Horace (Sand)/Chapitre 15

Horace (Sand)
HoraceJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 42-45).
◄  XIV.
XVI.  ►

XV.

Dès le lendemain Arsène vint chercher ses sœurs ; et, sans presque leur donner le temps de nous faire leurs adieux, il les emmena silencieusement dans le nouveau domicile qu’il leur avait préparé à la hâte.

— Maintenant, leur dit-il, vous êtes libres de me dire si vous voulez rester ici ou si vous aimez mieux retourner au pays.

— Retourner au pays ? s’écria Louison stupéfaite ; tu veux donc nous renvoyer, Paul ? tu veux donc nous abandonner ?

— Ni l’un ni l’autre, répondit-il ; vous êtes mes sœurs, et je connais mon devoir. Mais j’ai cru que vous haïssiez la capitale et que vous désiriez partir.

Louison répondit qu’elle s’était habituée à la vie de Paris, qu’elle ne trouverait plus d’ouvrage au pays, puisque son départ lui avait fait perdre sa clientèle, et qu’elle désirait rester.

Depuis qu’à force d’écouter à travers la cloison, Louise avait surpris tous les secrets de notre ménage, elle s’était réconciliée avec le séjour de Paris, grâce aux avantages qu’elle avait cru pouvoir tirer du dévouement incomparable de son frère. Jusque-là elle n’avait pas connu Arsène ; elle avait compté sur une sorte d’assistance, mais non pas sur un complet abandon de ses goûts, de sa liberté, de son existence tout entière. Elle n’avait pas compris non plus cette activité, ce courage, cette aptitude au gain, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui se développaient en lui lorsqu’il était mû par une passion généreuse. Dès qu’elle sut tout le parti qu’on pouvait tirer de lui, elle le regarda comme une proie qui lui était assurée et qu’elle devait se mettre en mesure d’accaparer. Les seules passions qui gouvernent les femmes mal élevées, lorsqu’une grandeur d’âme innée ne contre-balance pas les impressions journalières, ce sont la vanité et l’avarice. L’une les mène au désordre, l’autre à l’égoïsme le plus étroit et le plus impitoyable. Louison, privée de bonne heure des soins d’une mère, sacrifiée à une marâtre, et abandonnée à de mauvais exemples ou à de mauvaises inspirations, devait subir l’une ou l’autre de ces passions funestes. Elle pencha par réaction vers celle que sa belle-mère n’avait pas, et, vertueuse par haine du vice qu’elle avait sous les yeux, elle se livra par instinct à celui que lui suggéraient la misère et les privations. Elle devint cupide ; et, ne songeant plus qu’à satisfaire ce besoin impérieux, elle y puisa une adresse et une fourberie dont son intelligence bornée n’eût pas semblé susceptible. C’est ainsi qu’elle avait poussé Marthe dans le piège, et que désormais elle se flattait de régner sans partage sur la conscience de son frère.

« Ce qu’il faisait pour nous, disait-elle tout bas à Suzanne, à cause de cette païenne, il le fera encore mieux quand il saura, grâce à nous, combien elle en était indigne. »

Suzanne n’avait pas, à beaucoup près, l’âme aussi noire que sa sœur ; mais, habituée à trembler devant elle, elle n’avait que des remords tardifs ou des réactions avortées. Arsène était bien loin de soupçonner la bassesse calculée des intentions de Louise. Il attribua son affreuse perfidie envers Marthe à une de ces haines de femme fondées sur le préjugé, l’intolérance religieuse et l’esprit de domination refoulé jusqu’à la vengeance. Il trouva bien une monstrueuse inconséquence entre sa conduite officieuse envers Horace et ses maximes de pudeur farouche ; il attribua ces contradictions à l’ignorance, à une dévotion mal entendue. Il en fut attristé profondément ; mais, plein de compassion et de courage, il résolut d’ensevelir dans le secret de son âme le crime de cette sœur altière et cruelle. Il se promit de la convertir peu à peu à des sentiments plus vrais et plus nobles ; et de ne lui faire de reproches que le jour où elle serait capable de comprendre sa faute et de la réparer. Par la suite il disait à Eugénie, informée malgré sa discrétion de ce qui s’était passé entre sa sœur et lui :

