Humiliés et offensés/Première partie/Chapitre XI

Traduction par Ed. Humbert.
Plon (p. 58-63).

XI

Tout à coup je me heurtai à un passant qui, la tête baissée et plongé dans ses rêveries, marchait d’un pas rapide. Mon étonnement fut grand lorsque je reconnus Ikhméniew. Ce soir-là était pour moi celui des rencontres inattendues. Ikhméniew avait été pris trois jours auparavant d’une forte indisposition, et tout à coup je le trouvais dans la rue par un si vilain temps, lui qui ne sortait presque jamais le soir, et qui était devenu encore plus casanier depuis le départ de Natacha. Il eut l’air d’être plus content que d’habitude de me voir ; on aurait dit un homme qui vient enfin de trouver un ami avec lequel il peut échanger ses idées ; il me prit la main, la serra avec force et, sans me demander où j’allais, m’entraîna avec lui.

Il avait quelque chose d’alarmé, de pressé, d’impétueux : Où a-t-il bien pu aller ? pensais-je. Le lui demander eût été inutile : il était devenu horriblement défiant et voyait parfois une allusion blessante ou une offense dans la question ou la remarque la plus naturelle.

Je le regardai à la dérobée : il avait beaucoup maigri, il n’était pas rasé, et son visage avait quelque chose de maladif. Ses cheveux, devenus tout à fait blancs, s’échappaient de son chapeau froissé et pendaient en longues mèches sur le col de son vieux paletot usé.

J’avais déjà remarqué précédemment qu’il avait des moments d’absence ; il lui arrivait d’oublier qu’il était seul dans la chambre et de se mettre à se parler à lui-même tout en gesticulant des mains. Il faisait alors peine à voir.

— Où vas-tu ? me demanda-t-il ; moi, je suis sorti pour mes affaires. Ça va-t-il mieux ?

— C’est à moi de m’informer de votre santé, répondis-je ; tout dernièrement encore vous étiez malade, et vous sortez !

Il ne répondit pas plus que s’il n’eût pas entendu.

— Comment va Anna Andréievna ?

— Elle va bien, elle va bien… quoiqu’elle soit aussi un peu indisposée. Je la trouve triste, chagrine… elle a parlé de toi à plusieurs reprises : pourquoi ne viens-tu pas nous voir ? C’est peut-être chez nous que tu allais à présent ? Non ? Je t’empêche peut-être ; est-ce que je te détourne de ton chemin ? demanda-t-il en me regardant d’un œil méfiant. Je me hâtai donc de lui dire que j’allais justement faire une visite à Anna Andréievna, quoique je fusse persuadé que je serais en retard et n’aurais peut-être pas le temps d’aller chez Natacha.

— Voilà qui est très-bien, dit-il tranquillisé par ma réponse, c’est très-bien… et puis il se tut, pensif.

— Oui, c’est très-bien, répéta-t-il machinalement au bout de quelques minutes, comme se réveillant d’une profonde rêverie. Hem !… vois-tu, Vania, tu a toujours été pour nous comme un fils, Dieu ne nous a pas accordé de fils… mais il t’a envoyé à nous : j’ai toujours pensé ainsi, et ma vieille compagne aussi… oui ! Et tu as toujours été respectueux et tendre comme un fils bon et reconnaissant. Que Dieu t’en récompense par ses bénédictions, Vania, qu’il te bénisse comme nous deux vieux, nous te bénissons et nous t’aimons !…

Sa voix tremblait ; il se tut une minute.

— As-tu été malade ? Pourquoi es-tu resté si longtemps sans venir nous voir ?

Je lui racontai l’histoire de Smith, en m’excusant sur ce que cette affaire m’avait retenu ; j’ajoutai que j’avais manqué faire une maladie, et que tous les tracas que j’avais eus m’avaient empêché d’aller jusqu’à Vassili-Ostrow (c’est dans ce quartier qu’il demeurait). Je fus sur le point de laisser échapper que j’avais, malgré tout cela, trouvé l’occasion d’aller voir Natacha ; heureusement je m’arrêtai à temps.

L’histoire de Smith l’intéressa vivement, il suivit mon récit avec attention. Lorsqu’il apprit que mon nouveau logis était humide, plus mauvais peut-être encore que l’ancien, et qu’il coûtait six roubles par mois, il s’échauffa. Il était devenu excessivement impatient et emporté. Sa femme seule pouvait le calmer dans ces moments, et encore n’y parvenait-elle pas toujours.

— Hem !… c’est toujours ta littérature, Vania, s’écria-t-il avec irritation : elle t’a mené au galetas et elle te conduira au cimetière ! Je te l’ai déjà dit, je te l’ai prédit… Et B… fait-il toujours de la critique ?

— Il est mort de la phthisie ; je croyais vous l’avoir déjà dit.

— Il est mort ! Hem… il est mort ! Oui, ce devait être ainsi. A-t-il laissé quelque chose à sa femme et à ses enfants ? Tu m’as dit, je crois, qu’il avait une femme… Pourquoi ces gens-là se marient-ils ?

— Il n’a rien laissé, répondis-je.

