Humiliés et offensés/Deuxième partie/Chapitre I

Traduction par Ed. Humbert.
Plon (p. 89-99).
DEUXIÈME PARTIE


DEUXIÈME PARTIE


I

Un instant après, nous riions comme des fous.

— Mais laissez-moi vous raconter, s’écriait Aliocha, dont la voix sonore couvrit nos rires. J’ai des choses des plus intéressantes à vous dire. Finissez donc !

Il brûlait de nous communiquer ses importantes nouvelles. Mais sa gravité étudiée lui donnait un air si drôle que nous fûmes pris de fou rire, et plus il se fâchait, moins nous étions en état de le retenir. Son dépit, son désespoir enfantin, nous mirent dans cet état d’esprit où il suffit d’un geste du petit doigt pour vous forcer à vous tordre de rire.

À la fin, Natacha, s’apercevant que notre rire dépitait Aliocha, parvint à reprendre son sérieux.

— Nous sommes prêts à t’entendre, dit-elle.

— Je vais vous raconter tout ce qui a eu lieu et tout ce qui aura lieu, car je le sais déjà. Je vois, chers amis, que vous voudriez savoir où j’ai passé ces cinq jours, et je veux vous le raconter, mais vous ne me laissez pas commencer. D’abord, Natacha, sache que je te trompais, et depuis longtemps déjà ; voilà justement le principal.

— Tu me trompais !

— Oui, depuis un mois, je puis maintenant parler franchement. Il y a un mois, mon père m’a écrit une longue, longue épître, dont je ne vous ai rien dit. Il m’annonçait tout simplement, et d’un ton si sérieux que j’en fus effrayé, il m’annonçait que mon mariage était une affaire arrangée, que ma fiancée était charmante, que, tout indigne d’elle que j’étais, je devais l’épouser, et que, pour m’y préparer, la première chose que j’avais à faire, c’était d’oublier toutes les folies dont j’avais la tête farcie, etc., etc… Ce qu’il entend par folies, c’est connu. Eh bien ! cette lettre, je vous en ai fait mystère.

— Pas le moins du monde, interrompit Natacha ; tu nous as tout raconté, dès le premier jour. Je te vois encore, tournant autour de moi, tendre et caressant comme si tu avais quelque chose à te faire pardonner ; et morceau par morceau tu nous as dit tout le contenu de cette lettre.

— Ce n’est pas possible ; je ne vous ai du moins pas dit ce qu’elle contenait de plus important. Peut-être avez-vous deviné quelque chose à vous deux, cela vous regarde : quant à moi, je ne vous ai rien raconté. Je vous ai tout caché, et je souffrais horriblement.

— Mais enfin admettons que je vous ai effectivement tout raconté à cette époque, par fragments (ça me revient à présent). Mais le ton, le ton de la lettre, vous n’en avez rien su, et c’était justement là le principal. Voilà ce que je voulais dire.

— Eh bien ! comment était-il, ce ton ? demanda Natacha.

— Écoute, Natacha, tu as l’air de plaisanter. Ne plaisante pas. Je t’assure qu’il s’agit de choses tout à fait sérieuses. Les bras m’en tombaient ! jamais mon père ne m’avait parlé de la sorte !

— Voyons, raconte un peu. Pourquoi m’as-tu fait mystère de cette lettre ?

— Mais, mon Dieu ! pour ne pas t’effrayer, je pensais pouvoir tout arranger. Donc, après la réception de cette lettre, et aussitôt après l’arrivée de mon père, mes tourments commencèrent. Je m’étais préparé à lui répondre d’une manière claire, sérieuse et ferme ; mais l’occasion ne se présentait pas. Quant à lui, il ne me faisait plus la moindre question, le rusé ! Il avait l’air de croire que l’affaire était arrangée et qu’il ne pouvait y avoir entre nous aucune discussion, ni aucune question à résoudre. Je dis : qu’il ne pouvait y avoir ; quelle présomption ! Il était avec moi si caressant, si tendre, que j’en fus tout bonnement étonné. Quel esprit, Ivan Pétrovitch ! si vous le connaissiez ! Il a tout lu, il connaît tout ; il suffit qu’il vous voie une fois pour qu’il connaisse vos pensées comme les siennes ; c’est sans doute pourquoi on l’a appelé jésuite. Natacha n’aime pas m’entendre faire son éloge. Ne te fâche pas, Natacha ! Donc voilà que… mais, à propos, au commencement il ne me donnait pas d’argent, et hier il m’en a donné. Natacha, mon ange ! notre misère a pris fin ! Tiens, regarde ; tout ce qu’il m’avait retranché de ma pension pour me punir, pendant ces six mois, il me l’a donné hier : regarde un peu, je n’ai pas encore compté ; Mavra, regarde combien nous avons d’argent ; tu n’auras plus besoin d’aller porter des cuillers au mont-de-piété.

