Humiliés et offensés/Première partie/Chapitre XIII

Traduction par Ed. Humbert.
Plon (p. 70-76).

XIII

Ikhméniew entra. Il nous jeta un regard scrutateur et s’assit.

— Et le samovar ? demanda-t-il ; pourquoi ne l’apporte-t-on pas ?

— On va l’apporter, mon ami, on va l’apporter, se hâta de répondre Anna Andréievna.

Matriona n’eut pas plus tôt vu Ikhméniew qu’elle parut avec la bouilloire, comme si elle eût attendu son arrivée pour l’apporter. C’était une vieille servante, éprouvée et dévouée, mais la grogneuse la plus capricieuse et la plus entêtée qui fût au monde.

— Hem !… ce n’est pas gai de rentrer trempé, et elles sont là qui ne veulent pas vous préparer le thé, grommela le vieillard.

Sa femme me jeta un regard significatif. Ikhméniew n’aimait pas ces clignements d’yeux à la dérobée, et bien qu’il s’efforçât de ne pas nous regarder, sa mine montra qu’il avait tout remarqué.

— Je suis sorti pour affaires, Vania, dit-il tout à coup. C’est une vilenie ! Ils me condamnent sur toute la ligne !Je n’ai pas de preuves, vois-tu ; il me faudrait des papiers que je n’ai pas, l’enquête a été faite d’une manière injuste et partiale… Ah !

Il parlait de son procès. Ne sachant guère que lui répondre, je me taisais, et il me regarda d’un air défiant.

— Bah ! s’écria-t-il tout à coup, comme agacé de notre silence, le plus tôt sera le mieux ! Ils auront beau me condamner, ils ne feront pas de moi un malhonnête homme. Ma conscience est pour moi ; qu’ils me condamnent tant qu’ils voudront. Au moins ce sera fini. Quand ils m’auront ruiné, ils me laisseront en paix… Je lâche tout et je m’en vais en Sibérie.

— Grand Dieu ! où veut-il aller ? pourquoi si loin ? ne put s’empêcher de s’écrier Anna Andréievna.

— Et de quoi sommes-nous près ici ? demanda-t-il rudement et comme satisfait qu’on lui donnât la réplique.

— Mais… des gens…, répondit Anna Andréievna, en me jetant un regard plein d’anxiété.

— De quelles gens ? cria-t-il en nous regardant tour à tour d’un œil irrité, des voleurs, des calomniateurs, des Judas ?… Il y en a partout, sois sans inquiétude, nous en trouverons aussi en Sibérie. Du reste, si tu ne veux pas venir avec moi, tu peux rester, je ne te force pas.

— Mais, mon bon Nicolas, pour qui resterais-je ici, sans toi ? s’écria la pauvre bonne vieille. Hors toi, tu sais bien que je n’ai au monde per…

Elle s’embrouilla et me regarda tout effrayée, comme implorant mon secours ; mais le vieillard était irrité ; tout l’exaspérait ; il n’y avait pas moyen de le contredire.

— Calmez-vous, Anna Andréievna, lui dis-je : il ne fait pas si mauvais en Sibérie qu’on le pense. S’il vous arrive quelque malheur, si vous êtes forcés de vendre votre propriété, le projet de Nicolas Serguéitch est excellent. Il trouvera facilement une bonne place en Sibérie, et…

— À la bonne heure ! Voilà qui s’appelle parler. C’est à quoi j’ai pensé : je lâche tout et je pars !

— Voilà certainement à quoi je ne m’attendais pas de ta part, s’écria Anna Andréievna en joignant les mains. Ni de toi non plus, Vania !… Tu n’as pourtant jamais rien eu de nous que des caresses, et voilà que…

— Ah ! ah ! ah ! Et qu’est-ce que tu attendais donc ? De quoi veux-tu que nous existions ici ? penses-y un peu : notre argent est mangé, nous en sommes à nos derniers kopecks. Tu ne me conseilleras peut-être pas de m’en aller chez le prince Pierre Alexandrovitch et de lui demander pardon ?

En entendant le nom du prince, la bonne vieille se mit à trembler d’épouvante. Sa cuiller lui échappa des mains et frappa bruyamment sa soucoupe.

