Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/16-1

Chapitre XVI.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XVI-§1.

Chapitre XVI-§2.


CHAPITRE XVI

OPÉRATIONS MILITAIRES ET DIPLOMATIQUES

(thermidor an IV à floréal an VI-août 1796 à mai 1798)

§ 1er — Turquie, Prusse, Espagne, Angleterre.

Nous savons que la politique du Directoire à l’intérieur était une politique sans principes, une politique d’intérêt personnel aboutissant à un jeu de bascule, à un « système de balance », devait dire Français aux Cinq-Cents, le 8 prairial an VII (27 mai 1799), déplorable pour l’affermissement des institutions républicaines. À l’extérieur, il en arriva à faire la guerre de conquête et de rapine, la guerre d’affaires dans le plus mauvais sens du mot, et n’eut d’autre politique que le trafic des territoires et le brocantage des populations. Après avoir vu la guerre épuiser ses ressources — elle avait aussi, d’ailleurs, été dure pour ses adversaires : la Banque d’Angleterre, par exemple, dut à son tour, à la fin de février 1797, suspendre les payements en espèces — il recourut à la guerre pour s’en procurer, et sa diplomatie, même lorsqu’elle parla au nom de « l’indépendance des peuples » (Moniteur du 13 pluviôse an III-1er février 1795, discours déjà signalé de Boissy d’Anglas), obéit à une arrière-pensée de lucre ; elle s’inspira toujours de la théorie monarchique que les peuples ne s’appartiennent pas, qu’un gouvernement qui a la force peut disposer d’eux sans les consulter et leur imposer, contrairement à leur volonté, un régime de son choix. En dehors de la poursuite du bénéfice immédiat, l’idée dominante fut de pousser la France jusqu’au Rhin, alors qu’il eût été bien préférable de laisser les provinces rhénanes se constituer en république indépendante. Je ne reviendrai pas sur la politique des « frontières naturelles », appréciée chapitre ix ; mais je constaterai que ses partisans comprenaient fort bien que l’Angleterre n’accepterait jamais de bon gré pareil agrandissement et qu’une coalition continentale serait nécessaire pour avoir raison de sa résistance. Aussi avait-on essayé depuis longtemps d’ébaucher cette coalition avec les États secondaires tels que la Suède, le Danemark, la Turquie ; ce projet ne put aboutir.

Mécontente de ne pas toucher les subsides qu’elle avait mendiés, la Suède — où le jeune roi Gustave IV Adolphe devait gouverner lui-même à partir du 1er novembre 1796 — avait menacé de se tourner du côté de la Russie et irrité par là le Directoire qui, le 18 thermidor an IV (5 août 1796), prit un arrêté équivalant à l’expulsion de M. de Rehausen, successeur désigné de M. de Staël, et rappelant notre chargé d’affaires en Suède. Les relations étaient

J’espère, Citoyen, m’en sauver par l’agiotage (Chacun son tour). À vous, Milord, les papillottes.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


presque aussi tendues avec le Danemark qui, en nivôse an IV (janvier 1796), retardait encore la reconnaissance de notre envoyé. Le ministre danois, M. de Bernstorff, finit par se décider à le reconnaître, tout en le faisant d’assez mauvaise grâce. En 1797, la Turquie renouait tout à fait avec la République française, et désignait, pour la première fois, un ambassadeur permanent, Esseid Ali Effendi qui arriva à Paris le 25 messidor an V (13 juillet 1797). Il fut reçu officiellement par le Directoire, le 10 thermidor (28 juillet) ; mais tout le bénéfice de cette ambassade allait revenir aux entrepreneurs de fêtes publiques et aux marchandes de modes qui transformèrent le représentant de la Sublime Porte en article de réclame pendant à peu près deux mois. Le premier drogman, ou interprète officiel, de la nouvelle ambassade était un Grec qui s’appelait Panagiolis Kodrikas, nom qu’il changea en Codrika vers 1815 (voir Georges Avenel, Lundis révolutionnaires, p. 133-136).

Notre ambassadeur auprès de la Porte était alors le général Aubert du Bayet nommé, le 19 pluviôse an IV (8 février 1796), en remplacement de Verninac (chap. ix), et arrivé, le 11 vendémiaire an V (2 octobre 1796), à Constantinople, où il devait mourir le 27 frimaire an VI (17 décembre 1797). Après le rappel du premier secrétaire, Cara Saint-Cyr (arrêté du 6 ventôse an VI-24 février 1798), l’ambassade fut gérée par Ruffin qui, dans une lettre du 12 nivôse an VI (1er janvier 1798), signalait la mauvaise impression éprouvée par la Porte à la nouvelle des tendances de Bonaparte à exciter chez les Grecs ce qu’il appelait « le fanatisme de la liberté » (lettre du 29 thermidor an V-16 août 1797, dans la Correspondance de Napoléon Ier, t. III, p. 313). Un autre événement n’allait pas tarder à émouvoir le sultan et son ambassadeur. Ce fut le discours qu’Eschasseriaux aîné prononça au Conseil des Cinq-Cents, le 23 germinal (12 avril), trois semaines avant le départ de Bonaparte pour l’expédition d’Égypte, et dont il sera question dans le chapitre suivant à propos de la préparation de cette expédition. Si Esseid Ali renonça au projet qu’il avait aussitôt conçu de faire secrètement surveiller les mouvements de la flotte organisée à Toulon, s’il se laissa convaincre et s’il écrivit à Constantinople — où, un peu plus tard, le 1er messidor (19 juin) Ruffin s’attachait à enlever toute autorité à ce discours présenté comme la simple opinion personnelle de son auteur — que le but de l’expédition était la Sicile, ce fut grâce aux manœuvres de son drogman Kodrikas, qui savait tout, cachait la vérité à l’ambassadeur, trahissant le gouvernement turc et rêvant de l’émancipation de la Grèce, cause qu’il devait, d’ailleurs, trahir plus tard, à l’époque où il modifia son nom. Lors de la rupture des relations diplomatiques, les tentatives d’Esseid Ali pour obtenir ses passeports (frimaire an VII-décembre 1798) restèrent sans résultat, par suite de l’arrestation du personnel de l’ambassade française opérée sur l’ordre du sultan (chap. xix, §2). Esseid Ali continua donc d’habiter Paris jusqu’en 1802, surveillé, mais sans gêne réelle ; lorsqu’il partit, Kodrikas eut bien soin de ne pas l’accompagner à Constantinople.