Il tira de sa poche un gros paquet de banknotes, plus de mille roubles qu’il jeta sur la table. Mavra regardait satisfaite et lui dit quelques paroles élogieuses ; Natacha le pressa de continuer.

— Voilà donc que je me demandais ce que je devais faire, reprit Aliocha. Faut-il aller contre sa volonté ? me disais-je, et je vous jure que s’il avait été méchant, je n’aurais pas hésité une seconde, je lui aurais dit tout droit que je ne voulais pas, que je n’étais plus un enfant, et, croyez-moi, je lui aurais tenu tête. Mais du moment qu’il prenait la chose ainsi, que lui dire ? Tu as l’air mécontente de moi, Natacha ! Qu’avez-vous à vous regarder ainsi ? Vous vous dites, sans doute : Le voilà pris du premier coup, et il ne lui reste déjà plus un brin de toute sa fermeté. Non pas ; j’en ai plus que vous ne pensez ; et la preuve, c’est que malgré l’embarras de ma position, je me suis dit : C’est ton devoir, il faut que tu lui dises tout ; et j’ai commencé ; je lui ai tout dit, et il m’a écouté jusqu’au bout.

— Que lui as-tu dit en définitive ? demanda Natacha tout inquiète.

— Je lui ai dit que j’avais une fiancée et que je n’en voulais pas d’autre. C’est-à-dire que je ne lui ai pas dit directement, mais je l’y ai préparé, et je lui dirai demain, c’est une chose décidée. Je lui ai dit qu’il était honteux et ignoble d’épouser quelqu’un pour son argent, et que c’était une sottise de notre part de nous considérer comme des aristocrates (je suis franc avec lui comme avec un frère). J’appartiens au tiers état, lui ai-je dit, et le tiers état, c’est l’essentiel. Je suis fier de ressembler à tout le monde et ne veux me distinguer de personne… Je parlais avec une chaleur, un entrain dont j’étais moi-même étonné ; je lui ai prouvé enfin, et même à son point de vue… Je lui ai dit tout droit : Qu’avons-nous de princier ? uniquement notre naissance, mais au fond, quels princes sommes-nous ? Nous ne sommes pas particulièrement riches, et pourtant la richesse, c’est le principal. De nos jours, le prince des princes, c’est Rothschild ; il y a joliment longtemps qu’on n’a plus entendu parler de nous dans le grand monde : le dernier qui ait fait quelque bruit a été mon oncle, Simon Valkovsky, et encore celui-là n’était-il connu qu’à Moscou et pour la seule raison qu’il a dissipé tout ce qui restait à notre famille, trois cents âmes ; et si son père n’avait pas amassé, ses petits-fils en seraient maintenant à bêcher la terre, ainsi qu’on voit tels princes le faire. Nous n’avons donc aucun droit de nous enorgueillir. Bref, je lui ai dit tout ce que j’avais sur le cœur, avec force et avec franchise. Il ne m’a pas répliqué un seul mot, il m’a reproché de délaisser la maison du comte Naïnsky et m’a conseillé de tâcher de me mettre dans les bonnes grâces de la princesse K…, ma marraine, disant que si j’y parvenais, je serais bien accueilli partout, et que ma carrière serait faite, et il était lancé ! Nous rusons tous deux, nous nous épions, nous cherchons à nous attraper.

