourir, et pour mourir en espérant ne pas mourir tout entier — publier un volume, un volume à 3 fr. 50 cent, sur l’humour et les humoristes.

M. Renard pencha la tête un peu, par intérêt. Il jouait avec son coupe-papier, machinalement, et machinalement aussi des pensées quittèrent ses lèvres, sans se presser, sans s’ordonner, sans se grouper en un beau paragraphe solide et lumineux, pareilles simplement à des gouttes paresseuses qui tombent une à une d’un robinet entr’ouvert.

« Oui… c’est un beau livre… un beau livre à écrire… les humoristes… Ah ! pauvres humoristes ! Le public ne les aime pas… tendres habitudes bouleversées, tranquillité d’âme détruite… Lui, il aime bien les écrivains faciles à classer, dont il peut de suite décréter s’ils sont drôles ou sérieux… Les humoristes ne sont ni l’un ni l’autre tout à fait. Volontiers, il les prendrait pour des fumistes… des Sapecks, ou des Lemice-Terrieux, mais il n’ose, par crainte de sembler manquer de jugement, et il leur en veut de jeter en son esprit de telles indécisions.

Le petit jeune homme écoutait, respectueusement, mais ça l’embêtait, tout de même… car lui aussi, il avait des idées innombrables et point banales, et il désirait follement placer quelques mots, deux ou trois seulement, mais de ceux qui font en une seconde passer un homme pour moins bête qu’il n’en a l’air. Anxieux il attendait que M. Renard mît un point final à ses phrases, et il attendait en vain et il se lamentait.

M. Renard disait que l’humoriste déteste tout ce qui est excessif, les larmes trop abondantes comme les rires trop sonores, car rien ici-bas, à ses yeux, ne mérite qu’on éprouve des sentiments d’une violence exagérée. Il faut être digne envers soi-même, et pour conserver sa propre dignité, il faut se montrer plein de réserve dans ses actions et ses paroles. L’humoriste possède ce talent : il remet toute chose au point ; il dit à celui qui rit aux éclats : « Mais non, mon ami, ne riez pas si fort, ça n’en vaut pas la peine ; » il essuie de son mouchoir, sale ou propre, les pleurs des désolés, leur tapote sur le dos, en guise de consolation, et les prie de s’arrêter, parce que leurs larmes n’ont aucune utilité. L’humour consiste à posséder le sentiment du convenable, et à vouloir le donner à autrui, bon gré, mal gré. C’est pourquoi ceux qui en tiennent boutique semblent désagréables ; ils apparaissent comme des empêcheurs de danser en rond. »

Enfin il s’arrêta :

« N’est-ce point votre avis ? » demanda-t-il.

Le petit jeune homme sourit par complaisance.

« Sans doute, dit-il, mais je pense encore autre chose de vous. »

Il réfléchit quelques instants, encore qu’il eût bien avant la porte d’entrée préparé son topo, et soudain, il partit : c’était bien son tour, il se rattrapait.

« Vous êtes avant tout un réaliste, un réaliste d’un ordre spécial, quelque chose comme un parnassien nourri des classiques, et passé, sans s’y attarder, par les soirées de Médan. Vos yeux ne laissent rien échapper : en ce moment, vous m’observez ; la manière dont j’avance la main, la manière dont je remue les lèvres, la manière dont je tiens mon chapeau, entre le pouce et l’index, vous sont de précieuses indications sur mon caractère. Tout à l’heure vous observerez votre chat, ou vos enfants, ou ce serin, ou ce bec de gaz qu’on aperçoit à travers la fenêtre. Personne n’entrera ici, sans que vous l’étudiiez ; vous ne rencontrerez personne dans la rue dans un salon, au théâtre, sans qu’il pose pour vous, involontairement, au moins quelques instants… Vous ne pouvez pas vivre sans observer, et comme votre observation est aiguë, elle est amère, parce que les hommes, quand on sait voir au profond d’eux-mêmes, ne sont pas de très riches natures. »

Pour un petit jeune homme de lettres, débarqué de province, ça n’était pas mal ; ça sentait bien cependant le vieux développement des classes de rhétorique… mais…

Une mouche bourdonnante gesticulait sur la fenêtre, montait, descendait, remontait, cognant le carreau de sa grosse tête noire, éperdue, affolée et têtue. Ils la regardèrent.

« Une histoire naturelle, » fit le disciple. Le maître sourit, et, silencieux, il chercha sans doute, en passant, de quelles images rares il ornerait ses phrases précises, pour épingler sur son album, ailes écartées, pattes tendues, la bestiole bruyante.

