Hitopadésa/Introduction

Hitopadésa, ou l’Instruction utile
Traduction par Édouard Lancereau.
(p. 5-14).


INTRODUCTION.


Sur les bords de la Bhâguîrathî est située une ville que l’on nomme Pâtalipoutra. Dans cette ville régnait un roi qui possédait toutes les qualités d’un souverain ; il s’appelait Soudarsana. Un jour ce prince entendit quelqu’un réciter les deux slokas suivants :

« La science dissipe bien des doutes ; elle nous montre ce qui est caché ; elle est l’œil qui découvre tout : celui qui ne la possède pas est un aveugle. »

« La jeunesse, la fortune, la puissance et le manque de réflexion sont quatre choses qui nuisent même séparément, et à plus forte raison quand elles sont réunies toutes les quatre. »

Après avoir entendu ces paroles, le roi, affligé de la conduite de ses fils, qui, au lieu d’étudier les sciences et les lettres, négligeaient de s’instruire et s’écartaient continuellement de la bonne voie, fit les réflexions suivantes :

« À quoi sert-il d’avoir un fils qui n’est ni instruit ni vertueux ? À quoi bon un œil qui ne voit pas, sinon à nous incommoder ? »

« De ces trois choses : n’avoir pas de fils, ou avoir perdu le sien, ou en avoir un ignorant, on doit préférer les deux premières. En effet, elles ne nous affligent qu’une fois, tandis que la dernière nous cause un chagrin continuel. »

« Mieux vaut un avortement, mieux vaut l’abstinence de tout commerce charnel, mieux vaut un enfant mort-né, mieux vaut la naissance d’une fille, mieux vaut une femme stérile, mieux vaut l’impossibilité d’enfanter, qu’un fils ignorant, eût-il même en partage la beauté et la richesse. »

« L’homme véritablement né est celui dont l’existence est une cause d’illustration pour sa famille. Dans ce monde qui accomplit sa révolution, quel est l’être qui ne renaît pas après sa mort ? »

« Si celle-là est mère qui a donné le jour à un fils à qui l’enthousiasme ne fait pas tomber la craie des mains quand il commence à énumérer la foule des gens de mérite, dites : Qu’est-ce que la femme stérile ? »

« Celui dont l’esprit ne s’applique ni aux aumônes, ni à la pénitence, ni à la bravoure, ni à la science, ni à l’acquisition de la richesse, n’est qu’un excrément de sa mère. »

« Mieux vaut avoir un seul fils doué de mérite que des centaines de fils ignorants. La lune à elle seule suffit pour dissiper les ténèbres, chose que ne peut faire la foule innombrable des étoiles. »

« À quoi sert-il sur la terre, l’être qui a ravi la jeunesse de sa mère, et qui, en entendant énumérer les gens de bien, ne lève pas le doigt en signe d’admiration ? »

« Celui qui aura accompli une pénitence difficile dans un lieu sacré de pèlerinage devra avoir un fils docile, fortuné, vertueux et sage. »

On a dit :

« Sire, la fortune, une santé toujours bonne, une femme chérie, une femme aimable, un fils docile et la science qui donne la richesse : voilà six choses qui nous rendent heureux dans ce monde. »

« Qui est riche avec beaucoup de fils pareils à de petits boisseaux de grain qui ne remplissent pas le grenier ? Mieux vaut un seul fils qui soutient sa famille et qui fait la gloire de son père. »

« Un père qui fait des dettes est un ennemi ; il en est de même d’une mère qui se conduit mal ; une femme belle est un ennemi ; un fils ignorant est un ennemi. »

« La science, lorsqu’on ne la met pas en pratique, est un poison ; la nourriture devient un poison quand on ne peut pas la digérer ; une réunion est un poison pour le pauvre ; pour un vieillard, une jeune femme est un poison. »

« Celui qui a donné le jour à un homme de mérite devient un objet de respect. À quoi pourrait servir un arc sans corde, le bambou fût-il même exempt de défauts ? »

« Hélas ! hélas ! mon enfant, tu n’as pas étudié pendant toutes ces nuits passées. Aussi es-tu, au milieu des gens instruits, comme une vache qui s’enfonce dans un bourbier. »

Comment pourra-t-on maintenant faire de mes fils des hommes de mérite ?

« Le besoin de nourriture, le sommeil, la crainte et le commerce charnel sont quatre choses communes à l’homme et à la bête : la vertu, voilà ce qui les distingue ; sans la vertu, l’homme ressemble à la brute. »

« L’existence de l’homme qui ne connaît ni la vertu, ni l’intérêt, ni le plaisir, ni la délivrance finale, est aussi inutile que ces faux mamelons qui pendent au cou de la chèvre[1]. »

Mais, dit-on,

« La durée de la vie, les œuvres, la fortune, la science, et la mort elle-même, sont cinq choses créées pour l’être animé pendant qu’il est encore dans le sein de sa mère. »

« Les êtres supérieurs eux-mêmes ont une condition d’existence qui leur est marquée et à laquelle ils ne peuvent se soustraire : ainsi, Nîlakantha est nu, et Hari dort sur le grand serpent. »

« Ce qui ne doit pas arriver n’arrive pas ; si une chose doit arriver, il ne peut pas en être autrement. Ce raisonnement est un antidote qui détruit le poison des soucis : pourquoi n’en pas faire usage ? »

C’est là le langage des gens paresseux et sans énergie.