— Fort bien ; mais cela a-t-il fini ? qu’a-t-il décidé ? Quel bavard tu es pourtant, Aliocha !…

— Ce qu’il a décidé ? Dieu le sait ! Quant à moi, je n’y comprends absolument rien. Mais je ne suis point bavard, je dis les faits : il n’a rien répondu ; il a souri à tous mes raisonnements, comme s’il me plaignait ! Puis il a dit : Je suis tout à fait de ton avis ; allons-nous-en un peu chez le comte Naïnsky, et garde-toi de dire un mot de tout cela ; moi, je te comprends ; mais ils ne te comprendraient pas, eux.

Le comte m’a d’abord reçu froidement et du haut de sa grandeur, il avait l’air d’avoir oublié que j’ai grandi dans sa maison ; il a, ma foi ! fait semblant de recueillir ses souvenirs. Il était simplement fâché contre moi à cause de mon ingratitude ; mais véritablement il n’y a aucune ingratitude de ma part : on s’ennuie tellement chez lui ! Il a également fait un accueil glacial à mon père ; je ne comprends pas qu’il y retourne ; ça me révolte de le voir ainsi ployer l’échine ; je comprends que c’est pour moi qu’il le fait ; mais je trouve que c’est inutile. Je me suis dit que je les roulerais tous, et que je forcerais le comte à m’estimer. Et j’ai atteint mon but ; un seul jour a suffi pour tout changer : le comte est maintenant l’amabilité même, et j’ai fait ça tout seul, par ma seule malice, sans que mon père ait été obligé d’y mettre la main !…

— Tu ferais mieux de nous parler de l’affaire principale, dit Natacha avec impatience, au lieu de nous raconter tes prouesses chez le comte Naïnsky. En quoi peut-il m’intéresser, ton comte Naïnsky ?

— En quoi il peut t’intéresser ? Écoutez, Ivan Pétrovitch. Voici justement l’important de l’affaire. Tu vas voir que tout finira par s’éclaircir, mais il faut me laisser raconter. À la fin (pourquoi ne l’avouerais-je pas ?), il est possible que je sois parfois très-peu, très-peu raisonnable, admettons même (cela s’est vu) tout simplement bête ; mais cette fois, je vous l’assure, j’ai montré beaucoup de ruse, même… de raison.

Natacha n’aimait pas qu’il s’accusât de sottise, et maintes fois elle m’avait boudé parce que je lui avais montré sans cérémonie qu’il avait fait quelque bêtise. C’était le point le plus sensible. Elle ne pouvait souffrir qu’il fût humilié, d’autant moins qu’en son for intérieur elle s’avouait probablement la médiocrité d’esprit de son amant.

— C’est assez, Aliocha ! dit-elle, tu es un peu étourdi, et c’est tout. Pourquoi t’estimerais-tu au-dessous de ta valeur ?

— C’est bon, c’est bon ! Donc, laissez-moi achever. Nous sortons de chez le comte ; mon père était furieux contre moi. Nous allons chez la princesse. Je savais qu’elle était presque tombée en enfance, tellement elle était vieille, qu’elle était sourde et qu’elle a toute une meute de petits chiens. Cela ne l’empêchait pas d’avoir une immense influence dans le monde, de sorte que le comte Naïnsky lui-même faisait antichambre chez elle. En route, j’élabore mon plan de campagne que je base sur la faculté que j’ai d’être aimé de tous les chiens. Vraiment ! j’en ai fait l’observation. Est-ce force magnétique, ou ça vient-il de ce que j’aime les animaux ? Je ne sais… À propos de magnétisme, nous avons été dernièrement chez un médium, nous avons évoqué des esprits ; c’est diantrement curieux ; j’ai évoqué Jules César…

— Ah ! mon Dieu ! Pourquoi justement Jules César ? s’écria Natacha en éclatant de rire. Mais raconte-nous donc ce que tu as fait chez la princesse.