Je m’étais proposé tout d’abord de dire ici un mot de la façon dont le Directoire avait envisagé la question du protectorat par la France des établissements religieux catholiques au Levant. Mais, en présence de l’opinion soutenue, le 24 novembre 1903, à la Chambre des députés, que la politique « du Directoire concernant nos missions au Levant est la même que celle du comité de salut public au temps où la puissante intelligence politique de Danton l’inspirait » (Journal officiel, p. 2860, 1re colonne), et que cette politique est identique à la politique traditionnelle, on me pardonnera, je pense, d’insister plus que je ne comptais le faire et de revenir un peu en deçà de ma période.

On a parlé à la Chambre de Descorches. J’ai consulté aux archives du ministère des affaires étrangères les instructions données à Descorches lorsque, en janvier 1793, il fut nommé envoyé extraordinaire à Constantinople. Dans le volume Turquie, supplément, 22, se trouvent, au folio 233, des instructions particulières où, envisageant les conditions d’une alliance, on dit : « Confirmation des anciennes capitulations passées entre la France et l’empire ottoman pour tout ce qui concerne les intérêts de notre commerce, les privilèges, exceptions, droits et prérogatives qui y sont énoncés » (folio 240). Les développements qui suivent cette formule générale montrent que ce qui préoccupait le plus la diplomatie révolutionnaire, c’était notre intérêt politique, nos intérêts et prérogatives en matière de commerce, de navigation et de juridiction. Est enfin abordé le côté religieux (folio 245-246) et je donne intégralement le passage qui le concerne et qui n’a guère été reproduit, quoiqu’il précise seul le véritable sens de la formule générale trop exclusivement mise jusqu’ici en vedette.

« On attachait autrefois beaucoup d’importance à la religion romaine, tant à Constantinople que dans les États dépendant du grand Seigneur ; l’ambassadeur de France jouissait à cet égard de la plus haute considération ; mais, depuis que la République française s’est émancipée et que le bonnet de la liberté s’est élevé au-dessus de la tiare du pontife, toutes les querelles religieuses ne doivent nous intéresser que faiblement. L’ambassadeur de la République se bornera donc à conserver les prérogatives de sa chapelle, il empêchera soigneusement qu’aucun Français ne se mêle de disputes théologiques qui pourraient s’élever entre les différentes sectes chrétiennes tolérées dans l’empire ottoman. Il existe à Constantinople un couvent de capucins attenant, pour ainsi dire, à la maison de l’ambassade. Comme ces religieux font le service de la chapelle et que leur maison est sous la protection de la République, il sera indispensable que ces religieux se conforment aux décrets relatifs à la constitution civile du clergé tant pour ce qui concerne le serment que par rapport au décret qui prononce la dissolution des ordres monastiques et la suppression de l’habit de Saint-François. M. Marie Descorches voudra bien pressentir ces bons pères sur cette nécessité, et faire passer au ministre des affaires étrangères le résultat de ses observations ainsi que les renseignements qu’il se sera procurés sur le régime de cette maison et ses propriétés. Au reste, M. Descorches, sans attacher précisément trop d’importance à l’exercice du culte chrétien, aura soin de maintenir la décence et d’écarter toute espèce de tracasseries qui pourrait scandaliser les musulmans. »

La lecture de ce passage suffit, sans qu’il y ait lieu d’insister, pour prouver que ceux qui embauchent Danton au service de leur cause sont plus accommodants pour le passé que pour le présent ; je connais des adversaires du protectorat religieux qui se rallieraient volontiers à la façon dont le comprenait la République de 1793, en le mettant d’accord, et non en contradiction, avec sa législation intérieure.

Il n’est pas niable qu’en cette matière comme en toutes les autres, il y eut, dans la période que j’étudie, de la part de nombreux fonctionnaires, des tentatives de réaction contre les idées qui avaient prévalu durant la grande période révolutionnaire ; et le rapport du ministre des relations extérieures, Delacroix, dont je vais parler, découle incontestablement d’une autre inspiration que celle qui a présidé à l’élaboration du passage cité plus haut. Mais il ne faudrait cependant pas exagérer la divergence que je suis le premier à reconnaître ; il ne faudrait pas surtout, pour le plaisir d’avoir un argument historique, commettre la faute d’assimiler deux situations tout à fait différentes.

