Humiliés et offensés/Deuxième partie/Chapitre II

Traduction par Ed. Humbert.
Plon (p. 99-111).
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DEUXIÈME PARTIE


II


Il nous enveloppa d’un regard rapide, attentif, et dans lequel on ne pouvait encore démêler s’il venait en ami ou en ennemi.

C’était un homme de quarante-cinq ans environ ; ses traits beaux et réguliers changeaient d’expression d’après les circonstances ; et ces variations étaient brusques, complètes, allaient du plus agréable au plus sombre, comme si elles eussent été produites par la détente subite de quelque ressort. L’ovale de son visage un peu brun, ses dents superbes, ses lèvres petites et fines, son nez bien dessiné, droit et un peu allongé, son front haut sur lequel on n’apercevait pas encore la moindre ride, des yeux gris et assez grands, tout cela faisait de lui un bel homme ; et pourtant son visage ne produisait pas une impression agréable. Il repoussait surtout parce qu’il exprimait constamment quelque chose de feint, d’étudié, et vous donnait l’intime conviction que vous ne parviendriez jamais à connaître son expression véritable. En le regardant plus attentivement, vous commenciez à soupçonner sous ce masque permanent je ne sais quoi de méchant, de rusé et d’égoïste au plus haut degré.

Ce qui fixait surtout l’attention, c’étaient ses yeux ; ils étaient gris, mais beaux et largement ouverts. Seuls ils semblaient n’être pas entièrement soumis à sa volonté. Il s’efforçait de les rendre doux et caressants, mais les rayons de son regard se divisaient pour ainsi dire, et parmi ceux qui étaient doux et affables, on en voyait briller qui étaient durs, défiants, scrutateurs, méchants... Il était assez grand, bien proportionné, un peu maigre et loin de paraître son âge. Ses cheveux châtains et fins commençaient à peine à grisonner. Il avait les oreilles, les mains, les pieds d’une finesse surprenante, d’une beauté aristocratique. Il était mis avec une recherche dont certains détails rappelaient le jeune homme, ce qui ne lui allait pas mal, du reste. On aurait dit le frère aîné d’Aliocha.

Il s’avança vers Natacha :

— Ma venue chez vous à pareille heure et sans être annoncée est singulière et en dehors des règles, dit-il ; mais croyez bien que j’ai pleinement conscience de l’excentricité de ma conduite. Je sais que vous avez autant de pénétration que de générosité. Si vous voulez bien m’accorder quelques minutes, je suis persuadé que vous me comprendrez et que vous m’absoudrez.

Il avait prononcé ces paroles poliment, mais avec force et fermeté.

— Veuillez vous asseoir, dit Natacha, qui ne parvenait pas encore à vaincre son agitation et sa frayeur. Il s’inclina légèrement et s’assit.

— Permettez-moi d’abord de dire deux mot à mon fils. Aliocha, continua-t-il, en se tournant vers celui-ci, à peine étais-tu parti sans m’attendre et sans prendre congé, qu’on est venu annoncer que Catherine Féodorovna se trouvait mal. La comtesse s’est aussitôt précipitée pour aller auprès d’elle, mais Catherine Féodorovna est arrivée tout à coup en proie à une vive émotion et à une agitation extraordinaires. Elle nous a déclaré qu’elle ne pouvait pas être ta femme, qu’elle irait au couvent, que tu lui avais avoué ton amour pour Natalie Nicolaïevna et que tu lui avais demandé son appui… Cet aveu si inattendu était, cela va sans dire, le résultat de l’étrange explication que tu as eue avec elle. Figure-toi ma surprise et mon effroi. En passant devant chez vous, continua-t-il en s’adressant à Natacha, j’ai vu vos fenêtres éclairées ; une pensée qui me poursuivait déjà depuis longtemps s’est si complètement emparée de moi que je n’ai pas résisté, et je suis monté, vous saurez tout à l’heure pourquoi ; mais je vous demande d’avance de ne pas vous étonner si mon explication a quelque chose de tranchant. Tout cela est si inattendu…

— J’espère que je comprendrai et que je saurai… apprécier comme je le dois ce que vous direz, répondit Natacha avec hésitation.

