Hitopadésa/Avant-propos

Hitopadésa, ou l’Instruction utile
Traduction par Édouard Lancereau.
(p. i-x).

AVANT-PROPOS.




Ce livre que j’offre au lecteur a paru pour la première fois en 1855 dans la Bibliothèque elzévirienne de P. Jannet. L’accueil bienveillant qu’il a trouvé auprès du public lettré m’encourage à en publier aujourd’hui cette nouvelle édition.

Parmi les divers recueils de contes et d’apologues qui ont été composés dans l’Inde, l’Hitopadésa, ou l’Instruction utile[1], est à la fois un des plus remarquables et des plus célèbres. S’il faut en croire le témoignage de Lalloû-Lâl, savant brâhmane qui vivait au commencement de notre siècle, l’auteur de cet ouvrage était un pandit nommé Nârâyana. Il est à regretter que Lalloû-Lâl ne nous ait donné aucun renseignement sur la vie de ce personnage et le temps où il a vécu. Mais, quoiqu’il soit impossible de fixer d’une manière précise la date de la composition de l’Hitopadésa, on peut néanmoins affirmer que la rédaction de ce livre ne remonte pas à une époque très ancienne. L’Hitopadésa n’est pas, on le sait, le type original des fables connues en Europe sous le nom de fables de Bidpaï. Ainsi que la plupart des recueils de ces fables qui ont circulé dans l’Orient, il n’est lui-même qu’une imitation du Pantchatantra[2], recueil plus ancien, lequel a dû recevoir sa forme actuelle vers la fin du Ve siècle de l’ère chrétienne, et a été traduit du sanscrit en pehlvi dans la première moitié du VIe siècle, du pehlvi en arabe dans le VIIIe siècle, et, plus tard, de l’arabe dans les principales langues de l’Asie et de l’Europe.

Quoique le plan général de l’Hitopadésa ne diffère pas beaucoup de celui du Pantchatantra, l’auteur de ce recueil ne s’est pas attaché à reproduire avec exactitude le modèle qu’il avait sous les yeux. Au lieu de donner un abrégé de l’ancienne rédaction sanscrite, il n’en a pris que les trois premiers livres avec quelques récits des deux derniers, et il a choisi, dans les cinq livres dont elle est composée, une certaine quantité de fables et d’histoires, qu’il a disposées dans un ordre nouveau, et racontées quelquefois d’une autre manière.

La partie de l’ancien recueil qu’il a le plus fidèlement imitée est l’introduction qui sert à rattacher les unes aux autres les diverses portions de l’ouvrage. D’ailleurs, comme il le déclare lui-même dans sa préface, le Pantchatantra n’est pas la seule source où il ait puisé les sujets de ses fables : des quarante-trois contes et apologues contenus dans l’Hitopadésa, dix-sept ont été tirés d’un recueil dont il n’a pas indiqué le titre.

L’Hitopadésa a été traduit dans presque tous les idiomes modernes de l’Inde : il en existe des versions en bengali, en mahratte et en différents dialectes hindouis. Parmi ces dernières, la plus remarquable est celle qui a été publiée en bradjbhâkhâ par Lalloû-Lâl, sous le titre de Râdjnîti[3] ou la Politique des rois. Je dois citer aussi une traduction persane faite avant le milieu du XVIIe siècle par un mufti nommé Tâdj ed-dîn, et intitulée Moufarrih-al-kouloûb (ce qui réjouit les cœurs). Cet ouvrage, sur lequel le savant Silvestre de Sacy a publié un mémoire intéressant dans le tome X des Notices et Extraits des Manuscrits de la Bibliothèque du Roi, est plutôt une imitation de l’Hitopadésa qu’une traduction des contes et apologues contenus dans ce recueil. Comme la plupart des traducteurs musulmans auxquels on doit des versions de livres sanscrits, Tâdj ed-dîn a supprimé tout ce qui, dans l’original, a rapport aux croyances religieuses, à la philosophie et aux mœurs des Hindous, pour y substituer des idées empruntées au mahométisme. En ce qui concerne le choix et la disposition des sujets, il a pris la même liberté, ou, pour mieux dire, la même licence, et, en même temps qu’il a introduit de nouvelles fables dans son livre, il a laissé de côté un grand nombre de celles dont est composé le recueil sanscrit. La version de Tâdj ed-dîn a été traduite en hindoustani par Mir Bahâdour Alî Houçaïni, en 1802, et publiée l’année suivante, à Calcutta, sous le titre d’Akhlâqu’-i Hindî[4], ou Morale indienne.