— C’est que vous m’interrompez tout le temps. Nous arrivons donc chez la princesse, et je me mets à faire ma cour à Mimi. C’est une abominable petite chienne, vieille, entêtée et méchante. La princesse en est folle ; elles sont, je crois, aussi vieille l’une que l’autre. Je commence par bourrer Mimi de bonbons ; au bout de dix minutes, je lui avais appris à donner la patte, ce qu’on n’avait pu lui inculquer pendant toute sa longue existence. La princesse était aux anges, elle pleurait de joie : « Mimi sait donner la patte ! » Quelqu’un arrive : « Mimi, donne la patte ! C’est mon filleul qui lui a appris ! » Le comte Naïnsky entre : « Mimi sait donner la patte ! » Et elle me regarde, avec des larmes d’attendrissement. C’est une excellente vieille ; elle me faisait peine. Je continue de la flatter : sur un tabouret, auprès d’elle, je vois le portrait d’une jeune dame, le sien, alors qu’elle était fiancée, il y a quelque soixante ans. Je le prends et, comme je ne savais rien, je m’écrie : Quelle charmante peinture ! quelle idéale beauté ! Pour le coup, la voilà en train de fondre tout à fait ; elle me parle de ceci et de cela, me demande où j’ai fait mes études, chez qui je vais, me dit que j’ai de beaux cheveux, et la voilà partie. De mon côté je l’égaye, je lui raconte une historiette scandaleuse : elle les adore ; aussi s’est-elle contentée de me menacer du doigt, et, du reste, elle a beaucoup ri.

Quand j’ai pris congé d’elle, elle m’a embrassé, elle m’a même fait le signe de la croix sur le front en guise de bénédiction, et elle a demandé ou plutôt exigé que j’aille la distraire tous les jours. Le comte m’a serré la main en me regardant d’un œil langoureux, et mon père, le meilleur, le plus honnête et le plus noble des hommes, mon père, croyez-le ou ne le croyez pas, il pleurait presque de joie pendant que nous retournions à la maison ; il m’a embrassé, m’a fait des révélations si mystérieuses à propos de carrière, de relations, d’argent, de mariage, si mystérieuses que je n’ai pas tout compris. C’est alors qu’il m’a donné de l’argent. Il est certainement le plus noble des hommes, ne pensez pas autrement ; et s’il cherche à m’éloigner de toi, Natacha, c’est qu’il est ébloui par les millions de Catherine, il les veut pour moi seul ; c’est parce qu’il ne te connaît pas qu’il est injuste envers toi. Quel est le père qui ne veut pas le bien de son fils ? Ce n’est pas sa faute s’il s’est accoutumé à voir le bonheur dans la richesse.

— Ainsi, tout ce qui t’est arrivé, c’est que tu as fait ta carrière chez la princesse, c’est en cela que consiste toute ta ruse, n’est-ce pas ? demanda Natacha.

— Comment ! À quoi penses-tu ? Ce n’est que le commencement… j’ai parlé de la princesse parce que c’est par elle que je veux forcer la main à mon père. Quant à l’histoire principale, elle n’a pas encore commencé.

— Mais raconte-la donc !

— Il m’est encore arrivé aujourd’hui une aventure très-étrange et dont je suis encore frappé jusqu’à présent. Il faut vous dire que, bien que notre mariage soit une affaire arrangée entre mon père et la comtesse, il n’y a encore absolument rien eu d’officiel, de sorte que nous pouvons nous séparer à l’instant même, sans qu’il en résulte le moindre scandale. Mais venons-en au principal. Je connaissais déjà Catherine l’année dernière, mais j’étais alors encore enfant, et je ne comprenais pas grand’chose, c’est pourquoi je n’ai alors rien vu en elle…

— C’est plutôt parce que tu m’aimais davantage alors, dit Natacha, tandis qu’à présent…