« Que voulez-vous ! si je vous eusse dit alors le mal qu’elle m’avait fait, vous l’auriez tous haïe et méprisée ; vous eussiez dit : C’est un monstre ! Et comme la perte de l’estime des honnêtes gens est le plus grand malheur qui puisse arriver, ma sœur m’a causé dans ce moment-là tant de pitié, que je n’ai presque pas eu de colère. »

Aussi lui montra-t-il une douceur pleine de tristesse, qu’elle prit pour un redoublement d’affection.

« Si vous désirez rester ici et que ce soit dans vos intérêts, leur dit-il, je ne m’y oppose pas. Je vous chercherai de l’ouvrage, et je vous soutiendrai en attendant. Nous ne sommes pas assez fortunés pour avoir des logements séparés ; je demeurerai avec vous. Voilà qui est convenu jusqu’à nouvel ordre.

— Qu’est-ce que tu veux dire avec ton nouvel ordre ? demanda Louison.

— Cela veut dire jusqu’à ce que vous puissiez vous passer de moi, répondit-il ; car ma vie n’est pas assurée contre la mort comme une maison contre l’incendie. Avisez donc peu à peu aux moyens de vous rendre indépendantes, soit par d’honnêtes mariages, soit en vous faisant, par votre intelligence et votre activité, une bonne clientèle.

— Sois sûr, dit Louison un peu déconcertée, en affectant de la fierté, que nous ne resterons pas à ta charge sans rien faire ; nous voulons au contraire te débarrasser de nous le plus tôt possible.

— Il ne s’agit pas de cela, reprit Arsène, qui craignit de l’avoir blessée. Tant que je serai vivant, tout ce qui est à moi est à vous ; mais, je vous l’ai dit, je ne suis pas immortel, et il faut songer…

— Mais quelles idées a-t-il donc aujourd’hui ! s’écria Louison en se retournant avec effroi vers Suzanne ; ne dirait-on pas qu’il veut se faire périr ? Ah çà, mon frère, est-ce que le chagrin te prend ? Est-ce que tu vas te faire de la peine pour cette…

— Je vous défends de jamais prononcer devant moi le nom de Marthe ! dit Arsène avec une expression qui fit pâlir les deux sœurs. Je vous défends de jamais me parler d’elle, même indirectement, soit en bien, soit en mal, entendez-vous ? La première fois que cela vous arrivera, vous me verrez sortir d’ici pour n’y jamais rentrer. Vous êtes averties.

— Il suffit, dit Louison terrassée, on s’y conformera. Mais ce n’est pas vous parler d’elle, Paul, que de vous conjurer de ne pas avoir de chagrin.

— Ceci ne regarde personne, reprit-il avec la même énergie, et je ne veux pas non plus qu’on m’interroge. J’ai parlé de mort tout à l’heure, et je dois vous dire que je ne suis pas homme à me suicider. Je ne suis pas un lâche ; mais le temps est à la guerre, et je ne dis pas qu’une révolution se déclarant, je n’y prendrais point part comme j’ai déjà fait l’année dernière. Ainsi, habituez-vous à l’idée de vous suffire un jour à vous-mêmes, comme d’honnêtes artisanes doivent et peuvent le faire. Je vais à mon bureau. Raccommodez vos nippes en attendant ; car dans quelques jours vous aurez de l’ouvrage. Mais je vous défends d’en demander ou d’en accepter d’Eugénie. »

« Vois-tu, dit Louison à sa sœur dès qu’il fut sorti, tout a réussi comme je le voulais. Il déteste aussi Eugénie à présent. Il croit que c’est elle qui a perdu Marthe. »

Suzanne baissa la tête avec embarras, puis elle dit : « Il a le cœur bien gros ; il ne pense qu’à mourir.

— Bah ! c’est l’histoire du premier jour, reprit l’autre ; tu verras que bientôt il n’y pensera plus. Arsène est fier ; il ne voudra pas se faire de la peine pour une fille qui se moque de lui avec un autre, et tu verras aussi qu’il sera le premier à nous en parler, et à être content quand nous dirons du mal d’elle.

