Humiliés et offensés/Première partie/Chapitre IX

Traduction par Ed. Humbert.
Plon (p. 46-53).

IX

Je le regardai comme si je le voyais pour la première fois, quoique je l’eusse vu souvent ; je cherchai son regard comme s’il eût dû dissiper toutes mes angoisses, et m’expliquer comment un enfant tel que lui avait pu ensorceler Natacha, lui inspirer un amour si insensé, un amour qui lui faisait oublier ses premiers devoirs, et sacrifier follement tout ce qu’elle avait eu de sacré jusqu’alors.

Il me serra les mains avec force, et son regard doux et serein m’alla au cœur. Je sentis que je pouvais m’être trompé sur son compte, par la seule et unique raison qu’il était mon ennemi.

Il était grand, mince, bien proportionné ; il avait le visage ovale, toujours pâle, les cheveux blonds, de grands yeux bleus, doux et rêveurs, qui étincelaient par moments de la joie la plus naïve, la plus enfantine. Ses lèvres vermeilles et charnues, admirablement bien dessinées, avaient presque constamment un certain pli sérieux, et le sourire qui y apparaissait tout à coup était si naïf et si ingénu que, de quelque humeur qu’on fut, on ressentait le besoin d’y répondre par un sourire. Sa mise était toujours élégante, et cette élégance, qu’il avait en toutes choses, ne lui coûtait aucun effort.

Il avait, il est vrai, certaines vilaines manières, certaines mauvaises habitudes de bon ton : de l’étourderie, de la suffisance et une impertinence pleine de politesse. Mais, doué d’une simplicité et d’une sérénité d’âme très-grandes, il était le premier à avouer ses défauts et à les tourner en ridicule. Je ne crois pas qu’il fût en état de mentir, même en plaisantant, ou, s’il mentait, il ne s’en apercevait pas. L’égoïsme même avait chez lui quelque chose d’attrayant, justement peut-être parce qu’il le montrait franchement : il était exempt de dissimulation.

Faible, confiant et timide de cœur, il n’avait aucune volonté. L’offenser, le tromper aurait fait peine ; ç’aurait été un péché comme tromper ou offenser un petit enfant. D’une naïveté incroyable pour son âge, il ne savait presque rien de la vie ; du reste, je crois qu’il n’en aurait pas su davantage à quarante ans. Il y a des gens qui semblent condamnés à attendre éternellement leur majorité. Personne, je crois, ne pouvait s’empêcher de l’aimer : il savait vous prendre par ses caresses d’enfant. Natacha avait dit vrai : sous une influence quelconque, il était capable de faire une action mauvaise, mais je crois qu’il serait mort de repentir en apprenant les conséquences de cette action.

Natacha sentait instinctivement qu’elle serait sa souveraine, sa dominatrice, et qu’il finirait par être sa victime. Elle avait l’avant-goût du délice qu’il y a d’aimer jusqu’à la folie et de tourmenter jusqu’à la douleur celui que l’on aime, justement parce qu’on l’aime, et c’est pour cela peut-être qu’elle se hâtait de se sacrifier la première.

Ses yeux étincelaient d’amour, et il regardait dans une sorte d’extase Natacha, qui avait tout oublié : parents, adieux, soupçons jaloux… : elle était heureuse.

— Vania, s’écria-t-elle, je lui faisais tort, je ne suis pas digne de lui ! Oublie ma mauvaise pensée. Puis elle le regarda avec un amour indicible et ajouta : J’ai cru que tu ne viendrais pas. Aliocha lui baisa la main, puis s’adressant à moi :

— Il y a longtemps que je voulais vous embrasser comme un frère, me dit-il. Que de choses elle m’a dites de vous ! Nous nous sommes peu vus, nous nous sommes à peine parlé. Soyons amis et… pardonnez-nous, ajouta-t-il à demi-voix et en rougissant.

