Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 145-149).

Du nouveau sur Mayerling


Si nous revenions sur la tragédie de Mayerling ? Une fois encore, mais ce sera la dernière. Notre excuse, c’est qu’il vient de paraître plusieurs livres où sont exposées des théories nouvelles sur le mystère qui entoure la mort de l’archiduc Rodolphe et de la baronne Marie Vetsera. Ces théories témoignent au moins de l’imagination de leurs auteurs ; toutes s’accordent sur un point, comme nous le verrons.

Le premier de ces livres a paru aux États-Unis, sous ce titre : He did not die at Mayerling, et le sous-titre : « Autobiographie de « R », Hapsbourg devenu américain, écrite en collaboration avec Henry Lanier ». Malgré le sérieux des auteurs, c’est probablement une colossale mystification. Mais l’histoire est amusante.

« R » se prétend le fils légitime du prince-héritier Rodolphe d’Autriche. À son avis, le corps qui repose dans l’église des Capucins, à Vienne, parmi les Hapsbourgs défunts, n’est pas celui de Rodolphe, mais d’un vagabond qu’on avait défiguré à dessein. Rodolphe ne serait pas mort à Mayerling, mais aurait émigré en Amérique du Sud, où il aurait fait de l’élevage pendant de nombreuses années.

Toujours d’après le même auteur, le prince ayant conspiré contre son père allait être arrêté : la police avait tout découvert. Il décida de se tuer. Ses amis, au contraire, imaginèrent toute une mise en scène pour le sauver. Un médecin (américain, naturellement) leur trouva le cadavre d’un inconnu mort à l’hôpital. Ils le transportèrent dans la forêt de Mayerling, où Rodolphe se rendait souvent.

Ils prenaient leurs dispositions là-bas, lorsque survint Marie Vetsera, conspiratrice au même titre que lesdits amis du prince et non pas amoureuse de Rodolphe. Apercevant un homme en train de fusiller le cadavre, elle s’écria : « Vous avez tué l’archiduc ! » Pour abréger les explications, ou par accident, l’homme au revolver tira… Et voilà pour quoi l’on trouva le corps de la pauvre Marie à côté du fameux macchabée.

Pendant ce temps, Rodolphe fuyait à travers l’Allemagne.

Quant à « R », — c’est une tout autre histoire, — il serait le fils d’une femme épousée en secret par l’archiduc. Le médecin (américain, toujours) qui assistait à la naissance de « R » s’empare de l’enfant, que la mère voulait tuer, et l’emporte aux États-Unis.

La mère disparut fort à propos dans les montagnes de Suisse où, peu de temps après, racontait-on, un accident avait mis fin à ses jours malencontreux. Rodolphe épousa la princesse Stéphanie de Belgique. Alors, réapparut la première légitime, dotée d’un nouveau mari. Ainsi y avait-il double bigamie. Mais « R » ne nous dit pas comment tout cela se termina.

Plus sérieux sont les mémoires que le baron Lafaurie vient de publier sous le titre : La vérité sur Mayerling. La vérité, c’est beaucoup dire, et l’on serait tenté de murmurer au digne Baron : Tu te vantes, mon bon !

Cependant, les circonstances ont permis à Lafaurie de fréquenter bien des gens qui avaient connu Rodolphe et son entourage. Il faut donc lui accorder quelque attention. En outre, on fait grand état de l’interdiction prononcée contre son livre en Autriche.

Lafaurie retient aussi l’histoire de la conspiration. Mais ce ne serait pas là, à l’en croire, la cause principale du drame. Marie Vetsera, à Mayerling, aurait voulu arracher à Rodolphe la promesse de l’épouser, quand Stéphanie aurait disparu du paysage. Rodolphe aurait refusé. Furieuse, la belle Marie l’aurait alors blessé outrageusement. À la suite de quoi, l’archiduc l’aurait bel et bien mise à mort, puis se serait tué pour éviter le scandale.