Le 28 avril 1796, nous apprend Delacroix dans son rapport au Directoire (archives des affaires étrangères, Turquie, supplément, 23, folio 43 à 48), le roi d’Espagne demandait, par une note de Godoy, prince de la Paix, que le gouvernement français lui cédât la protection des établissements religieux au Levant ; cette note étant restée sans réponse, par une seconde note du 25 janvier 1797, qu’adressait au ministre, le 12 pluviôse an V (31 janvier 1797), notre ambassadeur à Madrid, Godoy renouvelait sa demande et, pour rallier le Directoire à sa propre opinion, Delacroix rédigeait le rapport en question, daté du mois suivant (ventôse an V), qui concluait à un refus. Le véritable motif de cette demande, « c’est de faire recueillir à l’Espagne tous les avantages politiques et commerciaux » résultant alors de cette protection, tel est le fond du rapport. Au point de vue politique, nous n’aurions plus l’influence reposant sur « les fréquentes occasions que la protection donne aux agents français de faire preuve d’égards pour les usages, de respect pour les lois du pays, la certitude où sont tant le Divan que le peuple, que la protection de la République française sur les établissements religieux se dirigera constamment, et plus encore dans l’avenir que dans le passé, d’après les anciennes maximes, c’est-à-dire dans le sens du gouvernement turc » ; autrement dit, Delacroix voyait dans le protectorat une facilité plus grande d’être agréable à la Turquie et il en escomptait le bénéfice politique. Au point de vue commercial, « les instances du prince de la Paix coïncident avec les renseignements que le ministre reçoit des agents de la République sur les efforts que fait l’Espagne pour se rendre maîtresse du commerce avec les Turcs ».

Voici enfin l’alinéa où Delacroix résume les effets du protectorat dans les dernières années : « Le ministre fera observer au Directoire exécutif que, pendant le séjour du citoyen Verninac à Constantinople, il s’est offert des occasions de professer les maximes énoncées dans ce rapport, que cet agent de la République, ainsi que ses prédécesseurs, a manifesté la nécessité de protéger les établissements religieux contre la cupidité de certains particuliers. Que le ministre l’a chargé, au mois de nivôse an IV, de faire annuler des ventes illicites faites au préjudice de ces établissements ; que le citoyen Aubert du Bayet jouit maintenant du plein droit de protection sur les établissements religieux par l’intervention de la Porte et que la confiance dans les agents de la République se montre parmi les protégés, tandis que la considération pour le gouvernement français fait les plus rapides progrès dans l’opinion publique ».

En somme, disait Delacroix, « si vous rompez un lien principal, une infinité d’autres se trouveront en même temps brisés, surtout dans un pays où les usages, l’habitude, les formes anciennes sont respectés comme des principes ». On ne voulait alors rien changer à ce qui était de nature à assurer la prépondérance de la France en matière politique et en matière commerciale. Or, aujourd’hui, nous nous trouvons en face d’autres nations ayant conclu des traités semblables à ceux qui nous assuraient autrefois un monopole avantageux ; ce monopole a disparu et avec lui ont disparu les avantages de notre position ; les faits sont tels que, de notre protectorat, il ne nous reste plus que les charges. C’est pourquoi le traditionnalisme de Delacroix ne saurait être à notre époque un argument sérieux pour le maintien d’une tradition dont les événements n’ont pas laissé subsister la moindre raison d’être.

D’autre part, le Directoire a eu, tout au moins à une certaine époque, d’autres idées que son ministre sur le sort de notre protectorat : il ne voulait peut-être pas l’abandonner gratuitement, mais il consentait à en trafiquer, puisque, le 13 floréal an IV (2 mai 1796), c’est-à-dire au moment même où l’Espagne lançait la première note dont il vient d’être question, il offrait à cette puissance d’échanger la Louisiane, qu’elle possédait alors, contre notre protectorat d’Orient (Revue d’histoire moderne et contemporaine, 15 février 1904, dans l'Étude critique de MM. R. Guyot et P. Muret, p. 313).

Ce qui aurait pu avoir des conséquences graves, ce fut le dissentiment avec la Prusse. Le traité de Bâle du 16 germinal an III (5 avril 1795) n’avait pas résolu les difficultés, il les avait ajournées en se bornant à dire que si, lors de la paix générale, la France obtenait la rive gauche du Rhin, la Prusse serait indemnisée : ce qui, dans l’esprit du gouvernement français, impliquait la certitude de l’acquisition convoitée, comporta pour le roi de Prusse l’espoir que cette acquisition ne se réaliserait pas. Furieux, par la suite, de voir que les gouvernants français ne renonçaient pas à ce qui était, à leurs yeux, plus qu’une espérance, mais toujours irrité contre l’Autriche, qui ne voulait pas lui permettre de s’agrandir et dont il redoutait le propre agrandissement, Frédéric-Guillaume II n’osait ni prendre parti contre l’Autriche, ainsi que le désirait le Directoire, ni s’unir de nouveau à l’Autriche contre la République. Ses incertitudes furent finalement dissipées par les succès de Jourdan et de Moreau en messidor et thermidor an IV (juillet 1796) : le 18 thermidor (5 août), un traité était signé avec la France à Berlin.

L’Allemagne était une fédération d’États avec un souverain désigné par un collège électoral, l’empereur, et une assemblée, la Diète, composée des envoyés des États de l’Empire ; telle était du moins l’apparence, car, en fait, la dignité impériale était, depuis longtemps, régulièrement octroyée au chef de la maison d’Autriche, tout en ayant beaucoup perdu de son autorité sur les États ; plusieurs de ces États avaient pour princes des archevêques ou des évêques. Le Directoire poursuivait la « sécularisation » de ces principautés ecclésiastiques dont il entendait se servir pour dédommager les princes laïques dépossédés sur la rive gauche du Rhin et, dans le traité de Berlin, la Prusse adhéra éventuellement à ce plan. Par les articles secrets du traité, la Prusse déclarait que si, lors de la paix avec l’Empire, la rive gauche du Rhin était cédée à la France, elle ne ferait aucune opposition à cette cession ; la plus grande partie de l’évêché de Munster devait, en ce cas, être pour elle l’indemnisation territoriale » de la perte de ses provinces sur la rive gauche du Rhin. Cependant, même après le traité, l’entente fut loin d’être complète entre les deux gouvernements : la Prusse ne se trouvait pas suffisamment avantagée et, tout en aspirant à substituer en Allemagne sa prépondérance à celle de l’Autriche, elle ne se laissera pas, malgré les efforts réitérés et les promesses plus ou moins sincères du Directoire, entraîner à lui déclarer la guerre. Frédéric-Guillaume II étant mort le 16 novembre 1797, eut pour successeur Frédéric-Guillaume III.