— Je compte en effet sur votre pénétration, continua-t-il ; et si je me suis permis de venir, c’est surtout parce que je sais à qui j’ai affaire. Il y a longtemps que je vous connais. Vous savez qu’il y a entre votre père et moi des désagréments qui ne datent pas d’aujourd’hui. Je ne me justifierai pas, j’ai peut-être envers lui plus de torts que je ne l’ai cru jusqu’à présent ; mais s’il en est ainsi, c’est que j’ai été trompé. Je suis méfiant, je le confesse, je soupçonne le mal plutôt que le bien ; c’est là un trait malheureux, qui appartient en propre aux cœurs secs ; je n’ai pas l’habitude de dissimuler mes défauts. J’ai ajouté foi à toutes les calomnies, et lorsque vous avez quitté vos parents, j’ai tremblé pour Aliocha. Mais je ne vous connaissais pas encore, et les informations que j’ai recueillies peu à peu m’ont rendu courage. J’ai observé, étudié, et je me suis enfin convaincu que mes soupçons n’étaient pas fondés. J’ai appris que vous étiez brouillée avec votre famille, et que votre père s’oppose par tous les moyens à votre mariage avec mon fils ; le fait que vous avez sur Aliocha un si grand empire et que vous n’en avez pas profité pour le forcer à vous épouser vous montre sous un aspect extrêmement favorable. Néanmoins, je vous l’avoue franchement, j’avais pris la résolution de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour empêcher votre union avec mon fils. Je m’exprime trop sincèrement, je le sais, mais en ce moment la sincérité de ma part est plus nécessaire que toute autre chose ; vous en conviendrez quand vous m’aurez entendu. Bientôt après votre départ de la maison paternelle, je quittai Pétersbourg, et je ne craignais déjà plus pour Aliocha, car je comptais sur votre fierté ; j’avais compris que vous ne vouliez pas ce mariage avant que les inimitiés qui nous divisaient fussent apaisées ; vous ne vouliez pas troubler l’accord qui régnait entre mon fils et moi, car vous compreniez que je ne lui aurais jamais pardonné ; vous ne vouliez pas non plus qu’on dit que vous aviez cherché un fiancé qui fût prince. Vous avez au contraire laissé voir tout votre dédain pour nous, et vous attendiez peut-être le moment où je viendrais moi-même vous demander de nous faire l’honneur d’accorder votre main à mon fils.

Je ne suis pas moins resté obstiné dans ma malveillance. Sans vouloir justifier ma conduite, je ne puis vous cacher les motifs que j’avais d’agir ainsi. Les voici : vous n’appartenez pas à une grande famille et vous n’êtes pas riche ; quoique j’aie quelque fortune, il nous faut plus que nous n’avons ; notre blason est dédoré ; il nous faut des relations influentes et de l’argent, et si la belle-fille de la comtesse ne nous donne pas ces relations, elle est du moins puissamment riche. Si nous avions tardé, il n’aurait pas manqué de se présenter des prétendants qui nous auraient enlevé notre fiancée ; il était impossible de laisser échapper une si belle occasion, et malgré qu’Aliocha soit encore trop jeune, je me décidai à rechercher Catherine Féodorovna pour lui. Je suis franc, vous, le voyez. Libre à vous de regarder avec mépris le père qui avoue lui-même que, poussé par l’intérêt et les préjugés, il a voulu faire commettre à son fils une mauvaise action ; car abandonner une généreuse jeune fille qui a tout sacrifié pour lui et envers laquelle il est si coupable, c’est, une mauvaise action ; encore une fois, je ne me justifie pas. La seconde raison que j’avais de désirer l’union de mon fils avec la belle-fille de la comtesse, c’est que cette jeune fille est digne au plus haut degré d’amour et de considération. Elle est jolie, bien élevée, d’un excellent naturel et pleine d’esprit, quoiqu’elle soit encore enfant en beaucoup de choses. Aliocha manque de caractère, il est étourdi, excessivement peu raisonnable, et tout à fait petit garçon, malgré ses vingt-deux ans ; son seul mérite est peut-être d’avoir le cœur bon, qualité qui, alliée à ses défauts, peut aisément devenir dangereuse.

