Humiliés et offensés/Première partie/Chapitre XII

Traduction par Ed. Humbert.
Plon (p. 63-70).

XII

Les époux Ikhméniew s’aimaient beaucoup : une longue habitude les avait attachés l’un à l’autre. Cela n’empêchait pas pourtant que le mari ne fût et n’eût été, même dans des temps plus heureux, parfois peu expansif vis-à-vis de sa compagne : il allait même quelquefois jusqu’à la brusquerie. Certaines natures délicates et sensibles sont dominées par une chaste retenue qui les empêche de donner essor à leurs sentiments pour une personne aimée, non seulement en public, mais aussi et peut-être encore davantage dans l’intimité. Tel avait toujours été le vieux Ikhméniew à l’égard de sa femme ; il l’estimait et l’aimait quoiqu’elle n’eût guère d’autre mérite que d’être bonne, qu’elle ne sût rien d’autre que l’aimer, et que parfois même, dans sa simplicité, son amour pour lui fût trop expansif. Leur affection s’était encore accrue après le départ de Natacha : le sentiment qu’ils étaient désormais seuls les tourmentait, et malgré les moments où le mari était sombre et morose, ils ne pouvaient se quitter sans peine et sans chagrin pour quelques heures.

Ils semblaient avoir fait un accord tacite de ne jamais parler de leur fille. La mère n’osait pas même faire allusion à la fugitive en présence de son mari, quoique cela lui fût extrêmement pénible ; son cœur avait déjà depuis longtemps pardonné, et il s’était établi entre nous une sorte de convention qu’à chacune de mes visites je lui donnerais des nouvelles de son enfant chérie, toujours présente à son esprit. Elle était malade lorsqu’elle restait quelque temps sans nouvelles, et quand je lui en apportais, elle s’intéressait aux moindres détails, me questionnait, fiévreuse, et mes récits la soulageaient ; elle faillit mourir de frayeur une fois que Natacha était tombée malade et fut sur le point d’aller la voir.

Elle avait des jours où elle se chagrinait, pleurait, nommait sa fille des noms les plus doux, se plaignait amèrement de son mari ; puis elle parlait en sa présence d’orgueil et de dureté de cœur ; elle allait même jusqu’à dire que Dieu ne pardonnerait pas à ceux qui n’auraient pas voulu pardonner ; mais elle n’osait pas aborder la question plus directement.

Dans ces moments, le vieux devenait triste et morne, il fronçait les sourcils sans rien dire ou bien mettait la conversation sur un autre sujet, d’autres fois il nous laissait et rentrait dans sa chambre, de sorte que la bonne femme pouvait déverser son chagrin en larmes et en lamentations. Il nous laissait seuls à chacune de mes visites et prenait à peine le temps de me saluer, de sorte que je pouvais dire à la mère ce que je savais de sa fille.

Il ne manqua pas de faire ce jour-là selon son habitude.

— Je suis trempé, dit-il à peine entré ; je m’en vais un peu chez moi. Assieds-toi, Vania. Il te racontera l’histoire qui lui est arrivée à propos de son nouveau logement, ajouta-t-il en s’adressant à sa femme. Je reviens dans un instant…

Il nous quitta précipitamment et avec une espèce de fausse honte de nous avoir mis en communication, et comme dépité de son manque de fermeté et de sa condescendance.

— Voilà comme il fait toujours, me dit la pauvre Anna Andréievna ; et pourtant il sait bien que nous comprenons le manège. Pourquoi ruse-t-il avec nous ? Suis-je pour lui une étrangère ? Et ma Natacha, il pourrait lui pardonner, il le voudrait peut-être. Dieu seul peut lire dans sa pensée. La nuit, je l’entends pleurer. Mais quand il n’est plus seul, il est de pierre, l’orgueil le retient. Dis-moi vite d’où il vient.

— J’allais vous le demander…

— J’ai été effrayée quand je l’ai vu sortir par un pareil temps. Il faut qu’il ait quelque chose de bien important, me disais-je, et que pourrait-il avoir, sinon ce que vous savez ? Je crains, je n’ai pas le courage de le questionner, je vis dans des transes continuelles pour elle et pour lui. Je me dis qu’il est peut-être auprès d’elle, qu’il a résolu de pardonner. Il sait tout, même les choses les plus récentes, comment ? je l’ignore. Il s’est beaucoup tourmenté hier et aujourd’hui. Vous ne dites rien ? Est-il encore arrivé quelque chose là-bas ? Je vous ai attendu comme le Messie. Dites, est-ce que le scélérat abandonnerait Natacha ?