Le petit jeune homme le fixa, il voulait une approbation, des compliments, des éloges. M. Renard, hélas ! s’était renversé dans son fauteuil, et ses yeux à demi-fermés suivaient au plafond je ne sais quelle vision tendre et vague, et ses lèvres murmuraient et chantaient :

« Je suis l’homme des petits chefs-d’œuvre, des minuscules, minuscules chefs-d’œuvre, qu’on met dans sa poche, ou qu’on oublie dans les boîtes à poudre de riz… Un Benvenuto Cellini… Mais la foule est bête, elle ne comprend pas. Elle adore les romans de cape et d’épée, et les feuilletons du Petit Journal, ou les œuvres de M. Rameau. Que lui importent des livres d’une impeccable écriture et d’une exacte observation. La foule est bête, la foule est bête… »

Sa voix devint plus forte. Il s’était levé, et les mains enfouies dans les poches de sa robe de chambre, les pieds traînards, il allait d’un mur à l’autre, le front haut, un sourire méprisant sur les lèvres.

Le petit jeune homme était compatissant : il s’attrista de ces mélancoliques désirs et il s’attendait. Ah ! comme il eût voulu connaître M. Renard depuis très longtemps ! Il lui eût tapé sur le dos, amicalement, mais fortement. « Allons, allons, mon vieux ! en voilà une blague, ce que tu racontes ! qu’est-ce qui te prend ? » Mais il ne le connaissait que depuis 27 minutes exactement, et il ne put que lui dire ces mots :

« Hé ! vous êtes un maître, vous le savez bien, et nous le savons aussi, nous tous qui vous aimons. Cela suffit. Vous nous apparaissez comme le La Bruyère de cette fin de siècle, vous avez sa précision, sa concision, son amertume, sa loyauté, sa probité littéraire ; comme lui, dédaigneux des coteries et des foules, vous vivez pour écrire des pages courtes et parfaites, et vous n’avez pas besoin du jugement des imbéciles. »

Le petit jeune homme était remonté : il reprit :

« Oui, vous êtes un maître ; vous avez inventé des comparaisons et trouvé des métaphores. Ah ! je vous vois d’ici, les saisir, les attraper, comme un naturaliste chope au vol un papillon qui passe… Hop ! le voilà pris, il le serre entre ses doigts, délicatement, pour qu’il garde ses couleurs, puis le pique sur sa planche. Vous…

Les yeux levés au plafond, M. Renard murmura :

« Chasseur d’images, chasseur d’images… » Tous deux ils se turent, et peut-être devant leurs yeux charmés, des êtres passèrent, qu’ils aimaient, l’un pour les avoir créés, l’autre par regret de ne l’avoir pu, étant trop jeune. C’était Poil de Carotte, les doigts dans le nez, s’en allant fermer les poules, et Tiennette la folle qui réprimande le Christ. C’était Eloi, homme de plume, homme du monde, homme des champs, et c’était Philippe, le paisible valet de ferme.

Peu à peu, le sourire revint aux lèvres de M. Renard, sa poitrine se dilata, les ailes de son nez frémirent, et il railla ses petites rancunes.

« Ah ! oui, dit-il, qu’importe tout ce qui n’est pas littérature ? Je suis homme de lettres, vraiment, depuis la plante des pieds jusqu’au dernier millimètre de mes cheveux, et les petites choses gribouillées sur des feuilles ou imprimées dans les livres ravissent mon âme de civilisé de la même joie que les campagnes blondes, les bois verts, et les paysans qui peinent, mon âme de Nivernais rustique. Semblable à Siméon le Stylite, je vivrais avec bonheur, tout en haut d’une colonne, pourvu que des frères compatissants me montassent d’en bas, à l’aide de poulies ou piqués à une perche, des volumes à lire pour toute la journée ».

Il y eut de nouveau un silence, puis une invisible pendule laissa tomber douze coups de son cadran. Alors le petit jeune homme de lettres pensa que, si bien qu’il fût dans ce fauteuil, tout près d’un maître cher, il ne pouvait trop retarder l’heure de son dîner. Il se leva, M. Renard aussi, il balbutia deux ou trois mercis émus, et comme tout de même il était troublé un peu, il marcha sur la queue du chat qui revenait et s’enfuit, il trébucha quelques pas. Ironiquement paternel, M. Renard ouvrit la porte, et doucement le poussa dehors.

Le petit jeune homme se trouva sur le palier, puis descendit. Une joie vaniteuse emplissait son tendre cœur, car il se félicitait d’avoir si bien parlé ; même il se frotta les mains de plaisir satisfait. Il ne voyait pas M. Renard, qui, l’oreille tendue, écoutait, ravi, le bruit de ses pas s’éloigner peu à peu, et haussait les épaules, méthodiquement, lentement, avec un sourire pincé.