Histoires des Canadiens-français, 1608-1880, tome I/Chapitre II
CHAPITRE II
1598 — 1603
À part cette idée, il en existait une autre : celle des négociants qui savaient déjà ce que valaient les fourrures de la Nouvelle-France, et qui cherchaient à s’en assurer le trafic.
La paix, rétablie dans le royaume, faisait présager des jours prospères pour le commerce, les découvertes, et même pour des habitations lointaines. Après avoir déposé les armes, il était à croire que les seigneurs et les hauts barons se laisseraient tenter par la perspective d’acquérir et de l’honneur et des richesses dans un genre nouveau d’emploi qui avait, lui aussi, son caractère chevaleresque. Or, à cette époque où le souverain faisait toute la loi, quand il la faisait, une entreprise un peu importante n’allait pas sans son consentement, ou tout au moins celui de ses favoris. Voilà pourquoi de la tranquillité qui suivit le traité de Vervins et rendit la cour à elle-même, on eut lieu de supposer qu’il naîtrait un désir de protéger les navigations d’outre-mer et le trafic qui en découlait. Le simple commerçant l’espérait pour en tirer son bénéfice. D’autres, aux vues plus élevées, calculaient l’extension de la puissance navale et coloniale de la France, et n’étaient pas les moins actifs dans leurs démarches.
La paix était à peine signée que le marquis de la Roche[1] reparut et obtint une commission dans laquelle il était explicitement dit que les marchands de Saint-Malo n’avaient plus aucun pouvoir pour faire la traite, etc.
« Henry, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut.
« Le feu roi François I, sur les avis qui lui auroient été donnés qu’aux isles et pays de Canada, Isle de Sable, Terres-Neuves et autres adjacentes, pays très-fertiles et abondans en toutes sortes de commodités, il y avait plusieurs sortes de peuples bien formés de corps et de membres, et bien disposés d’esprit et d’entendement, qui vivent sans aucune connoissance de Dieu, auroit (pour en avoir plus ample connoissance) iceux pays fait découvrir par aucuns bons pilotes et gens à ce connoissans. Ce qu’ayant reconnu véritable, il auroit, poussé d’un zèle et affection de l’exaltation du nom chrétien, dès le 15e. janvier 1540, donné pouvoir à Jean-François de la Rocque, sieur de Roberval, pour la conquête des dits pays. Ce que n’ayant été exécuté dès lors pour les grandes affaires qui seroient survenues à cette couronne, nous avons résolu, pour perfection d’une si belle œuvre et de si sainte et louable entreprise, au lieu du dit feu sieur de Roberval, de donner la charge de cette conquête à quelque vaillant et expérimenté personnage, dont la fidélité et affection à notre service nous soient connues, avec les mêmes pouvoirs, autorités, prérogatives et prééminences qui étoient accordés au dit feu sieur de Roberval par les dites lettres patentes du dit feu roi François I.
« Savoir faisons que pour la bonne et entière confiance que nous avons de la personne de notre amé et féal Troillus du Mesgoüets, chevalier de notre ordre, conseiller en notre conseil d’état et capitaine de cinquante hommes d’armes de nos ordonnances, le sieur de la Roche, marquis de Cottenmeal, baron de Las, vicomte de Carentan et Saint-Lô en Normandie, vicomte de Trévallot, sieur de la Roche, Gommard et Quennoalec, de Gornac, Bontéguigno et Liscuit, et de ses louables vertus, qualités et mérites, aussi de l’entière affection qu’il a au bien de notre service et avancement de nos affaires : icelui, pour ces causes et autres à ce nous mouvant, nous avons, conformément à la volonté du feu roi dernier décédé, notre très-honoré sieur et frère, qui jà avoit fait élection de sa personne pour l’exécution de la dite entreprise, icelui fait, faisons, créons, ordonnons et établissons par ces présentes signées de notre main, notre lieutenant-général ès dits pays de Canada, Hochelaga, Terres-Neuves, Labrador, rivière de la Grande Baye de Norembègue et terres adjacentes des dites provinces et rivières, lesquels étant de grande longueur et étendue de pays, sans icelles être habitées par sujets de nul prince chrétien ; et pour cette sainte œuvre et agrandissement de la foi catholique, établissons pour conducteur, chef, gouverneur et capitaine de la dite entreprise, ensemble de tous les navires, vaisseaux de mer et pareillement de toutes personnes, tant gens de guerre, mer, que autres par nous ordonnés, et qui seront par lui choisis pour la dite entreprise et exécution, avec pouvoir et mandement spécial d’élire, choisir les capitaines, maîtres de navire et pilotes, commander, ordonner et disposer sous notre autorité, prendre, emmener et faire partir des ports et hâvres de notre royaume, les nefs, vaisseaux mis en appareil, équipés et munis de gens, vivres et artillerie, et autres choses nécessaires pour la dite entreprise, avec pouvoir en vertu de nos commissions de faire la levée de gens de guerres qui seront nécessaires pour la dite entreprise, et iceux faire conduire par ses capitaines au lieu de son embarquement, et aller, venir, passer et repasser ès dits ports étrangers, descendre et entrer en iceux, et mettre en notre main, tant par voie d’amitié ou amiable composition, si faire se peut, que par force d’armes, main forte et toutes autres voies d’hostilité, assaillir villes, châteaux, forts et habitations, iceux mettre en notre obéissance, en constituer et édifier d’autres, faire lois, status et ordonnances politiques, iceux faire garder, observer et entretenir, faire punir les délinquans, leur pardonner et remettre, selon qu’il verra bon être, pourvû toutefois que ce ne soient pays occupés ou étant sous la sujétion et obéissance d’aucuns princes et potentats nos amis, alliés et confédérés.
« Et afin d’augmenter et accroître le bon vouloir, courage et affection de ceux qui serviront à l’exécution et expédition de la dite entreprise et même de ceux qui demeureront ès dites terres, nous lui avons donné pouvoir, d’icelles terres qu’il nous pourrait avoir acquises au dit voyage, faire bail, pour en jouir par ceux à qui elles seront affectées et leurs successeurs en tous droits de propriété, à savoir : aux gentilshommes et ceux qu’il jugera gens de mérite, en fiefs, seigneuries, châtellenies, comtés, vicomtés, baronnies et autres dignités relevant de nous, telles qu’il jugera convenir à leurs services, à la charge qu’ils serviront à la tuition et défense des dits pays, et aux autres de moindre condition, à telles charges et redevances annuelles qu’il avisera, dont nous consentons qu’ils en demeurent quittes pour les six premières années, ou tel autre tems que notre dit lieutenant avisera bon être, et connoîtra leur être nécessaire, excepté toutefois du devoir et service pour la guerre ; aussi qu’au retour de notre dit lieutenant, il puisse départir à ceux qui auront fait le voyage avec lui, les gagnages et profits mobiliaires provenus de la dite entreprise et avantager du tiers ceux qui auront fait le dit voyage ; retenir un autre tiers pour lui, pour ses frais et dépens, et l’autre tiers pour être employé aux œuvres communes, fortifications du pays et frais de guerre ; et afin que notre dit lieutenant soit mieux assisté et accompagné en la dite entreprise, nous lui avons donné pouvoir de se faire assister en la dite armée de tous gentilshommes, marchands et autres nos sujets qui voudront aller ou envoyer au dit voyage, payer gens et équipages et munir nefs à leurs dépens : ce que nous leur défendons très-expressément faire ni trafiquer sans le su et consentement de notre dit lieutenant, sur peine à ceux qui seront trouvés, de perdition de tous leurs vaisseaux et marchandises.
