Histoires des Canadiens-français, 1608-1880, tome I/Chapitre III

Wilson & Cie (Ip. 53-68).


CHAPITRE III

1604 — 1607


Acadie. — Compagnie de Monts. — Poutrincourt. — Sainte-Croix. — Pontgravé. — Mal-de-terre. — Port-Royal. — Catholiques et huguenots. — Embarras de de Monts. — Poutrincourt substitué à de Monts. — Lescarbot. — Port-Royal. — Louis Hébert. — Colonie de Poutrincourt à Port-Royal. — Explorations. — Abandon de Port-Royal. — Champlain.



C
eux qui avaient trafiqué avec les Sauvages de Gaspé et de Tadoussac tenaient à ne pas perdre la boule qu’ils avaient en main, comme on dit de nos jours. Le sieur de Monts, déjà nommé, crut que son tour était venu de se faire passer le monopole de la traite. « C’était, dit Charlevoix, un fort honnête homme, dont les vues étaient droites et qui avait du zèle pour l’État, et toute la capacité nécessaire pour réussir dans l’entreprise. » Comme il était bien vu au Louvre, il offrit à Henri iv d’entreprendre à ses frais. Le roi, toujours faussement économe, ou plutôt chiche, topa volontiers. C’était pourtant l’époque où il jetait des demi-millions dans le tablier de mademoiselle d’Entragues pour se consoler d’avoir fait les couplets de Charmante Gabrielle. La chanson valait mieux que la d’Entragues.

Par lettres-patentes du 8 novembre et du 18 décembre 1603, de Monts fut nommé lieutenant-général au pays de la Cadie, du 40e au 46e, pour le peupler, cultiver et faire habiter, rechercher les mines d’or et d’argent, bâtir des villes, concéder des terres, etc. Le privilége, en dehors de la concession des terres, s’étendait jusqu’au 54e degré de latitude.

L’opposition de Sully n’était pas la seule. Le parlement de Rouen refusa d’entériner les lettres-patentes, et adressa même au roi (18 janvier 1604) des remontrances auxquelles Henri iv, piqué, riposta par une missive péremptoire selon les meilleures formes ; mais le parlement n’en tint compte, et ce ne fut que sur nouvelle injonction (25 janvier) qu’il s’inclina enfin. Il soutenait que ce privilége ne devait pas être accordé à un protestant, et que le commerce de l’Acadie et terres circonvoisines devait être libre. À quoi Sa Majesté répondait : « Nous avons donné ordre que quelques gens d’église, de bonne vie, doctrine et édification, s’emploient à cette entreprise et se transportent ès dits pays et provinces avec le dit sieur de Montz pour prévenir ce que l’on pourrait y semer et introduire de contraire profession. Quant aux interdictions (sur le commerce), comme les motifs et occasions de la dite entreprise concernent le seul bien et avancement de notre puissance et autorité et service, ce que l’on y voudrait apporter de nuisance, trouble ou retardement nous regarde et importe principalement, et n’estimons pas que autres que nous ou notre conseil en puisse juger avec tant de considération qu’il est requis pour notre service. »

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Il s’agissait, cette fois, d’exploiter l’Acadie[1]. De Monts se souvenait du climat de Tadoussac et des privations endurées par les hommes de Chauvin.

Le privilége embrassait aussi le fleuve du Canada et les côtes de la mer jusqu’à New-York. Ce mauvais grain de sénevé poussa si bien dans le terroir de la diplomatie, que les Français et les Anglais se sont égorgés pendant deux siècles afin de délimiter leurs possessions respectives dans ces contrées.

Outre la compagnie formée par son prédécesseur et qu’il conservait, de Monts avait l’appui des marchands de Rouen et de la Rochelle ; aussi son armement de quatre navires, préparé à Dieppe et au Havre-de-Grâce, était-il plus considérable que ceux envoyés jusqu’à ce moment à la Nouvelle-France. La traite était accordée à ces marchands l’espace de dix années. C’est la première fois que nous voyons la Rochelle figurer dans les compagnies du Canada. Deux de ces marchands se nommaient Macquin et Georges.

Champlain fut invité à se joindre à l’expédition ; le roi lui en donna le congé avec ordre de dresser un rapport de ses explorations.

Une recrue importante fut celle de Jean de Biencourt, sieur de Poutrincourt, compagnon d’armes de de Monts, dont il sera parlé plus loin. Plusieurs gentilshommes s’embarquèrent aussi en même temps, ainsi que cent vingt artisans et soldats, tant catholiques que protestants. Nous ne savons combien de pasteurs protestants étaient avec eux ; mais il y avait un prêtre catholique, nommé Nicolas Aubry, de Paris, jeune homme de bonne famille qui était parti contre le gré de ses parents, et le même qui s’égara dans les bois, en Acadie, pendant dix-sept jours, et dont Lescarbot et Champlain nous ont raconté l’aventure. On cite aussi dans ce voyage Louis Hébert, apothicaire, de Paris.

De Monts mit à la voile, au Havre-de-Grâce, le 7 mars 1604, avec deux navires, dont l’un était de cent vingt tonneaux et l’autre de cent cinquante, commandés par les capitaines Timothée, du Havre-de-Grâce, et Morel, de Honfleur. On mentionne aussi les pilotes Cramolet et Pierre Angibaut dit Champodoré. « Le six mai, dit Charlevoix, il entra dans un port de l’Acadie où il rencontra un navire qui faisait la traite malgré les défenses. Il le confisqua en vertu de son privilége exclusif, et le port fut nommé le port Rossignol[2], du nom du capitaine à qui appartenait le navire confisqué, comme si M. de Monts eût voulu dédommager cet homme de la perte qu’il lui faisait subir, en immortalisant son nom. Au sortir de ce port, il entra dans un autre qui fut appelé le port au Mouton, parce qu’un mouton s’y noya[3]. Il débarqua tout son monde et y passa plus d’un mois, tandis que M. de Champlain visitait la côte dans une chaloupe, pour chercher un endroit propre à l’établissement qu’on avait projeté. »

Ainsi faute de savoir où l’on allait, une partie de la belle saison fut perdue en tâtonnements. Il eût fallu employer ce temps à semer les terrains déjà découverts, s’il y en avait, ensuite à en défricher d’autres, puis à faire la récolte ; en septembre, on eût pu construire des logements pour l’hiver. Avec de mauvais éléments, ces travaux si simples sont impossibles.