— C’est une idée ! reprit Ikhméniew, s’échauffant lui-même avec une joie maligne, qu’en dis-tu, Vania ? n’est-ce pas qu’il m’y faut aller ? Pourquoi partir pour la Sibérie ? Je m’en vais plutôt demain m’habiller, me peigner, me bichonner. Anna Andréievna me préparera une chemisette neuve (il faut ça pour aller chez un si haut personnage), j’achète des gants pour être tout à fait de bon ton, et j’arrive chez sa très-haute Excellence : Seigneur ! Excellence, mon bienfaiteur, mon père ! fais grâce et miséricorde ! donne-moi un morceau de pain ! j’ai une femme et des enfants, de petits enfants !… Est-ce bien ainsi, Anna Andréievna ? est-ce là ce que tu veux ?

— Je ne veux rien, je n’ai fait que parler sans y penser, par bêtise ; pardonne-moi si je t’ai fait de la peine ; mais ne crie pas, dit-elle d’un ton suppliant.

Je suis persuadé qu’il avait l’âme navrée à la vue des larmes et de l’effroi de sa pauvre compagne, qu’il souffrait autant qu’elle et peut-être davantage ; mais il ne se possédait plus. C’est ce qu’on peut observer chez des natures excellentes, mais nerveuses : malgré toute leur bonté, elles se laissent parfois entraîner jusqu’à trouver une jouissance dans leur affliction et dans leur colère, qui se fait jour, coûte que coûte, fût-ce même en offensant un être entièrement innocent, et de préférence celui qui leur tient de plus près. Les femmes, par exemple, éprouvent parfois le besoin de se sentir malheureuses, offensées, alors qu’il n’y a ni offense, ni malheur. En cela beaucoup d’hommes ressemblent à des femmes, et même des hommes qui sont loin d’être faibles. Le vieux Ikhméniew sentait le besoin de quereller, quoiqu’il en souffrit lui-même.

Il me vint en ce moment l’idée qu’il avait peut-être vraiment fait ce jour-là une tentative dans le genre de celle que soupçonnait Anna Andréievna. Dieu lui avait peut-être suggéré une bonne pensée, il avait peut-être voulu aller auprès de Natacha et s’était ravisé en route, ou quelque chose était venu se mettre à la traverse, et il était rentré chez lui irrité, brisé, honteux de ses sentiments de tantôt, cherchant sur qui déchaîner la colère que lui inspirait sa propre faiblesse et choisissant justement celle qu’il soupçonnait le plus de former les mêmes vœux. Il se peut que désirant pardonner à sa fille, il s’était justement représenté l’extase et la joie de sa pauvre femme, et, en face d’un échec, il était naturel qu’elle fût la première à en pâtir.

Cependant il fut touché de la voir devant lui tremblante de frayeur ; il eut honte de sa colère et se contint un instant. Nous gardions le silence ; j’évitais son regard. Mais ce bon mouvement fut court. Il fallait que l’orage éclatât : il fallait une explosion, peut-être une malédiction…

— Vois-tu, me dit-il tout à coup, je n’aurais pas voulu, je regrette d’être obligé à parler ; mais le temps est venu où il faut m’expliquer ouvertement, sans ambages, comme il sied à tout homme droit ; tu me comprends. Je suis bien aise que tu sois là pour que je puisse dire tout haut et en ta présence, afin que d’autres le sachent aussi, que toutes ces sottises, ces pleurs, ces soupirs, ces lamentations commencent à m’ennuyer. Ce que j’ai arraché de mon cœur en le déchirant et en le faisant saigner, peut-être, n’y rentrera jamais. Ce que j’ai dit, je le ferai. Je parle des événements d’il y a six mois, tu me comprends, et je le fais d’une manière directe, farouche, pour que tu ne puisses en aucune manière te méprendre sur le sens de mes paroles, ajouta-t-il en tournant vers moi ses yeux enflammés et en évitant les regards épouvantés de sa femme. Je ne veux plus de ces absurdités !… Ce dont j’enrage, c’est qu’ils me prennent pour un sot, pour un pleutre, et qu’ils me prêtent une faiblesse et une bassesse que je n’ai pas… c’est qu’ils croient que je suis fou de chagrin.. C’est absurde !… j’ai extirpé de mon cœur mes anciens sentiments, je les ai oubliés ! le souvenir n’existe plus pour moi !… non, non, non, non ! Il se leva de sa chaise et frappa du poing sur la table.

— Nicolas Serguéitch ! ayez pitié d’Anna Andréievna ! Voyez dans quel état vous la mettez, m’écriai-je indigné. Mais c’était verser de l’huile sur le feu.

