Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 139-144).

L’histoire du canal de Suez


Les événements militaires ont conféré au canal de Suez une actualité qui pourrait devenir brûlante. Il n’est pas hors de propos, par conséquent, d’en revoir brièvement l’histoire, du reste fort intéressante, en nous guidant sur un ouvrage tout récent : The Suez Canal, par Hugh J. Schonfield.

Cette histoire remonte à la plus haute antiquité. À vrai dire, les communications entre l’Occident et l’Orient n’ont pas d’abord pris la forme que nous leur connaissons maintenant. Avant l’avènement des empires grec ou romain, on sentait moins la nécessité d’un passage entre la Mer Rouge et les villes établies le long du Nil. Dès les débuts de la civilisation égyptienne, il se faisait un commerce fort lucratif entre ce que nous appelons maintenant la Somalie et la terre des pharaons qui commerçait aussi avec les pays situés au delà du golfe Persique.

La tradition veut que le premier canal qui ait réuni la Mer Rouge au Nil ait été établi par Sésostris, pharaon de la douzième dynastie. Au VIIe siècle avant Jésus-Christ, cette voie d’eau était tombée en décadence au point de se remplir peu à peu. Ce n’est qu’en 521 que le conquérant perse Darius rétablit et élargit le canal des pharaons. Au cours des siècles suivants, on améliora sans cesse le canal et Ptolémée Philadelphe, au iiie siècle, conçut le projet de l’établir d’une mer à l’autre. Mais il abandonna ses plans, parce qu’on lui représentait que le niveau de la Mer Rouge était tellement plus élevé que celui de la Méditerranée que le pays en serait inondé. Cette croyance étrange persista d’ailleurs jusqu’au XIXe siècle de notre ère.

Les Romains puis les Arabes conservèrent le canal jusqu’en 776, alors que le calife Aben-Jafar-Al Mansour le ferma définitivement pour faire le blocus des villes saintes en révolte, la Mecque et Médine.

Le commerce entre l’Occident et l’Orient par voie de l’Égypte déclina peu à peu et cessa tout à fait, quand les voyages de Marco Polo et d’autres voyageurs eurent ouvert la voie septentrionale vers les Indes et la Chine. Très fréquenté aux xiiie et xive siècles, cette route fut progressivement abandonnée à mesure que s’étendait la puissance de la Turquie. Et sa décadence entraîna la fin de la suprématie commerciale de Venise et de Gênes, fondée sur les relations avec le Levant.

Le monde désirait un nouveau moyen de communiquer avec l’Orient. Christophe Colomb le cherchait vers l’ouest, tandis que Vasco de Gama s’en allait vers le sud, le long de la côte occidentale de l’Afrique, et doublait le cap de Bonne-Espérance. Colomb découvrit un monde nouveau, mais Vasco de Gama ouvrit au commerce une voie qui servit jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Ruinés, les Vénitiens songeaient à reprendre le canal du Nil à la Mer Rouge, puis un pacha turc d’Égypte reprit le projet qui resta à l’état de projet.

La France s’y intéressait. L’Angleterre et la Hollande faisaient le commerce avec l’extrême Orient par la voie du cap de Bonne-Espérance. Mais les armateurs de Marseille, qui empruntaient la voie de la Méditerranée, devaient recourir au coûteux procédé des caravanes assurant la correspondance entre le Caire et Suez. Un auteur anonyme écrivait à Richelieu que la seule solution se trouverait dans le percement d’un canal de Suez au Caire, comme il en existait sous les « anciens rois d’Égypte et peut-être du temps de Salomon ». De cette façon, notait-il : « Les Turcs enrichiront leur pays ; Venise renaîtra ; Marseille deviendra puissante ; l’antique commerce de l’Abyssinie reverra le jour. Les Espagnols se trouveront affaiblis dans la Méditerranée et tous les autres princes, raffermis ». Les difficultés politiques étaient alors insurmontables.

Le philosophe allemand Leibnitz proposa à Louis XIV d’y mettre fin en s’emparant de l’Égypte. Colbert rétorqua froidement qu’on n’était plus au temps de saint Louis le Croisé et que la vogue des guerres saintes était finie. Néanmoins, il se forma une Compagnie du Levant qui, grâce au monopole du transport et au droit de navigation dans la Mer Rouge pour les navires chrétiens, réussit à abaisser notablement les frais.