Comme l’un des recueils d’apologues le plus répandus dans l’Inde, l’Hitopadésa devait attirer de bonne heure l’attention de ceux qui se sont livrés les premiers à l’étude de la littérature sanscrite. Aussi, dès la fin du siècle dernier, a-t-il été traduit en anglais par le savant Wilkins[5] et par le célèbre William Jones[6]. Ces deux traducteurs, ayant vécu à une époque où les études indiennes étaient encore peu avancées, se sont souvent éloignés du sens de l’original, et ne l’ont pas toujours bien compris. En 1844, M. Max Müller a donné une traduction allemande[7] du texte de Schlegel et Lassen. Enfin, en 1848, M. Francis Johnson a fait paraître une nouvelle traduction anglaise[8] dans laquelle il s’est attaché à rendre littéralement un texte publié par lui l’année précédente. Pour compléter la liste des traducteurs de l’Hitopadésa, je dois citer Démétrios Galanos, Athénien, qui vécut dans l’Inde, de 1786 à 1833. La version de ce savant, imprimée à Athènes en 1851, par les soins et aux frais de M. Georges Typaldos[9], ne comprend que quelques parties détachées de notre recueil.

Le texte de l’Hitopadésa a été imprimé plusieurs fois dans l’Inde et en Europe. L’édition la plus ancienne de cet ouvrage est celle de Sérampour (1804), par Carey, avec une introduction par Colebrooke[10]. Une autre édition, accompagnée d’une traduction bengalie et de la traduction anglaise de Wilkins[11], a paru à Calcutta en 1830, et a été réimprimée en 1845, mais sans la version anglaise. Je ne citerai que pour mémoire une autre édition de Calcutta (1841), dans laquelle il a été fait quelques retranchements[12]. La plus ancienne édition de Londres est celle de 1810 ; elle ne porte aucun nom d’éditeur[13], mais les bibliographes l’attribuent à Wilkins et à Hamilton. Une nouvelle édition sortie des presses de Stephen Austin à Hertford a été donnée, en 1847, par M. Francis Johnson, avec une analyse grammaticale sous forme de glossaire[14]. Le texte publié à Bonn, en 1829, par Schlegel et Lassen[15], est l’un des plus répandus en Europe. Ce texte est accompagné de notes critiques, mais la traduction latine annoncée sur le titre n’a pas été donnée.

Avant d’entreprendre cette traduction, j’ai eu soin de collationner les principales éditions du texte publiées dans l’Inde et en Europe, ainsi qu’un manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris. J’ai pu, en me livrant à ce travail souvent pénible et fastidieux, combler certaines lacunes qui existent dans quelques éditions de l’Hitopadésa et donner de ce livre une version complète et fidèle. Je termine ce volume par une sorte d’appendice indiquant les ouvrages dans lesquels se retrouvent la plupart des sujets traités par notre fabuliste. Pour l’histoire de ces divers ouvrages, je renvoie le lecteur à l’Avant-propos placé en tête de ma traduction du Pantchatantra[16].

Dans l’Hitopadésa, come dans le Pantchatantra, chaque livre se compose d’un apologue principal dans lequel sont renfermes d’autres apologues récités par les personnages mis en action. Il n’est même pas rare d’y rencontrer plusieurs fables contenues les unes dans les autres. Le récit des histoires et des apologues est entre-mêlé d’une foule de sentences, de maximes et de pensées remarquables, extraites des codes des législateurs, des poèmes héroïques, des drames et des recueils de poésie. Le premier livre, intitulé Mitralâbha, ou l’Acquisition des Amis, correspond au deuxième livre du Pantchatantra. Il a pour but de démontrer combien il est avantageux de s’unir les uns aux autres. L’apologue principal de ce livre a fourni à La Fontaine le sujet d’une de ses plus jolies fables : le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat. Le second livre a pour titre Souhridbhéda, ou la Désunion des Amis, et répond à la première partie du Pantchatantra. La fable du Taureau, des deux Chacals et du Lion, qui en est l’apologue principal, a été composée pour faire connaître aux rois combien il est dangereux de prêter l’oreille aux insinuations perfides de ceux qui cherchent à semer la division entre un prince et ses amis les plus fidèles. Le troisième livre, Vigraha, ou la Guerre, est imité du troisième livre du Pantchatantra. La fable des Cygnes et des Paons, dans laquelle sont encadrés les divers apologues dont se compose cette partie du recueil, sert à démontrer le danger de se fier à des inconnus ou à des ennemis. Enfin, le quatrième livre, intitulé Sandhi, ou la Paix, n’est que la suite du précédent, et il ne se rapporte à aucune des cinq parties du Pantchatantra, bien qu’il renferme plusieurs contes et apologues empruntés à cet ouvrage.