La ville libre de Hambourg, comme les villes hanséatiques Brème et Lübeck, faisait partie de l’Empire. L’importance de son commerce et sa situation de ville libre l’avaient transformée en lieu de rendez-vous pour une foule d’étrangers, agents politiques ou autres, de toutes les nationalités ; les émigrés français s’y étaient rendus en masse et le Sénat de Hambourg, qui cherchait à rester en bons termes avec tout le monde, manifestait publiquement une froideur, d’ailleurs sincère, à l’égard des gouvernants français, tout en leur accordant sous main certaines satisfactions telles qu’avances de fonds (messidor an IV-juin 1796), entraves apportées au commerce de faux certificats et de faux papiers facilitant la rentrée en France de nombreux émigrés, et même au séjour de ceux-ci (frimaire an V-novembre 1796 et pluviôse an VI-février 1798). Plus tard, encore préoccupé de gagner la Prusse qui, à ce moment, ne devait pas succomber à la tentation, le Directoire devait lui offrir Hambourg (frimaire an VII-novembre 1798).

Il chercha également à gagner l’Espagne à sa cause. Entre la France et l’Angleterre lui demandant toutes les deux son concours, il n’était pas facile à la cour espagnole de rester complètement neutre. L’alliance anglaise, c’était le commerce anglais admis dans les colonies espagnoles et la perspective d’une concurrence ruineuse ; c’était également la possibilité d’une invasion des troupes républicaines, avec le danger accru de la contagion des principes révolutionnaires. L’alliance française, c’était le désagrément de concessions à un régime abhorré ; c’était aussi le risque de perdre non plus le bénéfice des colonies, mais les colonies elles-mêmes. Le ministre Godoy finit néanmoins par s’allier à la France, et le général Pérignon qui, nommé ambassadeur de France en Espagne le 5 frimaire an IV (26 novembre 1795), n’était arrivé à Madrid que le 22 germinal an IV (11 avril 1796), signait un traité avec lui, le 2 fructidor an IV (19 août 1796), à San Ildefonso, non loin de Ségovie.

Il y avait entre les deux pays alliance offensive et défensive ; chacun d’eux devait, dans les trois mois où il en serait requis, tenir à la disposition de l’autre 25 navires et un contingent d’environ 24.000 hommes ; l’Angleterre seule était immédiatement visée ; un article secret prévoyait l’intervention de l’Espagne pour amener le Portugal à fermer ses ports aux Anglais. Le 8 octobre, la, guerre était officiellement déclarée par l’Espagne à l’Angleterre ; quatre mois après (14 février 1797), la flotte espagnole complètement battue par l’amiral anglais Jerwis à la hauteur du cap Saint-Vincent, se réfugiait à Cadix où elle était bientôt bloquée. Si, d’autre part, l’île de la Trinité, dans les Antilles, fut, le 18 février 1797, prise par les Anglais, ceux-ci, en avril, échouèrent contre Puerto-Rico, et Nelson, qui avait mission de s’emparer des îles Canaries, ne put réussir, le 20 et le 24 juillet 1797, dans sa tentative contre Santa-Cruz, capitale de l’île de Tenerife ; il reçut là une blessure qui nécessita l’amputation du bras droit, il avait déjà perdu un œil pendant le siège de Calvi en juillet 1794. Toutefois, le désastre de la flotte et, après les élections de l’an V, l’espoir d’une prochaine réaction en France avaient rendu Godoy moins coulant à l’égard du Directoire ; j’ai parlé, à propos de la Turquie, de sa demande infructueuse ; relativement à notre protectorat religieux dans le Levant ; je n’y reviendrai pas. À la suite de l’attitude récalcitrante de Godoy, Truguet qui, nommé en remplacement de Pérignon (29 vendémiaire an VI-20 octobre 1797), prit ses fonctions en pluviôse (février 1798), travailla à le faire renvoyer du ministère, ce qu’il obtint du roi le 28 mars. Malgré une résistance comique, il fut à son tour remplacé, en prairial an VI (mai 1798), par Guillemardet qui remit ses lettres de créance le 20 messidor (8 juillet).

Sans participer effectivement aux hostilités, le Portugal ne rompait pas avec l’Angleterre. Il y eut bien, le 23 thermidor an V (10 août 1797), un traité conclu à Paris entre Delacroix, ministre des relations extérieures, et le ministre du Portugal en Hollande, d’Araujo, accordant à la France une extension en Guyane ; mais le fils de la reine, qui exerçait les fonctions de régent, refusa de le ratifier et le Directoire furieux, déclara, par arrêté du 5 brumaire an VI (26 octobre 1797). le traité « non avenu ». Après une démarche de l’Espagne, le Portugal revenait sur sa première décision ; le 1er décembre, il se déclarait favorable à la ratification et chargeait d’Araujo d’amadouer le Directoire à l’aide d’espèces sonnantes ; la chose s’étant ébruitée, ; le Directoire, pour faire preuve d’incorruptibilité, fit enfermer d’Araujo au Temple du 8 nivôse au 8 germinal an VI (28 décembre 1797 au 28 mars 1798). Après des projets belliqueux de part et d’autre — le Directoire, en particulier, devait offrir sans succès, en floréal an VI (mai 1798), à l’Espagne de mettre 30.000 hommes à sa disposition afin de l’aider à conquérir le Portugal ; la France aurait reçu en compensation la Louisiane (Guyot et Muret, Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° du 15 février 1904, p. 314) pour laquelle, nous l’avons vu au début de ce chapitre, elle avait, deux ans auparavant, offert à l’Espagne le protectorat catholique du Levant — on négocia de nouveau sans résultat au début de l’an VII (fin septembre 1798) ; reprises pour la troisième fois vers le milieu de l’an VII (mars 1799), les négociations n’avaient pas encore abouti lorsque le Directoire fut renversé.

