Hokousaï (Goncourt)/Chapitre 26

Charpentier (p. 144-149).
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XXVI

En 1817, pendant un voyage d’Hokousaï à Nagoya, le peintre recevait la commande de nombreuses illustrations de livres, et comme ses élèves vantaient l’exactitude de la représentation des êtres et des choses dans les dessins du maître, dessins d’un format relativement très petit, les adversaires de la peinture vulgaire déclaraient que les petites choses que produisait le pinceau d’Hokousaï, étaient du métier, n’appartenaient pas à l’art. Propos qui blessaient Hokousaï, et qui lui faisaient dire, que si le talent du peintre consistait dans la grande dimension et les grosses touches d’une œuvre, il était prêt à étonner ses adversaires. Et c’est alors, que son élève Bokousén et ses amis lui vinrent en aide, pour exécuter en public une formidable peinture — un Darma d’une bien autre proportion, que celui déjà peint en 1804.

Ce fut le cinquième jour du dixième mois de l’année, que cette peinture eut lieu devant le temple de Nishighakéjo, et la biographie japonaise d’Hokousaï en donne la relation illustrée, d’après un récit avec dessins de Yénkô-an, un ami du peintre.

Au milieu de la cour du nord du temple, défendue par une palissade, avait été développé un papier fait exprès, et ayant plusieurs fois l’épaisseur du papier servant à couvrir les manteaux au Japon. Et ce morceau de papier sur lequel Hokousaï devait peindre, avait la superficie de 120 nattes. Or la natte japonaise mesure 90 centimètres de largeur, sur 180 de hauteur, ce qui faisait à l’artiste un champ de peinture de 194 mètres. Et pour que le papier pût rester tendu, il avait été fait dessous un lit de paille de riz d’une grande épaisseur, et, de distance en distance, des morceaux de bois, servant de presse, empêchaient le vent de soulever le papier. Un échafaudage avait été monté contre la salle du conseil, et faisant face au public : échafaudage, au haut duquel des poulies étaient attachées à des cordes, pour soulever l’immense dessin, dont la tête était fixée à un madrier de bois gigantesque. Des pinceaux de grande dimension se voyaient tout prêts, des pinceaux dont le plus petit était de la grosseur d’un balai, et l’encre de Chine était préparée dans des cubes énormes, et transvasée dans un tonneau. Ces préparatifs occupaient toute la matinée, où, dès les premières lueurs du jour, se pressaient dans la cour du temple pour voir exécuter le dessin, une foule de nobles, de manants, de femmes de toutes sortes, de vieillards, d’enfants.

Dans l’après-midi, Hokousaï et ses élèves, dans une tenue demi-cérémonieuse, les jambes et les bras nus, se mettaient à l’œuvre, les élèves puisant l’encre dans le tonneau, et la mettant dans un bassin de bronze, avec lequel ils accompagnaient, là où il allait, le peintre peignant. Tout d’abord, Hokousaï prit un pinceau de la grosseur d’une botte de foin, et après l’avoir trempé dans l’encre, dessina le nez, puis l’œil droit, puis l’œil gauche du Darma : alors il fit plusieurs enjambées, et dessina la bouche et l’oreille. Après il courut tracer la ligne de la configuration du crâne. Cela fait, il exécuta les cheveux et la barbe, prenant, pour les dégrader, un autre pinceau fait de filaments de coco, et qu’il trempa dans une encre de Chine plus claire. À ce moment, ses élèves apportèrent, sur un immense plateau, un pinceau fait de sacs de riz, tout imbibé d’encre. À ce pinceau était attachée une corde, et le pinceau posé à l’endroit que Hokousaï indiqua, il attacha la corde à son cou, et on le vit traîner le pinceau attaché à la corde, le traîner à petits pas, et faire ainsi les gros traits de la robe du Darma.

Quand les traits furent achevés, et qu’il fallut mettre le rouge à la robe, les élèves prirent dans des seaux, la couleur, la jetèrent avec des pelles, tandis que quelques-uns d’eux pompaient avec des linges mouillés les endroits, où il y avait trop de couleur.

Ce ne fut qu’à la tombée de la nuit que l’exécution complète du Darma fut terminée, et qu’on put soulever, au moyen des poulies, la grande machine peinte, et il y eut encore une partie du papier traînant au milieu de la foule, qui, selon l’expression japonaise, semblait une armée de fourmis autour d’un morceau de gâteau. Et ce ne fut que le lendemain, qu’on put surélever l’échafaudage, et accrocher complètement en l’air la peinture.

Cette séance fit éclater le nom d’Hokousaï, comme un coup de tonnerre, et pendant quelque temps, dans toute la ville, on ne vit dessiné sur les châssis, sur les paravents, sur les murs, et même sur le sable par des enfants, rien que des Darma, rien que l’image de ce saint, qui s’était imposé la privation du sommeil, et dont la légende raconte, qu’indigné de s’être endormi une nuit, il se coupa les paupières, les jeta loin de lui, comme de misérables pécheresses et que par suite d’un miracle, ces paupières prirent racine où elles étaient tombées, et qu’un arbrisseau, qui est le thé, poussa donnant la boisson parfumée qui chasse le sommeil.

Ce ne fut pas la seule grandissime peinture que peignit Hokousaï. Plus tard, il peignit à Honjô un cheval colossal, et plus tard encore à Riôgokou un Hôteï géant, Hoteï qu’il signa Kintaïsha Hokousaï, ce qui veut dire « Hokousaï de la maison au sac de brocart » par allusion au sac de toile qui est toujours l’accessoire de ce dieu. Le jour, où il peignit le cheval de la grandeur d’un éléphant, on raconte qu’il posa son pinceau sur un grain de riz, et quand on examina ce grain de riz à la loupe, on eut l’illusion de voir dans la tache microscopique du pinceau, l’envolée de deux moineaux.