Huit femmesChlendowski (p. 109-130).


XXXI

Narcisse


» Sarah, livrée à une inquiétude que ne calmait aucune espérance, s’était enfermée. Elle tremblait de reparaître aux yeux de M. Primrose qui ne s’offrait plus à ses idées tel qu’elle l’avait vu la veille encore. Edwin lui-même n’était plus son Edwin ; c’était un maître. Dès qu’elle les entendit rentrer tous les deux, elle courut s’ensevelir sous ses rideaux, aussi effrayée, aussi confuse que s’ils eussent paru devant elle. Ayant longtemps prêté l’oreille, et n’entendant plus, dans un calme profond, que les battemens de son cœur qui palpitait à l’étouffer, elle sortit de sa cachette et découvrit son front brûlant de honte ; il lui semblait que le nom d’esclave y fût écrit. C’était devant Dieu seul qu’elle n’en rougissait pas ; on ne rougit devant lui que du crime : voilà pourquoi les malheureux le sont moins dans la solitude ; ils pleurent, mais ils n’ont pas de honte.

» Cependant la nuit était sans fraîcheur et sans repos. Sarah, qui attendait le sommeil, ne ferma pas les yeux, et son agitation lui donna le courage d’en sortir. Elle se leva sans bruit, reprit sa robe légère ; puis, ouvrant ses jalousies, franchit facilement la fenêtre qui donnait sur la montagne, et s’achemina, priant le ciel de la conduire jusqu’à la case d’Arsène qu’elle entr’ouvrit, en l’appelant à voix basse.

» Arsène, qui dormait du lourd sommeil de la fatigue, s’éveillant avec peine et voyant, à la clarté des étoiles, cette jeune fille vêtue de blanc, se mit sur ses genoux, croisant les mains sur sa tête avec une grande frayeur, car il la prenait, comme il l’avoua lui-même, pour l’ombre d’une jeune femme qu’il avait vu mourir.

» — Reconnais-moi, bon Arsène, lui dit Sarah tremblante, j’ai voulu te parler sans que personne nous entendît : ne crains rien, je suis Sarah.

» Dès qu’Arsène entendit cette voix, il n’eut plus de peur, et se leva. Il attendait qu’elle parlât ; mais Sarah ne faisait plus que le regarder avec indécision, au lieu de l’interroger ; elle s’assit sur une natte de jonc qui servait de lit au nègre, et lui se remit à genoux devant elle.

» — J’ai cru que vous dormiez à cette heure, lui dit-il.

» — Non, répondit-elle, le sommeil ne veut pas de moi cette nuit. Mais toi, bon Arsène, songes-tu toujours à ta mère ?

» — Toujours, car elle est peut-être encore malheureuse !

» — Parle-moi donc de la mienne, je t’en prie !

» — La vôtre, petite blanche, reprit-il d’un ton désolé, la vôtre est bien, car elle est au ciel ; c’est là que vont les malheureux.

» — Je reverrai donc ma mère ! se dit l’orpheline ; puis elle pleura. Le nègre gardait le silence, et Sarah poursuivit :

» — Tu m’as caché bien des choses ! tu craignais sans doute de m’affliger quand j’étais encore petite et contente, ou trop faible pour savoir de tristes secrets. Donne-moi les miens ; donne, Arsène ! je sais déjà que le bonheur s’en va comme l’enfance ; je sais déjà que je suis esclave.

» — Dieu puissant ! cria le nègre bouleversé, d’où vous vient cette erreur ? n’ai-je pas vendu ma liberté pour sauver la vôtre ?

» — Est-il vrai ? répartit Sarah, saisissant avec vivacité les mains d’Arsène, tu t’es vendu pour moi ! je suis libre ! Sylvain m’a trompée ! Apprends vite, apprends-moi tout ce que je te dois ! je mourrai peut être de la joie et de la douleur que je ressens ; mais je te bénis si je meurs libre ! pourtant… tais-toi ! si tu m’as épargné l’affreux nom d’esclave au prix de ta liberté, mon sauveur ! pourrai-je survivre au chagrin de te le voir porter pour moi ?

» — Paix ! paix ! dit Arsène, qui mêlait malgré lui ses sanglots à ceux de la jeune blanche ; Sylvain ne dort pas toujours ; il faut pleurer tout bas.