— Oui, oui, reprit Natacha, il est à nous, c’est un ami, un frère ; il nous a déjà pardonné, et nous ne saurions être heureux sans lui. Je te l’ai déjà dit. Ah ! que nous sommes cruels ! Vania, reprit-elle avec un tremblement dans la lèvre, retourne chez nous, auprès d’eux, ils connaissent si bien ton cœur d’or que, lors même qu’ils ne me pardonneront pas, quand ils verront que tu as pardonné, toi, ils s’apaiseront peut-être un peu envers moi. Dis-leur tout, avec des paroles que tu tireras de ton cœur… Défends-moi, sauve-moi ; dis-leur toutes les causes telles que tu les as comprises. Je ne me serais peut-être pas décidée si tu n’étais pas venu aujourd’hui ! En te voyant, j’ai eu l’espoir que tu saurais le leur annoncer d’une manière qui rendrait un peu moins rude la première épouvante. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Dis-leur de ma part, Vania, que je sais que le pardon est impossible : ils pardonneraient, que Dieu ne pardonnerait pas ; et dussent-ils me maudire, je ne les en bénirai pas moins ; je prierai pour eux toute ma vie. Mon cœur est tout entier auprès d’eux. Ah ! pourquoi ne pouvons nous pas tous être heureux ? Pourquoi ?… Mon Dieu, qu’ai-je fait ? s’écria-t-elle tout à coup, comme si elle fût revenue à elle, et elle se couvrit le visage de ses mains. Aliocha la prit et la serra dans ses bras, et nous gardâmes le silence pendant quelques minutes.

— Et vous avez pu exiger un pareil sacrifice ? m’écriai-je en jetant à Aliocha un regard de reproche.

— Ne me condamnez pas, répliqua-t-il, tous ces malheurs ne dureront qu’un instant, j’en suis intimement persuadé. Il ne faut qu’un peu de fermeté pour supporter cet instant ; Natacha pense de même. Vous savez que la cause de tout, c’est cet orgueil de famille, ces querelles dont on aurait si bien pu se passer, ces procès… Mais… (j’y ai longuement réfléchi, je vous assure)… tout cela prendra fin, nous serons de nouveau tous réunis, et nos parents nous voyant si heureux se réconcilieront avec nous. Qui sait si notre mariage ne sera pas le commencement de leur réconciliation ? Je crois qu’il n’en saurait être autrement. Qu’en pensez-vous ?

— Vous parlez de mariage ; mais quand vous marierez-vous ? demandai-je en regardant Natacha.

— Demain ou après-demain, au plus tard ; je ne le sais pas encore bien moi-même, et je n’ai encore rien arrangé, c’est vrai. Je pensais que Natacha ne viendrait peut-être pas aujourd’hui. Outre cela, mon père voulait me conduire ce soir chez ma fiancée (vous savez qu’on veut me marier, Natacha vous l’a dit, n’est-ce pas ? Mais moi, je ne veux pas). Ainsi, je ne pouvais compter sur rien d’une manière certaine. Dans tous les cas, nous nous marierons après-demain. C’est, du moins, ce qu’il me semble, car cela ne peut pas être autrement. Demain nous partons par la route de Pskow ; j’ai un de mes camarades d’études du lycée, un excellent garçon, qui demeure par là. Nous trouverons un prêtre dans le village voisin ; du reste, je ne sais pas pour sûr s’il y en a un. Il m’aurait fallu m’informer d’avance, mais je n’ai pas eu le temps… Mais c’est là un détail. Nous pouvons en faire venir un d’un village voisin, n’est-ce pas ? Il est dommage que je n’aie pas eu le temps d’écrire quelques lignes, j’aurais dû prévenir… Mon ami n’est peut-être pas chez lui en ce moment… Bah ! peu importe ! Pourvu qu’on ait de la résolution, le reste ira de soi. En attendant, jusqu’à demain, Natacha restera chez moi. J’ai loué un appartement que nous habiterons à notre retour, car vous comprenez que je ne veux pas retourner demeurer chez mon père. Vous viendrez nous voir, mes anciens camarades du lycée viendront, nous aurons des soirées…

Je le regardais avec angoisse ; le regard de Natacha semblait implorer pour lui ; elle suivait ses paroles avec un sourire triste, et en même temps elle l’admirait comme on admire un petit enfant, gentil et joyeux, dont on écoute le babil vide de sens, mais plein de gentillesse. Quant à moi, je le regardais d’un air de reproche, et je ressentais un intolérable chagrin.

— Mais, lui demandai-je, êtes-vous sûr que votre père pardonnera ?