— De la pitié ! continua-t-il tremblant de colère ; en a-t-on pour moi ? Non ! point de pitié, puisque à mon foyer il s’ourdit un complot contre moi en faveur d’une fille dépravée, digne de tous les châtiments et de toutes les malédictions !…

— Cher Nicolas Serguéitch, ne la maudis pas !… tout, tout excepté cela ! ne maudis pas ta fille ! s’écria Anna Andréievna.

— Je la maudis ! répéta le vieillard en criant encore plus fort, je la maudis, parce qu’on exige de moi, qui suis offensé, outragé, que j’aille chez cette maudite et que je lui demande pardon ! Oui, oui, c’est ainsi ! C’est avec cela qu’on me tourmente constamment, jour et nuit, chez moi, dans ma maison, par des larmes, par des soupirs, par de sottes allusions ! on veut m’attendrir, m’apitoyer !… Regarde, regarde, Vania, ajouta-t-il en tirant à la hâte et d’une main tremblante des papiers de la poche de son habit, voici les copies de notre affaire ; il en résulte que je suis un fourbe, un voleur, que j’ai dévalisé mon bienfaiteur !… Je suis déshonoré, je suis diffamé à cause d’elle, tiens, vois, vois !…

Et il jeta pêle-mêle différents papiers sur la table. Dans sa précipitation il arracha de sa poche tout ce que sa main put y saisir, et tout à coup quelque chose de sonore et de lourd tomba sur la table… Anna Andréievna poussa un cri. C’était le médaillon qu’elle avait perdu !

Je pouvais à peine en croire mes yeux. Le vieillard frissonna. Le sang lui monta à la tête et colora ses joues. Sa femme était debout devant lui, les mains jointes, et le regardait d’un œil suppliant. La joie et la sérénité de l’espérance rayonnaient sur son visage. Cette rougeur, cette confusion du vieillard… Elle comprenait maintenant comment son médaillon avait disparu !

Elle comprenait que c’était lui qui l’avait trouvé, qu’il en avait été réjoui et que, peut-être, tremblant de plaisir, il l’avait jalousement caché à tous les regards, que seul en secret il avait contemplé avec un amour infini et sans pouvoir s’en rassasier le petit visage de son enfant bien-aimée, que peut-être, lui aussi, il s’était enfermé comme elle l’avait fait, la pauvre mère, pour s’entretenir avec sa Natacha chérie, pour lui faire lui-même des questions et y répondre, que la nuit, tourmenté, plein d’angoisse, la poitrine gonflée de sanglots, il avait peut-être couvert de baisers ces traits adorés, et qu’alors, au lieu de maudire, il avait appelé le pardon et la bénédiction céleste sur celle qu’en présence de tous il voulait renier et maudire. — Cher, cher ami ! tu l’aimes toujours ; s’écria Anna Andréievna, incapable de se contenir plus longtemps devant ce père courroucé qui venait de lui maudire sa Natacha.

À peine le vieillard eût-il entendu ce cri, que la colère étincela dans son regard : il saisit le médaillon, le jeta avec force contre le plancher et se mit à le piétiner avec rage.

— Qu’elle soit maudite à jamais, cria-t-il en râlant, à jamais, à jamais !

— Seigneur, mon Dieu ! s’écria la vieille ; elle ! elle ! ma Natacha ? son petit visage, il le foule aux pieds ! Tyran ! homme cruel ! orgueilleux au cœur de pierre !

En entendant les gémissements de sa femme, l’insensé vieillard s’arrêta, épouvanté de ce qu’il venait de faire. Il prit le médaillon et se précipita hors de la chambre ; mais à peine eut-il fait quelques pas qu’il s’affaissa sur ses genoux, appuya ses mains sur un canapé qui se trouvait devant lui, et, à bout de forces, il y laissa retomber la tête.

Il pleurait comme un enfant. Les sanglots le suffoquaient, sa poitrine semblait vouloir éclater. En quelques secondes le terrible vieillard était devenu plus faible qu’un petit enfant. Oh ! il n’était plus en état de maudire, il n’avait plus honte devant nous, et dans un transport d’amour convulsif, il couvrit d’innombrables baisers ce portrait qu’il venait de rouler aux pieds. Toute sa tendresse pour sa fille, si longtemps emprisonnée dans son cœur, s’échappait avec une force irrésistible, et la violence du transport avait brisé tout son être.

— Pardonne, pardonne ! s’écria en sanglotant Anna Andréievna, et elle se pencha vers lui et l’embrassa. Permets-lui de revenir. Au jour du jugement, Dieu te tiendra compte de ton humilité et de ta clémence !…

— Non, non, jamais ! hurla-t-il d’une voix râlante et étranglée, jamais ! jamais !…