La lutte contre l’Angleterre était à cette époque la pensée maîtresse de la diplomatie française, et il ne pouvait en être autrement — même si le gouvernement de Pitt n’avait pas pris si violemment parti contre la République en soutenant ses ennemis au dehors et les royalistes au dedans — avec le système des « frontières naturelles » (voir chap. ix). Nous avons ici un exemple de la puissance désastreuse d’une idée fausse ancrée dans les cerveaux de la masse : la France jusqu’au Rhin c’était devenu un dogme ; presque aucun républicain ne songeait à une autre règle de politique extérieure, aucun n’aurait peut-être osé prendre la responsabilité d’une autre, après les victoires d’une guerre d’abord défensive et malgré le désir général de paix. Or de là ressortaient logiquement les principaux événements qui ont ramené la France à ses anciennes limites, et dont l’ambition d’un homme n’a fait qu’aggraver les déplorables conséquences. Il ne suffisait pas, en effet, d’occuper la rive gauche du Rhin ; la paix n’était possible que si l’Europe acquiesçait à cette occupation. Le consentement de la Prusse, des princes allemands et de l’Autriche, intéressés dans la question, on avait, dès le début, compté, non sans raison, l’obtenir ou l’arracher en satisfaisant plus ou moins leur cupidité. Restait l’Angleterre : celle-ci, qui subordonnait ouvertement sa politique aux intérêts de son commerce, surtout avec un ministre aussi conscient de ces intérêts que Pitt, ne consentirait jamais de bon gré, on le savait, à l’annexion de la Belgique, à la possession d’Anvers par la France. Pour triompher de sa résistance inspirée par le souci de son commerce, c’était dans son commerce qu’il fallait l’atteindre, « de sorte, a très justement écrit M. Albert Sorel, que la paix qu’elle refuse par intérêt, lui devienne une nécessité d’intérêt » (L’Europe et la Révolution française, 4me partie, p. 388).

Étant donnée sa position géographique, l’Angleterre ne pouvait être réduite commercialement que de deux façons, par une descente portant la guerre chez elle, ou par un blocus l’isolant du continent. La descente, nous en verrons tout à l’heure les tentatives ; le blocus, lui, exigeait l’accord de l’Europe continentale contre l’Angleterre et avec la France ; d’où la nécessité de continuer la guerre pour imposer cet accord à qui se refusait à l’accepter, et cette continuation à elle seule de la guerre menait tout droit à la prépondérance de l’élément militaire et d’un général ; c’est pourquoi militaristes et césariens de tous les temps ont toujours poussé à la haine de leur

(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


nation contre telle ou telle autre, afin d’aboutir à une guerre qui leur permît de ramasser ou de conserver le pouvoir. Avec la politique blâmable, mais admise et pratiquée sans vergogne, du trafic des territoires au détriment des petits États, l’accord continental pouvait être conçu de manière à être réellement profitable à tous les États importants, ce qui en aurait assuré la durée. Au contraire, établi sur des bases jugées insuffisantes par les appétits en cause maîtrisés et non apaisés, il manquait de solidité, tout en ayant l’inconvénient d’agrandir, de fortifier — moins qu’ils ne l’auraient voulu, d’où leurs rancunes, mais enfin d’agrandir, de fortifier — les adversaires de la France, mis ainsi par elle à même de retourner plus tard contre elle des forces accrues. Or, le Directoire d’abord, et Bonaparte ensuite, s’acharnèrent à trop obtenir pour eux-mêmes ; satisfaisant mal les appétits étrangers, non par scrupule de conscience, mais par avidité personnelle, ils préparèrent des mécontentements, de nouvelles hostilités et la ruine de leur système dont l’unique bénéfice fut d’avoir contribué à balayer dans divers pays les vieilles institutions ; ce dernier résultat aurait pu être atteint autrement.

Tandis que, par toutes les spéculations qu’elle suscitait, la guerre profitait aux financiers anglais, les classes populaires, écrasées sous les taxes, — sur la discussion au Parlement anglais de certaines réformes à cet égard, voir le tome III de l’Histoire socialiste, p. 696, 702, 708 — désiraient la paix. Devant les manifestations de l’opinion publique, Pitt parut céder. Il exprima l’intention de négocier la paix et, au début de vendémiaire an V (fin de septembre 1796), le Directoire se déclarait prêt à recevoir un commissaire anglais ; celui-ci, lord Malmesbury, connu comme très hostile à la France, arriva à Paris le 1er brumaire (22 octobre). Si Pitt et le Directoire tenaient tous les deux à montrer qu’ils voulaient la paix, ni l’un ni l’autre ne voulaient ce qui aurait permis de la conclure. Les gouvernants français et anglais (voir les paroles de Boissy-d’Anglas et de Pitt, chap. ix, et voir aussi certains passages du rapport de Merlin (de Douai) au nom du comité de salut public sur l’annexion de la Belgique dans le Moniteur du 12 vendémiaire au IV-4 octobre 1795), bien résolus à ne rien lâcher sur le point essentiel, ne pouvaient respectivement avoir aucune illusion sur leurs dispositions réciproques à ce sujet. Du reste, le 8 mars 1796, Wickham ayant, par une note remise a Barthélémy à Bâle, demandé quelles seraient les conditions de la France pour la conclusion de la paix, Barthélémy avait répondu, le 26 mars, qu’il ne saurait être question de « restitution de quelqu’un des pays dont la réunion à la France a été décidée » (Sorel, L’Europe et la Révolution française, t. V, p. 41). Dans ces conditions, quand, à la suite de pourparlers plus ou moins longs, il serait bien constaté que la France se refusait à abandonner la Belgique et que l’Angleterre, affectant en cela de défendre les intérêts de l’Autriche son alliée, s’opposait à ce qu’elle la gardât, la rupture, malgré les concessions qu’on offrirait de faire ailleurs, devait se produire et c’est ce qui eut lieu. Le 29 frimaire an V (19 décembre 1796), le Directoire décidait de suspendre les négociations et invitait Malmesbury à quitter Paris dans les vingt-quatre heures.