« Prions aussi et requérons tous potentats, princes nos alliés et confédérés, leurs lieutenans et sujets, en cas que notre dit lieutenant ait quelque besoin ou nécessité, lui donner aide, secours et confort, favoriser son entreprise ; enjoignons et commandons à tous nos sujets, en cas de rencontre par mer ou par terre, de lui être en ce secourables, et se joindre avec lui ; révoquant dès à présent tous pouvoirs qui pourraient avoir été donnés, tant par nos prédécesseurs rois, que nous, à quelques personnes et pour quelque cause et occasion que ce soit, au préjudice du dit marquis notre dit lieutenant général ; et d’autant que pour l’effet du dit voyage il sera besoin passer plusieurs contrats et lettres, nous les avons dès à présent validés et approuvés, validons et approuvons, ensemble les seings et sceaux de notre dit lieutenant, et d’autres par lui commis pour ce regard ; et d’autant qu’il pourrait survenir à notre dit lieutenant quelque inconvénient de maladie, ou arriver, faute d’icelui, aussi qu’à son retour il sera besoin laisser un ou plusieurs lieutenans, voulons et entendons qu’il en puisse nommer et constituer par testament et autrement comme bon lui semblera, avec pareil pouvoir ou partie d’icelui que lui avons donné. Et afin que notre dit lieutenant puisse plus facilement mettre ensemble le nombre de gens qui lui est nécessaire pour le dit voyage et entreprise, tant de l’un que de l’autre sexe, nous lui avons donné pouvoir de prendre, élire et choisir et lever telles personnes en notre dit royaume, pays, terre et seigneurie qu’il connoîtra être propres, utiles et nécessaires pour la dite entreprise qui conviendront avec lui aller, lesquels il fera conduire et acheminer des lieux où ils seront par lui levés, jusqu’au lieu de l’embarquement.
« Et pour ce que nous ne pouvons avoir particulière connaissance des dits pays et gens étrangers, pour plus avant spécifier le pouvoir qu’entendons donner à notre dit lieutenant général, voulons et nous plait qu’il ait le même pouvoir, puissance et autorité qu’il étoit accordé par le dit feu roi François au dit sieur de Roberval, encore qu’il n’y soit si particulièrement spécifié ; et qu’il puisse en cette charge faire, disposer et ordonner de toutes choses opinées et inopinées concernant la dite entreprise, comme il jugera à propos pour notre service les affaires et nécessités le requérir et tout ainsi et comme nous mêmes ferions et faire pourrions, si présent en personne y étions, jàçoit que[2] le cas requit mandement plus spécial, validant dès à présent, comme pour lors tout ce que par notre dit lieutenant sera fait, dit, constitué, ordonné et établi, contracté, chevi[3] et composé, tant par armes, amitié, confédération et autrement en quelque sorte et manière que ce soit ou puisse être, pour raison de la dite entreprise, tant par mer que par terre. Et avons le tout approuvé, agréé et ratifié, agréons, approuvons et ratifions par ces présentes, et l’avouons et tenons, et voulons être tenu bon et valable, comme s’il avait été par nous fait.
« Si donnons en mandement à notre amé et féal le sieur comte de Chiverny, chancelier de France, et à nos amés et féaux conseillers les gens tenant nos cours de parlement, grand-conseil, baillis, sénéchaux, prévôts, juges et lieutenans, et tous autres nos justiciers et officiers, chacun en droit soi comme il appartiendra, que notre dit lieutenant, duquel nous avons ce jourd’hui prins et reçu le serment en tel cas accoutumé, ils fassent et laissent, souffrent jouir et user pleinement et paisiblement, à icelui obéir et entendre et à tous ceux qu’il appartiendra, ès choses touchant et concernant notre dite lieutenance ; mandons en outre à tous nos lieutenans-généraux, gouverneurs de nos provinces, amiraux, vice-amiraux, maîtres des ports, havres et passages, lui bailler, chacun en l’étendue de son pouvoir, aide, confort, passage, secours et assistance, et à ses gens avoués de lui dont il aura besoin. Et d’autant que de ces présentes l’on pourra avoir affaire en plusieurs et divers lieux, nous voulons qu’au vidimus dicelles dument collationné par un de nos amés et féaux conseillers, notaires ou secrétaires, ou fait par-devant notaires royaux, foi soit ajoutée comme au présent original ; car tel est notre plaisir. En témoin de quoi nous avons fait mettre notre scel ès dites présentes.
« Donné à Paris, le douzième jour de janvier, l’an de grâce mil cinq cent quatre-vingt-dix-huit et de notre règne le neuvième.
Le marquis de la Roche était depuis 1568 gouverneur de Morlaix, charge qu’il occupa jusqu’en 1586. Il avait présidé les états de Nantes en 1574. Nous l’avons vu tenter d’établir une colonie dans la Nouvelle-France. Le vicomté de Carentan et le poste de gouverneur de Saint-Lô lui furent accordés en 1597. Le duc de Mercœur, chef de la Ligue dans la Bretagne, le fit prisonnier vers cette date ; mais, étant obligé de se replier sur Nantes, il le relâcha peu après. Mercœur fit sa soumission à Henri IV, le 20 mars 1598.
Bien que son étoile parût reprendre de l’éclat, le pauvre marquis n’eut pas même la consolation de voir sa flotte lever l’ancre, on ne sait au juste pourquoi. Le projet resta sur le papier. Affaibli par l’âge, sa fortune obérée, La Roche traîna sa vie quelque temps et mourut de chagrin, en 1606, sans laisser de postérité.
La situation restait la même, avec cette différence, toutefois, que, sous la main d’un grand prince, le royaume allait se relever, et que, bientôt, des entreprises plus dignes du nom français deviendraient possibles.
C’est alors (1599) que Pontgravé, désireux d’accaparer le trafic des pelleteries, se rendit en cour rechercher quelqu’un d’autorité et de pouvoir auprès du trône, et se fit accorder un privilége en règle, qui lui donna l’exploitation du fleuve Saint-Laurent, à l’exclusion de toute autre personne qui ne serait pas de sa compagnie, et ce, à charge par lui d’établir dans le pays des familles et d’y élever un fort.
Ces lignes sont de Champlain. C’est tout ce que l’on sait d’un plan de colonisation qui n’était probablement pas meilleur que ceux de Roberval, de Noël et du marquis de la Roche ; mais le moment approchait où des idées saines devaient enfin se faire jour, sinon prévaloir immédiatement sur les intérêts mercantiles. La part de mise de Pontgravé dans la compagnie qui se formait consistait avant tout dans son expérience et son habileté à conduire un commerce de pelleteries dans les conditions qu’exigeait le Canada. Pontgravé était âgé de quarante-quatre ans.
Armé du monopole, il prépara promptement une expédition. Il s’adressa à Pierre[4] Chauvin, de Honfleur, en Normandie, capitaine de la marine royale, homme très expert en son art, de plus ayant servi Henri IV dans l’armée catholique quoiqu’il fût huguenot, ce qui lui donnait un certain prestige[5] aux yeux du monarque, et devint la cause qu’on le désigna, paraîtrait-il, à Pontgravé pour être son associé principal.
Ici commence l’introduction des Normands dans les affaires du Canada. Ils devaient, à la longue, y supplanter les Malouins.
Le roi, qui avait pleine confiance en Chauvin, n’hésita pas à le revêtir d’autant de pouvoir qu’il en exigeait pour son trafic, et pour chasser du fleuve et des bords de la mer les autres Français qu’il y trouverait. Grande faute qui s’est répétée et n’a produit aucun bien en aucun lieu, mais beaucoup de mal partout.
Pontgravé, dit M. Moreau, « forma le projet d’une société qui exploiterait à son profit les richesses de la mer et de la terre dans ces parages ; mais, à l’exemple de Cartier, il porta principalement son attention sur le golfe et le fleuve de Saint-Laurent. Toutefois, c’est sa féconde initiative qui a été, plus tard, l’occasion de la découverte et de la colonisation de l’Acadie. Il a, de plus, eu le mérite de donner l’exemple de ces associations de navigateurs et de marchands auxquelles le gouvernement lui-même a eu recours quand il a voulu imprimer une impulsion plus vive au mouvement de nos colonies américaines ; mais on doit lui reprocher d’avoir toujours eu moins en vue les avantages d’une fondation stable, d’un établissement solide, que les profits actuel de son industrie. » (Histoire de l’Acadie, 11-12.)
Ce jugement qui le place, avec raison, au dessous de Champlain, n’en montre pas moins Pontgravé comme un caractère digne de fixer l’attention. Il suffit de se rappeler ce que l’on ne faisait pas ou ce que l’on refusait de faire en France pour prendre un pied-à-terre définitif au Canada, alors que Pontgravé consacrait sa vie et une ardeur qui ne se démentit jamais, au service de cette cause nationale incomprise. S’il a espéré y faire fortune, évidemment il était moins désintéressé que Champlain, mais son rôle n’est pas sans conséquence ni mérite.