» — Où m’as-tu prise quand tu m’amenas vers Edwin, reprit-elle en retenant sa voix ? n’hésite plus à me le dire ; oh ! parle-moi de ma mère !

» — Je vous pris dans ses bras quand ils cessèrent de vous serrer sur son cœur qui ne souffrait plus. Vous savez déjà comment je tombai aux mains des blancs. Le maître qui m’acheta de ceux qui m’avaient volé à ma patrie était riche, et, Dieu me pardonne cette vérité ! aussi méchant qu’eux ; mais il avait un jeune fils, dont le bon naturel me sauva des châtimens que j’attirais sur moi par l’impatience avec laquelle je supportai d’abord l’esclavage. Je poussais des cris perçans, lorsqu’on m’appelait esclave, tandis que les coups dont j’étais quelquefois déchiré n’avaient pas le pouvoir de m’arracher une plainte. Je regardais couler mon sang d’un œil sec, et je disais « Moi libre ! » Ce courage irritait si fort la fureur de mon vieux maître, qu’il augmentait toujours de moitié la terrible punition qu’il m’avait infligée. Son fils en fut si touché, qu’à force de prières, et surtout de promesses de me faire comprendre mon sort, on m’abandonna tout à fait à son service. Ce jeune homme, grâce à la douceur de ses manières, triompha par degrés de la haine que j’avais contre les blancs. Je fus d’abord surpris des paroles consolantes qu’il vint m’adresser, un jour que l’on m’avait laissé presque mort au pied d’un arbre, où j’attendais, sans une larme, que mon ame, déjà sur mes lèvres, s’envolât libre en Guinée ; car cet espoir nous poursuit dans la captivité, et nous conseille souvent d’en sortir. Je fus, dis-je, si surpris de cette voix charitable, que ma poitrine se gonfla et que je le regardai avec soumission. J’examinai curieusement ses traits, ses yeux ; et, comme ils n’avaient rien de menaçant, je le crus d’une autre espèce d’homme que je ne connaissais pas encore. Il obtint bientôt de moi l’obéissance la plus entière ; il gagna tellement mon cœur aigri par l’ennui de ne plus voir ma mère, que je le servis avec amour, sans penser que je servais. J’avais, je crois, quelques années de moins que lui, car je ne sais pas exactement mon âge ; il trouvait du plaisir à éclairer un peu mon ignorance ; il se plaisait surtout à me voir gai, parce que tous les esclaves de l’habitation avaient un air morne qui l’affligeait. Je dansais pour lui plaire, mais seulement quand nous étions seuls, car la sévérité de son père s’étendait jusqu’à lui faire un crime des plus innocens loisirs. Je m’aperçus bientôt qu’il devenait rêveur el inquiet ; souvent, d’un air mystérieux, il me disait de le suivre ; puis, quand nous étions hors de toute surveillance, il me faisait l’attendre à la même place, et j’y restais longtemps seul à garder des livres, des filets ou des armes, qui servaient de prétexte à nos sorties. Mais, comme nous revenions toujours les mains vides, que la poudre et le plomb ne diminuaient plus, son père conçut de la défiance et le fit suivre par quelque serviteur moins fidèle que moi. Son rapport perdit mon maître. On sut qu’il avait pris de l’amour pour une jeune créole, libre comme lui, mais dont le père était si pauvre qu’il cultivait lui-même un petit carré de terre suffisant à peine à les nourrir, tandis que sa fille gardait leur case et préparait le riz qu’il recueillait pour tous deux. Mon maître n’avait pu la voir sans la plaindre ; tout de suite après il l’aima, et sentit bien que ce n’était pas par pitié. Elle l’aima de même parce qu’il semblait que Dieu le voulût, quoiqu’il les ait abandonnés depuis, comme vous l’allez savoir, ô Sarah ! Le père de mon jeune maître entra dans une grande fureur en apprenant cette nouvelle. On crut qu’il mourrait, tant il se mit hors de lui-même. Tout le monde alors trembla pour son fils et pour la jeune fille, car son fils ne songea pas même à nier qu’il l’aimât, tant il l’aimait. Dès qu’il eut avoué qu’il la voulait pour femme et ne voulait qu’elle, son père le traita sans pitié, comme il traitait les nègres ; mais, de même qu’il augmentait par ses violences notre amour pour la liberté, il augmenta l’amour de son fils pour la belle Narcisse, qu’il ne pouvait plus aller voir : il en tomba dans une langueur mortelle. Essayant alors de le consoler comme il m’avait consolé moi-même, je lui répétai tout ce qu’il m’avait dit autrefois ; c’était ce que j’avais appris de plus doux et de plus tendre. Il était touché de mes efforts, et je vis bien qu’il m’en aimait davantage, car il m’envoyait en secret vers Narcisse, qui prit à son tour de la confiance en moi. Je courais furtivement lui dire que mon maître pleurait loin d’elle, et je lui rapportais qu’elle pleurait loin de lui. Je revins un soir avec une nouvelle plus triste encore : le père de cette jeune fille était mort la veille ; et je l’avais trouvée dans une si profonde douleur, que je n’avais plus de jambes pour accourir en instruire mon maître. Ce nouveau malheur le toucha plus que tout le reste ; sur quoi me regardant, sans me bien reconnaitre peut-être, il me conjura de le laisser sortir, comme s’il me prenait pour son père ! Enfin, malgré la surveillance de ceux qui enchaînaient ses moindres actions par la crainte d’en être puni, car on l’aimait trop pour lui faire volontairement du mal, il revit sa chère Narcisse, et ils pleurèrent ensemble. Mais ce triste bonheur fut troublé de nouveau, puis pour jamais détruit. Mon malheureux maître fut surpris par son père lui-même, qui voulut le tuer aux pieds de cette tendre fille. Elle n’obtint sa grâce qu’en se jetant à genoux, en jurant de renoncer à lui pour ce monde. Hélas ! elle a tenu son serment ! Mais ce cruel père qui ne croyait ni aux sermens ni à l’amour, les sépara par la violence. Il eut, peu de jours après, la barbarie de faire conduire son fils sur un vaisseau destiné pour l’Europe, et le fit si bien garder jusque-là, qu’il ne semblait pas moins esclave que nous. Tout ce qu’il obtint en quittant pour toujours sa bien-aimée ce fut ma liberté par un contrat, que je reçus en pleurant, puisqu’elle me séparait de lui. La nuit qui précéda son départ, je me glissai dans sa chambre, où, me traînant jusqu’à ses pieds, je le suppliai de m’emmener pour le servir et pour lui parler tous les jours de Narcisse. Il me regarda d’un air consterné, et me dit :