Le troisième navire était parti de France pour la traite de Tadoussac. Sur le quatrième, qui portait une partie des provisions et des « commodités nécessaires pour l’hivernement, » et qui était commandé par le capitaine Foulques ou Fouque, de la Rochelle, Pontgravé se mit en route le dernier, ayant instruction de se rendre au cap Canseau et vers l’île du cap Breton « voir ceux qui contreviendraient aux défenses de Sa Majesté touchant la traite des pelleteries et la pêche. »

Ce n’était pas assez des Anglais qui commençaient « à rôder les côtes, » il fallait encore engendrer querelle aux Français dispersés dans ces parages.

Les Basques, notamment, faisaient depuis un siècle au moins le commerce de la morue, sans s’inquiéter si cela convenait au roi de France et de Navarre. Leur courir sus et les traiter en voleurs était une injustice criante que les mœurs barbares de ces temps orageux peuvent expliquer mais non pas excuser.

Les assassinats, les empoisonnements, les violations de toutes sortes avaient tellement pris racine dans les hautes classes, que rien n’arrêtait les ambitions publiques ou privées. Ceux qui étaient « quelque chose » y allaient haut la main et sans pitié pour « le commun. »

La Nouvelle-France, destinée à subir tant de guerres et de misères, ne pouvait en commencer trop tôt l’apprentissage. La première notion des peuples civilisés qu’eurent les naturels de l’Acadie et des bords du golfe fut par le spectacle d’agressions sanglantes entre ces étrangers venus de si loin et qui ne respiraient que la haine et le meurtre les uns envers les autres. Quand les missionnaires arrivèrent prêcher la mansuétude, la charité et l’amour, ils eurent à lutter contre ces scandales qui témoignaient aux Sauvages combien peu les hommes des grands canots (navires) s’aimaient et se pardonnaient leurs divergences d’opinion.

Champlain, explorant toujours les côtes de l’Acadie, jeta son dévolu sur la petite île Sainte-Croix, située à quelques milles de l’embouchure de la rivière Scoudie. De Monts y installa sa colonie. Il était temps, car le mal-de-terre se manifestait parmi eux, et durant l’hiver il en tua trente-six. On sema du blé en ce lieu, mais sans en faire la récolte. Deux ans plus tard, Lescarbot parle d’un champ de « blé mur, lequel était beau, gros, pesant et bien nourri, » qui fut trouvé sur l’île Sainte-Croix et dont on envoya des échantillons au port Royal.

La disette s’en mêla à son tour. Il fallut expédier une chaloupe au devant de Pontgravé à Canseau. De la venue du dernier navire dépendait désormais le salut de la petite troupe. À cette nouvelle, Pontgravé se hâta — sans toutefois oublier de mettre la main sur quelques Basques qui trafiquaient aux environs. Puis, ayant débarqué ses marchandises au poste du sieur de Monts, il fit voile pour la traite de Tadoussac, avec les captifs et les vaisseaux qu’il avait pris, « afin que justice en fut faite » en France.

Le mal-de-terre était le fléau des nouveaux hivernants. On sait qu’à Tadoussac, à Québec, aux Trois-Rivières, à Sorel, à Montréal, il eut des effets désastreux. Ce devait être le scorbut, combiné de fièvres malignes. Les malades affaiblissaient, leurs jambes enflaient, devenaient noires et tachetées de sang ; l’enflure finissait par gagner le haut du corps ; les gencives pourrissaient et tombaient avec les dents. « Cette maladie durait deux ou trois mois entiers, et tenait les malades jusqu’à huit jours à l’agonie. Ceux qui en étaient atteints répandaient une puanteur infecte. » « Cette contagion est si universelle chez les Sauvages de notre connaissance, que je ne sais si aucun en a évité les atteintes. »

Tels sont les témoignages des écrivains d’alors. « De tous les gens du sieur de Monts qui premièrement hivernèrent à Sainte-Croix, dit le Père Biard, onze seulement demeurèrent en santé. C’étaient les chasseurs qui, en gaillards compagnons, aimaient mieux la picorée que l’air du foyer et courir un étang que de se renverser paresseusement dans un lit, ou pétrir les neiges en abattant le gibier, que non pas de deviser de Paris et de ses rôtisseurs auprès du feu. » Lescarbot écrit à ce sujet qu’il « trouverait bon l’usage des poêles tels qu’ils sont en Allemagne, au moyen desquels ils ne sentent point l’hiver. » Les Canadiens ont inventé des poêles bien supérieurs à ceux des Allemands.

L’habitation de Sainte-Croix passait en conséquence, aux yeux de de Monts et de Champlain, pour impraticable. Le mal-de-terre effrayait les Européens au delà de toute mesure. Ils en mouraient « comme mouches, » et la perspective d’un établissement de quelque valeur se faisait de plus en plus lointaine. Fort heureusement, le Pont, comme on appelait Pontgravé, devait revenir de France à la prochaine navigation (1605). « Nous attendions nos vaisseaux à la fin d’avril. »

On avisait en même temps au moyen de changer de lieu. La rivière des Etchemins ne pouvait servir de base d’opération. On y manquait d’eau douce. Les yeux se tournèrent du côté de Port-Royal, déjà entrevu, et dont les avantages et les beautés naturelles avaient été remarqués. L’empire français en Amérique n’avait pas encore de capitale. Nous étions loin d’Ottawa.

À l’automne (1604), Champlain visita, en compagnie de de Monts, la côte des Etchemins, partie de la Nouvelle-Angleterre quelques années après.

L’hiver se passa plus mal que bien à lutter contre le scorbut, le manque de bois de


MÈRE MARIE, DE L’INCARNATION.

chauffage et d’eau potable pour boire ou cuire les aliments. Tout paraît étrange aux yeux du lecteur canadien dans les misères et les souffrances des colons de Roberval, Chauvin et de Monts. Avoir sous la main de l’eau fraîche, du bois, de la viande, le tout en quantité, et ne pas savoir s’en servir, voilà qui dépasse le sens commun. Nous expliquons ces mécomptes par le choix des hommes appelés à vivre dans ce milieu nouveau. La majorité d’entre eux n’avaient connu que les villes ; ils étaient incapables de se suffire à eux-mêmes ; l’esprit d’initiative qui règne dans les populations des campagnes leur faisait absolument défaut. Ce ne fut point la même chose lorsque, plus tard, Champlain se vit en position d’enrôler des cultivateurs pour les terres du bas Canada ! Les ressources du pays s’offraient alors à ces hommes d’expérience et de bonne volonté ; ils en tiraient parti : l’esprit canadien régnait chez eux. Les gens de de Monts, au contraire, n’ayant aucune éducation préalable, s’appuyaient uniquement sur leurs chefs, et comme ces chefs ne savaient pas les inspirer, toute la colonie pâtissait. Il n’y a pas de théorie qui vaille : ce vice rédhibitoire constituait un obstacle infranchissable.