Je racontai ce que je savais avec la franchise dont j’usais d’ordinaire, et je lui dis qu’en effet il se préparait quelque chose comme une rupture, qu’il y avait des dissentiments plus sérieux qu’auparavant, et que Natacha m’avait écrit pour me supplier d’aller la voir ce soir même, ce qui faisait que je ne serais pas venu la voir, elle, si son mari ne m’avait amené.

Je lui expliquai que la situation était critique : le prince, de retour de voyage, avait énergiquement entrepris son fils, et celui-ci paraissait avoir moins de répulsion pour la fiancée qu’on lui destinait ; on disait même qu’il en était amoureux. Natacha avait écrit dans un moment d’extrême agitation : elle disait que la soirée de ce jour devait décider de tout. Que signifiait cela ? Je n’en savais rien. C’est pourquoi je n’avais qu’à me rendre auprès d’elle à l’heure fixée, et je n’avais pas de temps à perdre.

— Va vite, cher ami, vas-y sans faute ; dès qu’il sera revenu, tu prendras une tasse de thé… Ah ! on n’apporte pas la bouilloire. Matriona ! et le samovar, coquine !… C’est entendu, tu vas prendre une tasse, puis trouve un prétexte plausible et te sauve. Et ne manque pas de venir tout me raconter demain, de bonne heure. Grand Dieu ! s’il allait lui arriver quelque nouveau malheur !

Mon mari est au courant de tout ce qui se passe, je le sens. Aujourd’hui, il est de mauvaise humeur, il a failli se fâcher et crier contre moi. Après avoir dîné, il est rentré dans sa chambre, soi-disant pour se reposer : mais par le trou de la serrure je l’ai vu priant à genoux devant l’image. Après le thé, au lieu de se coucher, il a pris son chapeau et s’en est allé. Je n’ai pas osé lui demander où il allait : il se serait mis à crier ; il crie souvent, contre Matriona, et aussi quelquefois contre moi ; quand il commence à crier, je sens mes jambes s’engourdir, il me semble qu’on m’arrache le cœur. Peux-tu me montrer ce que Natacha t’a écrit ?

Je lui montrai le billet que j’avais reçu. La pauvre femme avait une pensée qu’elle caressait secrètement au fond de son cœur : c’était qu’Aliocha, qu’elle appelait tour à tour scélérat, sans cœur, sot petit garçon, finirait pourtant par épouser Natacha, et que son père, le prince Pierre Alexandrovitch, donnerait son consentement. Elle s’était trahie plusieurs fois en ma présence, mais pour rien au monde elle ne se serait risquée à formuler cet espoir en présence d son mari. Il aurait maudit Natacha, je crois, et il l’aurait bannie à tout jamais de son cœur le jour où il aurait cru cette union possible. Telle était notre opinion à tous : il attendait sa fille, son âme soupirait après elle ; mais il l’attendait seule, repentante, et ayant arraché de son cœur jusqu’au souvenir de son amant. C’était la condition absolue du pardon.

— Ce vilain petit garçon n’a pas plus de caractère que de cœur, je l’ai toujours dit, reprit Anna Andréievna : ils l’ont mal élevé, ils en ont fait un écervelé. Il va l’abandonner. Que deviendra-t-elle, la pauvre enfant ? Et qu’est-ce qu’il a donc trouvé de si extraordinaire dans l’autre ? c’est étonnant !

— On la dit charmante, et Natacha, elle aussi…

— Tais-toi !… Charmante ! pour vous autres griffonneurs de papier, le premier jupon venu est charmant. Si Natacha le dit, c’est pure noblesse d’âme. Elle ne sait pas le tenir, elle lui passe tout. Que de fois déjà il l’a trahie ! Le scélérat, le sans cœur ! L’épouvante m’accable quand je les vois tous dévorés d’orgueil. Si du moins le mien pouvait vaincre son ressentiment, s’il lui pardonnait, à ma colombe, s’il la ramenait ! Comme je l’embrasserais ! comme je la regarderais ! A-t-elle maigri ?

— Oui, passablement.