Ni à cette tentative, ni à celle dont il sera question plus loin, je ne puis, quant à moi, attacher l’importance que leur accordent MM. Guyot et Muret dans une étude déjà citée de la Revue d’histoire moderne et contemporaine ; une citation de Grenville faite par ces auteurs (n° du 15 janvier 1904, p. 258, note 1) et les citations que je viens de rappeler, dénotent un état d’esprit qui ne permettait pas à ces tentatives de réussir. Si le Directoire et Pitt ont cru pouvoir conclure la paix en cédant sur d’autres points que sur la Belgique, c’est qu’ils ont été tous les deux victimes de l’illusion qui fait croire une chose possible parce qu’on la désire ; même s’ils se sont flattés réciproquement de soutirer à l’autre la concession que chacun d’eux ne songeait à admettre pour son propre compte qu’à la dernière extrémité, cela ne saurait rendre très importantes au fond des négociations qui, quelles qu’aient été leurs apparences, étaient condamnées d’avance à ne pas aboutir par suite de l’entêtement indéniable de chaque partie sur ce qui était pour chacune le point essentiel.

Après avoir songé à jeter quelques troupes en Angleterre pour y organiser une sorte de « chouannerie », le Directoire s’était résolu à agir en Irlande où un soulèvement paraissait être prochain. L’Irlande avait été traitée par l’Angleterre en pays conquis ; la population catholique avait été dépouillée du sol, opprimée, persécutée, ce qui prouve que les religions valent moralement aussi peu les unes que les autres : soi-disant libéral là où il est en minorité, le protestantisme dans son ensemble s’est montré, quand il a été le maître, aussi malfaisant exploiteur et despote implacable que le catholicisme. En 1792, l’Angleterre avait bien accordé quelques réformes ; mais elles étaient impuissantes à satisfaire des revendications allant d’autant plus loin que devenait plus grand l’espoir donné par le succès de la Révolution française. En octobre 1791, avait été fondée à Belfast une société qui ne devait pas tarder à acquérir une grande influence, la société des Irlandais-Unis. Cette société, dont un des principaux fondateurs fut l’avocat Théobald Wolf Tone, d’origine protestante, poursuivait au début la réforme parlementaire et l’émancipation des catholiques ; mais, en 1795, elle tendait à la séparation de l’Irlande et à son indépendance. Après un séjour aux États-Unis, Wolf Tone débarquait le 2 février 1796 au Havre. Il se rendait à Paris où il nouait bientôt des relations avec des membres du gouvernement et où il avait, le 24 messidor an IV (12 juillet), avec Hoche une entrevue à la suite de laquelle un plan d’expédition en Irlande était adopté ; par arrêté du 2 thermidor an IV (20 juillet 1796), Hoche était nommé « général en chef de l’armée destinée à opérer la révolution d’Irlande ». Il devait d’abord, jusqu’au moment de son embarquement, garder le commandement de l’armée des côtes de l’Océan ; mais, par arrêté du 8 fructidor (25 août), celle-ci cessa d’exister le 1er vendémiaire an V (22 septembre 1796) et les départements de l’Ouest furent sous le régime commun.

Tout fut mis en œuvre pour faire échouer cette expédition, à propos de laquelle il faut remarquer que Hoche parlait aux soldats un autre langage que Bonaparte : « Je ne veux point avec moi, disait-il à des soldats mécontents, des hommes qui n’ont de mobile que l’or » (A. Rousselin, Vie de Lazare Hoche, t. 1er, p. 302). De Paris, Hoche ne recevait pas l’argent nécessaire : le cabinet anglais « a des complices à la Trésorerie, qui refusent les fonds et rassurent Pitt » (Bonaparte et Hoche en 1797, par M. Albert Sorel, p. 264). À Brest, il se heurtait au mauvais vouloir du vice amiral Villaret-Joyeuse et de nombreux officiers réactionnaires comme leur chef ; un seul parmi ceux qui étaient en fonction, Bruix, directeur général des mouvements du port, se montrait réellement dévoué et plein d’un zèle que l’hostilité de Villaret annihilait le plus souvent. L’amiral, en cette circonstance, obéissait à diverses considérations dont aucune n’était à son honneur. Un projet d’expédition dans l’Inde, dont il avait déjà été question (Les généraux Aubert du Bayet, etc., par de Fazi du Bayet, p. 94 et 101) en germinal an III (mars-avril 1795) et l’espoir de capturer les riches cargaisons des navires marchands avaient ses préférences ; en outre, après avoir, lors du séjour du comte d’Artois à l’île d’Yeu, envoyé un officier lui dévoiler le plan de Hoche pour l’enlever (Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. II, p. 196), il songeait à être candidat dans le Morbihan, lors des élections de l’an V, avec l’appui des royalistes. Or ceux-ci, pour plaire au gouvernement anglais qui les payait, préludaient au nationalisme de leur digne progéniture en cherchant patriotiquement de toutes les façons à empêcher Hoche de partir. Ils tentaient d’abord, soit de le gagner, soit de le rendre suspect : un de leurs chefs. Frotté, invoquait des motifs graves pour lui demander, le 27 fructidor an IV (13 septembre 1796), un entretien particulier ; Hoche répondit immédiatement : « Il n’est si grand intérêt qu’on ne puisse traiter par écrit » (Idem, p. 604), et avertit, le lendemain, le Directoire par une lettre dont il a été cité un passage dans le chapitre précédent. Ils tentaient ensuite de l’assassiner, mais manquaient leur coup le 26 vendémiaire an V (17 octobre) à Rennes (Idem, p. 608), et peut-être y avait-il un peu plus tard à Brest une tentative d’empoisonnement (Idem, p. 613). La conduite de Villaret fut telle qu’il fallut le révoquer (15 brumaire an V-5 novembre 1796). Le vice-amiral Morard de Galles le remplaça dans le commandement des forces navales de Brest et, par le même arrêté, Bruix fut nommé major général de la flotte expéditionnaire qui, le 25 frimaire an V (15 décembre 1796), put enfin partir au moment où le Directoire décidait de renoncer à l’expédition.