L’été venu, on fit choix du Port-Royal pour asseoir la colonie, non sans explorer auparavant les rivages de la mer jusqu’au cap Cod. Rien ne se présentait qui fût préférable au site du Port-Royal.

Soixante-dix ans après le premier voyage de Jacques Cartier, un noyau de colonisation prenait donc racine dans la Nouvelle-France. C’est de Port-Royal que datent les établissements européens sur notre sol. Des soixante dix-neuf personnes qui avaient survécu à l’hivernage de l’île Sainte-Croix, quarante-quatre se transportèrent dans l’endroit choisi ; mais le découragement se faisait sentir chez tous les individus qui composaient cette maigre colonie.

L’île Sainte-Croix est un îlot, à proprement parler. De Monts et Champlain ne cherchaient pas à cultiver la terre lorsqu’ils s’y établirent. Ils ne croyaient donc pas à l’habitant ? Alors, qu’espéraient-ils fonder ? Nous le savons, leurs récits nous l’apprennent : Prévert avait prétendu qu’il existait des mines de cuivre en Acadie, et l’on visait à l’exploitation des mines. L’automne de 1604, le bassin des Mines avait été exploré sans résultat ; un peu de gangue et quelques morceaux d’un métal très-peu riche était tout ce que l’on avait trouvé ; c’est pourquoi l’on pensa qu’il valait mieux se réfugier au Port-Royal et attendre les événements. Une idée fausse ne produit rien qui vaille. Fausse était l’idée de s’attacher aux mines. L’Espagne a vu couler des flots d’or dans ses comptoirs ; mais cet or, comme l’eau, a suivi la pente ; il avait été arraché aux entrailles de l’Amérique ; des millions d’indigènes l’avaient payé de leur vie ; le commerce l’a enlevé à l’impitoyable Espagne, et lorsque les manufactures de France et d’Angleterre l’eurent absorbé, le royaume auquel Colomb avait donné un monde dût se ranger humblement derrière les puissances de deuxième ordre. La mine par excellence, c’est le sol, c’est la culture, c’est le travail de l’habitant.

De Monts, décontenancé, ne recevant aucun secours, voulut repasser en France. Le voilà si doucereux qu’il cherche à amadouer les pauvres pêcheurs dont il se faisait le tyran l’année précédente. Il désire profiter du départ de leurs bâtiments pour revoir son pays. De simples barques chargées de morues ne lui font ni honte ni chagrin. Cette fois, il ne songe pas à les capturer et à les faire vendre aux enchères à son bénéfice. Le plus comique de l’affaire, c’est que les pêcheurs, terrifiés par les ordonnances de Sa Majesté, s’éloignaient autant que possible de la baie Française (la baie de Fundy[4]), où était logé ce pirate à patente royale.

Force fut donc à de Monts d’attendre.

Il attendit jusqu’au 15 juin (1605), moment où Pontgravé arriva sur une chaloupe, portant avis que son vaisseau était mouillé à six lieues de là, tout prêt à relever de sentinelle la troupe des hivernants, car il avait avec lui quarante hommes. « Ce fut au grand contentement d’un chacun, et canonnades ne manquèrent pas à l’abord, ni l’éclat des trompettes. » Le lendemain, le vaisseau se montra.

Pontgravé fut fort désappointé. Pensant revoir une colonie prospère et vigoureuse, il ne rencontrait que fiévreux, souffreteux et gens désespérés, qui n’avaient pas même préparé de logements pour lui et sa suite.

Sainte-Croix était vouée à l’abandon. Ce furent Pontgravé et Champlain qui choisirent définitivement Port-Royal (maintenant Annapolis), célèbre dans les guerres de l’Acadie. Après que la nouvelle demeure fût préparée, à l’automne, le sieur de Monts se délibéra de repasser en France, laissant Pontgravé pour son lieutenant, « lequel ne manqua de promptitude, selon son naturel, à faire et parfaire ce qui était requis pour loger soi et les siens… Le dit de Pont n’était pas homme pour demeurer en repos, ni pour laisser ses gens oisifs. »

Nous le répétons, on ne tire rien qui vaille d’un faux principe. Le commandeur de Chaste entendait son devoir autrement que le sieur de Monts. En dépit de l’activité de Champlain et de Pontgravé, la situation ne s’améliorait pas, car il eût fallu changer les hommes qui composaient l’établissement de Port-Royal.

Ce joli commencement de colonie avait un autre côté assez étrange. Écoutons ce qu’en dit Champlain :

« Deux religions contraires ne font jamais un grand fruit pour la gloire de Dieu, parmi les infidèles que l’on veut convertir. J’ai vu le ministre et notre curé s’entrebattre à coups de poing sur le différend de notre religion. Je ne sais pas qui était le plus vaillant et qui donnait le meilleur coup, mais je sais très-bien que le ministre se plaignait quelquefois au sieur de Monts d’avoir été battu ; et ils vidaient en cette façon les questions de controverse. Je vous laisse à penser si cela était beau à voir. Les Sauvages étaient tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; et les Français, mêlés selon leurs diverses croyances, disaient pis que pendre de l’une et de l’autre religion. »

Comme bénéfice clair, Champlain s’est souvenu, en temps et lieu, qu’il n’était pas possible de réussir avec des éléments si disparates.

De Monts n’avait pas été honnête dans le recrutement de ses colons. La patente royale était basée sur une idée chrétienne ; il avait embarqué des gens sans aveu, par conséquent incapables de remplir la mission qui leur incombait. Si nous en croyons Lescarbot, l’assemblage de l’île Sainte-Croix n’était pas du tout rassurant pour les hommes paisibles qui demeuraient dans ce lieu : il fallait monter la garde de nuit et prendre les précautions que l’on observe au milieu des brigands : « être contraint de se donner de garde, non des peuples que nous disons sauvages, mais de ceux qui se disent chrétiens et n’en ont que le nom, gente maudite et abominable, pire que des loups, ennemis de Dieu et de la nature humaine. »