— C’est égal, je ne le ferai jamais, dit Suzanne.

— Oh ! toi, une sans cœur, une sotte qui aurait tout supporté de la part de Marton sans rien dire ! Tu as trop d’indulgence, Suzon. Si tu avais des principes, tu saurais qu’il ne faut pas être trop bonne pour les femmes sans mœurs. Tu verras, je te dis, qu’un jour n’est pas loin où mon frère te reprochera aussi ton indifférence sur ce chapitre-là.

— C’est égal, je te répète, dit Suzanne, que je ne me hasarderai jamais à lui dire un mot contre Marthe, quand même il aurait l’air de m’y encourager. Je suis bien sûre qu’il ne le supporterait pas. Essaies-en, puisque tu te crois si fine ! »

La journée se passa en querelles, comme à l’ordinaire. Néanmoins, lorsque Arsène rentra, il trouva sa chambre bien rangée, tout son linge raccommodé, ses effets nettoyés, pliés, et les légumes du souper cuits et servis proprement. Louison lui fit sonner très-haut tous ces bons offices, et l’accabla de prévenances importunes, qu’il subit sans impatience. Elle s’efforça de l’égayer, mais elle ne put lui arracher un sourire ; à peine eut-il avalé quelques bouchées, qu’il sortit sans répondre aux questions qu’elle lui adressait. Il fut ainsi le lendemain, le surlendemain, et tous les jours suivants. Il agit avec tant d’esprit et de zèle, qu’il sut en peu de temps leur procurer de l’ouvrage, et il mit toujours à leur disposition, pour l’entretien de tous trois, les deux tiers de l’argent qu’il gagnait ; mais il fit une part de l’autre tiers, et elles n’en connurent jamais la destination. En vain Louison chercha jusque dans la paillasse de son lit, jusque sous les carreaux de sa chambre, pour voir s’il ne se faisait pas une bourse particulière, elle ne trouva rien ; en vain hasarda-t-elle d’adroites questions, elle n’obtint pas de réponse ; en vain essaya-t-elle de lui faire placer cet argent invisible en meubles, en linge, en objets qu’elle disait utiles au ménage, il fit la sourde oreille, ne les laissa manquer d’aucune chose nécessaire à leur entretien, mais se refusa constamment la moindre superfluité personnelle. Ce fut un grand souci pour Louison, qui, comptant pour rien de disposer de la majeure partie du bien de son frère, se creusait la cervelle pour arriver à la conquête du reste. Il lui semblait qu’Arsène commettait une injustice, presque un vol, en se réservant quelques écus pour un usage mystérieux. Elle n’en dormait pas ; et, si elle l’eût osé, elle eût manifesté le dépit qu’elle en ressentait ; mais avec sa douceur impassible et son silence glacé, Arsène la tenait sous une domination qu’elle n’avait pas prévue si austère. Il fallut pourtant s’y soumettre, renoncer à connaître le fond de ce cœur qui s’était fermé pour jamais, et à surprendre une pensée sur ce visage qui s’était pétrifié.

J’ai dit ces détails de son intérieur, quoique je n’y aie point pénétré à cette époque ; mais tout ce qui tient aux personnes dont je raconte ici l’histoire m’a été peu à peu dévoilé par elles-mêmes avec tant de précision, que je puis les suivre dans les circonstances de leur vie où je n’ai pris aucune part, avec la même fidélité que je ferai quant à celles où j’ai assisté personnellement.