— Pauvre tourterelle ! Oh ! je suis bien malheureuse !… Jour et nuit je ne fais que pleurer… je te dirai plus tard… Que de fois j’ai été sur le point de lui demander de pardonner ! mais le cœur m’a manqué à la pensée qu’il se fâcherait et qu’il la maudirait. Ce serait épouvantable ! Dieu châtie l’enfant que son père a maudit ! Trembler constamment, voilà ma vie !… Et toi, qui as grandi dans notre maison, qui n’as eu de nous tous que des caresses, comment peux-tu penser qu’elle est charmante, l’autre ? Je sais de quoi il retourne ; une connaissance de notre Matriona, qui demeure chez le prince, m’a expliqué tous les tenants et aboutissants de la chose. Le père d’Aliocha a eu une liaison inavouable avec une comtesse qui lui a longtemps reproché de ne pas tenir la promesse qu’il lui avait faite de l’épouser ; mais il a toujours su se tirer d’affaire. Cette comtesse se distinguait déjà du vivant de son mari par sa honteuse conduite. Devenue veuve, elle partit pour l’étranger, et en avant, Italiens et Français ! on dit même qu’elle trouva quelques barons, et c’est là-bas qu’elle a raccroché le père d’Aliocha, le prince Alexandrovitch. La comtesse a une belle-fille que son mari avait eue d’un premier mariage, et pendant que la belle-mère gaspillait sa fortune, la petite grandissait, et les deux millions que son père, fermier des eaux-de-vie, avait placés pour elle au mont-de-piété s’accroissaient aussi.

On dit qu’elle a maintenant trois millions ; le prince, qui n’est pas manchot, s’est dit : Marions Aliocha ! (Pas assez bête pour laisser échapper une si belle occasion.) Un de leurs parents, un comte, homme haut placé, est aussi d’accord : trois millions ! ce n’est pas une bagatelle ! Fort bien, dit-il, adressez-vous à la comtesse. Mais celle-ci n’entend pas de cette oreille et fait des pieds et des pains contre ce mariage. Il paraît que c’est une femme sans principes, et d’une insolence ! Elle n’est pas reçue partout, ici ; ce n’est pas comme à l’étranger. Pas de ça, dit-elle au prince, tu vas m’épouser, et Aliocha n’aura pas ma belle-fille. (Quant à celle-ci, il paraît qu’elle chérit sa belle-mère, et qu’elle lui est soumise en toutes choses : c’est, dit-on, un ange de douceur.) Comtesse, réplique le prince, du calme : tu as mangé ta fortune et tu es criblée de dettes. Si ta belle-fille épouse Aliocha, ils feront un couple des mieux assortis : c’est une innocente, et le mien est un grand benêt : nous les prenons sous notre direction, nous les tenons sous notre tutelle, et tu ne manqueras pas d’argent. Mais à quoi te servirait de m’épouser ? C’est un malin, un franc-maçon. Il y a six mois, la comtesse ne voulait pas ; à présent, on dit qu’ils ont fait ensemble un voyage à Varsovie et qu’ils sont d’accord. Voilà ce que je tiens de bonne source.

Ce récit était entièrement conforme à tout ce qu’Aliocha m’avait raconté, tout en jurant ses grands dieux que jamais il ne ferait un mariage d’argent. Cependant les qualités de Catherine Féodorovna l’avaient séduit. Il savait encore par lui que, bien qu’il démentit, afin de ne pas irriter la comtesse avant le temps, les bruits de mariage qui circulaient sur son compte, le prince avait vraiment l’intention de se marier. Aliocha chérissait son père et croyait en lui comme en un oracle.

— Elle n’est pas comtesse, tu sais, ta charmante ! reprit la bonne femme encore exaspérée des quelques mots d’éloge que j’avais dits sur la future fiancée. Natacha serait un meilleur parti pour lui ; elle est noble, d’ancienne noblesse, tandis que l’autre est fille d’un fermier des eaux-de-vie ! Hier au soir (j’ai oublié de te le dire), mon vieux a ouvert le coffre dans lequel il serre ses papiers, et il a passé sa soirée à ranger nos vieux parchemins. Il était là assis tout sérieux ; moi, je tricotais et n’osais pas le regarder : il s’aperçoit que je ne dis rien, et le voilà qui se fâche, il m’appelle et se met à m’expliquer notre généalogie ; eh bien ! la noblesse des Ikhméniew date du règne d’Ivan le Terrible, et les Choumilow étaient déjà connus du temps d’Alexis Mikhaïlovitch : nous avons tous les documents, et Karamsine en fait mention dans son histoire. Tu vois, mon cher ami, que sous ce rapport on en vaut bien d’autres. Je n’ai d’abord pas compris ce qu’il avait dans l’idée en m’expliquant cela : il est probablement blessé de leur mépris pour Natacha. Ils n’ont d’autre avantage sur nous que leur richesse. Eh bien ! que ce brigand de prince coure après la fortune ! C’est un sans cœur, une âme cupide, chacun le sait ; on dit qu’il est secrètement entré dans l’Ordre des Jésuites, à Varsovie. Est-ce vrai ?