Pour fonder sa colonie, de Monts n’avait amené ni laboureurs ni bestiaux. Pour prêcher le christianisme aux Sauvages, il avait un prêtre douteux et un ministre protestant. Une comédie selon les règles ! Le roi de France obéissait-il à une simple formule lorsqu’il s’exprimait comme suit dans les lettres-patentes adressées au sieur de Monts : « Étant mû d’un zèle singulier, avant toute autre considération, et d’une dévote et ferme résolution que nous avons prise, avec l’aide et l’assistance de Dieu, auteur, distributeur et protecteur de tous les royaumes, de faire instruire au christianisme les peuples qui habitent en ces contrées… nous vous avons établi lieutenant-général, etc ? » Ce document ne saurait être pris au sérieux, pas plus que ceux adressés à Roberval et aux autres « entrepreneurs. » Ce qui nous étonne, c’est qu’il se soit rencontré des écrivains assez naïfs pour broder sur ce thème des éloges à François Ier, à Henri III et à Henri IV. La duplicité du monarque est évidente ; il cherchait autre chose que la propagation de l’Évangile ; à vrai dire, ce point n’entrait pour rien dans ses calculs, et, cependant, on a réussi à le faire croire aux lecteurs. Non ! les Européens ne comprirent pas la « question coloniale » avant Richelieu (1626), et le Père Biard, qui écrivait en 1611, était du petit nombre d’hommes expérimentés, bien pensants, véritables chrétiens, qui savaient ce qu’il convenait de faire en ce pays : « Je suis contraint de cotter aucune raison qui m’émeuve l’âme quand je considère comme nous délaissons cette pauvre Nouvelle-France en friches, et quant au temporel et quant au spirituel, en barbarie et paganisme. Je sais prou que je profite bien plus de les alléguer aux oreilles de Notre Seigneur par ferventes prières, que de les marquer aux yeux des hommes par écriture morte. Néanmoins, tant plus ardemment je m’écrie devant Dieu en les pesant, tant plus je me sens pressé à les spécifier aux hommes en les écrivant. »

De Monts n’eut pas plus tôt mis le pied en France, qu’il jugea sa position désespérée. Il eut à expliquer ses actes de rapine. Les Bretons et les Basques ne se laissaient pas écorcher sans crier ; ils représentaient au roi que le revenu des douanes allait baisser à cause du monopole, et que le commerce et la navigation étaient en souffrance, sans compter les familles qui se trouvaient sans pain par suite de l’exclusion des pêcheurs libres sur les côtes du Canada et de l’Acadie. Ces jalousies et ces rivalités, comme on les a appelées, étaient légitimes, et nous ne voyons pas qu’il y ait lieu d’approuver un monopole dont les exploiteurs font si mauvais usage. On a dit aussi que le roi, en cédant aux plaintes des adversaires de de Monts, ruinait une entreprise qui ne pouvait se soutenir que par les bénéfices de la traite ; mais alors, c’était une fausse entreprise, car la base réelle d’une colonie est l’agriculture.

La supplique de la communauté de Saint-Malo (16 novembre 1604) aux États de Bretagne, mentionne « l’abus qui se commet par ceux qui, sous ombre de découvrir des mines, trafiquent à Canada et empêchent les habitants de la dite ville (Saint-Malo) d’y naviguer et trafiquer comme ils faisaient au passé. »

Poutrincourt se rendit à Paris, sur un exprès que lui avait envoyé de Monts pour lui passer la direction de son privilége. Il y a apparence que, désireux de succéder au chef de la compagnie, Poutrincourt le soutint assez peu dans ce pas difficile. D’ailleurs, le nouvel associé comptait sur des protections qui faisaient complètement défaut à un calviniste. De Monts conservait ouvertement ses titres et ses intérêts dans l’entreprise. On le voit se rendre à la Rochelle (avril 1606), où il surveille le départ du navire destiné à l’Acadie. Au mois de juillet, même année, Lescarbot vit, au détroit de Canso, des pêcheurs malouins qui « faisaient pour les associés du sieur de Monts. »

Une fois les arrangements terminés, restait « de trouver les ouvriers nécessaires à la Nouvelle-France, dit Lescarbot. À quoi fut pourvu en bref (car sous le nom de Poutrincourt il se trouvait plus de gens qu’on ne voulait), prix fait de leurs gages et pour se trouver à la Rochelle, où était le rendez-vous, chez les sieurs Macquin et Georges, honorables marchands de la dite ville, associés du sieur de Monts, lesquels fournissaient notre équipage. »

Plusieurs des hommes engagés par Poutrincourt n’étaient pas aussi paisibles que l’on voudrait bien croire. Rendus à la Rochelle, ils y firent les cents coups ; plusieurs furent emprisonnés. « Toutefois, dit Lescarbot, il y en avait quelques-uns respectueux et modestes ; mais je puis dire que c’est un étrange animal qu’un menu peuple. »

« Le sieur de Poutrincourt s’informa en quelques églises s’il se pourrait point trouver quelque prêtre qui eût du savoir, pour le mener avec lui, et soulager celui que le sieur de Monts y avait laissé à son voyage, lequel nous pensions être encore vivant. Mais d’autant que c’était la semaine sainte, temps auquel ils sont occupés aux confessions, il ne s’en présenta aucun ; les uns s’excusant sur les incommodités de la mer et du long voyage, les autres remettant l’affaire après Pâques. Occasion qu’il n’y eut moyen d’en tirer quelqu’un hors de Paris, parce que le temps pressait, et la mer n’attend personne. » On lui proposa de s’adresser aux Pères Jésuites ; il refusa.

Est-ce du prêtre ci-dessus que parle le Frère Sagard lorsqu’il dit : « En ces commencements que les Français furent vers l’Acadie, il arriva qu’un prêtre et un ministre moururent (l’hiver 1605-6, il y eut, à Port-Royal, douze décès, par suite du mal-de-terre) presqu’en même temps. Les matelots qui les enterrèrent les mirent tous deux dans une même fosse, pour voir si, morts, ils demeureraient en paix, puisque, vivants, ils ne s’étaient pu accorder. » Champlain, témoin de ces tristes spectacles, dût prendre dès lors la résolution d’exclure les calvinistes de sa colonie, si jamais il avait mission d’en diriger une.

Si d’un côté de Monts s’était vu retirer une partie de son privilége pour abus de pouvoir, le même Poutrincourt, qui l’obtint aussitôt, ne se montra ni tendre ni juste envers les pauvres pêcheurs, Basques, Bretons et Normands, qui avaient porté plainte au conseil du roi contre les gens de Sainte-Croix.