— N’ajoute pas un mot, Natacha, s’écria Aliocha avec feu ; tu te trompes, tu me fais injure !… Je ne répondrai pas même à ce que tu viens de dire. Écoute-moi jusqu’au bout, et tu verras… Oh ! si tu la connaissais ! Si tu savais quelle âme tendre, sereine, innocente ! Mais tu le sauras ; laisse-moi achever. Il y a quinze jours, lorsque mon père me mena chez Katia, nous nous mîmes, elle et moi, à nous observer réciproquement ; mais je ne me décidai à faire plus intimement connaissance avec elle que le jour où je reçus la fameuse lettre de mon père. Je ne ferai pas son éloge, je dirai seulement qu’elle est une éclatante exception dans le cercle où elle vit. C’est une nature originale, une âme forte et droite, forte particulièrement par sa pureté et sa franchise ; je ne suis auprès d’elle qu’un enfant, un frère cadet, malgré qu’elle n’ait encore que dix-sept ans. Il y a dans son caractère quelque chose de mélancolique et de mystérieux ; elle a quelque chose de craintif, quelque chose d’effrayé. Elle semble avoir peur de mon père, et n’aime pas sa belle-mère, ce que j’avais deviné.

Il y a aujourd’hui quatre jours que, toutes mes observations achevées, mon projet bien arrêté, je résolus de le mettre à exécution, et c’est ce que j’ai fait ce soir même. Je voulais tout raconter à Katia, lui tout avouer, la gagner à notre cause et en finir du coup…

— Que voulais-tu lui raconter ? que voulais-tu avouer ? demanda Natacha tout inquiète.

— Tout, absolument tout, répondit Aliocha, et je bénis le ciel de m’avoir inspiré cette pensée. Je résolus de m’éloigner de vous et de tout terminer à moi seul. Si je vous avais vus, j’aurais hésité, je vous aurais écoutés, et je ne me serais peut-être pas décidé. Mais resté seul, j’ai pris mon grand courage et j’en ai fini ! J’ai décidé que je ne reviendrais auprès de vous qu’avec une solution, et… je l’apporte !

— Quoi ? quoi donc ? comment as-tu fait ? raconte vite !

— Le bonheur a voulu que je fusse seul avec Katia deux heures entières. Je lui ai simplement déclaré qu’en dépit de tous les projets de mariage qu’on faisait pour nous, notre union était une chose totalement impossible, que mon cœur était plein de sympathie pour elle, et qu’elle seule pouvait me sauver. Après cela, je lui ai tout confié. Imagine-toi qu’elle ignorait notre liaison. Si tu avais vu combien elle était émue, effrayée ! elle était toute pâle. Je lui ai raconté notre histoire, comment tu avais quitté tes parents, comment nous avons vécu et dans quels tourments nous sommes, que nous craignons tout et que nous avons recours à elle (car je parlais aussi en ton nom) afin qu’elle prenne elle-même notre parti et qu’elle déclare à sa belle-mère qu’elle ne veut pas m’épouser ; qu’en cela seul est notre salut, et que nous n’avons rien à attendre d’ailleurs. Elle m’écoutait avec intérêt, avec sympathie. Si tu avais vu ses yeux en ce moment ! Toute son âme semblait avoir passé dans son regard. Elle m’a remercié de la confiance que je lui témoignais et m’a promis de nous aider de tout son pouvoir. Elle m’a ensuite questionné sur ton compte, elle m’a dit qu’elle voudrait bien faire ta connaissance, m’a prié de te dire qu’elle t’aimait déjà comme une sœur, de te demander d’en faire autant pour elle, et lorsqu’elle a su que je ne t’avais pas vue depuis cinq jours, elle s’est empressée de m’envoyer auprès de toi…

Natacha était émue.

— Et tu as pu me raconter d’abord tes exploits auprès de ta princesse sourde ! s’écria Natacha d’un ton de reproche. Comment était Katia lorsque tu l’as quittée ? était-elle gaie, contente ?