Depuis longtemps déjà je remarquais que mon influence sur lui allait s’affaiblissant ; l’ardeur des entraînements de la jeunesse prenait le dessus, et l’emportait même sur certaines obligations. Je ne sais si je l’aime trop ; mais j’arrivai à la conviction que, seul, je n’étais pas assez fort pour le conduire : cependant il faut absolument qu’il soit assujetti à une influence constante et bienfaisante. Son naturel soumis, faible, aimant, préfère aimer et obéir à commander, et tel il restera sa vie durant. Vous pouvez vous imaginer combien je fus réjoui quand je rencontrai en Catherine Féodorovna l’idéal que j’avais rêvé. Mais c’était trop tard : – une autre influence régnait déjà sur lui, c’était la vôtre. À mon retour, il y a un mois, je me mis à l’observer, et je trouvai qu’il s’était opéré en lui, à ma grande satisfaction, un notable changement en mieux. Son étourderie, son caractère enfantin étaient demeurés presque les mêmes ; mais certains sentiments élevés s’étaient développés en lui ; il commençait à trouver de l’intérêt à autre chose qu’à des joujoux, à ce qui est grand, noble, honnête ; il lui restait bien encore des idées singulières, inconstantes, absurdes parfois, mais les aspirations, les penchants, le cœur étaient devenus meilleurs, et c’est là la base de tout.

Cet heureux changement, c’est incontestablement à vous qu’il en était redevable, vous avez refait son éducation. Je vous avoue qu’il me vint alors la pensée que vous pouviez mieux que nulle autre faire son bonheur ; mais je la repoussai : je n’en voulais pas, il me fallait vous l’arracher coûte que coûte ; je me mis aussitôt à l’œuvre, et je pensais avoir atteint mon but ; je le croyais encore il y a une heure. Mais ce qui a eu lieu chez la comtesse est soudain venu renverser toutes mes prévisions, et j’ai été frappé surtout par un fait entièrement inattendu : Aliocha s’est montré singulièrement sérieux, et j’ai été surpris de la force, de la persistance, de la vivacité de son attachement pour vous : vous avez décidément refait son éducation, je le répète. Je me suis aperçu que les changements survenus en lui allaient plus loin que je ne le supposais ; il m’a donné aujourd’hui les indices d’une raison que j’étais loin de soupçonner en lui, en même temps qu’il faisait preuve d’une délicatesse de cœur, d’une pénétration extraordinaires. Il a choisi le plus sûr chemin pour sortir d’une situation qu’il trouvait embarrassante ; il a su éveiller la plus noble faculté du cœur humain, celles de pardonner et de rémunérer le mal par la générosité ; il s’est mis au pouvoir d’un être qu’il avait offensé et lui a demandé intérêt et secours ; il a su faire appel à la fierté d’une femme qui l’aimait déjà, en lui confessant qu’elle avait une rivale, et, en même temps qu’il lui inspirait de la sympathie pour cette rivale, il obtenait pour lui le pardon et la promesse de l’amour fraternel le plus désintéressé. Se lancer dans une pareille explication sans blesser, sans offenser, les plus habiles et les plus sages s’en montrent parfois incapables ; il n’y a que les cœurs jeunes, purs et bien dirigés, comme le sien, qui puissent y réussir. Je suis persuadé, Natalie Nicolaïevna, que vous n’avez participé ni en paroles ni en conseils à la démarche qu’il a faite aujourd’hui, et il est même possible que vous n’en ayez eu connaissance qu’à l’instant même et par lui. Me trompé-je ?