Cent vingt-cinq ans plus tard, Charlevoix écrivait : « Le Canada n’enrichit point la France : c’est une plainte aussi ancienne que la colonie, et elle n’est pas sans fondement. On n’y trouve point d’habitants riches, cela est encore vrai. Est-ce la faute du pays, et n’y a-t-il pas beaucoup de celle des premiers colons ? C’est sur quoi je vais tâcher de vous mettre à portée de prononcer. La première source du malheur des provinces qu’on a honorées du beau nom de Nouvelle-France est le bruit qui se répandit d’abord dans le royaume qu’elles n’avaient point de mines. On ne fit pas assez d’attention que le plus grand avantage qu’on puisse retirer d’une colonie est l’augmentation du commerce ; que, pour parvenir à ce dessein, il faut faire des peuplades ; que ces peuplades se font peu à peu et sans qu’il y paraisse dans un royaume tel que la France ; et que les deux seuls objets qui se présentèrent d’abord dans le Canada et dans l’Acadie, je veux dire la pelleterie et la pêche, demandaient que ces pays fûssent peuplés ; que, s’ils l’avaient été, ils eûssent peut-être donné plus de retours à la France que l’Espagne n’en a tiré des plus riches provinces du nouveau-monde, surtout si on y eut ajouté la construction des vaisseaux : mais l’éclat de l’or et de l’argent, qui venaient du Mexique et du Pérou, éblouit tellement les yeux de l’Europe entière, qu’un pays qui ne produisait pas ces précieux métaux était regardé comme un mauvais pays. Le seul commerce auquel on s’est longtemps borné dans cette colonie est celui des pelleteries, et on ne saurait dire les fautes qu’on y a faites. Jamais, peut-être, le génie de notre nation n’a mieux paru qu’à ce sujet. Lorsque nous découvrîmes ce vaste continent, il était rempli de bêtes fauves. Une poignée de Français est venue à bout de les faire disparaître presqu’entièrement en moins d’un siècle, et il y en a dont l’espèce manque tout-à-fait. »
Retournons à la compagnie Chauvin-Pontgravé. Elle ne coûtait rien à la couronne. Les associés prenaient toutes les dépenses à leur charge. Restait à savoir si la commission serait exécutée jusqu’à la dernière clause, ce dont Pontgravé ne doutait point, comme il le prouva ; il n’en était pas ainsi de Chauvin, qui ne visait qu’à la traite et pas du tout à créer des établissements, bien qu’il parlât sur tous les tons de mener cinq cents hommes commencer le peuplement de cette Nouvelle-France.
Plusieurs ouvriers de divers métiers s’embarquent en effet ; les vaisseaux quittent Honfleur et prennent la mer. On avait amené des pasteurs protestants, mais pas de prêtres catholiques.
Jusque là, Chauvin avait tout commandé. Une fois sorti du port, il passa un bâtiment à Pontgravé avec le titre de lieutenant ou second capitaine de la flotte. C’était en 1599, de bonne heure au printemps.
À Tadoussac, rendez-vous annuel des Sauvages et des traiteurs français, « ils délibérèrent d’y faire une habitation ; lieu le plus désagréable et infructueux qui soit en ce pays… » Chauvin tenait pour Tadoussac, contrairement au sieur de Monts, qui l’avait suivi par plaisir et qui appuyait le projet de Pontgravé de se rendre en un climat meilleur, « car s’il y a une once de froid à quarante lieues amont le fleuve, il y en a une livre à Tadoussac, » dit Champlain. C’était là, néanmoins, que Chauvin voulait bâtir un logis et laisser des hommes en hivernement ; son idée ne se tournait que vers la traite, tandis que Pontgravé, fidèle à ce qu’il semble au double but de la commission royale, persistait à se rendre près du lac Saint-Pierre[6], au lieu appelé les Trois-Rivières, où les Sauvages l’avaient accueilli avec empressement dans les précédents voyages, et avaient fourni un trafic abondant à ses vaisseaux. Sur ce, la discorde éclata. Non-seulement les deux chefs étaient de religions contraires (bon moyen d’évangéliser les idolâtres !), mais ils ne s’entendaient nullement sur l’article des obligations contractées envers le roi. L’affaire, en un mot, était aussi mal conduite que possible. L’introduction de Chauvin dans l’entreprise de Pontgravé paralysait les efforts de celui-ci du côté de la colonisation et sous le rapport de la conversion des Sauvages, si toutefois ce point occupait Pontgravé.
On édifia donc à Tadoussac une cahute en cloisonnage, de quatre toises sur trois et de huit pieds de haut ; « une maison de plaisance, » dit Champlain sans badiner, où seize hommes furent laissés pour l’hiver. Chauvin, Pontgravé, de Monts s’en retournèrent en France.
Pierre du Gua ou du Guast, sieur de Monts, né en Saintonge, mais d’origine italienne, gouverneur de Pons, en Languedoc, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi Henri IV, huguenot et bon serviteur du Béarnais pendant la Ligue, était fort aimé de celui-ci pour ses services. Il devait être parent du capitaine du Guast, favori de Henri III, qui fut chargé, en 1588, de tuer le cardinal de Guise. Ce dernier du Gast était, selon Brantôme, « l’homme le plus accompli de son temps, » et, d’après la première femme de Henri IV, « un corps gâté de toute sorte de vilenies, qui fut donné à la pourriture, et son âme au démon à qui il en avait fait hommage. » Il fut assassiné dans son lit, vers 1600, à la suite d’intrigues de cour. Desportes fit sur sa mort un sonnet passable qui se termine par ces vers :
Enfin, la nuit, au lit, faible et mal disposé,
Se vit meurtrir de ceux qui n’eussent pas osé
En plein jour seulement regarder son visage.
Cela ne rappelle-t-il pas Casimir Delavigne disant des soldats de la vieille-garde morts à Waterloo :
L’ennemi les voyant couchés dans la poussière
Les regarda sans peur pour la première fois.
Les Malouins s’alarmèrent de l’audace de Chauvin. Ils pensèrent que si Tadoussac devenait un poste permanent, leur cause serait compromise. Le 3 janvier 1600, la communauté des bourgeois de Saint-Malo « octroie à Jean Martin Guiraudaye et consorts » des lettres les autorisant à faire les démarches nécessaires pour empêcher que le parlement de Bretagne ne vérifie certaine requête accordée par le roi à « un appelé Chauvin, du Havre-de-Grâce[7], » qui interdit « le trafic du pays de Canada » aux habitants de la ville de Saint-Malo, et maître Jean Bodin est nommé procureur auprès de la cour dans le même but.
Chauvin ne tint aucun compte des protestations. Il retourna à Tadoussac cette année, 1600, trouva que ses hommes étaient morts de froid et de faim ou dispersés parmi les indigènes, ce qui, au point de vue de la colonisation, ne lui causait aucun chagrin. Un troisième voyage qu’il fit en 1601 fut le dernier. Il tomba malade peu après son retour en France, et mourut vers la fin de 1603, croyons-nous. Pontgravé ne paraît pas avoir agi de concert avec lui durant ces deux années.
Le sort voulut que le commandeur de Chaste se constituât le continuateur de l’entreprise, avec approbation du roi, bien entendu. C’était heureux ; car, outre que la chose demandait force écus sonnants (à part la confiance de Sa Majesté, ce qui ne manquait pas au commandeur), celui-ci était bon catholique et franchement disposé à remplir les conditions que Chauvin avait méconnues. Il eut pour le soutenir une compagnie de gentilshommes et de négociants de Rouen et d’autres lieux. La Normandie entrait décidément dans la lutte, et c’est ce que les Malouins comprenaient.
Sous des auspices aussi favorables que ceux du commandeur, il s’en est fallu de bien peu que l’histoire de la colonisation de la Nouvelle-France ne commençât avec l’année 1602, et que notre pays ne devînt peuplé et puissant en Amérique un demi siècle avant l’administration de Colbert. De Chaste, on le verra, entrait directement dans la bonne voie.
