Humiliés et offensés/Première partie/Chapitre X

Traduction par Ed. Humbert.
Plon (p. 54-58).

X

Cinq jours après la mort de Smith, je m’installai dans son logement ; ce fut pour moi une journée d’une tristesse insupportable ; le temps était froid, et une pluie mêlée de neige tomba toute la journée ; sur le soir seulement, le soleil se montra un instant, et un rayon égaré vint, sans doute par curiosité, regarder dans ma chambre. Je commençais à regretter d’être venu me loger là : ma chambre était grande, mais si basse, si enfumée, si imprégnée d’une odeur de renfermé et si désagréablement vide, malgré mes quelques meubles !

Je passai la matinée à mettre de l’ordre dans mes papiers, qu’à défaut de portefeuille j’avais transportés dans une taie d’oreiller. Puis je me mis à écrire ; mais la plume m’échappait des doigts ; j’avais la tête remplie d’autres choses…

Je jetai ma plume et m’approchai de la fenêtre. Il commençait à faire sombre, et ma tristesse ne faisait que s’accroître : diverses pensées pénibles venaient m’assiéger. J’avais le sentiment que je finirais par succomber dans cette immense ville. Le printemps approchait. Je reviendrais à la vie, pensais-je, si je pouvais m’arracher à ma carapace et m’en aller respirer la fraîche odeur des champs et des bois, que je n’ai pas vus depuis si longtemps…

Quel charme ce serait si je pouvais, par quelque enchantement ou par quelque miracle, oublier entièrement tout ce qui s’était passé, tout ce que j’avais vécu pendant les dernières années, et, l’esprit libre et frais, recommencer de vivre avec de nouvelles forces ! S’il le fallait, me disais-je enfin, j’entrerais dans la maison des fous, pour me retourner la cervelle et la disposer d’une autre façon, et me guérir ensuite. J’avais soif de vivre et de croire en la vie !… Je partis d’un éclat de rire ! Et après ma sortie de la maison des fous, que ferais-je ? Me remettrais-je à écrire des romans ?…

Je rêvais et m’affligeais, et, en attendant, le temps passait. La nuit tombait. J’avais promis à Natacha d’aller la voir ce soir-là ; elle m’en avait instamment prié par un billet qu’elle m’avait écrit la veille. Je me levai et me préparai à sortir, car je sentais le besoin de m’arracher de quelque manière que ce fût à ce triste logis.

À mesure que l’obscurité augmentait, ma chambre me semblait devenir de plus en plus vaste. Je m’imaginai que chaque nuit je verrais Smith ; il serait là, immobile, assis à me regarder, comme il avait regardé à la confiserie Ivan Adamovitch, et Azor serait couché à ses pieds. J’en étais là de mes rêveries lorsqu’il m’arriva un fait qui m’a laissé une profonde impression.

J’avoue tout franchement que, soit que mes nerfs fussent détraqués, soit à cause des nouvelles impressions que produisait sur moi mon logement, soit à la suite du spleen qui m’avait pris pendant les derniers temps, je tombais peu à peu et par degrés, aussitôt que le crépuscule commençait, dans cette disposition de l’âme dans laquelle je me trouve si souvent la nuit, à présent que je suis malade, disposition que j’appellerai frayeur mystique. C’est la crainte la plus douloureuse de quelque chose que je ne saurais préciser, de quelque chose que je ne conçois pas, qui n’existe pas dans l’ordre des choses, mais qui peut certainement se réaliser à chaque instant, comme une ironie jetée à tous les arguments de la raison ; cette crainte se présente à moi et se dresse devant moi comme un fait irréfutable, affreux, difforme et inexorable ; elle s’accroît de plus en plus malgré tous les témoignages du jugement, de sorte qu’à la fin, l’esprit, malgré qu’il acquière pendant ces moments-là peut-être encore plus de lucidité, n’en perd pas moins toute faculté de s’opposer à ces sensations. Il n’est plus obéi, il est inutile, et cette division en deux vient encore augmenter la douleur craintive de l’attente.

J’étais debout devant ma table, tournant le dos à la porte, et j’allais prendre mon chapeau, lorsqu’il me vint tout à coup l’idée qu’au moment où je me retournerais je verrais immanquablement Smith : il ouvrirait la porte sans bruit, resterait sur le seuil et regarderait tout autour de la chambre ; puis, doucement, en baissant la tête, il viendrait se poster devant moi, attacherait sur moi son regard terne, et soudain me rirait au nez d’un long rire, à peine perceptible, qui agiterait longtemps son corps. Cette vision se peignit tout à coup avec une clarté et une précision extrêmes dans mon imagination, en même temps que s’emparait de moi la certitude la plus complète, la plus irréfutable, que tout cela avait lieu infailliblement, inévitablement, que si je ne le voyais pas, ce n’était que parce que je tournais le dos à la porte et que, en réalité, dans ce moment la porte s’ouvrait. Je me retournai brusquement, et… la porte s’ouvrait en effet doucement, sans bruit, ainsi que je me l’étais représenté une minute auparavant. Je poussai un cri. Pendant un instant personne ne se montra, comme si la porte se fut ouverte d’elle-même ; tout à coup une créature étrange parut sur le seuil, je vis des yeux qui, autant que je pouvais distinguer dans l’obscurité, me regardaient, fixes et opiniâtres. Un froid glacial parcourut mes membres. Je reconnus avec épouvante que c’était un enfant, une petite fille, et si c’avait été Smith lui-même, il ne m’aurait peut-être pas autant effrayé que cette apparition étrange, inattendue, d’un enfant inconnu dans ma chambre à cette heure et à pareil moment. Elle avait ouvert la porte doucement et lentement, comme si elle avait eu peur d’entrer. Elle s’arrêta sur le seuil et me regarda avec stupéfaction ; enfin elle fit deux pas en avant et s’arrêta devant moi, sans avoir encore dit un seul mot.

