Huit femmesChlendowski (p. 143-156).


CHAPITRE XXIII.

Une trahison.


» Sylvain, furieux, quittait alors son maître. Insensible, en apparence, au refus qu’il venait d’essuyer, il l’emportait dans son cœur comme une offense inguérissable, et, sans avoir combattu ni approuvé d’un mot les sages discours dont M. Primrose avait accompagné ce refus, il s’affermit en lui-même dans la résolution de se venger par la ruine de l’honnête homme. Le moyen s’en offrait si naturellement qu’il se crut servi par la justice du sort.

» M. Primrose, ayant enfin fixé son départ prochain pour l’Angleterre, se décidait à faire vendre ses propriétés dans l’île. Sylvain, qui se flattait d’en rester le régisseur unique, reçut d’abord cette nouvelle comme la plus funeste, car elle semblait détruire toutes ses espérances à la fois. La réflexion changea promptement sa colère en joie ; car il ne laissa plus sa fortune au hasard, et ne la fit dépendre désormais que de sa volonté. Décidé à fuir dès qu’il aurait recueilli le produit d’une vente si considérable, il y mit tant d’ardeur et d’activité, qu’en peu de jours les biens et l’habitation de M. Primrose, situés dans la plus belle partie de l’île, trouvèrent un nouveau maître.

» Le hasard fatal, qui favorisait en tout ce serviteur infidèle, amena de Sainte Marie un riche Suédois revenant avec sa famille se fixer dans notre colonie. Ce fut à lui que Sylvain s’adressa de préférence. Il le trouva si bien disposé à seconder ses vues, par l’impatience qu’il avait lui-même d’acquérir, qu’en peu de jours il n’y eut plus qu’à échanger les terres, les esclaves et les contrats pour de l’or.

» Cette opération importante et rapide fut réglée sous les yeux de M. Primrose. Celui qui devait dans peu lui succéder, ayant laissé sa famille et sa fortune à Sainte-Marie, île voisine de la nôtre, fut forcé d’y retourner aussitôt, devant y rester quelques mois encore. Sylvain l’avertit de leur départ prochain pour l’Angleterre ; s’offrit, afin d’éviter tout retard nuisible aux projets de son maître, de se rendre lui-même à Sainte-Marie, chargé du contrat d’acquisition et des pouvoirs de son maitre. M. Primrose les lui donna tous, et le misérable partit pour ne plus revenir.

» M. Primrose dont toutes les pensées se concentraient sur son fils, avait cru devoir saisir cette occasion de l’éloigner de Sarah. Sylvain seul en était confident ; et, quoique cette résolution l’eût d’abord irrité, comme un obstacle à son noir projet, il l’applaudit des lèvres pour ne mêler aucun soupçon à l’imprudente sécurité de son maître. Il prit d’ailleurs si bien ses mesures, que la présence même de M. Primrose n’aurait pu les traverser.

» Mais, qui pourrait rendre le saisissement d’Edwin, lorsque son père lui-même vint l’éveiller au moment du départ. La présence de Sylvain, celle du Suédois, qui venait prendre congé de M. Primrose, et plus encore la surprise, enchaînaient sa langue. Il regardait tout le monde avec égarement.

» — Pour quelques jours seulement, mon fils, lui dit M. Primrose, en se penchant sur lui.

» — Vous m’éloignez de vous, mon père ! dit Edwin à voix basse ; et puis, vous m’emmenerez à mon retour : je sentirai donc deux fois ce que j’éprouve !

» — Patience, Edwin, lui répondit son père : ne m’alarmez pas sur votre courage ; vous me feriez trembler sur le mien.

» Edwin garda le silence, vaincu par un reproche si tendre ; sa pâleur fut la seule plainte qui osât répondre à un tel père.

Mais, hélas ! que dit-il à Sarah, quand il la vit à sa fenêtre sous laquelle il passait pour descendre au port ? il s’arrêta au milieu de ceux qui l’emmenaient ; et, pressant fortement le bras de Sylvain, qu’il força de s’arrêter aussi :

» — Regarde-la, dit-il ; est-ce là une esclave !

» Il courut alors, sans attendre de réponse, se mettre à genoux devant Sarah qui, tremblante, ne savait si elle devait rester ou fuir.

» — Ne fuis pas, Sarah, lui cria-t-il, tu vois bien que c’est moi qui obéis à mon père. Je te pardonne de m’avoir quitté l’autre jour : tu as dû bien souffrir ! Mon père, ajouta-t-il, avec l’autorité de la prière, ordonnez-lui donc de me dire adieu !

» — Adieu, Edwin ! répondit-elle d’une voix faible.

» Ses yeux, qui se couvrirent d’un voile, ne retrouvèrent plus Edwin sur la montagne, quand ils se rouvrirent pour le revoir encore. Appuyée contre la fenêtre, comme une jeune liane qui cherche un appui, elle ne bougeait plus. Toute son ame avait cédé sous le coup qui l’accablait. Edwin était déjà pour elle dans l’éloignement, sur les mers, en Europe.