— Oui… elle était contente d’avoir pu faire une noble action, et en même temps elle pleurait ; car, vois-tu, Natacha, elle m’aime, elle aussi. Elle m’a avoué qu’elle avait déjà commencé de m’aimer, qu’elle voyait peu de monde et que je lui avais plu depuis longtemps ; elle m’a surtout distingué parce que tout ce qui l’entoure n’est que ruse et mensonge, tandis que je lui ai paru sincère et honnête. Puis elle s’est levée et m’a dit : Dieu vous aide, Alexis Pétrovitch… pourtant, j’avais pensé… Elle n’a pas achevé, et s’est enfuie en pleurant. Nous sommes convenus qu’elle déclarera demain à sa belle-mère qu’elle ne veut pas m’épouser, et que moi, de mon côté, je dirai tout à mon père et me montrerai ferme et courageux. Elle m’a reproché de n’avoir pas parlé plus tôt : « Un honnête homme ne doit rien craindre ! » a-t-elle dit. Elle est la noblesse même ! Quant à mon père, elle ne l’aime pas non plus ; elle dit qu’il est rusé et qu’il court après l’argent ; je l’ai défendu, mais elle n’a pas voulu me croire. Si je ne réussis pas demain auprès de mon père (elle est persuadée que j’échouerai), elle est aussi d’avis que dans ce cas je dois avoir recours à la protection de la princesse, à laquelle personne n’osera faire opposition. Nous nous sommes promis d’être désormais frère et sœur. Oh ! si tu savais son histoire, si tu savais combien elle est malheureuse, quel dégoût elle a de la vie qu’on mène dans la maison de sa belle-mère, de cette mise en scène !… Quelle admiration elle aurait pour toi, si elle te voyait, ma Natacha bien-aimée ! Vous êtes créées pour être sœurs : il faut que vous vous aimiez, c’est une pensée qui ne me quitte pas. Je voudrais vous voir ensemble, et être là, à vous regarder. Ne va pas t’imaginer quoi que ce soit, Natacha, et laisse-moi te parler d’elle. Quand je suis avec toi, j’ai le désir de parler d’elle, et avec elle, celui de parler de toi. Tu sais bien que je t’aime plus que toute autre, plus qu’elle… Tu es tout pour moi !

Natacha le regardait d’un œil doux, mais plein de tristesse. Ses paroles semblaient produire sur elle l’effet d’une caresse et en même temps la faire souffrir.

— Il y a déjà trois semaines que j’ai commencé à l’estimer à sa valeur, reprit Aliocha ; j’y allais tous les jours, et, de retour à la maison, je pensais à vous et je vous comparais.

— Et laquelle de nous l’emportait ? demanda Natacha en souriant.

— Quelquefois toi, quelquefois elle. Mais c’est toi qui finissais toujours par avoir l’avantage. Quand je lui parle, je sens que je deviens meilleur… Enfin, demain tout sera décidé.

— Ne la plains-tu pas ? Elle t’aime, dis-tu…

— Je la plains, Natacha ! mais nous nous aimerons bien tous, et puis…

— Et puis… adieu ! murmura tout bas Natacha comme se parlant à elle-même. Aliocha la regarda avec perplexité.

En ce moment, notre conversation fut interrompue de la manière la plus inattendue. Nous entendîmes du bruit dans la pièce qui servait à la fois de cuisine et d’antichambre, et l’instant d’après Mavra ouvrit la porte et se mit à faire différents gestes à l’adresse d’Aliocha.

— On te demande, viens un peu voir, lut dit-elle d’un ton mystérieux.

— Qui peut me demander ? dit Aliocha en nous regardant avec inquiétude. Je suis de retour dans un instant.

C’était le valet de pied du prince. Ce dernier, en retournant chez lui, avait fait arrêter sa voiture devant la maison qu’habitait Natacha, et envoyait savoir si son fils y était.

— C’est singulier, dit Aliocha tout embarrassé. C’est la première fois ; qu’est-ce que cela veut dire ?

Natacha était en proie à la plus grande inquiétude. Tout à coup Mavra ouvrit de nouveau la porte.

— Le voici lui-même, le prince ! dit-elle en chuchotant avec volubilité, et elle disparut aussitôt.

Natacha se leva, toute pâle. Appuyée sur le rebord de la table et en proie à la plus vive agitation, elle fixait son regard sur la porte par laquelle l’hôte inattendu allait entrer.

— Ne crains rien, je suis avec toi et je ne permettrai pas qu’on t’offense, dit Aliocha, qui, malgré son trouble, faisait encore assez bonne contenance.

La porte s’ouvrit, et le prince Valkovsky parut.