Je la considérai de plus près : c’était une petite fille de douze à treize ans, maigre et pâle comme si elle venait de faire une cruelle maladie ; ses yeux grands et noirs brillaient d’autant plus. De la main gauche elle retenait un vieux mouchoir troué, qui recouvrait sa poitrine toute tremblante du froid du dehors ; ses vêtements n’étaient que des haillons, ses cheveux noirs étaient délissés et en désordre. Nous restâmes ainsi à nous regarder une ou deux minutes.

— Où est grand-papa ? demanda-t-elle enfin d’une voix enrouée et faible comme si elle avait eu la poitrine ou la gorge malade.

Ma frayeur mystique s’évanouit à cette question. On venait demander Smith ; ses traces apparaissaient tout à coup de cette manière inattendue.

— Ton grand-papa ! mais il est mort, dis-je brusquement, sans réfléchir à ma réponse, que je regrettai aussitôt.

Elle resta à peu près une minute dans sa première position et se mit tout à coup à trembler si fort que je crus qu’elle allait avoir une attaque de nerfs ; je me hâtai de la soutenir pour l’empêcher de tomber. Au bout de quelques minutes, elle se trouva mieux, quoiqu’il fût visible qu’elle faisait des efforts surhumains pour maîtriser son émotion.

— Pardonne-moi, pardonne-moi, ma petite-fille, pardonne-moi, mon enfant, lui dis-je ; je te l’ai annoncé ainsi brusquement, ce n’est peut-être pas lui… pauvre petite !… qui cherches-tu ? le vieillard qui demeurait ici ?

— Oui, murmura-t-elle avec peine, en me regardant tout anxieuse.

— S’appelait-il Smith ?

— Oui !

— Alors c’est lui !… oui, il est mort… Mais ne pleure pas, mon enfant. Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt ? D’où viens-tu à présent ? On l’a enterré hier ; il est mort tout à coup, subitement… tu es sa petite-fille ?

Elle ne répondait pas à mes questions rapides et sans ordre ; elle se retourna sans rien dire et sortit doucement de la chambre. J’étais si abasourdi que je ne fis rien pour la retenir. Elle s’arrêta encore une fois sur le seuil et, à moitié tournée de mon côté, elle demanda :

— Azor est-il aussi mort ?

— Oui, il est mort aussi, répondis-je, surpris de l’étrangeté de la question. On aurait dit qu’elle était persuadée qu’Azor devait nécessairement mourir en même temps que le vieillard. Elle sortit de la chambre et forma la porte sur elle.

Une minute après, je me mis à sa poursuite, très-fâché de l’avoir laissée partir. Elle était sortie si doucement que je ne l’avais pas entendue ouvrir la porte qui donnait sur l’escalier. Elle n’a pas encore eu le temps de descendre, pensai-je, et je me mis à écouter sur le palier. Mais tout était silencieux, et l’on n’entendait pas le moindre bruit ; seulement une porte d’un étage inférieur se ferma, et tout retomba dans le silence.

Je courus en bas. L’escalier, à partir de mon logement, entre le cinquième et le quatrième, était un escalier tournant ; mais depuis le quatrième il descendait tout droit. Il était sale, noir et sombre, un de ces vieux escaliers qu’on trouve ordinairement dans les grandes constructions divisées en petits logements. À cette heure, il y régnait l’obscurité la plus complète. Je descendis jusqu’au quatrième, je m’arrêtai, et il me vint tout à coup à l’idée qu’il y avait là, sur le palier, quelqu’un qui se cachait. Je me mis à chercher en tâtonnant, la petite était là, dans le coin, la figure tournée contre la muraille, et pleurait en silence.

— Pourquoi as-tu peur ? lui dis-je. Je t’ai effrayée, j’ai eu tort. Ton grand-père, quand il est mort, a parlé de toi ; ç’a été sa dernière parole… Il est resté ici des livres, sans doute les siens. Comment t’appelles-tu ? Où demeures-tu ? Il a dit que tu demeurais à la sixième ligne…

Mais je n’achevai pas. Elle poussa un cri, arraché sans doute par l’idée que je savais où elle demeurait, me repoussa de sa main amaigrie, et se mit à descendre précipitamment l’escalier. Je la suivis, j’entendais le bruit de ses pas ; tout à coup ce bruit cessa… Quand j’arrivai en bas, elle avait disparu. J’allai jusqu’au bout de la rue, mais mes recherches furent vaines. Elle se sera cachée quelque part dans l’escalier, me dis-je.