L’homme véritable qui devait imprimer son cachet à ce mouvement, ainsi qu’à tant d’autres, allait se montrer. Samuel de Champlain revenait des Indes et se révélait
A | Le logis. | F | Verger. |
B | Écurie. | G | Mail. |
C | Pressoir | H | Écusson aux armes de Cartier. |
D | Étable. | ||
E | Jardin. |
Avant d’aller plus loin, occupons-nous de lui. La figure attrayante de Champlain se montre à la première page de la colonisation du Canada ; elle prend tout l’espace dans ce cadre encore petit, et déborde pour ainsi dire au dehors. De quelque côté que l’on retourne ou que l’on renverse la page, toujours Champlain se retrouve au sommet. Grands noms de noblesse, ou titres pompeux, aventuriers habiles ou autres, Chauvin, le commandeur de Chaste, Pontgravé, de Monts, Poutrincourt, madame de Guercheville, le comte de Soissons, le prince de Condé, le duc de Ventadour, l’amiral de Montmorency, tous, même le cardinal de Richelieu, s’effacent devant la persévérance, l’activité, le patriotisme du fondateur de Québec — celui que l’on peut à bon droit appeler le premier Canadien. Ils ne sont strictement que des aides, des auxiliaires, des outils, des comparses ou des seconds rôles, tandis que Champlain reste l’âme de tout le mouvement. Lui seul pouvait surmonter, un par un, durant plus d’un quart de siècle, autant d’obstacles qu’il en fallut pour décourager cinquante marchands, dix coureurs d’aventures et quatre ou cinq princes du sang. Aucune tache ne ternit cette belle mémoire. Dévoué à une noble cause, il l’a servie jusqu’à la mort. Ses travaux ont été une semence extraordinaire. Son nom résume tout le commencement de notre histoire.
Samuel de Champlain, fils d’Antoine de Champlain, capitaine de la marine, et de Marguerite Le Roy, naquit à Brouage, en Saintonge, l’année 1567[8] On a inféré de son nom de baptême qu’il était d’une famille huguenote ; mais Antoine et Marguerite, noms de son père et de sa mère, sont aussi catholiques que tout autre, et rien ne justifie une supposition d’ailleurs dépourvue de toute preuve.
Champlain était, dit-on, d’une famille de pêcheurs. Dans certains actes il est qualifié de « noble homme, » mais pas plus cela que la particule « de » n’atteste la noblesse de rang ou de sang. M. l’abbé Laverdière observe que la plupart des Canadiens actuels, en recourant à leurs anciens titres écrits, pourraient constater qu’ils descendent, eux aussi, d’un « noble homme » qui ne reçut jamais de lettres de noblesse.
Dès ses premières années, Champlain se sentit une vocation particulière pour la carrière de la navigation. « C’est cet art, dit-il dans une épître adressée à la mère régente, Marie de Médicis, qui m’a, dès le bas âge, attiré à l’aimer, et qui m’a provoqué à m’exposer presque toute ma vie aux ondes impétueuses de l’océan. » Ce qui ne l’empêcha pas de profiter des autres occasions de s’instruire, comme le prouvent suffisamment ses écrits.
Fils de pêcheurs ou « fils de famille, » le jeune homme se recommandait de lui-même par ses rares aptitudes. À vingt-cinq ans (1592), il était maréchal des logis dans l’armée de Bretagne, sous le maréchal d’Aumont[9], lequel mourut au mois d’août 1595. Champlain continua d’occuper ce poste sous les maréchaux de Saint-Luc[10] et de Brissac[11] jusqu’au printemps de 1598, où la Bretagne fut pacifiée.
« Se voyant sans emploi, dit M. l’abbé Laverdière, et dans un désœuvrement qui n’allait guère à son âme active et aventurière, il forma le projet de se rendre en Espagne, dans l’espérance d’y trouver l’occasion de faire un voyage aux Indes occidentales. Un de ses oncles, le capitaine Provençal, tenu pour « un des bons mariniers de France, et qui, pour cette raison, avait été entretenu par le roi d’Espagne comme pilote général de ses armées de mer, » se trouvait alors à Blavet, et venait de recevoir du maréchal de Brissac l’ordre de conduire en Espagne les navires qui devaient repasser la garnison que les Espagnols avaient alors dans cette place. Il résolut de l’y accompagner. La flotte étant arrivée en Espagne, le Saint-Julien, reconnu comme fort navire et bon voilier, fut retenu au service du roi. Le capitaine Provençal en garda le commandement, et son neveu demeura avec lui. Les quelques mois que Champlain passa en Espagne ne furent point un temps perdu. Il avait déjà, dans le trajet, levé une carte soignée des lieux où la flotte avait fait escale, le cap Finisterre et le cap Saint-Vincent, avec les environs ; pendant son séjour à Cadix, il utilisa ses loisirs en traçant un plan exact de cette ville ; ce qu’il fit également pour San-Lucar-de-Barameda, où il demeura trois mois. Pendant cet intervalle, le roi d’Espagne, ayant reçu avis que Porto-Rico était menacé par une flotte anglaise, ordonna une expédition de vingt vaisseaux, du nombre desquels devait être le Saint-Julien. Champlain, accompagnant son oncle, se voyait ainsi sur le point de pouvoir réaliser son projet, lorsque, au moment où la flotte allait faire voile, on reçut la nouvelle que Porto-Rico était pris par les Anglais. Il fallut donc attendre une autre occasion pour faire le voyage des Indes. Dans le même temps, arriva à San-Lucar-de-Barameda le général dom Francisque Colombe, pour prendre le commandement des vaisseaux que le roi envoyait annuellement aux Indes. Voyant le Saint-Julien tout appareillé, et connaissant ses excellentes qualités, il résolut de le prendre au fret ordinaire. Le capitaine Provençal, dont on requérait les services ailleurs, commit, de l’agrément du général, la charge de son vaisseau à Champlain ; le général espagnol en parut fort aise ; il lui promit sa faveur, et n’y manqua pas dans les occasions. Enfin, au commencement de janvier 1599, Champlain partit pour l’Amérique espagnole. »
Ce voyage nous a valu un livre qui n’est pas le moins instructif de tous ceux écrits par cet habile observateur. Il l’a, de plus, orné d’une soixantaine de gravures. Des Antilles à Mexico, durant vingt-six mois, il vit tout ce qui était digne d’intérêt et en prit bonne note, car il avait « la louable ambition de la science. »
De retour en Espagne, vers le commencement de mars 1601, des retards l’empêchèrent de se rendre en France avant la fin de l’année, ou peut-être un peu plus tard.
On se demandera quel avenir Champlain entrevoyait pour lui-même après ce voyage. Il est évident qu’il visait à se faire connaître tel qu’il était, c’est-à-dire homme d’étude, ardent au travail, et préparé à l’exécution des grandes choses que la cour de France désirerait entreprendre du côté de l’Amérique ; aussi voyons-nous que le rapport de ses deux campagnes aux Indes engagea Henri IV à lui confier la première mission de ce genre qui tomberait sous son contrôle. Il n’est rien de tel pour un simple particulier que de se rendre nécessaire en cultivant les dons que le ciel lui a départis. Champlain, âgé de trente-quatre ans, nous en offre un exemple mémorable. Celui qui devait être le premier Canadien avait fait tout jeune l’apprentissage de la vie ; il sert de modèle aux descendants des colons qu’il a fixés dans la Nouvelle-France.
Henri IV se connaissait en capacités ; il arrêta les services de Champlain, commençant par le nommer son géographe et lui faire une pension.
Sur ces entrefaites, Chauvin étant mort ou mourant, sa commission passa au commandeur de Chaste, lequel chargea d’abord Pontgravé d’un voyage d’exploration « pour en faire son rapport et donner ordre ensuite à un second embarquement, » disant qu’il s’y joindrait de sa personne et qu’il consacrerait le reste de ses jours à la fondation d’une colonie chrétienne dans le Canada. « Allant de fois à autre voir le sieur de Chaste, et jugeant que je pourrais lui servir dans son dessein, écrit Champlain, il me fit cette faveur de m’en communiquer quelque chose et me demandant si j’aurais pour agréable de faire le voyage, pour voir ce pays et ce que les entrepreneurs y feraient. » À cette proposition, flatteuse pour son mérite, Champlain répondit que tout dépendrait de la volonté du roi, ce qui ne manqua point. M. de Gesvres, secrétaire des commandements royaux, lui expédia une « lettre adressante à Pontgravé, pour que celui-ci le reçut dans son bâteau, lui fit voir et reconnaître tout ce qu’il pourrait, et l’assistât de tout ce qui serait possible en cette entreprise. »
Parce qu’il avait l’expérience des erreurs du passé, et qu’il était homme d’expédient, Pontgravé avait reçu commission du roi pour diriger la traite de Tadoussac, puis explorer le pays jusqu’au saut Saint-Louis, au-dessus de Montréal, et faire rapport. La traite, la conversion des Sauvages, la découverte, l’établissement de colons français étaient la raison de ces préparatifs.