Le départ des deux sœurs fut pour nous un véritable soulagement ; mais le mystère et la promptitude qu’Arsène avait mis à effectuer cette séparation furent longtemps inexplicables pour nous. Nous pensâmes d’abord qu’il voulait ne jamais revoir Marthe, et qu’il s’en ôtait courageusement l’occasion et le prétexte. Mais il revint nous voir comme à l’ordinaire ; et lorsque Marthe lui demanda l’adresse de ses sœurs, il éluda ses questions, et finit par lui dire qu’elles étaient placées chez une maîtresse couturière à Versailles. Je savais le contraire, parce que je les rencontrais quelquefois dans les alentours de la maison de commerce où Arsène était occupé ; leur affectation à m’éviter me faisait pressentir et respecter la volonté d’Arsène. Il fut impossible à Eugénie d’avoir le mot de cette énigme ; elle ne put même pas amener Arsène à une nouvelle explication sur ses sentiments secrets et sur ses résolutions à l’égard de Marthe. Effrayée du calme qu’il montrait, et craignant qu’il ne conservât un reste d’espérance trompeuse, elle essayait souvent de le désabuser ; mais il coupait court à tout entretien de ce genre, en lui disant à la hâte : « Je sais bien ! je sais bien ! inutile d’en parler. »

Du reste, pas un mot, pas un regard qui pût faire soupçonner à Marthe qu’elle était l’objet d’une passion ardente et profonde. Il joua si bien son rôle qu’elle se persuada n’avoir jamais été qu’une amie à ses yeux ; et nous-mêmes nous commençâmes à croire qu’il avait triomphé de son amour et qu’il était guéri.

Eugénie, qui prévoyait la confusion et le chagrin de Marthe lorsqu’elle apprendrait les services d’argent qu’il lui avait rendus à son insu, le força de reprendre celui qu’il avait apporté en dernier lieu. Désormais elle voulut rester chargée exclusivement de son amie, et cette charge était bien légère. Marthe était d’une sobriété excessive ; elle était vêtue avec une simplicité modeste, et elle aidait assidûment Eugénie dans son travail. La seule trace des bienfaits d’Arsène que nous n’eussions pas fait disparaître, de peur d’affliger trop cet excellent jeune homme, c’était un petit mobilier qu’il avait acquis pour elle, et qui se composait d’une couchette en fer, de deux chaises, d’une table, d’une commode en noyer, et d’une petite toilette qu’il avait choisie lui-même, hélas ! avec tant d’amour ! Nous faisions accroire à Marthe que ces meubles étaient à nous, et que nous les lui prêtions. Elle agréait nos soins avec tant de candeur et de charme, que nous eussions été heureux de les lui faire agréer toute notre vie ; mais il n’en devait pas être ainsi. Un mauvais génie planait sur la destinée de Marthe : c’était Horace.

Après la déclaration formelle d’Eugénie, il s’était attendu à une lutte avec Arsène. Il était fort humilié d’avoir un semblable rival ; et cependant, comme il le savait très-fin, très-hardi, très-estimé de nous tous, et de Marthe la première, c’en était assez pour qu’il acceptât cette lutte. Quelques jours auparavant, il eût abandonné la partie plutôt que de commettre son esprit élégant et cultivé avec la malice un peu crue et un peu rustique du Masaccio ; mais à ce moment-là, son amour était arrivé à un paroxysme fébrile, et il n’eût pas rougi de disputer l’objet de ses désirs à M. Poisson lui-même.

À la grande surprise de tous, Paul Arsène parut calme jusqu’à l’indifférence, et Horace pensa qu’Eugénie avait beaucoup exagéré son amour. Mais lorsqu’il sut que Paul n’ignorait plus le sien, et lorsque je lui eus raconté dans quelles angoisses de douleur j’avais surpris ce courageux jeune homme, il commença à s’inquiéter de sa persévérance à reparaître devant lui, et de l’espèce de tranquillité triomphante qu’il semblait jouer pour le braver. Sa jalousie s’alluma ; les plus étranges soupçons s’éveillèrent dans son esprit, et il les laissa paraître. Marthe n’y comprit rien d’abord : sa conscience était trop pure pour qu’elle pût s’offenser de doutes qui n’avaient pas de sens pour elle. Le sombre dépit d’Horace la troubla sans l’éclairer. Eugénie eut la délicatesse de ne pas se mêler de ce qui se passait entre eux, mais elle espéra qu’en s’apercevant de l’outrage qui lui était fait, Marthe se relèverait fière et blessée.