— Certainement ; il n’aura pas d’autre alternative. Pour commencer, il me maudira, je le sais, et cela se comprend. Il est sévère. Il s’adressera peut-être à la justice, il voudra faire usage de son autorité paternelle. Mais tout cela ne sera pas sérieux. Il m’aime à la folie, il se fâchera d’abord, et pardonnera ensuite. Alors tout le monde se réconciliera. et nous serons tous heureux, et son père à elle aussi.

— Et s’il allait ne pas pardonner ? Y avez-vous pensé ?

— Il pardonnera, c’est certain, mais peut-être pas de si tôt. Eh quoi ! je lui prouverai que j’ai du caractère. Il ne fait que me reprocher d’en manquer, de n’être qu’un étourdi ; il verra si je suis étourdi ou non. Ce n’est pas une plaisanterie : quand on est marié… on n’est plus un petit garçon… je voulais dire, je veux être comme les autres… comme les hommes mariés. Je vivrai de mon travail. Natacha dit que ça vaut mieux que de vivre aux dépens d’autrui, ainsi que nous autres nous le faisons. Si vous saviez que de bonnes choses elle me dit que je n’aurais jamais su trouver ! je n’ai pas été élevé dans ces idées-là. Je sais bien que je suis étourdi et que je ne suis presque capable de rien ; mais il m’est venu il y a trois jours une merveilleuse idée. Quoique le moment ne soit pas bien choisi, je vous la dirai, car il faut aussi que j’en fasse part à Natacha ; vous nous conseillerez. Voici ce que c’est : je veux écrire comme vous des nouvelles pour les journaux. Vous m’aiderez à m’entendre avec les rédacteurs, n’est-ce pas ? je compte sur vous. La nuit dernière j’ai médité un roman, et cela peut donner quelque chose d’assez joli ; mon sujet est emprunté à une comédie de Scribe… Mais je vous raconterai cela plus tard. Le principal, c’est que cela rapporte de l’argent… on vous paye vos écrits, n’est-ce pas ?

Je ne pus retenir un sourire.

— Vous riez, s’écria-t-il en riant lui-même ; ne croyez pas que je sois ce que je parais être, dit-il avec une inconcevable naïveté ; je vous assure que j’ai à un degré extrême le don de l’observation, vous verrez vous-même. Pourquoi ne pas essayer ? Qui sait ?… Du reste, peut-être avez-vous raison, je ne sais rien de la vie réelle, Natacha me l’a déjà dit, et tout le monde aussi ; quel écrivain ferais-je ? Riez, riez, corrigez-moi : faites-le pour elle, puisque vous l’aimez. Vraiment, je suis loin de la valoir, je le sens ; cela me pèse, et je ne sais comment j’ai pu lui inspirer un pareil amour. Il me semble que je donnerais ma vie pour elle ; jusqu’ici, je n’ai eu aucune crainte, et je commence à avoir peur. Que faisons-nous ? Grand Dieu ! est-il possible que l’homme entièrement adonné à son devoir manque, comme par un fait exprès, de savoir-faire et de fermeté pour remplir ce devoir ? Venez à notre aide, vous le seul ami que nous ayons. Moi-même, je ne sais rien de rien. Pardonnez-moi de tant compter sur vous : je sais que vous êtes un noble cœur et que vous êtes beaucoup meilleur que moi ; mais soyez sûr que je saurai devenir digne d’elle et de vous.

Il me serra de nouveau la main. Son regard exprimait les plus grands et les plus beaux sentiments. Il me tendait la main avec tant de confiance ! il était si sur de mon amitié !

— Elle m’aidera à me corriger, reprit-il. N’ayez pas trop mauvaise opinion de nous et ne vous affligez pas trop. Je suis plein d’espoir, et au point de vue matériel nous serons complètement assurés. Si, par exemple, mon idée de roman ne réussit pas, je puis, à la rigueur, donner des leçons de musique. Je n’aurai pas honte de vivre de mon travail, j’ai à cet égard des idées tout à fait modernes. Puis j’ai quantité de bibelots qui ne servent à rien. Je les vendrai, et nous aurons là de quoi vivre, Dieu sait combien de temps. Enfin, au pis aller, je puis entrer dans l’administration ; mon père en sera enchanté, il m’a assez persécuté pour m’y forcer ; mais j’ai toujours allégué que j’étais d’une santé trop délicate. D’ailleurs, je suis inscrit quelque part au service. Lorsqu’il verra que mon mariage m’a profité, m’a rendu plus sérieux, plus posé, et que je suis effectivement entré au service, il s’en réjouira et me pardonnera.