» — Arsène ! si tu me suis, qui restera près d’elle ? oh ! ne l’abandonne pas, mon fidèle Arsène ! tu m’aimeras en l’aimant, tu me consoleras en consolant ma plus chère moitié. Dis-lui tout ce que tu vois dans mes larmes ; n’y vois-tu pas, Arsène, que je meurs de tristesse, et que je meurs pour elle ? Dis-lui de m’attendre, répéta-t-il cent fois ; et, puisque je ne peux lui redire encore que je l’aime, que je l’aimerai toujours, rapporte-lui que je le jure à toi, devant Dieu qui me juge et m’entend.

» Alors ( tout mon sang s’arrête quand j’y songe ), il se mit à genoux devant le pauvre Arsène, dont le courage était bien grand, puisqu’il ne mourut pas sur l’heure.

» Je le suivis le lendemain jusqu’à l’embarcation ; la force était alors inutile contre lui, on l’y porta mourant ; je poussai malgré moi des cris en voyant la chaloupe s’éloigner du rivage. Je montai sur un rocher qui bordait la mer, et j’allais m’y précipiter pour suivre mon cher maitre à la page, quand je vis Narcisse étendue sur le rocher, sans mouvement et sans couleur. Je me souvins alors de la dernière prière de son ami ; et, la voyant toujours immobile, je restai près d’elle jusqu’à la nuit, saisi d’une morne affliction.

Quand le port fut calme et silencieux, je la portai dans mes bras jusqu’à la grève déserte ; là, l’ayant posée sur le sable, je jetai de l’eau à son front, j’en mouillai sa bouche sèche et décolorée ; elle ouvrit les yeux et les tourna encore vers le vaisseau que l’on ne voyait plus. Elle semblait changée en pierre sur le rivage que la mer envahissait par degrés, lorsqu’une lame d’eau me couvrit tout à coup et faillit m’entrainer avec elle. Narcisse étonnée me regarda, et, par pitié pour moi sans doute, s’éloigna lentement, regagna sa pauvre case, où je la suivis sans parler. Je me couchai à la porte ; elle m’y retrouva le lendemain. Elle voulut me parler, mais sa poitrine était brisée, et je vis ses regards désespérés se porter vers le ciel. Je lui racontai, sans me tromper, ce que m’avait dit mon maître ; je l’avais répété toute la nuit pour n’en pas oublier une parole ; alors elle pleura amèrement, et devint un peu plus tranquille.