Dans ses accès de jalousie, Horace me pria, par dépit, de le conduire chez madame de Chailly. Il y retourna deux ou trois fois, et affecta de trouver la vicomtesse de plus en plus adorable. Ce furent autant de blessures dans le cœur de Marthe ; mais l’amour naissant est comme un serpent fraîchement coupé par morceaux, qui trouve en soi la force de se rapprocher et de se réunir. Aux tristesses, aux insomnies, aux querelles vives et amères, succédèrent les raccommodements pleins d’exaltation et d’ivresse ; aux serments de ne plus se voir, les serments de ne se jamais quitter. Ce fut un bonheur plein d’orages et mêlé de beaucoup de larmes ; mais ce fut un bonheur plein d’intensité et rendu plus vif par les réactions.

Un jour qu’Horace avait voulu railler et dénigrer Arsène en son absence, et que Marthe le défendait avec chaleur, il prit son chapeau, comme il faisait dans ses emportements, et partit sans dire mot à personne. Marthe savait bien qu’il reviendrait le lendemain, et qu’il demanderait pardon de ses torts ; mais elle était de ces âmes tendres et passionnées qui ne savent pas attendre fièrement la fin d’une crise douloureuse. Elle se leva, jeta son châle sur ses épaules, et s’élança vers la porte.

« Que faites-vous donc ? lui dit Eugénie.

— Vous le voyez, répondit Marthe hors d’elle-même, je cours après lui.

— Mais, mon amie, vous n’y songez pas ; n’encouragez pas de semblables injustices, vous vous en repentirez.

— Je le sais bien, dit Marthe ; mais c’est plus fort que moi, il faut que je l’apaise.

— Il reviendra de lui-même, laissez-lui-en du moins le mérite.

— Il reviendra demain !

— Eh bien ! oui, demain, certainement.

— Demain, Eugénie ? Vous ne savez pas ce que c’est que d’attendre jusqu’à demain ! Passer toute la nuit avec la fièvre, avec le cœur gonflé, avec une insomnie qui compte les heures, les minutes, avec cette horrible pensée impossible à chasser : il ne m’aime pas ! et celle-ci plus affreuse encore : il n’est pas bon, il n’est pas généreux, je ne devrais pas l’aimer ! Oh ! non, vous ne connaissez pas cela, vous.

— Mon Dieu, s’écria Eugénie, vous comprenez que vous avez tort de l’aimer, et quand il vous vient une lueur de raison, vous êtes impatiente de la perdre.

— Laissez-moi la perdre bien vite, dit Marthe ; car cette clarté est la plus intolérable souffrance qu’il y ait au monde. » Et, se dégageant des bras d’Eugénie, elle s’élança dans l’escalier et disparut comme un éclair.

Eugénie n’osa pas la suivre, dans la crainte d’attirer les regards sur elle et d’occasionner un scandale dans la maison. Elle espéra qu’au bas de l’escalier ces amants insensés se rencontreraient, et qu’au bout de quelques instants elle les verrait revenir ensemble. Mais Horace, furieux, marchait avec une rapidité extrême. Marthe le voyait à dix pas ; elle n’osait pas l’appeler sur le quai, elle n’avait pas la force de courir. À chaque pas, elle se sentait prête à défaillir ; elle le voyait frapper de sa canne sur le parapet, dans un mouvement de rage irréfrénable. Elle se remettait à le suivre, ne songeant plus à sa souffrance personnelle, mais à celle de son amant. Il renversa deux ou trois passants, en fit crier et jurer une demi-douzaine en les heurtant, monta la rue de La Harpe, et arriva à l’hôtel de Narbonne, où il demeurait, sans s’apercevoir que Marthe était sur ses traces et avait failli dix fois le joindre. Au moment où il prenait sa clef et son bougeoir des mains de la portière, il vit le visage renfrogné de celle-ci regarder par-dessus son épaule :

« Où allez-vous donc, Mam’selle ? » dit-elle d’une voix courroucée à une personne qui s’apprêtait à monter l’escalier sans rien lui dire.