Le 11 mai 1606, Poutrincourt partit de la Rochelle, sur le Jonas, navire de cent cinquante tonneaux, capitaine Foulques, pilote Olivier Fleuriot, de Saint-Malo, et se dirigea vers l’Acadie. Il avait sur son navire un nommé Ralleau, secrétaire du sieur de Monts, qui en était à son deuxième voyage en Acadie, et Marc Lescarbot, avocat, poète, homme de loisirs. Voici quelques fragments du morceau de vers que celui-ci écrivit de la Rochelle, avant de partir, « lequel, dit-il, je fis imprimer en la dite ville, le troisième d’avril mil six cent six, et fut reçu avec tant d’applaudissements du peuple, que je ne dédaignerai point de le coucher ici : »


Après que la saison du printemps nous invite
À sillonner le dos de la vague Amphitrite,
Et cingler vers les lieux où Phébus chaque jour
Va faire, tout lassé, son humide séjour —
Je veux ains que partir dire adieu à la France,
Celle qui m’a produit et nourri dès l’enfance ;
Adieu, non pour toujours, mais bien sous cet espoir
Qu’encores quelque jour je la pourrai revoir.
Adieu donc douce mère, adieu France amiable ;
Adieu de tous humains le séjour délectable…
..................
Adieu, côteaux vineux et superbes châteaux.
Adieu l’honneur des champs, verdure et gras troupeaux.
Et vous, ô ruisselets ! fontaines et rivières,
Qui m’avez délecté en cent mille manières
Et mille fois charmé au doux gazouillement
De vos bruyantes eaux — adieu semblablement.
..................
De Monts, tu es celui de qui le haut courage
A tracé le chemin à un si grand ouvrage
..................
Poutrincourt, c’est donc toi qui a touché mon âme
Et lui as inspiré une dévote flamme
À célébrer ton lot et faire par mes vers
Qu’à l’avenir ton nom vole par l’univers.
Ta valeur, dès long temps en la France connue,
Cherche une nation aux hommes inconnue,
Pour la rendre sujette à l’empire français,
Et encore y asseoir le trône de nos rois.
..................
Pour m’égayer l’esprit ces vers je composais
Au premier que je vis les murs des Rochelais.

Voici comment Lescarbot raconte le motif de son voyage : « Ayant eu l’honneur de connaître le sieur de Poutrincourt quelques années auparavant, il me demanda si je voulais être de la partie… Désireux, non tant de voir le pays que de connaître la terre occulairement et fuir un monde corrompu, je lui donnai parole. » Il venait de perdre un procès qui lui tenait au cœur ; mais à son retour en France, quelques mois plus tard, il en appela et eut gain de cause.

Marc Lescarbot, né à Vervin, vers 1570, se qualifie de seigneur de Saint-Audebert, près de Soissons, et d’avocat au parlement. Il avait publié (1599) une traduction du « Discours de l’origine des Russiens, » de Baronius. Nous avons de lui « Les muses de la Nouvelle-France, » et « l’Histoire de la Nouvelle-France, » ouvrages dans lesquels les historiens ont beaucoup puisé. « On y voit un auteur exact et judicieux, dit Charlevoix, un homme qui a des vues, et qui eût été aussi capable d’établir une colonie que d’en écrire l’histoire. » C’est le premier poète qui ait vécu au Canada. En 1617, il visita la Suisse, en compagnie de Pierre de Castille, fils du célèbre négociateur, et imprima, l’année suivante, « Le Tableau de la Suisse, » en vers. Le contrôleur-général, plus tard président Jeannin[5], le protégeait. Il devint commissaire de la marine. En 1629, il fit paraître « La chasse aux Anglais dans l’île de Rhé et au siège de la Rochelle, et la réduction de cette ville en 1628, » en vers également. La date de sa mort n’est pas connue.

Le Jonas entra dans le port Royal le 27 juillet. Écoutons Lescarbot : « Ce nous était chose émerveillable de voir la belle étendue d’icelui et les montagnes et les côteaux qui l’environnent, et m’étonnais comme un si beau lieu demeurait désert et tout rempli de bois, vu que tant de gens languissaient au monde qui pourraient faire profit de cette terre s’ils avaient seulement un chef pour les y conduire. Peu à peu nous approchâmes de l’île qui est vis-à-vis du fort, où nous avons depuis demeuré ; île, dis-je, la chose la plus agréable à voir en son espèce qui soit possible de souhaiter ; désirant en nous-mêmes y voir porter de ces bâtiments qui sont inutiles par deçà et ne servent que de retraite aux cercelles et autres oiseaux. Nous ne savions encore si le sieur du Pont (Pontgravé) était parti, et, partant, nous nous attendions qu’il nous dût envoyer quelques gens au devant. Mais en vain, car il n’y était plus dès il y avait douze jours. Et, cependant que nous voguions par le milieu du port, voici que Membertou[6], le plus grand sagamos des Souriquois, vint au fort français, vers ceux qui étaient demeurés, en nombre de deux tant seulement, crier comme un homme insensé, disant en son langage : « Quoi ! vous vous amusez ici à dîner (il était environ midi), et ne voyez point un grand navire qui vient ici, et ne savons quels gens ce sont ! » Soudain, ces deux hommes coururent sur le boulevard et apprêtent les canons en diligence, lesquels ils garnissent de boulets et d’amorces. Membertou, sans dilayer, vint dans son canot fait d’écorces, avec une sienne fille, nous reconnaître, et n’ayant trouvé qu’amitié et nous reconnaissant Français, il ne fit point d’alarmes. Néanmoins, l’un de ces deux hommes, là demeurés, dit La Taille, vint sur la rive du port, la mèche sur le serpentin, pour savoir qui nous étions (quoiqu’il le sut bien, car nous avions la bannière blanche déployée à la pointe du mat), et sitôt voilà quatre volées de canons qui font des échos innumérables, et de notre part, le fort fut salué de trois canonnades et plusieurs mousquetades, en quoi ne manquait notre trompette à son devoir. À tant, nous descendons à terre, visitons la maison, et passons la journée à rendre grâce à Dieu, voir les cabanes des Sauvages, et nous aller promener par les prairies. Mais je ne puis que je ne loue beaucoup le gentil courage de ces deux hommes, desquels j’ai nommé l’un, l’autre s’appelle Miquelet ; et méritent bien d’être ici nommés, pour avoir exposé si librement leurs vies à la conservation du bien de la Nouvelle-France, car le sieur du Pont, n’ayant qu’une barque et une patache pour venir chercher vers la Terre-Neuve des navires de France, ne pouvait point se charger de tant de meubles, blés, farine et marchandises qui étaient par delà… si ces deux hommes n’eussent pris le hasard de demeurer là pour la conservation de ces choses, ce qu’ils firent volontairement et de gaîté de cœur. »

Lescarbot ajoute en son vieux style : « Le vendredi, lendemain de notre arrivée, le sieur de Poutrincourt, affectionné à cette entreprise comme pour soi-même, mit une partie de ses gens en besogne, au labourage et culture de la terre, tandis que les autres s’occupaient à nettoyer les chambres, et chacun appareiller ce qui était de son métier. » Ce coup de charrue est le vrai commencement de la colonie française en Acadie.