« L’homme, en pensant même à la destinée, ne doit pas cesser de faire des efforts par lui-même. Sans efforts, on ne peut tirer de l’huile de la graine du sésame. »

« La Fortune vient au-devant de l’homme actif et vaillant. Dire que c’est le destin qui nous donnera tout, c’est parler en lâche. Laissez le destin de côté, et, ne comptant que sur vos propres forces, montrez de l’énergie. Si, malgré vos efforts, vous ne réussissez pas, qu’aura-t-on à vous reprocher ? »

« De même qu’avec une seule roue un char ne pourrait marcher, de même, sans l’action de l’homme, la destinée ne peut s’accomplir. »

« Les actions commises dans une vie précédente, voilà ce qu’on appelle la destinée. L’homme actif doit donc faire des efforts et montrer de l’énergie. »

« De même qu’un potier, avec une masse d’argile, fait tout ce qu’il veut, de même l’homme règle ses propres actions. »

« Lorsque le destin, sans s’y attendre, trouve devant lui un trésor, il ne le ramasse pas lui-même : il cherche un homme. »

« C’est avec des efforts, et non par des vœux, que l’on arrive au but qu’on se propose. Les daims ne vont pas se jeter dans la gueule du lion pendant son sommeil. »

« L’enfant bien élevé par ses parents devient un homme de mérite : un fils n’est pas instruit parce qu’il est sorti du sein de sa mère. »

« Un père et une mère qui ne font pas instruire leur enfant sont pour lui des ennemis. Un homme élevé de cette manière ne brille pas dans une réunion : il est comme la grue au milieu des cygnes. »

« Les hommes, même jeunes et beaux et issus d’une illustre famille, ne brillent pas s’ils sont ignorants : ils ressemblent à des kinsoukas sans odeur. »

« Celui qui ne s’est pas instruit par la lecture des livres, et qui n’a pas étudié auprès d’un précepteur, ne brille pas dans une réunion : il est comme les femmes devenues grosses par suite d’un adultère. »

« L’ignorant ne brille dans une réunion que par son costume ; l’ignorant ne brille que tant qu’il ne dit rien. »

Après s’être livré à ces réflexions, le roi convoqua une réunion de pandits. Pandits, leur dit-il, écoutez mes paroles. Mes fils s’écartent continuellement de la bonne voie et n’étudient pas les sciences et les lettres. Y a-t-il un savant assez habile pour les régénérer en leur enseignant la science de la politique ?

« Le verre, quand il est uni à l’or, acquiert l’éclat de l’émeraude : de même l’ignorant acquiert du talent par la fréquentation des sages. »

« Mon fils, en fréquentant les gens au-dessous de soi, on perd son intelligence ; en fréquentant ses égaux, on reste leur égal ; la fréquentation des hommes supérieurs nous mène à la supériorité. »

Cependant un pandit distingué, nommé Vichnousarman, qui connaissait tous les principes de la science politique aussi bien que Vrihaspati, prit la parole : Sire, dit-il, je puis enseigner la science de la politique à ces princes, vos nobles fils.

« On a beau se donner de la peine pour une chose sans valeur, on n’en peut rien tirer. Quelques efforts que l’on fasse, on ne peut apprendre à la grue à parler comme le perroquet. »

« Mais, dans cette famille, il ne naît aucun enfant dépourvu de qualités. Comment le cristal pourrait-il se produire dans une mine de rubis ? »

Ainsi, en l’espace de six mois, je ferai de vos fils des hommes savants en politique.

Le roi répondit avec respect :

« L’insecte lui-même, quand il est sur une fleur, s’élève au-dessus de la tête des hommes les plus éminents ; une pierre même devient un être divin lorsqu’elle a été consacrée par des hommes supérieurs. »

« Sur la montagne de l’orient, le soleil communique sa clarté aux objets qui l’environnent : ainsi le contact des hommes éminents répand un certain éclat sur l’homme de basse condition même. »

« Si l’on sait distinguer la vertu du vice, on devient vertueux ; si l’on s’attache au vice, on devient méchant. Les rivières, à leur source, ont une eau douce ; dès qu’elles se sont mêlées à l’Océan, leurs eaux ne sont plus bonnes à boire. »

Personne ne pourrait mieux que vous enseigner la science de la politique à mes fils.

En disant ces mots, le roi confia respectueusement ses fils à Vichnousarman. Le pandit se présenta devant les jeunes princes, qui se reposaient tranquillement sur la terrasse du palais, et débuta en ces termes :

« La science est sans contredit le plus bel ornement de l’homme ; la science est un trésor caché ; la science est un ami qui nous accompagne dans nos voyages ; la science est une ressource inépuisable ; la science mène à la gloire et charme toute une réunion ; la science est l’œil suprême ; la science nous fait vivre dans ce monde : sans la science, l’homme est une brute. »

« Une contrée privée du Gange est une contrée stérile ; une famille dépourvue de science est une famille détruite ; une femme qui n’a point d’enfants est une femme morte ; un sacrifice qui n’est pas accompagné de présents est un sacrifice inutile. »

« Les gens sensés passent le temps à se distraire par la lecture des poètes, tandis que les ignorants le passent à se livrer au vice, à dormir ou à se quereller. »

Je vais donc, pour amuser vos seigneuries, raconter la jolie fable du corbeau, de la tortue et de leurs amis. — Racontez-la, répondirent les jeunes princes. — Écoutez, reprit Vichnousarman, je commence le Mitralâbha ; en voici le premier sloka :

  1. Il y a dans le Bengale une espèce de chèvres auxquelles on donne le nom de Galastanî, c’est-à-dire qui a des mamelles à la gorge. Ces chèvres ont, sous le cou, de petites excroissances de chair qui ressemblent à des mamelles. C’est à cette espèce qu’il est fait allusion dans ce passage.