Hoche était sur la Fraternité avec Morard de Galles ; l’avant-garde se trouvait sous les ordres du contre-amiral Bouvet qui était sur lImmortalité avec le commandant en second des forces de terre, le général Grouchy. Par suite de mauvais temps, vent et brume, la Fraternité fut séparée du reste de la flotte qui, s’étant rejoint, fut dirigé par Bouvet vers la baie de Bantry, lieu de débarquement indiqué, où, une erreur de route ayant été commise, une partie seulement entra le 2 nivôse (22 décembre). Au bout de quelques jours d’indécision injustifiable — « c’est le général Grouchy qui semble en être principalement responsable » (Desbrière, Projets et tentatives de débarquement aux Îles Britanniques, t. 1er, p. 202, note). — Bouvet repartit pour Brest où il arriva le 12 nivôse (1er janvier 1797). Assaillie par la tempête, la Fraternité dut, en outre, le 6 nivôse (26 décembre), échapper à un vaisseau anglais ; lorsqu’elle put de nouveau approcher des côtes d’Irlande, le 9 (29 décembre), elle rencontra un navire de l’escadre qui lui apprit le départ de celle-ci ; elle reprit à son tour la route de France et atteignit, le 25 (14 janvier), le mouillage de l’île d’Aix. Le seul combat auquel donna lieu cette expédition fut celui que le vaisseau les Droits de l’Homme commandé par Lacrosse eut, le 24 nivôse an V (13 janvier 1797), à soutenir contre deux vaisseaux anglais lIndefatigable et l’Amazon, combat héroïque qui se termina par le naufrage de l’Amazon et des Droits de l’Homme dans la baie d’Audierne. Bouvet fut suspendu le 20 nivôse (9 janvier) et Hoche nommé, le 5 pluviôse an V (24 janvier 1797), général en chef de l’armée de Sambre-et-Meuse en remplacement de Moreau qui conservait l’armée de Rhin-et-Moselle. Pour se venger du danger couru, l’autorité militaire anglaise exerça en Irlande de terribles représailles : les dirigeants anglais furent impitoyables, ayant dépensé toute leur pitié en faveur de nos Chouans.