— Vous ne vous trompez pas, répondit Natacha, dont les joues brûlaient pendant que ses yeux avaient pris un éclat extraordinaire et comme inspiré.

La dialectique du prince commençait à faire son effet.

— Il y a cinq jours que je n’ai vu Aliocha, ajouta-t-elle. L’idée et l’exécution sont entièrement à lui.

— J’en étais sûr, reprit le prince ; néanmoins cette pénétration inattendue, cette force de résolution, cette conscience de son devoir, cette noble fermeté, tout enfin est un effet de l’influence que vous avez sur lui. J’y réfléchissais tout à l’heure, et je faisais entrer en ligne de compte toutes ces circonstances en retournant chez moi, et, après y avoir bien réfléchi, je me suis senti la force de prendre une résolution. Nos projets d’alliance avec la maison de la comtesse sont anéantis et ne sauraient être repris ; en fût-il même autrement, ils n’en seraient pas moins abandonnés, car je suis convaincu que vous seule pouvez rendre mon fils heureux, que vous seule pouvez être son guide, et que vous avez déjà posé les fondements de son bonheur futur. Je ne vous ai rien caché tout à l’heure, et je ne vous cache rien à présent : j’aime tout ce qui s’appelle carrière, argent, distinctions, rang, quoique, en conscience, je considère une grande partie de tout cela comme des préjugés ; mais ces préjugés, je les aime, et je ne veux pas les fouler aux pieds. Pourtant il est des circonstances qui imposent silence à toutes les considérations, et j’aime ardemment mon fils… Bref, je suis arrivé à la conclusion qu’Aliocha ne doit pas se séparer de vous, parce que, sans vous, il serait perdu. Et, l’avouerai-je ? il y a déjà tout un mois que j’en suis arrivé là, mais ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai reconnu que cette conclusion était la vraie. J’aurais pu venir vous expliquer tout cela demain au lieu de venir vous déranger à minuit ; mais mon empressement doit vous prouver avec quelle ardeur et surtout avec quelle sincérité je me mets à l’œuvre.

Je ne suis pas un enfant, et je ne saurais, à mon âge, me décider à faire une démarche irréfléchie. Cependant je sens qu’il me faudra un certain temps pour vous persuader entièrement de ma sincérité. Je commence donc. Est-il nécessaire que je vous dise pourquoi je suis venu ? Je suis venu remplir un devoir que j’ai envers vous, et… je vous demande solennellement de ne pas abandonner mon fils et de lui accorder votre main. Oh ! ne voyez pas en moi un père sévère, qui a fini par se décider à pardonner à ses enfants et qui condescend généreusement à leur bonheur. Non ! vous me feriez injure. Ne croyez pas non plus que, sachant tout ce que vous avez sacrifié pour mon fils, j’aie été persuadé d’avance de votre consentement ; encore une fois, non ! Je suis le premier à proclamer qu’il ne vous vaut pas et… (il est sincère et bon) il l’avouera, lui aussi. Mais cela ne suffit pas : je me suis senti attiré ici, à cette heure, pour une autre raison encore… je suis venu… (il se leva respectueux et solennel) je suis venu pour devenir votre ami. Je n’ignore pas que je n’ai aucun droit à votre amitié, mais je vous demande de me permettre de tâcher de la mériter.

Respectueusement incliné devant Natacha, il attendait sa réponse. Je l’avais attentivement observé tout le temps qu’il avait parlé, et il s’en était aperçu.