La rencontre de deux personnes comme Champlain et Pontgravé fut un bonheur pour le Canada. À partir de 1602, ils consacrèrent leur existence, conjointement, à la fondation d’une colonie sur les rivages de l’Atlantique, puis dans l’intérieur des terres, à Québec.
L’été et l’automne de 1602 se passèrent en pourparlers. Il en résulta que les marchands et armateurs de Rouen entrèrent dans les vues de M. de Chaste et qu’une compagnie « se lia », prête à entrer en fonction au printemps suivant. Les Malouins firent un procès aux intéressés.
Le 31 octobre 1602, la « communauté de Saint-Malo » nomme Thomas Porée Les Chesnes, procureur syndic de la ville et communauté, et d’autres bourgeois et habitants, pour aller en son nom soutenir sa cause auprès du roi. Le 21 décembre, considérant que « quelques particuliers de la ville de Rouen et de cette ville (Saint-Malo) ont obtenu lettres du roi portant interdiction à tous autres de ce royaume qu’à eux de trafiquer à Canada », le procureur-syndic de la communauté de Saint-Malo, Thomas Porée sieur des Chesnes, en ce moment à Rennes, auprès du parlement, est chargé d’écrire au doyen de la ville, « qui est à Paris député pour les affaires de cette communauté, » de supplier Sa Majesté « qu’il lui plaise révoquer lesdites lettres des particuliers et permettre le trafic libre de Canada à un chacun à l’avenir, comme il a été au passé. » Le sieur des Chesnes devait aussi s’adresser dans le même but à messeigneurs le maréchal de Brissac et duc de Montbason et au marquis de Couesquen, capitaine et gouverneur des ville et château de Saint-Malo, « qui est allé à la cour, » et « à autres seigneurs qu’on connaîtra avoir du pouvoir. » On devait aussi avertir Jean Boullain-Rivière, à Rennes, « afin qu’il se trouve prêt pour s’opposer à la vérification » que lesdits particuliers demanderaient au parlement de Bretagne.
Henri IV ne voulut pas laisser amasser l’orage : la Bretagne lui avait déjà coûté assez de peines et de soucis. Le 28 décembre, il écrivit aux bons bourgeois de Saint-Malo : « Ayant depuis peu été particulièrement informé… combien il est important pour le bien de notre service de faire promptement parachever et accomplir notre dessein de la découverture et habitation des terres et contrées de Canada, dont nous avons çi-devant donné et réitéré[12] notre pouvoir et commission au capitaine Chauvin… avons jugé et résolu expédient et nécessaire permettre aux habitants de notre ville de Rouen… d’entrer et se joindre en ce parti, comme aussi avons tenu, pour ne vous frustrer de la traite ordinaire que de longtemps vous avez vers les dits pays. » Suit l’invitation d’envoyer des délégués à Rouen, fin de janvier prochain. Puis il ajoute qu’il a ordonné aux « sieurs de la Court et de Chaste de terminer, avec toute la facilité et équité qui sera possible, les différends et demandes réciproques pour lesquels vous êtes en procès en notre conseil avec le capitaine Chauvin. »
Le 2 janvier 1603, le roi fait défense « à tous capitaines, maîtres, bourgeois, marchands, et avictuailleurs de navires, pilotes, mariniers et autres… habitant les ports maritimes et ports des provinces de Normandie, Bretagne, Picardie, Guyenne, Biscaye, pays Boulonnais, Calais et autres côtes de la mer océane, d’équiper, frêter et mettre sur aucuns vaisseaux ou barques, de quelque port ou grandeur qu’ils puissent être, pour voiturer, mener et conduire en la rivière et côtes de Canada, et faire aucun trafic et commerce, de quelque chose que ce soit, plus outre et plus haut en la dite rivière que l’endroit de Gaspé, soit d’un rivage ou d’autre, » et ce jusqu’à ce que Sa Majesté ait pris une résolution d’après ce qui sera décidé dans l’assemblée convoquée à Rouen pour la fin du mois. Le lendemain, 3 janvier, Charles de Montmorency, amiral de France, adresse à « messieurs les bourgeois, manants et habitants de Saint-Malo » une lettre dans laquelle il dit : « Le roi, désirant voir continuer et même renforcer les effets de la découverte et habitation de la province de Canada, dont il avait donné toute la commission et charge au sieur capitaine Chauvin, et sachant qu’il ne pourrait seul suffire à tel dessein, Sa Majesté a proposé d’y admettre et recevoir, pour plus prompt accomplissement, des habitants et bourgeois de ses villes de Rouen et de la vôtre de Saint-Malo, » c’est pourquoi « j’ai pensé qu’il serait expédient assembler à Rouen dans la fin de ce mois les habitants du dit lieu, les députés que vous y enverrez et le dit capitaine Chauvin[13], où j’ai fait faire commandement par Sa Majesté à M. le premier président de Rouen et au sieur commandeur de Chatte, mon vice-amiral, vous ouïr et entendre. »
Sur les pièces du 2 et 3 janvier 1603, la communauté de Saint-Malo décide, le 26 janvier, que « Bertrand Lefer Lymonnay, député à la cour pour les affaires de cette cité… fera remontrance à Sa Majesté le peu d’importance que le dit trafic de Canada apporte au (bien) général de cette ville, » et là-dessus détermination formelle de ne pas envoyer de représentants à l’assemblée de Rouen.
Une fusion des marchands et armateurs des deux villes devenait donc impossible. Il est vrai que Pontgravé était de Saint-Malo, mais il est à croire qu’il agissait pour son compte et non celui de la communauté. Toutefois, les protestations ne cessaient de pleuvoir sur la table du roi. Il en résulta l’ordonnance suivante, en date du 13 mars 1603 : « Sur la requête présentée par les bourgeois et habitants de Saint-Malo, tendant à ce qu’il plut au roi rendre libre le trafic du Canada, çi-devant découvert avec grande dépense par leurs prédécesseurs, nonobstant les permissions et défenses prétendues par les capitaines Prévert[14] et Pontgravé, le roi… ordonne que le capitaine Coulombier, de Saint-Malo, nommé par les dits habitants du dit Saint-Malo, armera un vaisseau, en la présente année, pour, avec les deux navires des dits Prévert et Pontgravé, conjointement et séparément,… aller au trafic et découverture des terres de Canada et pays adjaçants. »
Le 7 avril, le « Vénérable et discret maître Guillaume le Gouverneur, doyen et chanoine de l’église de Saint-Malo » (évêque de Saint-Malo en 1610), donne connaissance à la communauté des bourgeois des lettres du roi ci-dessus, autorisant Gilles Eberard, sieur du Coulombier, à armer un navire malouin, etc., ce qui est accueilli à la satisfaction générale.
Sur cet arrangement, le commandeur de Chatte eut pu sans crainte se mettre à recruter des colons, comme c’était sa pensée, tandis que ses explorateurs voguaient vers la Nouvelle-France en quête d’un lieu propice à leur établissement. Par malheur, la mort l’en empêcha.
Pontgravé et Champlain avaient mis à la voile, à Honfleur, le 15 mars (1603), et, après une traversée passablement orageuse, ils entraient dans le havre de Tadoussac le 24 mai.