» — Voilà donc, pensa-t-elle, comme ils ont emmené mon père ! Arsène, tu me l’as bien raconté. Voyez, ma mère, voyez-moi : n’est-ce pas ainsi que vous étiez alors ? n’est-ce pas la douleur que je sens qui vous a fait mourir, mourir sans regret, puisque cette douleur finit avec la vie, et qu’on ne l’emporte pas au ciel où vous êtes ? Que vous êtes bien, ma mère ! ne oh ! m’appelez-vous pas ?…

» Elle était encore à la même place, quand M. Primrose repassa devant elle. Il semblait rêveur ; elle le crut irrité. Il ne l’était pas ; car, dans le courant du jour, il la vit avec tant de pitié dévorer ses larmes, s’efforcer de lire un livre qu’elle tenait ouvert sans y rien voir, qu’il donna en sa présence, afin qu’elle fût consolée, l’ordre de tout remettre en place dans l’appartement d’Edwin qui devait être de retour avant peu. Il entendit tomber le livre de Sarah ; et, se retournant vers elle, il la vit les mains jointes et les yeux attachés sur lui. Elle ne parlait pas ; mais tout répondait en elle : Vous me rendez la vie !

» — Qu’est-ce que la vie sans le bonheur ! pensa M. Primrose, en s’éloignant. Pauvre Sarah ! si soumise et si tendre ! ô ma chère famille ; ô serment fait à toi, ma mourante Jenny ! je veux vous obéir ; mais j’ai dit, je dirai encore : « Pauvre Sarah ! »

» Eh ! comment la plaignait-il en la quittant si heureuse ? Assise encore, sans voix, sans forces pour soutenir cette nouvelle, ce rappel à l’existence, son corps était immobile, mais son sang circulait autour de son cœur, et le baignait de joie. Elle n’essaya de se lever enfin que pour aller regarder la mer du haut de la montagne.

» — Par là, dit-elle, il reviendra ; je le verrai encore ! et dans peu, et bientôt ! je ne mourrai donc pas. Non, ma mère, je ne veux plus mourir : il reviendra ! son père a dit : avant peu ; c’est demain… c’est ce soir ! » Et le cherchant déjà des yeux, elle croyait le voir sous les tamarins, qu’un vent d’orage faisait ployer dans le sable du rocher.

» Le lendemain fut béni du même ravissement.

» Elle se sentait aimée de tous les anges, elle attendait ! »

Trois jours s’écoulèrent encore ; et, par degrés, cette attente si douce devint un tourment amer. Si tous les plaisirs de cette vie sont plus passagers qu’elle, celui-là, dit-on, change le plus vite de nature : d’abord il satisfait l’ame comme le bonheur qu’il promet ; bientôt il importune tendrement le cœur ; puis, devient enfin cette inquiétude brûlante dont Sarah se sentait dévorée. Des craintes sinistres s’y mêlèrent lorsque l’ouragan, qui ne faisait que menacer la veille, effraya tout à coup l’île entière par sa violence et ses dévastations, le jour fut enveloppé de ténèbres. Les arbres brisés, les pirogues et les cabanes de nègres emportées par la mer battant les rochers, furieuse de ne pouvoir les dissoudre, les cris des esclaves sur la grève, se transmettant les ordres de leurs maitres ; l’agitation du port où quelques bâtimens essayaient vainement d’entrer, tout cela, que l’on voyait de la montagne, jetait la terreur dans l’ame ; et Sarah levait au ciel ses mains suppliantes, n’ayant jamais si bien senti l’horreur et la pitié qu’inspire l’approche d’un naufrage.

Ce n’était pas pourtant la première fois qu’elle voyait cette colère de la nature, car elle revient presque chaque année désoler notre île paisible. Ici la saison appelée l’hivernage, comme elle est la plus brûlante, est aussi la plus désastreuse. On dirait le rêve du déluge : La colonie ressent alors des secousses de tremblement de terre si terribles que la plupart de nos maisons en sont renversées. Deux fois, depuis que je suis née, j’ai vu la nôtre détruite ainsi. Une de nos calamités la plus redoutable est la sécheresse, qui se prolonge quelquefois deux ou trois mois entiers ; nous ne buvons que l’eau du ciel, recueillie avec soin dans les citernes : mais les citernes s’épuisent quelquefois avant qu’une pluie, plus précieuse pour nous que l’or, vienne calmer la crainte et souvent le tourment de la soif elle-même. Nos fruits nous soulagent sans doute, mais ils deviennent à leur tour fort rares par les ravages des vents qui dessèchent et arrachent tout dans cette saison turbulente.

Sarah, dont l’ame était aussi agitée que les flots qu’elle voyait rouler au loin, retenait ses soupirs et jusqu’à son souffle, de peur qu’il n’exhalât le nom d’Edwin. Mais la terreur peinte sur son visage ne pouvait échapper au bon M. Primrose, qui, jugeant, au mouvement de ses lèvres, qu’elle priait tout bas, s’approcha d’elle et lui dit :

» — Priez, Sarah, pour ceux qui sont en danger. Mon fils, au moins, n’a rien à craindre ; son court voyage demandait à peine deux jours ; il est donc en sûreté depuis hier matin. Regardez-moi ; vous voyez qu’Edwin est en sûreté, car vous voyez que je suis moins troublé que vous.

» — Que Dieu bénisse tant de pitié ! dit Sarah ; et ses larmes, qu’elle avait retenues, coulèrent en abondance. « Oh ! comme je prierai pour vous, reprit-elle quand je vous saurai sur cette mer effrayante ! car bientôt, n’est-ce pas, vous y serez avec Edwin ? et moi, je resterai, je regarderai, je prierai ; moi, je n’aurai plus qu’à prier pour vous et pour Edwin.

» Elle s’arrêta, comme effrayée de sa voix qui avait osé parler d’Edwin devant son père. M. Primrose, qui, les yeux humides, la regardait, lui dit avec douceur :

» Vous êtes très bonne, Sarah ! en vérité, vous êtes une fille très soumise.