— Voilà ce que c’est ! s’écria-t-il avec autant d’emportement que s’il se fût agi d’un parent, d’un proche, de son propre frère. Vois-tu, Vania, je pressentais d’avance qu’il finirait ainsi. Il n’a rien laissé ! c’est facile à dire ! Hem !… mais la renommée. Il aurait même acquis une renommée impérissable, cela n’apaise pas la faim… Et pour toi aussi, Vania, j’ai tout deviné, mon cher ; je t’ai loué, mais, en moi-même, je devinais tout. Il est donc mort. Et comment ne pas mourir ? La vie est si belle… ce séjour est si beau… regarde !

Et d’un geste brusque, involontaire, de la main il me montra la vaporeuse perspective qu’offrait la rue faiblement éclairée par des réverbères perdus dans le brouillard humide, les maisons sales, les dalles mouillées du trottoir qui brillaient et les passants tristes, maussades et trempés par la pluie ; le tableau était couronné par la sombre coupole du ciel de Pétersbourg, qu’on aurait dit imbibé d’encre de Chine.

Nous arrivâmes sur la place : devant nous s’élevait dans les ténèbres la statue de l’empereur Nicolas éclairée d’en bas par les becs de gaz, et plus loin, derrière, se dressait la noire et immense masse de la cathédrale de Saint-Isaac, qui ne se détachait qu’en contours vagues sur le sombre coloris du ciel.

— Tu disais, Vania, que c’était un homme bon, généreux, sympathique, sensible, un homme de cœur. Et, tu vois, ils sont tous ainsi, tes gens sympathiques. La seule chose qu’ils sachent, c’est de multiplier les orphelins ! Hein… oui, et il devait être content de mourir !… Eh ! eh ! eh ! Plutôt s’en aller d’ici, aller où l’on voudra, même en Sibérie !… Que veux-tu, petite ? demanda-t-il tout à coup en voyant devant lui, sur le trottoir, une petite fille qui mendiait.

C’était une petite fille de sept à huit ans tout au plus, couverte de guenilles ; ses petits pieds sans bas étaient chaussés de souliers troués ; elle s’efforçait de couvrir son petit corps tremblant de froid d’un semblant de vieille robe sans taille beaucoup trop étroite depuis longtemps. Son visage amaigri, pâle et maladif était tourné vers nous ; elle nous regardait, craintive et silencieuse, et nous tendait, avec une sorte de peur de refus pleine de résignation, sa petite main tremblante. Le vieillard, en la voyant, fut saisi d’un tel tremblement et se retourna si vivement vers elle qu’il l’effraya. Elle tressaillit et s’éloigna de lui.

— N’aie pas peur, petite, s’écria-t-il, tu demandes l’aumône ? Oui ? tiens, tiens, voilà… tiens !

Et, se démenant et tremblant d’émotion, il se mit à chercher dans sa poche, d’où il sortit deux ou trois pièces de monnaie. Mais cela lui parut trop peu, il tira de son porte-monnaie un rouble en papier, tout ce qu’il contenait, et le mit dans la main de la mendiante.

— Que Notre-Seigneur Jésus te garde, petite !… que les anges de Dieu te conduisent !

Et de sa main tremblotante il fit plusieurs fois le signe de la croix sur la malheureuse ; mais soudain, s’apercevant que j’étais là et que je le regardais, il fronça les sourcils et continua son chemin à grands pas.

— Vois-tu, Vania, commença-t-il après un silence plein de dépit qui dura assez longtemps, je ne puis voir ces innocentes petites créatures grelottant dans les rues… par la faute de leurs maudits pères et mères. Mais quelle mère pourrait envoyer une enfant comme celle-là pour une chose si affreuse, si elle n’était elle-même misérable !… Elle a sans doute encore là-bas, dans un coin, d’autres petits orphelins, celle-ci sera l’aînée : elle-même, elle est malade, la vieille ; et… hem ! ce ne sont pas des enfants de prince. Il y a beaucoup d’enfants dans le monde, Vania… qui ne sont pas fils de prince ! hem !

Et il se tut quelques instants.

— Vois-tu, Vania, j’ai promis à ma femme, reprit-il, troublé et s’embrouillant un peu, je lui ai promis… ou plutôt nous avons décidé, elle et moi, d’adopter une orpheline… la première venue… naturellement pauvre et encore toute petite. Nous nous ennuyons, nous deux vieux, comme ça tout seuls. Hem !… Mais elle s’est mise à me faire des objections. Parle-lui, je t’en prie, de toi-même sans que cela paraisse venir de moi… raisonne-la… tu comprends ? Il y a longtemps que je voulais t’en prier… te demander de l’y faire consentir ; moi-même, cela m’est pénible, très-pénible ; mais à quoi bon en parler ? Qu’ai-je affaire d’avoir une petite fille ? Je n’en ai aucun besoin : ce serait pour entendre une voix d’enfant… et rien que pour ma vieille femme, pour la distraire un peu… Mais nous n’arriverons jamais ; prenons un fiacre : elle attend sans doute avec impatience. Il était sept heures et demie quand nous arrivâmes.