« Quelques bandes de Montagnais (peuple du Saguenay) et d’Algonquins (peuple de l’Ottawa), cabanés à la pointe aux Alouettes, au bas d’un petit côteau, écrit M. l’abbé Laverdière, attendaient l’arrivée des Français. Pont-Gravé, dans un voyage précédent, avait emmené en France deux Sauvages, et il les ramenait cette année afin qu’ils fissent à leurs compatriotes le récit de tout ce qu’ils avaient vu au delà du « grand lac. » Le lendemain, il alla, avec Champlain, les reconduire à la cabane du grand sagamo, Anadabijon. »
Depuis plus d’un siècle déjà, les navigateurs français, ainsi que les Espagnols, pratiquaient de gré ou de force des enlèvements de Sauvages. Les chroniques de Dieppe et de Rouen citent des cas remontant à une époque même antérieure à la découverte de l’Amérique ; car il paraît certain que le Brésil, entre autres pays, fut visité longtemps avant Christophe Colomb par les coureurs de mer normands, qui en gardaient le secret pour ne pas trahir la provenance des bois, des épices, des perroquets et de diverses marchandises dont ils faisaient commerce avec le reste de l’Europe. Plusieurs historiens racontent que, dans les premières années de la découverte de l’Amérique du Sud, les Espagnols et les Portugais y étaient tués et mangés en mettant pied à terre. Ceux qui parlaient français n’étaient pas maltraités. Les chefs indigènes prenaient plaisir à faire un voyage en France, et invitaient leurs parents à les imiter. On vit des Sauvages figurer dans des fêtes publiques en Normandie alors que Jacques Cartier n’était encore qu’un enfant. Le capitaine Thomas Aubert, de Dieppe, qui visita les abords du golfe Saint-Laurent en 1508, ramena des Sauvages « qu’il fit voir avec admiration et applaudissement à la France, » dit le Père Biard. Le chœur de l’église de Dieppe renferme une sculpture représentant des Sauvages, ou de cette époque, ou plus anciens encore, et qui a donné lieu à de savantes dissertations.
Pontgravé avait pour système de se créer des amitiés parmi les naturels du Canada et de se servir des plus intelligents à titre d’interprètes. L’automne de la même année (1603), quand il reprit le chemin de la France, on lui confia un jeune garçon qui voulait voir la ville où il y a autant de monde que de feuilles sur les arbres de la forêt. Champlain se fit donner en même temps une femme iroquoise que les Gaspésiens voulaient manger. Quel contraste entre l’affection des Français pour ces pauvres misérables et les brutalités sans nom des autres navigateurs européens !
C’est à Tadoussac, en 1603, que commença l’alliance si fameuse de Champlain avec les races algonquines. Dans un chapitre spécial nous parlerons des Sauvages primitifs du Canada ; en attendant, la situation de Champlain et celle de Pontgravé, relativement aux tribus du bas Saint-Laurent, est aussi facile à expliquer que la conduite de ces deux hommes de sens provoque notre admiration.
Ce n’était plus ces aventuriers d’Europe, oppresseurs et bourreaux des peuplades qu’ils rencontraient ; c’était des chrétiens désireux de se faire des amis partout, et se pliant, sans hésitation, aux mœurs et coutumes du pays qu’ils abordaient. Ces hommes qui fumaient le calumet avec les chefs indigènes et qui mangeaient de leur cuisine sans faire la grimace, étaient infiniment supérieurs aux conquérants bardés de fer qui bravaient les flèches des guerriers de Mexico et les lances des soldats péruviens. Plus près de l’idée chrétienne aussi étaient ces compagnons de Champlain, ces humbles interprètes normands qui expliquaient aux Sauvages les vérités de la religion. Si le désir de conserver son alliance avec les bandes qu’il fréquentait le plus souvent au nord du grand fleuve a pu induire Champlain, plus tard, à vouloir leur donner la suprématie sur une nation éloignée (les Iroquois), il n’en faut pas conclure qu’il agissait à la légère. Après deux siècles et trois quarts révolus, il nous plait de blâmer ceux qui devançaient les événements. Qui eût pu prévoir, en 1603, à l’heure où les Iroquois étaient tombés dans l’insignifiance, le terrible réveil de cette nation, quarante ans plus tard ? Et quel est celui qui, ayant à coloniser la partie inférieure d’un grand fleuve, ne tenterait pas, tout d’abord, de se procurer des alliés parmi les peuplades les plus voisines de ses premiers établissements ?
À l’arrivée des Français, il y eut grande tabagie à Tadoussac. « L’un des Sauvages que nous avions amenés, dit Champlain, commença à faire sa harangue, de la bonne réception que leur avait fait le roi, et le bon traitement qu’ils avaient reçu en France, et qu’ils s’assurassent que sa dite Majesté leur voulait du bien, et désirait peupler leur terre, et faire paix avec leurs ennemis qui sont les Iroquois, ou leur envoyer des forces pour les vaincre. Il fut entendu avec un silence si grand qu’il ne se peut dire de plus. La harangue achevée, le grand sagamo, l’ayant attentivement ouï, commença à prendre du petun, et en donner à Pont-gravé et à Champlain, et à quelques autres sagamos qui étaient auprès de lui. Ayant bien pétuné, il fit sa harangue à tous, » dans laquelle il insista sur les avantages précieux que leur apporterait l’amitié et la protection du roi de France. Le tout se termina par les danses accoutumées, et un festin selon les règles.
Cette alliance, sur laquelle on ne saurait trop attirer l’attention du lecteur, parce qu’elle explique le rôle prépondérant des Canadiens dans les vastes régions de l’Amérique du Nord, durant un siècle et demi, est l’un des actes les plus adroits et les moins barbares que la politique ait produits. Nos voisins de la Nouvelle-Angleterre ont assailli les Sauvages, ont voulu les repousser, ont travaillé à les extirper du sol comme des herbes nuisibles ; à l’heure qu’il est, ils poursuivent encore ce mode de conquête ; mais parcourez l’ouest et le nord-ouest, si vous parlez français, les Sauvages vous recevront comme des frères : il est de tradition chez ces pauvres gens que nous ne les avons jamais maltraités.
Non pas que les fondateurs du Canada aient cru, avec certains faiseurs de théories sociales, que « le noble Sauvage » fût un être au dessus du vulgaire ; oh certes ! non, ils le jugeaient à sa valeur, mais cette valeur était celle de l’occupant de ce monde nouveau, et, de même que, en Chine, on doit raisonnablement se conformer au cérémonial chinois, nos ancêtres se faisaient Algonquins avec les Algonquins.
Mille personnes étaient réunies à Tadoussac. C’était plus qu’il n’en fallait pour sceller un pacte durable. La danse et le calumet, symboles suprêmes, valaient tous les cachets de cires jaune, rouge ou verte des secrétaires du roi.
On doit observer que les Algonquins assemblés en cette occasion n’étaient pas des peuples du Saguenay, mais bien de l’Ottawa, ce qui confirme la croyance que, de proche en proche, depuis Cartier, le commerce français s’était fait ressentir au delà de Montréal. Les rendez-vous annuels des traiteurs et des Sauvages, que ce fût au saut Saint-Louis (île de Montréal), aux Trois-Rivières ou à Tadoussac, attiraient les flottilles de l’Ottawa supérieur, peut-être même celles des nations du lac Nipissing et de la rivière des Français.
L’étendue des rapports que les peuples sauvages avaient entre eux pour l’échange des produits particuliers à leurs différents pays n’est pas assez comprise. Des rivages de l’Atlantique au centre du continent existaient des communications régulières. Du golfe du Mexique, en remontant le Mississipi et descendant le Saint-Laurent, pareille chose avait lieu. Cartier mentionne des peuplades lointaines qui trafiquaient avec celles qu’il a connues ; les coquillages dont se paraient les tribus du bas Canada leur venaient du golfe du Mexique. Au premier voyage de Champlain (1603), on lui dit que « les bons Iroquois, » ou Hurons de la baie Géorgienne, trafiquaient avec les Algonquins, sur le bas Saint-Laurent. En 1625, le Frère Sagard, missionnaire aux environs de la rivière des Français, parle des Nipissiriniens qui vont, chaque année, en traite parmi des nations situées à cinq ou six semaines de marche du lac Nipissing. Ces nations passaient pour avoir commerce avec d’autres peuples plus éloignés, qui allaient par mer sur de grands canots, disait-on. Le long du Pacifique, depuis la Californie jusqu’au territoire d’Alaska, un courant de trafic très actif a été constaté comme remontant aux temps les plus anciens.
Nulle situation géographique ne pouvait être plus heureusement choisie que celle du Saint Laurent, dès lors qu’il était question de prêcher l’Évangile ou d’introduire le négoce dans l’Amérique du Nord. Les mines rêvées par Roberval et par tant d’autres étaient en réalité de belles pelleteries, de bonnes terres et un climat salubre, toutes choses qui, avec le sentiment religieux, occupaient le commandeur de Chatte et Champlain.