Horace se retourna, et vit Marthe, sans chapeau, sans gants, et pâle comme la mort. Il la saisit dans ses bras, l’enleva à demi, et lui jetant un châle sur la tête, comme un voile pour la soustraire aux regards, il l’entraîna dans l’escalier, et la conduisit légèrement jusqu’à sa chambre. Là, il se jeta à ses pieds. Ce fut toute l’explication. Le sujet même de la querelle fut oublié dans ce premier instant. — Oh ! que je suis heureux, s’écria-t-il dans un délire d’amour ; te voilà, tu es avec moi, nous sommes seuls ! Pour la première fois de la vie, je suis seul avec toi, Marthe ! Comprends-tu mon bonheur ?

— Laisse-moi partir, dit Marthe effrayée ; Eugénie m’a peut-être suivie, peut-être Arsène. Mon Dieu ! est-ce un rêve ! J’ai vu quelque part, en te suivant, la figure d’Arsène, je ne sais où. Non, je n’en suis pas sûre… peut-être !… C’est égal, tu m’aimes, tu m’aimes toujours ! Allons-nous-en, reconduis-moi.

— Oh ! pas encore ! pas encore ! disait Horace ; encore un instant ! Si Eugénie vient, je ne réponds pas ; si Arsène vient, je le tue. Reste ainsi, reste encore un instant !

Cependant Eugénie seule, inquiète, épouvantée, comptait les minutes, allait du palier à la fenêtre, et ne voyait pas revenir Marthe. Enfin elle entend monter l’escalier. C’est elle, enfin !… Non, c’est le pas d’un homme.

Elle se réjouit de la pensée que c’était moi, et qu’elle allait pouvoir m’envoyer à la recherche de Marthe. Elle courut au-devant de moi ; mais au lieu de moi, c’était Arsène.

« Où donc est Marthe ? dit-il d’une voix éteinte.

— Elle est sortie pour un instant, dit Eugénie, troublée ; elle va rentrer tout de suite.

— Sortie toute seule à la nuit ? dit Arsène ; vous l’avez laissée sortir ainsi ?

— Elle va rentrer avec Théophile, dit Eugénie, éperdue.

— Non ! non ! elle ne rentrera pas avec Théophile, dit Arsène en se laissant tomber sur une chaise. Ne vous donnez pas la peine de me tromper, Eugénie ; elle ne rentrera pas même avec Horace. Elle rentrera seule, elle rentrera désespérée.

— Vous l’avez donc vue ?

— Oui, je l’ai vue qui courait sur le quai du côté de la rue de la Harpe.

— Et Horace n’était pas avec elle ?

— Je n’ai vu qu’elle.

— Et vous ne l’avez pas suivie ?

— Non ; mais je vais l’attendre, » dit-il. Et il se leva précipitamment.

« Mais pourquoi n’avez-vous pas couru après elle ? dit Eugénie ; pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Ah ! je ne sais plus, dit Arsène d’un air égaré. J’avais une idée, pourtant !… Oui, oui, c’est cela : je voulais vous demander, Eugénie, si c’était la première fois qu’elle sortait seule, le soir, ou seule avec lui ?… Dites, est-ce la première fois ?

— Oui, c’est la première fois, dit Eugénie. Marthe est encore pure, j’en fais le serment. Pourquoi, mon Dieu, n’avoir pas couru après elle ?

— Oh ! il est peut-être temps encore de tuer ce misérable ! s’écria Arsène avec fureur. » Et, bondissant comme un chat sauvage, il s’élança dehors.

Eugénie comprit les suites funestes que pouvait avoir une telle aventure. Épouvantée, elle se mit à courir aussi après Arsène. Heureusement je montais l’escalier, et je les arrêtai tous deux.

« Où allez-vous donc ? leur dis-je ; que signifient ces figures bouleversées ?

— Retenez-le, suivez-le, me dit à la hâte Eugénie, en voyant qu’Arsène m’échappait déjà. Marthe est partie avec Horace, et Paul va faire quelque malheur ; allez ! »

Je courus à mon tour après le Masaccio, et je le rejoignis. Je m’emparai de son bras, mais sans pouvoir le retenir, quoique je fusse beaucoup plus grand et plus musculeux que lui. La colère avait tellement décuplé ses forces qu’il m’entraînait comme il eût fait d’un enfant.