Jacques Savary, dans son ouvrage intitulé Le Parfait Négociant, insista sur la nécessité du canal, du point de vue commercial. Le commerce avec les Indes prenait une ampleur extraordinaire et la rivalité de la France et de l’Angleterre, chacune utilisant une route différente, devenait intense.

C’est cette rivalité, justement, qui confirma l’Angleterre dans sa résolution de s’assurer la maîtrise des mers. La France perdit son empire aux Indes, comme en Amérique, mais son ascendant ne faisait que grandir en Égypte. Fort étrangement, le gouvernement anglais ne songeait pas à s’en inquiéter, persuadé que la route du cap de Bonne-Espérance serait toujours la meilleure. Vint Napoléon Bonaparte.

Charles Magallon, consul général de France en Égypte, envoyait dépêche sur dépêche pour démontrer la nécessité de posséder l’Égypte, du point de vue commercial. Il convainquit si bien Talleyrand que le Directoire le manda à Paris. Magallon présenta un mémoire qu’il terminait par ces mots : « Quand la République française régnera au Caire et par conséquent à Suez, peu importe qui aura le cap de Bonne-Espérance ». Le Directoire décida d’envoyer une armée en Égypte, sous le commandement du général Bonaparte. Ses instructions renfermaient ces mots : « L’armée d’Orient prendra possession de l’Égypte. Le commandant en chef… fera percer l’isthme de Suez ». À cet effet, des savants, entre autres Lepère, accompagnaient l’expédition. Lepère se livra à des études approfondies et conclut à l’impossibilité du projet, à cause de la différence des niveaux. Mais d’autres ne partageaient pas son avis. La paix d’Amiens mit fin au projet, mais la France continua de s’y intéresser.

La secte des Saint-Simoniens, tellement chimérique par certains côtés, entretenait par ailleurs des idées fort pratiques, entre autres celle du percement de l’isthme de Suez. Ils formèrent la Société d’études du canal de Suez, qui ouvrit la voie à l’entreprise de Lesseps. Leurs ingénieurs, Negrelli, Stephenson et Talabot, poussèrent les études fort loin. On reconnut, surtout, la fausseté de la différence des niveaux. Mais les Saint-Simoniens ne purent obtenir une concession.

Lesseps, dont la mésaventure à Panama ne doit pas faire oublier le très grand mérite, réussit à calmer les jalousies politiques. Diplomate fort habile et doué d’un grand charme, il s’était lié, en Égypte où il avait été consul, avec Mohammed Saïd, fils du vice-roi. Il s’était surtout intéressé au projet de canal, qu’il avait étudié sous tous ses aspects. Quand Mohammed Saïd prit le pouvoir, Lesseps s’empressa de se rendre en Égypte, où le vice-roi l’avait d’ailleurs invité. Il fut reçu à Alexandrie par Mohammed lui-même, qui l’emmena avec lui dans sa visite d’apparat au Caire, lui donnant à cette occasion un magnifique cheval arabe.

Le 15 novembre 1854, au coucher du soleil, dans le désert, Lesseps causait tranquillement avec le pacha, quand il jugea le moment bien choisi d’exposer ses idées. Mohammed Saïd lui dit : « Vous m’avez convaincu. J’accepte votre plan. Nous allons, au cours du voyage, aviser aux moyens de le mettre à exécution ». Sur ce, il appela ses généraux et pria de Lesseps de reprendre son exposé.

Lesseps réussissait là où les gouvernements avaient épuisé en vain leurs moyens de persuasion.

Le corps diplomatique l’apprenait bientôt avec un étonnement qu’on imagine. L’ambassadeur d’Angleterre se mit à imaginer toutes sortes d’objections, bien que son gouvernement, allié à la France pour la guerre de Crimée, ne soulevât aucune opposition officielle.

Lesseps se rendit en Angleterre pour défendre son point de vue. Il entendait réaliser son projet sans soulever les animosités politiques. Sa société devait être de caractère international et, à cette fin, il réservait à chaque nation intéressée un certain nombre d’actions. Le gouvernement anglais ne l’aidait aucunement, mais Lesseps sut s’attirer l’appui du monde commercial de Grande-Bretagne. Bientôt il put entreprendre effectivement la besogne. Mais ça, c’est une autre histoire, ainsi que disait, justement, un Anglais, Kipling.

2 août 1941.