Louis Hébert, apothicaire de Paris, avait accompagné Poutrincourt dès 1604, et c’est probablement lui qui dirigea les travaux d’agriculture dont parle ici notre poète ; car il ajoute, dans un autre chapitre : « Durant le temps que le dit sieur de Poutrincourt fut là, étant en doute si le sieur de Monts viendrait point faire une habitation en cette côte, comme il en avait désir, il y fit cultiver un parc de terre pour y planter du blé et semer la vigne, comme il fit, à l’aide de notre apothicaire, M. Louis Hébert, homme qui, outre l’expérience qu’il a en son art, prend grand plaisir au labourage de la terre. Et peut-on ici comparer le sieur de Poutrincourt au bon père Noë, lequel, après avoir fait la culture la plus nécessaire qui regarde la semaille des blés, se mit à planter la vigne, de laquelle il ressentit les effets par après. »

Au cours d’une exploration que fit Poutrincourt jusqu’au cap Malbarre, le digne apothicaire herborisa avec un zèle courageux ; ni les côtes escarpées, ni le mauvais temps, ni les Sauvages, pourtant hostiles, ne l’intimidèrent. Il étudia, entre autres choses, les vignes indigènes, dont il voulait faire une culture à Port-Royal. Nous retrouverons Hébert en Acadie, et plus tard à Québec, car il fut le premier laboureur de ces deux contrées, et les Acadiens comme les Canadiens voient en lui le colon fondateur de leurs races.

L’intention de Poutrincourt était d’amener sa famille à Port-Royal. Hébert pensait probablement de même, puisqu’il était marié (avec Marie Rollet) depuis quatre ou cinq ans au moins, et avait déjà deux enfants, que nous rencontrerons à Québec en 1617.

Pontgravé ne tarda pas à retourner à Port-Royal (31 juillet), d’où il était parti le 16 juillet, avec Champlain, pour explorer les côtes. Il y demeura jusqu’au 28 août. « Et pendant ce mois, grande réjouissance. Le sieur de Poutrincourt fit mettre un muid de vin sur le cul, l’un de ceux qu’on lui avait baillés pour sa bouche, et permission de boire à tous venants tant qu’il dura, si bien, qu’il y en avait qui se firent beaux enfants. »

Poutrincourt, homme aux idées saines en général, songeait à l’avenir. Il avait décidé d’établir sa famille en Acadie, et de fonder un établissement dont il serait le chef, le seigneur, une sorte de roi de l’ancien temps, à la fois créateur et administrateur. Ce rêve poétique était en tous points réalisable. Heureux les esprits qui innovent ; heureux les chrétiens qui ouvrent des horisons inattendus à l’activité humaine, et songent à déverser le surplus des populations du vieux monde dans les territoires qui appellent le colonisateur. « C’est au labourage qu’il nous faut tendre, dit Lescarbot. C’est la première mine qu’il nous faut chercher, laquelle vaut mieux que les trésors d’Atabalippa (Pérou). Et qui aura du blé, du bétail, des toiles, du drap, du cuir, du fer, et, au bout, des morues, il n’aura que faire des trésors quant à la nécessité de la vie. Or, tout cela est, ou peut être, en la terre que nous décrivons, sur laquelle ayant le sieur de Poutrincourt fait faire, à la quinzaine, un second labourage, il l’ensemença de notre blé français, tant froment que seigle, et de lin, navette, raifort, choux, et autres semences. Et à la huitaine suivante, vit son travail n’avoir été vain, mais une belle espérance par la production que la terre avait déjà fait des semences qu’elle avait reçues. Ce qu’ayant été montré au sieur du Pont, ce lui fut un sujet de faire son rapport en France de chose toute nouvelle en ce lieu là. »

Au milieu des fêtes de Port-Royal, Lescarbot n’oublia pas qu’il était poète. Le 25 août (1606), voyant Pontgravé sur le moment de mettre à la voile, il lui adressa une pièce de vers qui commence ainsi :


Allez doncque, voguéz, ô troupe généreuse,
Qui avez surmonté d’une âme courageuse
Et des vents et des flots les horribles fureurs,
Et de maintes saisons les cruelles rigueurs,
Pour conserver ici de la française gloire
Parmi tant de hasards l’honorable mémoire.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Du Pont, dont la vertu vole jusques aux cieux
Pour avoir su dompter d’un cœur audacieux
En ces difficultés, mille maux, mille peines,
Qui pouvaient sous le faix accraventer tes veines.


Champlain devait s’occuper de découvertes, le long des côtes jusqu’à la Floride ; en attendant, il logeait avec Pontgravé, séparément des quarante-cinq hommes de Port-Royal. Ses courses, en 1604 et 1605, l’avaient beaucoup éclairé sur la nature du pays. L’année suivante, accompagné de Poutrincourt, il poussa jusqu’au cap Malbarre, sans retrouver, bien entendu, le climat qui l’avait charmé au Mexique, et dont il conservait un agréable souvenir. Ils furent de retour à Port-Royal le 14 novembre, et Lescarbot les y reçut avec des arcs de triomphe, sans compter la pièce de théâtre qu’il composa pour l’occasion.

Le 28 août (1606), Pontgravé repartit pour la France, avec ordre de capturer, en passant au cap Breton, les pêcheurs qu’il y trouverait en contravention aux ordonnances. Quand on ne fait pas fortune selon ses rêves, on la fait comme on peut : avec du canon et des textes de lois.

Vers le même temps, le fils de Pontgravé, appelé Robert, qui commandait un navire en Acadie, eut à se défendre contre les tracasseries de Poutrincourt, qui ne se faisait pas faute, d’une part, d’envoyer des chaloupes prier le père de lui fournir des vivres, et, de l’autre main, battait, emprisonnait et rançonnait le fils. Quel chapitre il y aurait à faire sur ces démêlés absurdes, nés de la rapacité des individus, des coutumes du temps et de la tolérance ignare de la cour !