— Mais avez-vous réfléchi à ce qui va arriver entre votre père et le sien ? Que pensez-vous qui ait lieu ce soir chez eux ? ajoutai-je en lui montrant Natacha, pâle comme une morte à l’ouïe de mes paroles. J’étais impitoyable.

— Vous avez raison, dit-il, c’est affreux ; j’y ai déjà pensé, j’en suis navré… mais que faire ? Si du moins ses parents nous pardonnaient ! Je les aime tant, si vous saviez ; ils m’ont traité comme leur fils, et voilà comment je les récompense !… Oh ! ces querelles, ces procès ! Et pour quelle raison se querellent-ils ? Nous nous aimons tant ! et nous nous querellons. S’ils pouvaient se réconcilier ! vraiment, ils devraient bien le faire : tout serait fini. Vos paroles me font un étrange effet. Natacha, c’est effrayant, ce que nous faisons. Je l’ai déjà dit avant… C’est toi qui insistes… Mais, voyez, Vania, tout cela peut tourner pour le mieux, ne le croyez-vous pas ? Il faudra bien qu’ils finissent par se réconcilier ! C’est nous qui les réconcilierons : ils ne pourront pas résister à notre amour. Vous ne sauriez croire combien mon père a parfois bon cœur ; si vous saviez avec quelle tendresse il m’a parlé ce matin, comme il s’est efforcé de me persuader ! Et maintenant je vais contre sa volonté, c’est bien triste, et tout cela à cause de quelques vilains préjugés ! C’est tout bonnement de la folie : il suffirait qu’il la regardât bien et qu’il fût avec elle une demi-heure, pour qu’il donnât son consentement à tout, ajouta-t-il en fixant sur Natacha un regard plein de tendresse et de passion.

— Je me suis représenté mille fois avec délices, continuat-il en reprenant son bavardage, combien il l’aimera lorsqu’il la connaîtra et combien elle les étonnera tous. Aucun d’eux n’a jamais vu une jeune fille semblable à elle. Mon père la juge comme la première intrigante venue. La réhabiliter dans son honneur est un devoir pour moi, et je saurai le remplir. Ah ! Natacha ! tout le monde t’aimera, ajouta-t-il triomphant ; tout le monde ! qui pourrait ne pas t’aimer ? ajouta-t-il avec enthousiasme… Et puis avons-nous besoin de beaucoup pour être heureux ? Je suis sûr que cette journée nous apportera à tous bonheur, paix et réconciliation. Que cette journée soit bénie ! N’est-ce pas, Natacha ? Mais qu’as-tu donc, mon Dieu ?

Elle semblait insensible et plongée dans une espèce d’assoupissement, dont les exclamations d’Aliocha la tirèrent tout à coup ; elle regarda tout autour d’elle et se jeta dans mes bras. Elle tira une lettre de sa poche et me la remit brusquement comme à l’insu d’Aliocha. C’était une lettre pour les siens, elle l’avait écrite la veille, elle me la remit en me jetant un regard désespéré que je vois encore aujourd’hui. L’effroi me saisit, moi aussi, je compris que ce n’était qu’en ce moment qu’elle sentait toute l’horreur de sa conduite ; elle voulut me dire quelque chose ; elle commença même, mais ses forces la trahirent, et je n’eus que le temps de la soutenir. Aliocha était pâle de frayeur, il lui frottait les tempes, lui baisait les mains ; au bout de quelques minutes elle reprit connaissance.

La voiture de louage qui avait amené Aliocha stationnait à quelque distance ; il la fit avancer. Quand nous l’y eûmes assise, elle saisit ma main et l’arrosa de larmes brûlantes. La voiture partit ; je restai longtemps cloué sur la place ; tout mon bonheur venait de s’abîmer, et ma vie était brisée… je repris lentement, pour retourner chez les vieux parents, le chemin par lequel nous étions venus. Je ne savais comment j’entrerais, ce que je dirais ; mes pensées étaient comme engourdies, mes jambes se dérobaient sous moi…

C’est là l’histoire de mon bonheur ; c’est ainsi que finit mon amour !