Quelques incidents avaient eu lieu sur mer avant l’expédition d’Irlande. Nous avons vu (chap. ix) la division de Richery entrer à Cadix avec de nombreuses prises, le 21 vendémiaire an IV (13 octobre 1795). Au commencement de ventôse (fin de février 1796), les matelots, se plaignant de n’avoir pas reçu leur part des prises, se révoltèrent ; mais, le 5 germinal (25 mars), tout était rentré dans l’ordre. Après de longues difficultés pour compléter ses approvisionnements, Richery put appareiller ; escorté par l’escadre espagnole de crainte d’une attaque de l’escadre anglaise, il sortit de Cadix le 17 thermidor an IV (4 août 1796) et fit route vers l’Amérique du Nord. Sa division détruisit plusieurs établissements anglais sur les côtes de Terre-Neuve et du Labrador, s’empara d’une centaine de navires marchands et arriva à l’île d’Aix le 15 brumaire an V (5 novembre 1796) ; le 22 frimaire (12 décembre), elle était à Brest pour renforcer l’expédition de Hoche en Irlande. De son côté, le contre-amiral Sercey était parti, le 14 ventôse an IV (4 mars 1796), de Rochefort avec mission de capturer les bâtiments de commerce anglais et de défendre l’île de France (Maurice) et l’île de la Réunion. Le 24 fructidor (10 septembre), non loin de Madras, dans une rencontre avec deux navires anglais, l'Arrogant et le Victorious, il les obligea à s’éloigner ; mais ses six frégates devaient être successivement prises par les Anglais. Le 15 avril 1797, les équipages anglais qui se plaignaient du régime auquel ils étaient soumis, se révoltèrent à Portsmouth ; à cette nouvelle, l’escadre de Plymouth s’insurgea à son tour ; le 20 mai, révolte de l’escadre de la mer du Nord qui aurait pu avoir de graves conséquences si la flotte française et la flotte hollandaise, son alliée, avaient su profiter de cette occasion. La situation n’apparaissait pas brillante pour l’Angleterre : à la fin de février 1797, nous le savons, la Banque d’Angleterre avait dû suspendre ses payements en espèces ; l’Autriche, nous allons le voir, s’apprêtait à conclure la paix. Aussi, le 13 prairial an V (1er juin), Pitt offrit au Directoire de renouer les négociations rompues ; on se mit d’accord pour reprendre les pourparlers à Lille, où Malmesbury arriva le 16 messidor (4 Juillet). Cette fois, on ne parla pas franchement de l’annexion de la Belgique, l’Angleterre ne pouvait plus affecter de défendre les intérêts de l’Autriche qui traitait séparément avec la France ; mais la question n’en domina pas moins les préoccupations d’une manière détournée. L’ Angleterre voulait qu’un article du nouveau traité reconnut pleine vigueur à toutes les clauses des traités antérieurs qu’il ne modifierait pas formellement ; or la Belgique ayant été cédée à l’Autriche par le traité d’Utrecht(i713), le silence gardé, dans le nouveau traité avec l’Angleterre, sur sa réunion à la France, aurait permis au gouvernement anglais d’en contester à celle-ci la possession le jour où il aurait eu la possibilité de le faire avantageusement. La France, de son côté, réclamait la renonciation de l’Angleterre à toute hypothèque à elle donnée par l’Autriche sur la Belgique en garantie de ses subsides. Dans les « instructions » rédigées par Talleyrand pour Treilhard et Bonnier, le 25 fructidor an V (11 septembre 1797), où sont indiquées les diverses conditions de paix et notamment « l’abandon de l’hypothèque sur la ci-devant Belgique », on lit : « Le Directoire n’entend pas se départir de » cette condition (Pallain, Le ministère de Talleyrand sous le Directoire, p. 41). Là était l’obstacle ; ne voulant ni l’aborder franchement, ni transiger sans arrière-pensée, on se montra intransigeant sur des points dont on se souciait beaucoup moins. Nos plénipotentiaires, qui étaient, au début, Le Tourneur, Maret et Pléville-Le Pelley qu’on devait, pendant les négociations (voir le chapitre suivant) nommer ministre de la marine sans le remplacer à Lille, étaient, à la fin, Treilhard et Bonnier. La rupture se produisit comme à Paris, le 2me jour complémentaire de l’an V (18 septembre 1797), Malmesbury quitta Lille où les plénipotentiaires français restèrent, sans le voir revenir, jusqu’au 25 vendémiaire an VI (16 octobre 1797). Peu de temps après, la flotte hollandaise de l’amiral de Winter, mouillée dans les eaux du Texel, leva l’ancre pour tenter une descente en Angleterre. L’escadre anglaise de l’amiral Duncan chargée de surveiller les mouvements de cette flotte, se porta au-devant d’elle, l’atteignit non loin d’Egmond, à la hauteur du village de Camperdwin (11 octobre 1797) ; ce fut un désastre pour les Hollandais. C’était le moment où le manque d’argent décidait le Directoire (commencement de vendémiaire an VI-fin septembre) à désarmer un certain nombre de navires français et à en céder d’autres au commerce pour les transformer en corsaires. Le 18 floréal (7 mai 1798), une petite expédition partait de la Hougue, afin de reconquérir, à l’aide de bateaux plats adoptés par le Directoire en germinal an IV (fin mars 1796) et à peu près conformes à ceux qu’avait inventés le vice-amiral suédois Chapman, les îlots Saint-Marcouf près du littoral normand : pour effectuer le débarquement et enlever les îles, il ne manqua ce jour-là à certains de ces bateaux que d’être mieux soutenus par les autres (Desbrière, Projets et tentatives de débarquement aux Îles Britanniques, t. 1er, p. 72 note et 341). Le 30 floréal {19 mai), 2,000 Anglais environ débarquèrent près d’Ostende ; mais, le lendemain, à la suite d’un combat où ils perdirent 200 hommes, ils durent se rendre.

La loi du 26 ventôse an IV (16 mars 1796), relative à l’échange des Français prisonniers en Angleterre, avait abrogé celle du 25 mai 1793 qui, en vertu du principe de l’égalité des hommes, prescrivait l’échange homme pour homme, grade contre grade, et elle en était revenue à la pratique ancienne de l’échange d’un officier contre plusieurs hommes.

La République batave était, au début, une fédération de provinces autonomes ; mais, à côté des partisans de ce régime et de ceux, les orangistes, qui regrettaient le stathouder, il y avait un parti tendant à l’unité. Soutenu par le gouvernement français, ce parti finit par obtenir la convocation d’une Convention investie du pouvoir d’organiser la République. Cette assemblée tint sa première séance à la Haye le 1er mars 1796 et vit, au bout de 17 mois, le 8 août 1797, son projet repoussé par le peuple. Une nouvelle assemblée nationale se réunit le 1er septembre suivant et, après un coup d’État qui la débarrassa de la plupart des opposants, prononça, le 22 janvier 1798, l’abolition des souverainetés provinciales. Une constitution unitaire, copiée sur la constitution française de l’an III, était achevée le 17 mars et approuvée par le peuple le 23 avril. L’assemblée batave poussa l’imitation de la Convention française jusqu’à décider que ses membres seraient répartis entre les deux Chambres du nouveau Corps législatif et que le peuple n’aurait à élire qu’un tiers de celui-ci. Les hommes qui s’assuraient le pouvoir par cette usurpation appelèrent aux diverses fonctions leurs créatures, notamment les catholiques qui en étaient exclus depuis longtemps et dont le fanatisme indisposa l’opinion. Aussi, la nation applaudit-elle lorsque, le 12 juin, le général Daendels, par un coup d’État militaire opéré avec la complicité du Directoire français, renversa ce gouvernement, et nomma-t-elle un Corps législatif qui, installé le 31 juillet 1798, ratifia ce qui venait de se passer. La Constitution put, après cet accroc, fonctionner régulièrement. Un traité avait été conclu à la Haye, le 23 germinal an VI (12 avril 1798), entre la République batave et la République française, par lequel la première s’engageait à payer tous les frais d’entretien en Hollande de 25,000 soldats français.