L’hiver 1606-7 fut beaucoup plus doux que le précédent. D’ailleurs, les arrangements faits à Port-Royal différaient de la conduite imprévoyante que l’on avait tenue à l’île Sainte-Croix. « Nous passâmes cette saison fort joyeusement, dit Champlain, et fîmes bonne chère, par le moyen de l’ordre de Bontemps que j’y établis, que chacun trouva utile pour la santé, et plus profitable que toutes les médecines dont on pu user. »

Au printemps (1607), les explorations recommencèrent. Poutrincourt eut fait cent lieues pour examiner une apparence de mine. C’était pourtant un esprit droit, qui croyait à la possibilité d’une colonie basée sur l’agriculture ; mais il avait la passion du temps, et sacrifiait son énergie à des recherches stériles.

À Port-Royal, il n’y avait pas de femme. Pour cultivateur, on comptait quelques matelots désœuvrés. Aucune tête de bétail. Rien, en un mot, qui donnât l’idée d’une colonie fixe et surtout agricole.

« On fit du charbon de bois ; des chemins furent ouverts dans la forêt ; on construisit un moulin à farine, lequel, étant mû par l’eau, épargna beaucoup de fatigues aux colons qui avaient été, jusque-là, obligés de moudre leur blé à bras, opération des plus pénibles ; l’on fit des briques et un fourneau dans lequel on monta un alambic pour clarifier la gomme de sapin et en faire du goudron ; enfin, tous les procédés des pays civilisés furent mis en usage pour faciliter les travaux dans le nouvel établissement. Les Sauvages, étonnés de voir naître tant d’objets qui étaient des merveilles pour eux, s’écriaient dans leur admiration : « Que les Normands savent beaucoup de choses ! » C’est ainsi qu’ils appelaient les Français, parce que la plupart des pêcheurs qui fréquentaient leurs côtes étaient de cette partie de la nation. » (Garneau.) Ils distinguaient aussi les Malouins ou Bretons, et les Basques, mais, toutefois, la race française leur était connue comme nation de Normandie.

On fit cependant, un peu de jardinage. Lescarbot, qui n’aimait pas courir les aventures, s’improvisa cultivateur. En toute chose, l’improvisation était son fort. Lorsqu’il ne rimait pas des vers, il apprenait un métier.

« Lescarbot animait les uns et piquait les autres d’honneur, dit Charlevoix ; il se faisait aimer de tous, et ne s’épargnait lui-même en rien. Il inventait, tous les jours, quelque chose de nouveau pour l’utilité publique, et jamais on ne comprit mieux de quelle ressource peut être, dans un nouvel établissement, un esprit cultivé par l’étude. » Corneille a dit qu’un poète ne vaut pas un fendeur de pieu, mais il ne songeait pas qu’il y a des fendeurs de pieu qui sont poètes.

Au milieu de ces occupations, les Sauvages fréquentaient le poste, et, comme ils étaient en guerre avec des tribus éloignées, les gens de Port-Royal, qui couraient les côtes de la mer, étaient souvent attaqués. Il y eut, de part et d’autres, des morts et des blessés.

Poutrincourt avait établi un moulin à farine. L’idée de le faire travailler par des esclaves se présenta, comme naturellement. Il fut donc décidé que l’on userait de stratagème pour s’emparer de trois ou quatre Sauvages ; mais au cas où ceux-ci voudraient résister, les hommes chargés de l’opération avaient ordre de les poignarder, tout simplement.

Cette même année, 1607, cent Anglais débarquaient (13 mai) à James-Town, sur le bord de la rivière Pawhatan (James), en Virginie, et commençaient la première colonie stable que leur race ait eue sur ce continent.

« Le 24 de mai, apperçûmes, dit Champlain, une petite barque de six à sept tonneaux, qu’on envoya reconnaître, et trouva-t-on que c’était un jeune homme de Saint-Malo, appelé Chevalier, qui apporta lettres du sieur de Monts au sieur de Poutrincourt, par lesquelles il lui mandait de ramener ses compagnons en France. » C’était l’anéantissement des projets de Poutrincourt.

Il avait enfin fallu céder à l’orage. « Le sieur de Monts ne sut si bien faire, observe Champlain, que les volontés du roi ne fussent détournées par quelques personnages qui étaient en crédit, qui lui avaient promis d’entretenir trois cents hommes du dit pays. Donc, en peu de temps, sa commission fut révoquée, pour le prix de certaine somme que certain personnage eut sans que Sa Majesté en sût rien. »

Lescarbot, qui trouve toujours la note joyeuse, et qui n’était peut-être pas fâché de repasser en Europe, nous dit : « Chevalier, apporteur de nouvelles, avait eu charge de capitaine au navire qui était demeuré à Canseau. En cette qualité, on lui avait baillé pour nous amener six moutons, vingt-quatre poules, une livre de poivre, vingt livres de riz, autant de raisins et de pruneaux, un millier d’amandes, une livre de muscades, un quarteron de canelle, une demie livre de giroffles, deux livres d’écorces de citrons, deux douzaines de citrons, autant d’oranges, un jambon de Mayence et six autres jambons, une barrique de vin de Gascogne et autant de vin d’Espagne, une barrique de bœuf salé, quatre pots et demi d’huile d’olive, un baril de vinaigre et deux pains de sucre. Tout cela fut perdu par les chemins, par fortune de gueule, et n’en fîmes pas grand cas. Néanmoins, j’ai mis ici ces denrées afin que ceux qui voudraient aller sur mer s’en pourvoyent. Quant aux poules, aux moutons, on nous dit qu’ils étaient morts durant le voyage, ce que nous crûmes facilement, mais nous désirions au moins qu’on nous en eût apporté les os. On nous dit encore, pour plus ample résolution, qu’on pensait que nous fussions tous morts. Voilà sur quoi fut fondée la mangeaille… La société de M. de Monts ne pouvait plus fournir aux frais de l’habitation comme elle avait fait par le passé, et, pour cette cause, n’envoyait personne pour demeurer là après nous. Si nous eûmes de la joie de voir notre secours assuré, nous eûmes aussi une grande tristesse de voir une si belle et si sainte entreprise rompue, que tant de travaux et de périls passés ne servissent de rien, et que l’espérance de planter là la foi catholique s’en allât évanouïe… Tout ce qu’on avait pu faire jusque-là, ç’avait été de trouver lieu propre à faire une demeure arrêtée, et une terre qui fût de bon rapport. Et cela fait, de quitter l’entreprise, c’était bien manquer de courage. Car passée une autre année, il ne fallait plus entretenir l’habitation. La terre était suffisante de rendre les nécessités de la vie. C’est le sujet de la douleur qui poignait ceux qui étaient amateurs de voir la religion chrétienne établie en ce pays-là. Mais d’ailleurs, le sieur de Monts et ses associés étant en perte, et n’ayant point d’avancement du roi, c’était chose qu’ils ne pouvaient faire sans beaucoup de difficulté que d’entretenir une habitation par delà. »