Son langage était froid, mais non sans quelque prétention dialectique ; par moments il affectait même une sorte de négligence de diction. Le ton ne répondait pas toujours à l’élan qui l’avait poussé à venir à une heure aussi indue pour une première visite, et surtout en tenant compte des relations existantes. Quelques-unes de ses paroles étaient évidemment préparées, et, à quelques endroits de son discours, étrange par sa longueur, il avait affecté des airs d’un bonhomme qui s’efforce d’étouffer ses sentiments, qui cherche à s’épancher sous un semblant d’humeur, de négligence et de plaisanterie. Mais ces idées ne me vinrent que plus tard ; je pensais alors tout différemment. Il avait prononcé les derniers mots avec tant d’animation, d’attendrissement, avec une si grande apparence de sincère estime pour Natacha, que nous étions séduits. Quelque chose qui ressemblait à des larmes brilla même dans ses yeux. Le cœur de Natacha était captivé. Elle se leva, et sans proférer un seul mot, en proie à la plus violente émotion, elle lui tendit la main. Il la prit et la baisa avec tendresse et sentiment. Aliocha débordait d’enthousiasme.

— Que t’ai-je dit, Natacha ? s’écria-t-il. Tu ne croyais pas que c’était le plus noble cœur qui fût au monde ! Tu vois » maintenant…

Il se jeta au cou de son père et l’embrassa avec effusion. Celui-ci lui répondit de la même manière, mais il se hâta de mettre un terme à cette scène de sensibilité, comme s’il eut été confus de son attendrissement.

— C’est assez, dit-il en prenant son chapeau ; je me retire. Je vous ai demandé dix minutes, et je suis resté toute une heure, ajouta-t-il en souriant. Mais je pars avec la plus ardente impatience de vous revoir bientôt. Me permettez-vous de venir vous voir aussi souvent qu’il me sera possible ?

— Oh ! oui, oui ! répondit Natacha, le plus souvent que vous pourrez, je voudrais bien vite… vous aimer… ajouta-t-elle toute confuse…

— Quelle honnête franchise ! dit le prince en souriant. Que vous êtes loin de ces gens rusés qui trouveraient une simple formule de politesse ! Votre sincérité m’est plus chère que toutes les feintes civilités, et je crains qu’il ne me faille longtemps pour être digne de vôtre amitié !

— Oh ! de grâce ! pas d’éloges ! murmura Natacha toute rougissante. Dieu ! qu’elle était belle en cet instant !

— Restons-en là, conclut le prince ; un dernier mot, cependant. Représentez-vous combien je suis malheureux ! Je ne puis venir ni demain, ni après-demain. J’ai reçu ce soir une lettre qui réclame immédiatement ma participation à une affaire d’une grande importance et me force à quitter Pétersbourg demain matin. Ne croyez pas que je sois venu si tard justement parce que je n’en aurais pas eu le temps ces deux jours. Naturellement vous n’y pensiez pas : voyez comme je suis méfiant ! Pourquoi m’a-t-il semblé que vous deviez avoir cette idée-là ? Cette méfiance m’a beaucoup nui, et toutes mes discussions avec votre famille ne sont peut-être que le résultat de mon pitoyable caractère !… C’est aujourd’hui mardi, j’espère être de retour samedi, et le même jour je viendrai vous voir. Permettez-vous que je vienne passer la soirée avec vous ?

— Certainement, certainement ! s’écria Natacha. Je vous attendrai avec impatience.

— Que je suis aise ! j’apprendrai à mieux vous connaître ! mais… je pars. Je ne puis pourtant pas m’en aller sans vous avoir serré la main, continua-t-il en se tournant tout à coup vers moi. Je vous demande pardon ! nous parlons maintenant à bâtons rompus… J’ai déjà eu plusieurs fois le plaisir de vous rencontrer, et nous avons même été présentés l’un à l’autre ; il m’est infiniment agréable de renouveler connaissance.

— Nous nous sommes rencontrés, cela est vrai, lui répondis-je en prenant la main qu’il me tendait ; mais je ne me rappelle pas que nous ayons fait connaissance.