À Tadoussac, l’auteur du Voyage aux Indes voulut savoir ce qu’était la rivière du Saguenay. La description qu’il en donne est à peu près mot pour mot ce que nous en dirions aujourd’hui. Il écarte les fables dont l’esprit des Sauvages entoure la moindre narration. Observateur et savant, Champlain démêle le vrai du faux et nous parle comme s’il avait vu ce qu’il explique. Il est vrai que, depuis Cartier, les renseignements préliminaires ne manquaient pas sur ces contrées, tant de fois l’objet des recherches des marins et des curieux.
De Tadoussac, la traite étant en partie terminée, Pontgravé et Champlain firent route ensemble vers le haut du fleuve, afin d’examiner les lieux les plus favorables à une habitation. En passant, Champlain décrit Québec[15] :
« Nous vinmes mouiller l’ancre à Québec, qui est un détroit de la dite rivière du Canada, qui a quelques trois cents pas de large[16]. Il y a à ce détroit, du côté du nord, une montagne assez haute[17] qui va en abaissant des deux côtés ; tout le reste est un pays uni et beau, où il y a de bonnes terres pleines d’arbres, comme chênes, cyprès, boulles, sapins et trembles, et autres arbres fruitiers sauvages et vignes ; qui fait qu’à mon opinion, si elles étaient cultivées, elles seraient bonnes comme les nôtres. Il y a le long de la côte du dit Québec des diamants dans des rochers d’ardoise qui sont meilleurs que ceux d’Alençons. »
Qui eût dit alors à Champlain qu’un jour ce nom de Québec serait inséparable du sien ! Le site devant lequel il passait sans pressentiment était destiné à devenir le cœur d’une colonie immense et à laisser dans l’histoire de l’Amérique du Nord une trace que peu de villes célèbres de l’ancien monde ont marquée dans les annales de leur temps.
De Québec aux Trois-Rivières, il décrit minutieusement les bords du fleuve, sans parler des lieux où pourraient être placés des forts, comptoirs, ou habitations, non plus qu’à Québec.
« Aux Trois-Rivières, il commence d’y avoir température de temps quelque peu dissemblable à celui de Sainte-Croix[18] d’autant que les arbres y sont plus avancés qu’en aucun lieu que j’eusse encore vu… En cette rivière[19], il y a six isles[20], trois desquelles sont fort petites, et les autres de quelque cinq ou six cents pas de long, fort plaisantes et fertiles pour le peu qu’elles contiennent. Il y en a une au milieu[21] de la dite rivière qui regarde le passage de celle[22] de Canada et commande aux autres[23] éloignées de la terre, tant d’un côté que de l’autre, de quatre à cinq cents pas. Elle est élevée du côté du sud[24] et va quelque peu en baissant du côté du nord[25]. Ce serait, à mon jugement, un lieu propre à habiter, et pourrait-on la fortifier promptement, car sa situation est forte de soi, et proche d’un grand lac[26] qui n’en est qu’à quelque quatre lieues ; lequel[27] joint presque la rivière du Saguenay, selon le rapport des Sauvages, qui vont près de cent lieues au nord et passent nombre de sauts, puis vont par terre quelques cinq ou six lieues et entrent dans un lac[28] d’où le dit Saguenay prend la meilleure part de sa source, et les dits Sauvages viennent du dit lac à Tadoussac. Aussi que l’habitation des Trois-Rivières serait un bien pour la liberté de quelques nations[29] qui n’osent point venir par là, à cause des Iroquois leurs ennemis, qui tiennent toute la dite rivière de Canada bordée ; mais étant[30] habité, on pourrait rendre les dits Iroquois et autres Sauvages amis ; ou à tout le moins, sous la faveur de la dite habitation, les dits Sauvages[31] viendraient librement, sans crainte et danger, d’autant que le dit lieu des Trois-Rivières est un passage[32]. Toute la terre que je vis à la terre du nord[33] est sablonneuse. »
Dans toute cette première relation de Champlain, on ne trouve aucun autre projet d’établissement que celui des Trois-Rivières. Ni Tadoussac, ni Québec, ni Montréal, lieux où il s’arrête et qu’il décrit, ne paraissent lui inspirer cette pensée. Si le fondateur du Canada a d’abord été captivé par le site des Trois-Rivières, au point de vouloir y fixer la première habitation de la colonie, nous pouvons croire à bon droit que Pontgravé ne fut pas étranger à ce plan, puisqu’il avait déjà fréquenté l’endroit et que, en 1599, il engageait Chauvin à y établir un poste permanent.
Se rendre au saut Saint-Louis ; essayer, mais en vain, de le remonter ; redescendre à Tadoussac et retourner en France : telle est l’histoire du reste de la saison.
Une nouvelle accablante attendait Pontgravé à Honfleur : M. de Chaste était décédé le 13 mai. Les généreux desseins que cet homme estimable avait nourris au sujet du Canada s’évanouissaient pour la plupart. Trente ans après, Champlain disait qu’il n’avait remarqué aucun défaut dans les préparatifs de l’expédition de 1603 et de celles qui devaient la suivre, mais que la disparition du principal directeur ne permit pas d’exécuter.
Aymar de Chaste (c’est sa signature), chevalier de Malte, grand-maître de l’ordre de Saint-Lazare, commandeur de Lormeteau, ambassadeur en Angleterre, gouverneur de Dieppe, avait rendu cette place à Henri IV aussitôt après la mort de Henri III. Ce dernier prince l’avait pourvu de l’abbaye de Fécamp. La faveur dont il jouit sous son successeur le mit en état de servir la France et la religion mieux que la plupart des grands seigneurs du temps ; néanmoins, comme il était très-charitable et désintéressé, il mourut pauvre ; le cardinal de Joyeuse, archevêque de Rouen, pourvut aux frais de ses funérailles. Nous lui devons un souvenir de gratitude. Son tombeau, dans l’église de Saint-Rémi de Dieppe, est un monument assez bien conservé, que les Canadiens visitent avec respect.
Une fois à Paris, Champlain présenta au roi son rapport, accompagné d’une carte aujourd’hui perdue. Henri IV y prêta toute son attention et promit de voir au Canada. Le rapport fut imprimé, avec une dédicace au très-noble, haut et puissant seigneur messire Charles de Montmorency[34], chevalier des ordres du roi, seigneur d’Ampville et de Meru, comte de Secondigny, vicomte de Melun, baron de Châteauneuf et de Gonart, amiral de France et de Bretagne. Mais M. de Chaste n’était plus !
Le sort du Canada était bien aventuré avec des protecteurs qui mouraient si vite ou qui se ruinaient ou naufrageaient si aisément.
Henri IV, rempli de bonnes intentions en toute chose, aurait vu d’un œil favorable ses sujets s’établir dans le nouveau pays ; mais partageant aussi les préjugés de cette époque essentiellement européenne, il ne croyait pas devoir saigner sa cassette pour si petite affaire.
Sully, son ministre, pensait autrement. C’est-à-dire qu’il était encore pire que son maître. Il ne voulait point que l’on tentât de fonder des colonies, prétextant qu’il ne fallait pas dépeupler le royaume, et que, d’ailleurs, le Français, né Parisien ou Normand, ne deviendrait jamais Canadois. Comme il s’est trompé !
« C’est d’abord une erreur manifeste que d’affirmer l’appauvrissement nécessaire de la population d’un pays par l’émigration ; car les nations qui se développent avec le plus d’énergie sont précisément celles qui fournissent le plus à l’émigration et aux colonies. Il est facile de vérifier ce fait dans les statistiques de l’Angleterre, de l’Irlande, de la Belgique, de la Suisse, de l’Allemagne, pays qui tous, depuis de longues années, ont jeté dans le monde des flots d’émigrants ; au contraire, l’Italie, l’Espagne, la France, la Suède, d’où il ne sort qu’un très-petit nombre d’individus, ne s’accroissent que dans des proportions insignifiantes. Un exemple bien frappant, que tant de personnes ont pu vérifier elles-mêmes en voyageant dans la Méditerranée, c’est la petite île de Malte, qui a rempli de ses enfants tous les ports du Levant et des côtes barbaresques, et qui continue chaque année d’y envoyer de nouveaux convois, sans jamais s’être dépeuplée, bien loin de là, tandis que, tout à côté d’elle, l’île de Sardaigne, d’où il ne sort point d’émigrants, reste stationnaire.