Pendant le jour, je cultivais le carré de terre négligé depuis longtemps ; j’y semai de nouveau du riz ; j’allais dans les bois chercher des fruits pour sa nourriture et la mienne ; le soir je la suivais au rocher, où la lune la retrouvait assise et silencieuse, tandis que je demeurais debout et muet devant elle. Une nuit, elle sortit tout à coup de la case et vint à moi : « Arsène ! me dit-elle en cachant sa figure sous ses mains ; Arsène ! je ne suis plus seule en danger dans cette île : sauve Narcisse et l’enfant de ton maître. Bientôt il me sera impossible de le cacher ; la fureur de son vieux père arracherait peut-être de moi-même l’image vivante de celui pour qui je vais bientôt mourir : Sauve-moi ! sauve-nous ! Effrayé comme elle, je la suivis à travers les mornes, dans la partie déserte de l’ile, au milieu des halliers et des bois touffus. Je retournai la nuit suivante enlever une pirogue qui avait appartenu à son père, et je l’apportai sur mes épaules, pour que l’on nous crût enfuis de l’ile, quoique peut-être on ne s’inquiétât guère de Narcisse, ne soupçonnant rien de son malheur. J’apportai de même tout ce qui pouvait nous servir dans cette retraite, où nous demeurâmes comme ensevelis ; car elle était si cachée, si profonde, que l’on s’y croyait déjà hors la vie. Je ne me hasardais pourtant qu’avec précaution, pendant la nuit, à tendre mes filets dans la mer qui passait derrière notre solitude ; et je trouvais autour de nous des fruits qui remplaçaient l’eau douce dont nous étions quelquefois privés.

Un soir, revenant chargé de provisions, j’entendis une voix nouvelle dans la cabane de feuilles que j’avais construite pour Narcisse ; cette voix douce et faible était la vôtre, petite Sarah, et je vis dans les yeux de votre mère le seul rayon de joie qui ait passé en elle depuis le départ de mon maître. Elle sembla se ranimer aux soins qu’elle prit de vous, et s’oublier longtemps à contempler sa fille. Mais la mort la regardait, cette belle Narcisse, quoiqu’elle voulût la tromper alors par amour pour vous. La mort ne voulait plus se détourner d’elle et faisait tous les jours un pas pour l’atteindre. Ma jeune maitresse la voyait devant elle sous l’ombre des arbres et des rochers noirs qui nous entouraient ; quelquefois sa main languissante me faisait signe d’y regarder ; moi, je ne voyais que l’ombre, les rochers et les arbres. Alors ses tristes regards retombaient sur vous, et s’y attachaient. Vous jouiez près d’elle quand elle vous disait adieu !

« Le soleil va s’éteindre, me dit-elle un soir, porte-moi sous ses derniers rayons ! » je l’y portai. Sa tête pesante se releva ; son corps, anéanti la veille, semblait échapper à mes bras qui l’entouraient ; un sourire courut sur ses lèvres entr’ouvertes ; ce sourire m’arracha le cœur, parce que je voyais bien que c’était le dernier. Son ame, alors tranquille comme le jour qui finissait se réunit à sa mourante lumière ; ses yeux s’agrandirent en brillant d’une vive lueur ; tout à coup cette lueur s’éteignit ; je cachai ma tête dans la poussière…… »

» Un cri sortit du sein de Sarah. Le pauvre Arsène s’interrompit quelques instans parce qu’un souvenir déchirant l’empêchait de poursuivre ; ils pleurèrent. Mais le nègre, songeant tout à coup que Sylvain pouvait les surprendre avec l’aurore, et qu’elle se montrait, sortit de sa hutte pour s’assurer que personne n’était encore levé dans l’habitation ; il y reconduisit Sarah en promettant de lui dire, dès qu’ils pourraient se parler, tout ce qu’il avait encore à lui apprendre sur elle-même et sur un projet qu’il roulait dans sa tête depuis longtemps. Sarah, lasse et accablée, s’endormit à l’heure où elle s’éveillait chaque jour, et retrouva dans le sommeil toutes les images qu’Arsène venait de faire passer devant son ame.