Hokousaï (Goncourt)/Chapitre 36

Charpentier (p. 184-188).
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XXXVI

En cette même année 1830, ou dans des années qui la touchent de très près, paraît Shika Shashinkiô, Images des poètes, une série de dix grandes impressions en couleur (H. 50, L. 22 centimètres) qui, selon moi, est la série révélatrice du grand dessinateur et du puissant coloriste, qu’est Hokousaï.

Dans ces dix compositions, du plus fier dessin, de la plus savante assurance dans le trait, la coloration de l’aquarelle qui les recouvre, a une solidité, pour ainsi dire, un gras, qui vous enlève toute impression d’un coloriage sur du papier, mais vous fait regarder ces images, ainsi que vous regarderiez des panneaux, recouverts de la plus sérieuse peinture à l’huile. Non, rien ne peut donner une idée de la grandeur, du pittoresque, de la couleur à la fois réelle et poétique des paysages en hauteur, où se passent ces scènes lyriques.

Les titres de cette série de la plus grande rareté, tantôt portent le nom d’un poète, tantôt le titre d’une poésie.

I. Dans un paysage montagneux, au bord de la mer, un poète chinois, une branche de saule lui servant de cravache, chevauche sur un cheval blanc, à la selle toute garnie de houppes écarlates : un cheval dont la blancheur se détache merveilleusement sur le bleu intense du lointain de la mer.

II. Le poète chinois Lihakou, appuyé sur un long bambou, avec deux enfants dans les plis de sa robe, est en contemplation devant une cascade, qui a l’air de tomber perpendiculairement du haut du ciel, une cascade aux bleus transparents, aux violets transparents de l’eau dans sa chute. Une planche d’une coloration sourde et comme patinée, d’un effet admirable.

III. Dans une anse de la mer, où est remisé un bateau, en face d’un rocher rose, à moitié perdu dans les nuages, et à la forme d’une architecture féerique, entouré de ses disciples, le poète chinois Hakou-rakou-tén, à qui l’on doit des poésies descriptives célèbres, est penché vers un batelier, qui d’en bas, semble le renseigner sur le site.

IV. Un Japonais qui traverse un pont, portant sur l’épaule une perche, aux bouts de laquelle sont attachés deux bouquets de la plante, qui remplace au Japon le papier de verre. Les grands arbres du haut du paysage, éclairés par la lune, dans une fin de jour crépusculaire, sont d’une tonalité verte indicible, d’un vert tendrement assoupi, sur les hachures ombrées des roseaux de la rivière.

V. Sous un immense pin, au bord de la mer, au-dessus de rochers rouges ayant la forme accidentée de congélations, adossé à la balustrade d’une haute terrasse, dans un élégant mouvement de retournement de la tête en arrière, un homme contemple le ciel, où brille la lune.

C’est le poète japonais Nakamaro, devenu ministre en Chine, qui a fait, en sa nouvelle patrie, un poème où il dit, que lorsque son âme se promène dans le ciel, et qu’il voit cette lune, qu’il a vue aux flancs de la montagne de Mikasa, près de Kasouga, cette lune le console, lui fait oublier les misères de l’existence, lui rappelle son Japon, — une pièce qui fut cause de sa disgrâce, par le témoignage qu’elle apportait de son attachement pour son ancienne patrie.

VI. Un épisode de l’histoire de la Chine : un homme monté sur un arbre, une porte que deux soldats chinois sont en train d’ouvrir, près d’un coq qui chante sur un toit. Voici l’explication de l’estampe. Un prince, après une défaite, au moment d’être fait prisonnier dans un pays étranger, a pu arriver, poursuivi de très près, à la porte de la frontière. Mais il fait encore nuit, et la barrière ne s’ouvre qu’à l’heure, où les coqs chantent, lorsqu’un fidèle du prince a l’idée de monter sur un arbre, d’imiter le chant du coq, que reprennent tous les coqs de l’endroit, et la porte s’ouvre.

VII. Un poète japonais se dirigeant dans la campagne, vers une montagne à la cime d’un fauve volcanique.

VIII. Un poète japonais des vieux siècles, dans sa robe jaune, tenant sur son épaule l’éventail aux palettes de bois, en usage avant l’invention du papier, sous le bleu limpide d’un ciel, où se voit le premier croissant de la lune au-dessus d’une bonzerie. Au-dessous du poète, des branches d’arbres, toutes remplies d’oiseaux roses.

IX. Un bord de rivière, où une femme à la clarté de la lune, blanchit avec son garçonnet, de la toile, à grands coups de battoir.

C’est l’illustration d’une poésie de Narihira, sur le désespoir d’une femme, quittée par son mari, et dont le battement désolé, sous cette lune, que contemplait à la même heure, dans un autre pays, son mari, lui était apporté, comme un cri du cœur de sa femme.

X. Un paysage couvert de neige, où un poète chinois, monté sur un cheval rouge, se détache sur le blanc de la terre, sur le bleu pâle du ciel.