De Monts et sa compagnie étaient à bout de ressources. Les Hollandais, conduits par un Français du nom de Lajeunesse, leur portèrent un coup nouveau (1606) en pillant les castors et autres pelleteries qu’ils avaient dans le Saint-Laurent. Le privilége de dix ans fut retiré ; les marchands de Saint-Malo triomphaient ; le Béarnais, touché, en apparence, des malheurs de de Monts, lui assigna une rente annuelle de six mille francs, pour le dédommager de plus de cent mille qu’il avait dépensés depuis trois ans. Cette générosité, ou plutôt cette espièglerie, avait ceci de particulier qu’il fallait en prélever le montant sur plus de soixante vaisseaux engagés dans la traite de la Nouvelle-France, et que les frais de perception ne pouvaient manquer d’excéder cette somme. Aussi le privilégié y renonça-t-il sur-le-champ, car c’était la mer à boire, comme s’exprime Champlain.

Henri IV, devenu, sur terre, le plus puissant monarque de l’Europe, s’en laissait imposer par les marines anglaise et hollandaise, au point de voir son ambassadeur Sully abattre pavillon devant un simple brigantin de Londres qui le lui commandait, mèche allumée. Cela se passait à trois lieues des côtes de France ; rien d’étonnant qu’on ait eu si peu d’égard pour l’honneur du drapeau à mille lieues plus loin, au Canada.

Pontgravé était revenu sur le Jonas, avec le capitaine Chevalier et le pilote Nicolas Martin. Il faisait la pêche à Canseau, où se trouvait aussi « un bon vieillard de Saint-Jean de Luz, nommé le capitaine Savalet, » lequel en était à son quarante-deuxième voyage dans ces lieux, ce qui suppose cinquante années d’expérience.

Le 30 juillet, Poutrincourt fit équiper trois barques, à Port-Royal, « pour envoyer les hommes et commodités » vers le Jonas. Lescarbot (il écrivit un adieu en vers) et le pilote, Champdoré, partirent en cette occasion, mais Poutrincourt demeura en arrière, avec Champlain et sept ou huit hommes, qu’il espérait engager à rester à la garde de l’établissement. Ils n’y voulurent pas consentir. Enfin, le 11 août, après avoir recueilli des gerbes de blé, d’avoine et autres produits, à titre d’échantillon de la récolte encore sur pied, on s’embarqua pour rejoindre le Jonas, qui leva l’ancre le 3 septembre et s’arrêta à Saint-Malo dans les premiers jours d’octobre. Comme France-Roy et Tadoussac, Port-Royal était abandonné. France-Roy a été remplacé par Québec, qui est dans son voisinage ; Port-Royal ne tarda pas à voir reparaître les Français ; Tadoussac attend encore des colons.

Poutrincourt, son fils Biencourt et Lescarbot, se rendirent par mer à Honfleur, et de là à Paris, où il « présenta au roi les fruits de la terre d’où il venait, et spécialement le blé, froment, seigle, orge, avoine, comme étant la chose la plus précieuse qu’on puisse rapporter de quelque pays que ce soit. Il eût été bienséant de vouer ces premiers fruits à Dieu, et les mettre entre les enseignes de triomphe en quelque église… D’autant que le premier but du sieur de Poutrincourt est d’établir la religion chrétienne en la terre qu’il a plu à Sa Majesté lui octroyer, et à icelle amener les pauvres peuples, lesquels ne désirent autre chose que de se conformer à nous en tout bien, il a été d’avis de demander la bénédiction du pape de Rome, premier évêque en l’Église, par une missive faite de ma main, au temps que j’ai commencé cette histoire, laquelle a été envoyée à Sa Sainteté, avec lettres de sadite Majesté, en octobre 1608. » (Lescarbot.)

De Saint-Malo, Champlain se dirigea vers la Saintonge, son pays natal. Il ne publia son rapport qu’en 1613, avec une épitre au jeune Louis XIII, et une dédicace à Marie de Médecis, mère du roi. Un poète qui signe « L’ange, » et un autre qui se nomme « Motin, » adressèrent des stances à l’auteur ; on les trouve en tête du livre. Après avoir fait parler la France, l’un d’eux s’écrie


Français, chers compagnons, qu’un beau désir de gloire,
Époinçonnant vos cœurs, rende votre mémoire
Illustrée à jamais ! Venez, braves guerriers —
Non, non, ce ne sont point des espérances vaines :
Champlain a surmonté les dangers et les peines,
Venez pour recueillir mille et mille lauriers.


Tant il est vrai que tout est possible en vers !

L’autre rimeur n’est pas moins enthousiaste :


Quels honneurs et quelles louanges
Champlain ne doit point espérer,
Qui de ces grands pays étranges
Nous a su le plan figurer.
Ayant neuf fois tenu la sonde
Et porté dans ce nouveau monde
Son courage aveugle aux dangers
Sans craindre des vents les haleines,
Ni les monstrueuses baleines,
Le butin des Basques légers.


  1. Les anciens documents portent tantôt Acadie, tantôt Cadie. L’origine de ce nom est inconnue. On le retrouve dans les mots composés : Tracadie, Shubenacadie, Chykabenakdie. (Ferland : Cours d’Histoire du Canada, I. 64.) Ce nom, aussi vieux que la connaissance des terres qu’il désigne, n’a jamais été expliqué. M. Pascal Poirier le croit dérivé du scandinave.
  2. Aujourd’hui Liverpool.
  3. « Un mouton qui s’étant noyé revint à bord et fut mangé de bonne guerre, » dit Lesçarbot.
  4. Fond de la baie. Il paraît que les Anglais ont transformé ces mots en baie de Fundy.
  5. Né à Autun en 1540. Fils d’un tanneur. Il devint successivement conseiller, puis président au parlement de Bourgogne, premier président au parlement de Paris, et enfin surintendant des finances. On l’appelait le Président. Il s’était rallié à Henri IV à l’avénement de ce prince au trône. Son influence était acquise à ceux qui voulaient tenter de coloniser le Canada. Il mourut en 1622.
  6. On dit qu’il était âgé de plus de cent ans, et qu’il avait vu Jacques Cartier. Il portait de la barbe.