— Chez le prince de R…, l’année dernière.

— Pardon, je l’avais oublié. Mais je vous assure que cette fois je me souviendrai. Cette soirée restera particulièrement mémorable pour moi.

— Oui, vous avez raison. Et pour moi aussi. Je sais que vous êtes l’ami véritable et sincère de Natalie Nicolaïevna et de mon fils. J’ai l’espoir que vous m’admettrez comme quatrième, ajouta-t-il en s’adressant à Natacha.

— Oui, c’est un véritable ami ! Soyons-le tous ! s’écria Natacha, emportée par la force des sentiments qui remplissaient son cœur. Pauvre fille ! son visage avait rayonné de joie quand elle avait vu que le prince n’oubliait pas de prendre congé de moi. Elle m’aimait tant !

— Je connais beaucoup d’admirateurs de votre talent, continua le prince, et, entre autres, deux admiratrices qui seraient enchantées de vous voir ; je veux dire la comtesse, ma meilleure amie, et sa belle-fille. Me permettrez-vous de vous présenter à ces dames ?

— J’en serai extrêmement flatté, quoique j’aie actuellement peu de connaissances…

— Vous me donnerez votre adresse. Où demeurez-vous ? J’aurai le plaisir…

— Je ne puis pas recevoir chez moi, prince, du moins pas en ce moment.

— Quoique je n’aie aucun droit à une exception, je…

— De grâce ! si vous l’exigez… je serai enchanté… je demeure ruelle… maison Klugen.

— Maison Klugen ! s’écria-t-il, comme frappé de quelque chose. Il y a longtemps ?

— Non, il n’y a pas longtemps, répondis-je en l’observant involontairement. Je loge au n° 44.

— 44 ! Vous… y demeurez seul ?

— Tout à fait seul.

— Ou… i ! C’est que… il me semble que je connais cette maison. C’est encore mieux !… Je passerai sans faute. J’ai quantité de choses à vous dire, et j’attends beaucoup de vous. J’ai un service à vous demander. Je commence bien, vous le voyez. Allons ! au revoir ; encore une fois, votre main.

Il nous serra la main, à son fils et à moi, appliqua encore une fois ses lèvres sur celle de Natacha et sortit.

Nous restâmes tout émus. Ce qui venait de se passer était si inattendu, si inopiné ! Nous sentions que tout était changé ; un clin d’œil avait suffit pour que quelque chose de nouveau, d’inconnu, commençât. Aliocha s’était approché de Natacha, lui baisait les mains en silence, et la regardait, attendant ce qu’elle allait dire.

— Aliocha, mon ami, tu iras, demain chez Catherine Féodorovna, lui dit-elle enfin.

— J’y pensais, répondit-il ; je ne manquerai pas d’y aller,

— Mais il lui sera peut-être pénible de te voir… comment faire ?

— Je ne sais, ma chérie. J’y ai aussi pensé, j’y réfléchirai… il faudra voir… À présent, Natacha, tout est changé pour nous.

Elle sourit et le regarda longtemps avec tendresse.

— Quel tact, quelle délicatesse il a montrés ! Il a vu ton pauvre et misérable logement, et pas un mot…

— De quoi ?

— Mais… de ce qu’il faudrait en prendre un meilleur… ou quelque autre chose… ajouta-t-il en rougissant.

— Allons ! Aliocha ! et à quel propos ?

— Je voulais seulement faire remarquer sa délicatesse. Et comme il a fait ton éloge ! Je te l’avais bien dit ! Il est capable de tout comprendre et de tout sentir ! Quant à moi, il m’a un peu traité en petit garçon ; ils me regardent tous comme un enfant. Bah ! je le suis en effet !

— Tu es un enfant ; mais tu as plus de sagacité que nous tous, mon bon, mon cher Aliocha !