  1. Ce titre peut encore se traduire par « le Bon Conseil ».
  2. Pantschatantrum sive Quinquepartitum de moribus exponens ex codicibus manuscriptis edidit Jo. Godofr. Ludov. Kosegarten. Bonnae ad Rhenum, 1848, in-8o. — Une autre édition du Pantchatantra a été publiée à Bombay, en 1868-1869, par MM. Kielhorn et Bühler, dans les Sanskrit Classics for the use of high Schools and Collèges.
  3. Rajneeti ; or Tales exhibiting the moral doctrines and the civil and military policy of the Hindoos ; translated from the original sanscrit of Narayun Pundit, into Brij Bhasha, by Sree Lulloo Lal Kub. Calcutta, 1809, in-8o.
  4. Ukhlaqi Hindee, or Indian Ethics, translated from a Persian version of the celebrated Hitoopades, or Saliitary Counsel, by Meer Bahadoor Ulee, nead-moonshee in the Hindoostanee department of the New College, at Fort-William, for the use of the students. Calcutta, 1803, in-4o.
  5. The Heetopades of Veeshnoo-Sarma, in a séries of connectcd Fables interspersed with moral, prudential and political maxims ; translated from an ancient manuscript in the Sanskreet language, with explanatory notes, by Ch. Wilkins. Bath, 1787, in-8o. Le premier chapitre de cet ouvrage a été traduit en français par Langlès. Voyez Fables et Contes indiens nouvellement traduits, avec un Discours préliminaire et des notes sur la religion, la littérature, les mœurs, etc., des Hindoux, par L. Langlès. Paris, 1790, in-18.
  6. Voyez Works of sir William Jones, tome VI de l’édition in-4o. London, 1799, et tome XIII de l’édition in-8o, 1807.
  7. Hitopadésa. Eine alte indische Fabelsammlung, aus dem Sanskrit zum erstenmal in das Deutsche übersetzt von M. Müller. Leipzig, 1844, in-12. M. Max Müller a en outre publié, dans sa colletlion des Handbooks for the study of Sanskrit, une édition du texte avec traduction anglaise littérale. London, 1864-1865.
  8. Hitopadésa or Salutary Counsels of Vishnu Sarman, in a series of connected Fables, interspersed with moral, prudential, and political maxims, translated literally from the original into English, for the use of the sanskrit student, by Francis Johnson. London, 1848, in-4o.
  9. Un volume in-8o.
  10. Hitopadesa or Salutary Instruction. In the original sanskrit. Serampore, 1804, in-4o.
  11. Hitopadesha : a Collection of Fables and Tales in Sanscrit, by Vishnusarma, with the Bengali and English translations revised. Calcutta, 1830. in-8o.
  12. The Hitopadesha or Salutary Instruction in Sanscrit, containing extracts from varions ethical works and divided into four parts, etc. By Vishnusharman. Calcutta, 1841, in-8o.
  13. The Hitopadesa in the Sanscrit language. London, 1810, in-4o.
  14. Hitopadesa. The Sanskrit text, with a grammatical analysis, alphabetically arranged. By Fr. Johnson. London and Hertford, 1847, in-4o.
  15. Hitopadesas id est Institutio salutaris. Textum codd. mss. collatis recensuerunt, interpretationem latinam et annotationes criticas adjecerunt A. G. a Schlegel et Chr. Lassen. Bonnae ad Khenum, 1829-1831, in-4o.
  16. Pantchatantra ou les Cinq Livres, recueil d’apologues et de contes, traduit du sanscrit par Édouard Lancereau. Paris, 1871, in-8o. Voyez aussi : Pantschatantra : Fünf Bücher indischer Fabeln, Märchen und Erzählungen. Aus dem Sanskrit übersetzt mit Einleitung und Anmerkungen von Theodor Benfey. Leipzig, 1859, 2 vol. in-8o.