J’appris par ses exclamations entrecoupées ce qui s’était passé, et je vis l’imprudence qu’Eugénie avait commise. La réparer par un mensonge était le seul moyen qui me restât pour empêcher un événement tragique.

« Comment pouvez-vous croire, lui dis-je, que ce soit la première fois qu’ils sortent ensemble ? c’est au moins la dixième. »

Cette assertion tomba sur lui comme l’eau sur le feu. Il s’arrêta court, et me regarda d’un air sombre.

« Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites ? me demanda-t-il d’une voix déchirante.

— J’en suis certain. Elle est sa maîtresse depuis plus d’un mois.

— Eugénie m’a donc trompé ?

— Non, mais on trompe Eugénie.

— Sa maîtresse ! Il ne veut donc pas l’épouser, l’infâme !

— Qu’en savez-vous ? lui dis-je, ne songeant qu’à le calmer et à l’éloigner ; Horace est un homme d’honneur et ce que Marthe voudra, il le voudra aussi.

— Vous êtes sûr qu’il est un homme d’honneur ! Jurez-moi cela sur le vôtre. »

À force d’assurances évasives et de réponses indirectes, je réussis à lui rendre la raison. Il me remercia du bien que je lui faisais, et il me quitta, en me jurant qu’il allait rentrer aussitôt chez lui.

Dès que je l’eus vu prendre cette direction, je courus à l’hôtel de Narbonne ; je m’informai d’Horace. « Il est là-haut enfermé avec une demoiselle ou une dame, répondit la portière, enfin avec ce que vous voudrez. Mais je vais la faire descendre ; je n’entends pas qu’il y ait du scandale ici. »

Je la priai de parler plus bas, et je l’y engageai par les arguments irrésistibles de Figaro. Elle m’expliqua que la dame était jolie, qu’elle avait de longs cheveux noirs et un châle écarlate. Je redoublai mes arguments, et j’obtins la promesse qu’elle ne ferait point de bruit, et qu’elle laisserait repartir la fugitive, à quelque heure que ce fût de la nuit, sans lui adresser une parole et sans faire part à personne de ce qu’elle avait vu.

Quand je fus tranquille à cet égard, je revins rassurer Eugénie. Je ne pus me défendre de rire un peu de sa consternation. Arsène mis à la raison et hors de cause, le dénouement un peu brusque, mais inévitable, des amours de Marthe et d’Horace, me semblait moins surprenant et moins sombre que ne le voulait voir ma généreuse amie. Elle me gronda beaucoup de ce qu’elle appelait ma légèreté.

« Voyez-vous, me dit-elle, depuis qu’elle l’aime, elle me fait l’effet d’être condamnée à mort ; et à présent je ne ris pas plus que je ne ferais si je la voyais monter à l’échafaud. »

Nous attendîmes une partie de la nuit. Marthe ne rentra pas. Le sommeil finit par triompher de notre sollicitude.

À l’aube naissante, la porte de l’hôtel de Narbonne s’ouvrit et se referma plus doucement encore après avoir laissé passer une femme qui couvrait sa tête d’un châle rouge. Elle était seule, et fit quelques pas rapidement pour s’éloigner. Mais bientôt elle s’arrêta, faible et brisée, au coin d’une borne, et s’appuya pour ne pas tomber. Cette femme, c’était Marthe.

Un homme la reçut dans ses bras : c’était Arsène.

« Quoi ! seule ! seule ! lui dit-il ; il ne vous a pas seulement accompagnée !

— Je le lui ai défendu, dit Marthe d’une voix mourante ; j’ai craint d’être rencontrée avec lui, et puis je n’ai pas voulu qu’il me revit au jour ! Je voudrais ne le revoir jamais ! Mais que fais-tu ici à cette heure, Paul ?

— Je n’ai pu dormir, répondit-il, et je suis venu vous attendre pour vous ramener ; quelque chose m’avait dit que vous sortiriez de chez lui seule et désespérée. »