« On a allégué, nous le savons, que certaines races humaines possèdent une plus grande fécondité que certaines autres, et on n’a pas manqué d’affirmer que la race française était une des moins prolifiques. En supposant que cette théorie générale soit admissible, ce qui n’est point prouvé, le fait particulier n’en serait pas moins fort singulier, lorsqu’on se rappelle la multiplication étonnante des anciens Gaulois et les invasions si nombreuses qu’ils ont dirigées sur presque tous les points de l’Europe. Mais il se trouve que cette assertion est tout le contraire de la réalité, et que, si l’on peut observer une différence entre la fécondité des races, on trouvera plutôt quelque avantage au profit de la race française, lorsqu’elle est placée dans des conditions semblables à celles des autres peuples.
« Quelle peut donc être la cause de cette anomalie apparente, qui semblerait indiquer que moins une nation développe d’expansion au dehors, moins elle s’accroît au dedans ? Elle nous paraît dériver fort naturellement de ce principe mainte fois signalé dans les recherches sur le mouvement de la population, savoir : que les familles ne s’accroissent que proportionnellement au souci plus ou moins grand des parents pour l’avenir de leurs enfants ; de telle façon que plus les populations sont ignorantes et grossières, moins elles se montrent prévoyantes ; plus elles sont intelligentes et instruites, plus elles déploient une sollicitude qui souvent devient abusive. Il est donc visible que plus les hommes s’éclaireront, moins ils croîtront en nombre, s’ils n’aperçoivent autour d’eux que l’encombrement de la multitude et une carrière sans issue ; tandis qu’au contraire, dans les pays où se produit un essor extérieur très actif et où s’ouvre un horizon sans bornes pour le travail humain, plus la nation sera riche et civilisée, plus elle tendra à se multiplier pour profiter de ces avantages.
« C’est ainsi qu’il se fait que chez tant de nations industrieuses et intelligentes, l’émigration n’a été qu’un stimulant à leur développement intérieur. Si, maintenant, à ces observations on joint de justes considérations sur l’esprit d’entreprise que la liberté fait naître, et sur la moralité générale que la religion crée et maintient parmi les hommes, on aura résumé, pensons-nous, les principales données qui régissent la croissance et l’amoindrissement du développement de la race humaine[35]. »
Avec tous ceux de son temps, le ministre de Henri IV était loin de se douter qu’un jour viendrait où le nouveau-monde serait peuplé de groupes d’hommes indépendants qui représenteraient à leur manière les nationalités de l’Europe. Se figurait-il que la civilisation, ancrée à jamais entre l’Atlantique, la Méditerranée et la mer du Nord, avait dit son dernier mot ? Quelle distance entre ses idées et celles de Colbert ! De ces deux grands citoyens, l’un est tout en dedans : c’est l’esprit ancien, la routine ; l’autre est en dehors autant qu’en dedans : c’est le génie moderne.
Comment se fait-il qu’il y ait aujourd’hui cinq ou six Angleterres ? Parce que les ministres de Londres ont vu dans les colonies un moyen d’étendre au loin la puissance britannique. Pourquoi n’y a-t-il encore qu’une seule France ? Parce que les idées de Sully ont prévalu dans ce dernier pays, en dépit de l’exemple donné par Colbert.
Si jamais il y a une deuxième France, ce sera la province de Québec, fille de ses propres œuvres.
- ↑ Il avait été attaché à la cour dès sa jeunesse comme page de Catherine de Médicis. Protégé par la reine, il reçut de nombreuses faveurs de Henri ii, François ii et Charles ix. (Le Droit civil canadien : Loutre & Lareau, p. 7.) Il était donc né avant 1540.
- ↑ Jaçoit que, ou jà soit que — Conjonction qui se disait pour quoique, encore que, bien que.
- ↑ Chevir — Vieux verbe français qui signifie : Composer, accommoder, agréer.
- ↑ Il est parfois nommé Pierre, ailleurs Jean. Il y avait, en 1600, « Pierre de Chauvin, sieur de Tontuit, lieutenant pour le roi en l’absence du marquis de la Roche au pays de Canada. » En 1610, un nommé Pierre Chauvin représentait Champlain et Pontgravé à Québec pendant leur voyage en France. L’associé de Pontgravé (1599) étant mort vers 1603, il doit y avoir eu deux personnes du même nom.
- ↑ La politique était à la conciliation. L’Édit de Nantes, en faveur des protestants, avait été promulgué au mois d’avril 1598
- ↑ Ce nom a été imposé par Champlain en 1603.
- ↑ Dans une autre pièce de ce temps, on le nomme « Jan Chauvin, habitant de Honnefleur. »
- ↑ Nous suivons principalement la savante biographie publiée en tête des Œuvres de Champlain par M. l’abbé Laverdière.
- ↑ Jean d’Aumont.
- ↑ François d’Espinay de Saint-Luc, beau-frère du maréchal d’Aumont. Tué en 1597.
- ↑ Charles de Cossé-Brissac, duc en 1612.
- ↑ Il y aurait donc eu deux commissions accordées à Chauvin ?
- ↑ Il est dit que Chauvin mourut au moment d’embarquer pour un quatrième voyage au Canada. Ce dût être au printemps de 1603.
- ↑ Le capitaine Prévert, de Saint-Malo, était à la recherche des mines en Acadie, l’été de 1603, au lieu appelé depuis bassin des Mines. Il retourna en France avec Champlain, mais sur un vaisseau à lui, fin d’août de cette année. C’était un fameux inventeur de récits fabuleux. On lui doit l’histoire du Gougou.
- ↑ Première mention connue de ce nom, qui signifie détroit, rétrécissement. Cartier écrit tantôt Stadaconé, tantôt Canada. Les traiteurs qui parcouraient le fleuve, dans la dernière moitié du XVIe siècle, ont dû emprunter ce nom (Québec) des Sauvages. Champlain s’en sert comme s’il datait de longtemps.
- ↑ Un quart de lieue.
- ↑ La citadelle et la haute-ville.
- ↑ Achelasy de Jacques Cartier, à moitié chemin entre Québec et les Trois-Rivières.
- ↑ Le Saint-Maurice qui, jusque vers 1700, a porté le nom de « Rivière des Trois-Rivières. » Cartier l’avait appelée Fouez ou Foix ; les Sauvages, Metaberoutine, c’est-à-dire la décharge des vents.
- ↑ Dans l’embouchure du Saint-Maurice. Deux d’entre elles avancent jusqu’au fleuve, ce qui donne au Saint-Maurice trois décharges ou chenaux. De là les Trois-Rivières, nom qui est antérieur aux voyages de Champlain.
- ↑ « Au milieu » est exact, puisque le chenal droit est aussi large à lui seul que ceux du centre et de gauche réunis.
- ↑ Qui regarde ou qui s’avance vers le fleuve Saint-Laurent ou rivière du Canada.
- ↑ Il y a tout lieu de croire, en effet, que l’île Saint-Quentin était élevée dans sa partie sud-est et que le fleuve l’a rasée au point où elle se voit de nos jours.
- ↑ Sud-est.
- ↑ Dans le Saint-Maurice, tandis que l’extrémité qui fait face au fleuve était élevée.
- ↑ Le lac Saint-Pierre.
- ↑ Il faut lire : « lequel lieu des Trois-Rivières joint presque la rivière du Saguenay par la rivière des Trois-Rivières, » car, en effet, le Saint-Maurice a ses sources sur les mêmes hauteurs que plusieurs des rivières qui se déchargent dans le lac Saint-Jean, considéré comme la source du Saguenay.
- ↑ Le lac Saint-Jean.
- ↑ Les Attikamègues, sans doute, peuple timide, qui ne descendit aux Trois-Rivières que près de trois ans après la fondation du fort (1637).
- ↑ « Mais ce lieu étant habité. »
- ↑ Les Sauvages du haut Saint-Maurice, tels que les Attikamègues.
- ↑ Un endroit très-fréquenté, un point de repère pour les partis de chasse et de guerre. C’est ce que nous apprennent les traditions.
- ↑ La terre nord du fleuve, entre la banlieue des Trois-Rivières et Batiscan, où Champlain avait interrompu sa description du sol proprement dit.
- ↑ Champlain a imposé ce nom à la chute Montmorency, près Québec.
- ↑ Rameau : La France aux colonies, XXVII.