— Quelle absurdité ! répondis-je frappé, cependant de la persistance de ce bruit. Mais Ikhméniew compulsant ses parchemins, cela était étrange ; jamais auparavant il n’avait tiré gloire de sa généalogie.

— Ce sont tous des scélérats, des sans cœur, poursuivit-elle. Et ma pauvre petite colombe, que fait-elle ? elle se désole, elle pleure ! Ah ! il est temps que tu ailles la voir. Matriona, Matriona ! coquine de servante ! Est-ce qu’ils ne lui font pas des affronts ? dis, Vania.

Que pouvais-je lui répondre ? Elle se mit à pleurer ; je lui demandai quel était le nouveau malheur auquel elle avait fait allusion un moment auparavant.

— Ah ! cher ami, je ne suis pas encore au bout de mes misères ! J’avais un médaillon en or, avec le portrait de ma Natacha alors qu’elle était encore petite ; elle avait alors huit ans, mon petit ange. C’est un peintre de passage qui l’avait fait… un bon peintre, il l’avait représentée en Amour, ses petits cheveux blonds tout frisés, et une chemise de mousseline à travers laquelle on la voyait toute petite ; elle était si jolie, si jolie qu’on ne pouvait se rassasier de la regarder. J’aurais voulu qu’il lui mit de petites ailes, mais il refusa. Eh bien, cher ami, après toutes les horreurs que nous avons eu à souffrir, j’avais tiré ce médaillon de ma cassette, et je le portais à mon cou, avec ma croix, et je tremblais que mon mari ne le vit ; tu sais qu’il a fait jeter et brûler tout ce qui était resté d’elle. Je pouvais au moins la regarder et pleurer ; c’était toujours un soulagement ; quand j’étais seule, je lui parlais, je la bénissais le soir avant de m’endormir. Je lui faisais des questions, et il me semblait qu’elle me répondait. J’étais heureuse qu’il ne sût rien de cela ; hier matin, plus de médaillon !… Mon cœur s’est glacé. J’ai cherché, cherché, cherché… Perdu, complètement perdu ! Où a-t-il dû passer ? J’ai tout retourné… Quelqu’un doit l’avoir trouvé ; mais qui aurait pu le trouver, sinon Matriona ou lui ?

Ce n’est pas Matriona ; elle me l’aurait rendu ; elle m’est dévouée corps et âme… (Matriona ! apporteras-tu bientôt la bouilloire ?) Alors je me dis : Si c’est lui qui l’a trouvé, qu’arrivera-t-il ? Et je suis là à me chagriner, à pleurer, pleurer sans pouvoir arrêter mes larmes. Lui, il est affable, caressant ; il me regarde tristement comme s’il savait pourquoi je pleure, comme si je lui faisais pitié. C’est lui qui aura trouvé le médaillon, il l’aura anéanti : il en est bien capable quand il est en colère, et maintenant il en a du regret. J’en ai pleuré toute la nuit. Cela présage certainement quelque malheur ! Je ne fais que pleurer, et je t’attendais, mon cher, mon bon ami, comme un ange du bon Dieu, pour me soulager au moins un peu le cœur.

Et elle se mit à sangloter.

— Ah ! oui, j’oubliais encore de te demander quelque chose ; t’a-t-il dit qu’il voulait adopter une petite fille ?

— Oui, il m’en a parlé, il m’a dit que c’était décidé entre vous.

— Je n’y songe même pas, mon ami, non ! elle ne ferait que me rappeler notre malheur. Hors ma Natacha, je ne veux personne. Je n’ai eu qu’une fille, je n’en aurai pas d’autre. D’où lui vient cette idée ? Il pense peut-être que cela me consolera ; c’est parce qu’il me voit pleurer ; ou bien veut-il chasser entièrement son enfant de son souvenir en s’attachant à une autre ? T’a-t-il parlé de moi ? L’as-tu trouvé sombre, fâché ?… Chut ! le voici… Tu me diras, après… et surtout n’oublie pas de venir demain…