Qu’y a-t-il de vrai là-dedans ? Allez-y voir.

Le plus intéressant de tous ces ouvrages est celui de la princesse Stéfanie, ancienne princesse héritière d’Autriche, maintenant comtesse de Lonyay. Elle intitule ses mémoires (qui viennent de paraître à Bruxelles), Je devais être impératrice.

Comme sa tante, l’impératrice Charlotte du Mexique, Stéfanie, victime innocente, est une figure pathétique. Non pas seulement parce que le trône lui a échappé, surtout par les calomnies qu’on a répandues sur son compte afin d’excuser dans une certaine mesure l’inexcusable Rodolphe. On l’a représentée comme une femme laide, stupide et guindée, qui blessait l’artiste qu’il y avait en Rodolphe. Rien n’était plus injuste.

La princesse Stéfanie, — ses photos le démontrent, — était belle. Elle avait reçu une éducation parfaite et elle était loin de manquer d’esprit. Évidemment, ce n’était pas une évaporée : elle avait été élevée avec une sévérité brutale par Léopold II, ce roi à la barbe et au caractère solennels, et par la reine Marie-Henriette, que les infidélités de son mari plongeaient dans la tristesse.

Stéfanie avait tout fait pour s’attacher son mari, se conformant à tous ses caprices, se mettant à la gêne pour adopter son genre de vie. Sur un point, il est vrai, elle refusa de le suivre.

Un soir, prête à tout, elle l’avait accompagné, déguisée en bourgeoise, dans un café douteux où Rodolphe compromettait sa dignité en compagnie de filles et de mauvais garçons. La princesse héritière fut dégoûtée et refusa net, par la suite, toutes les invitations de cette nature.

Rodolphe, s’il n’aimait pas sa femme, appréciait fort son caractère et il était fier d’elle. Une volumineuse correspondance que publie sa veuve en convainc.

Mais il était perdu de mœurs et de santé. N’avait-il pas été jusqu’à se faire accompagner à Bruxelles, où il allait demander la main de la fille du roi, par une bourgeoise de Vienne ?

Souffrant en outre de sa trouble hérédité bavaroise (celle des Hapsbourgs ne valait guère mieux), Rodolphe devait sombrer dans la folie si la mort ne le prenait pas.

Déjà, quelque temps avant la tragédie, il avait offert à sa femme de se tuer avec elle. Stéfanie avait repoussé la proposition avec horreur.

La princesse est persuadée que Marie Vetsera aimait l’archiduc, mais que lui-même était incapable d’amour. Il se rendit à Mayerling, décidé à en finir, parce que ses complots politiques allaient lui valoir sous peu une arrestation scandaleuse. Mais, faible, il ne voulait pas partir seul, et c’est ainsi qu’il entraîna la malheureuse fille.

L’auteur publie une lettre, inédite jusqu’ici, que Rodolphe lui écrivit de Mayerling pour lui dire adieu. Cette lettre ne laisse subsister aucun doute sur le suicide.

Nous avons vu que tous ces auteurs s’accordent pour assigner au mystère de Mayerling des causes politiques. La baronne Larisch, celle qui avait favorisé les amours de Rodolphe et Marie, avait exprimé cet avis, il y a longtemps. Tout récemment encore, l’archiduc Léopold de Toscane se prononçait catégoriquement en ce sens.

Rappelons brièvement les faits. Peu de temps avant sa mort, le prince héritier avait confié à sa cousine, madame Larisch, une cassette mystérieuse qu’elle devait garder jusqu’à ce qu’on la lui réclamât en donnant un signal convenu. Le lendemain de Mayerling, un inconnu donnait ce signal et recevait la cassette. Il se faisait ensuite connaître : c’était l’archiduc Salvator, qui disparut ensuite de façon mystérieuse. Or, cette cassette, au dire de Léopold, renfermant tous les documents relatifs à la conspiration de Rodolphe, qui voulait se faire proclamer roi de Hongrie du vivant de son père.

5 mars 1938.