— Il a aussi dit que ma bonté de cœur ne peut que me nuire. Comment cela ? Je ne comprends pas. Mais, dis-moi, Natacha, ne ferai-je peut-être pas bien d’aller vite le rejoindre ? Je viendrai demain de grand matin.

— Va, va, mon ami. C’est une excellente idée. Demain tu viendras le plus tôt possible. À présent tu ne seras plus à courir des cinq journées entières loin de moi, ajouta-t-elle en lui jetant un regard langoureux et malicieux à la fois.

Nous étions tous remplis d’une joie douce et sereine.

— Venez-vous avec moi, Vania ? me dit Aliocha en sortant.

— Non, laisse-le ; il faut que je lui parle, dit Natacha. N’oublie pas ! demain de grand matin !

— De grand matin ! Adieu, Mavra.

Mavra était dans une grande agitation. Elle avait tout entendu, mais n’avait pas tout compris et aurait voulu savoir et interroger. En attendant, elle était sérieuse et rengorgée, devinant, elle aussi, qu’il était survenu un grand changement.

Nous restâmes seuls ; Natacha me prit la main et parait chercher un instant ce qu’elle voulait dire.

— Je suis fatiguée, dit-elle enfin d’une voix faible. Dis-moi, tu iras demain chez nous, n’est-ce pas ?

— Certainement.

— Dis-le à maman, mais pas à mon père.

— Tu sais bien que je ne lui parle jamais de toi.

— C’est vrai. Du reste, il l’apprendra. Tâche de savoir ce qu’il dira, comment il prendra la chose. Penses-tu qu’il me maudisse parce que je me marie ? Serait-ce possible ?

— C’est au prince à tout arranger ; il faut qu’il se réconcilie avec ton père, et tout s’accommodera.

— Ah ! mon Dieu ! Si cela pouvait arriver ! s’écria-t-elle avec l’accent de la prière.

— Sois sans inquiétude, Natacha. Tout ira pour le mieux, c’est évident.

— Vania, que penses-tu du prince ? demanda-t-elle après un moment de silence.

— S’il est sincère, c’est, selon moi, un parfait gentilhomme.

— Que veux-tu dire ? Pourrait-il se faire qu’il ne fût pas sincère ?

— Cela ne me semble pas possible, répondis-je. Puis je me dis, à part moi, que cette pensée lui était également venue. C’était singulier !

— Tu l’as regardé tout le temps… si fixement…

— Oui, il m’a paru un peu étrange.

— À moi aussi. Il a une façon de parler… Je suis fatiguée, mon ami. Laisse-moi et viens me voir demain, en sortant de chez eux. Ah ! dis-moi encore, n’était-ce pas blessant, ce que je lui ai dit, que je désirais l’aimer bien vite ?

— Non… pourquoi aurait-ce été blessant ?

— Et pas non plus trop… sot ? Je lui ai pourtant dit que je ne l’aimais pas encore.

— Nullement, c’était au contraire très-gentil. Tu étais ravissante en ce moment. C’est lui qui sera sot, si du haut de sa grandeur il ne peut pas comprendre cela.

— Tu as l’air fâché contre lui. Ah ! que je suis méchante et méfiante et vaine ! Ne ris pas ; tu sais que je ne te cache jamais rien. Ah ! bon et cher ami ! Si de nouveau je suis malheureuse, si le chagrin revient, tu seras auprès de moi ; peut-être y seras-tu seul ! Comment pourrais-je t’en récompenser ? Vania !… ne me maudis jamais…

Je rentrai chez moi et me couchai. Ma chambre était humide et sombre comme une cave. Je sentais fermenter en moi toutes sortes de pensées et de sentiments, et je fus longtemps sans pouvoir m’endormir,

Mais comme devait rire en ce moment un homme qui s’endormait dans son lit confortable, si toutefois il ne trouvait pas au-dessous de sa dignité de rire de nous ! Il est probable qu’il trouvait cela au-dessous de sa dignité !