Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/16-2

Chapitre XVI-§1.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XVI-§2.

Chapitre XVII.


§ 2. — Autriche, Italie, Suisse, États-Unis.

Après Beaulieu, après Wurmser, après Allvinczi, l’Autriche avait appelé en Italie l’archiduc Charles. Des troupes françaises de renfort, sous les ordres des généraux Bernadotte et Delmas, étant parvenues sur l’Adige, Bonaparte en profita pour reprendre les hostilités, sans attendre le concours en Allemagne des armées de Hoche et de Moreau : il tenait à avoir seul le bénéfice de la défaite de l’Autriche et de la conclusion de la paix. Son but était de menacer Vienne ; il lui fallait pour cela franchir la chaîne des Alpes, dont les deux points principaux étaient les cols de Toblach et de Tarvis, de façon à « aboutir à Villach. Joubert commandait la gauche, dans le Tirol ; Masséna, le centre, et Bernadotte, sous l’action immédiate de Bonaparte, était à l’aile droite. Le 20 ventôse an V (10 mars 1797), on traversait la Piave ; l’archiduc Charles avait réuni le gros de ses forces sur la rive gauche du Tagliamento, où l’armée française arrivait le 26 (16 mars), battant les Autrichiens réduits à une retraite précipitée. Tandis que Bernadotte passait la Torre le 28 (18 mars), se portait sur Gradisca, dont la capitulation livrait le passage de l’Isonzo, occupait Trieste le 3 germinal (23 mars) et se dirigeait sur Laibach, Masséna, chargé d’entraver les communications entre la gauche de l’armée autrichienne du Tirol et la droite de l’archiduc, quittait Bassano le 20 ventôse (10 mars), arrivait le 21 (11 mars) à Feltre, à la poursuite du corps de Lusignan placé entre ces deux armées, le battait le 24 (14 mars) à Longarone, et, après l’avoir repoussé au-delà de Pieve di Cadore, revenait sur ses pas jusqu’à Bellune, pour aller appuyer les troupes engagées sur le Tagliamento ; mais le mauvais état des chemins ne lui permit d’être là que le lendemain du combat de ce nom. À Spilembergo le 27 (17 mars), à San Daniele le 28 (18 mars), il remontait le cours du Tagliamento, atteignait Gemona le 29 (19 mars), entrait, le 1er germinal (21 mars), à Pontebba et poursuivait l’ennemi jusqu’au delà de Tarvis que les Autrichiens cherchaient aussitôt à reprendre ; mais, refoulés le 2 (22 mars), ils éprouvaient des pertes considérables. Pendant que les Français prenaient position à Villach, sur les bords de la Drave (7 germinal-27 mars), l’archiduc ralliait ses troupes à Klagenfurt ; elles étaient délogées de là le 8 (28 mars), et de Saint-Veit le 10 (30 mars).

De son côté, Joubert qui était, le 29 ventôse (19 mars), vers Trente, se trouvait, à la suite de plusieurs succès, à Bozen le 2 germinal (22 mars), et, le 3 (23 mars), à Brixen, où, après une pointe heureuse jusqu’à Sterzing, non loin du Brenner, sans nouvelles du reste de l’armée, craignant de s’isoler dans une contrée en insurrection, il jugea prudent de revenir. Il se trouvait assez menacé par les Autrichiens qui reprenaient l’offensive, lorsqu’il fut, le 14 (3 avril), informé que l’armée française était victorieuse et marchait en avant ; il rassembla ses troupes le 15 et le 16 (4 et 5 avril) pour opérer sa jonction avec elle, remonta la Rienz, atteignit le col de Toblach, puis, côtoyant la Drave, continua sur Villach. Bonaparte, qui en était parti quand Joubert y arriva le 19 (8 avril), avait écrit de Klagenfurt, le 11 germinal (31 mars), une

D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


lettre hypocrite à l’archiduc pour l’inviter à faire la paix ; mais celui-ci ayant répondu qu’il n’avait pas d’ordres à cet égard, l’armée française se remit en mouvement. Masséna était victorieux les 12 et 13 (1er et 2 avril) et, le 15 (4 avril), l’archiduc était contraint d’abandonner Judenburg, où Bonaparte transportait son quartier général le 16 (5 avril) ; c’est là que, le 18 (7 avril), se présentèrent deux généraux chargés de négocier par l’empereur, qui avait peur pour sa capitale ; on convint d’une suspension d’armes de cinq jours, prolongée ensuite jusqu’au 1er floréal (20 avril). Des conférences commencèrent aussitôt et un traité préliminaire de paix fut signé le 29 germinal an V (18 avril 1797), dans un château près de Leoben. L’empereur renonçait à tous ses droits sur la Belgique et acceptait « les limites de la France décrétées par les lois de la République », sous réserve qu’il lui serait fourni, lors de la paix définitive, un dédommagement à sa convenance. Il y avait des articles secrets concernant, notamment, la renonciation de l’empereur à une partie de la Lombardie, qui devait être constituée en République indépendante, avec compensation, aux dépens de la République vénitienne, en Italie, en Istrie et en Dalmatie. Agissant en maître, Bonaparte faisait directement expédier par Berthier une lettre à Hoche et à Moreau afin d’arrêter leurs opérations.

Les Autrichiens avaient été trop absorbés en Italie pour songer à prendre l’offensive en Allemagne ; ils n’avaient cherché qu’à conserver leurs positions sur la rive droite du Rhin ; aussi, au milieu de germinal (début d’avril 1797), on se bornait encore à s’observer. Moreau commandait à cette époque l’armée de Rhin-et-Moselle et Hoche l’armée de Sambre-et-Meuse, où il était arrivé le 6 ventôse (24 février). D’après ses instructions, Championnet, qui dirigeait l’aile gauche, passait la Sieg et emportait la position d’Altenkirchen (28 et 29 germinal-17 et 18 avril) ; le 29 (18 avril). Hoche traversait le Rhin à Neuwied, battait les Autrichiens à Driedorf ; ceux-ci étaient de nouveau battus le 30 (19 avril), et l’aile droite, sous les ordres de Lefebvre, entrait dans Limburg, tandis que le centre s’installait à Weilburg et que la gauche prenait position en arrière de Herborn. Chassant toujours sur tous les points les Impériaux, le 2 floréal (21 avril), Lefebvre se portait sur Kœnigstein, une division du centre occupait Wetzlar, et Championnet gagnait Giessen. Toute l’armée de Sambre-et-Meuse marchait sur Francfort ; Lefebvre en atteignait les portes (3 floréal-22 avril), lorsque survint le courrier de Bonaparte annonçant la signature des préliminaires de paix.

À son tour, Moreau était parvenu, les 1er et 2 floréal (20 et 21 avril), à franchir le Rhin près de Strasbourg, après de longues heures de combat, notamment à Kehl, qui était repris ; la droite marcha sur Ettenheim, le centre sur Freudenstadt, la gauche força le passage de Renchen et poursuivit les Autrichiens jusqu’à Lichtenau sur la Sauer (3 floréal-22 avril) ; mais l’arrivée du courrier de Bonaparte mit fin aux hostilités.

C’est à la réquisition militaire en vue de cette campagne, que fut due la rentrée dans l’armée de La Tour d’Auvergne, qui avait pris sa retraite quelque temps après les opérations de l’armée des Pyrénées occidentales où nous avons signalé sa présence (chap. iv) : un de ses amis de Bretagne, Jacques Le Brigant, après avoir eu plusieurs enfants, restait seul avec le plus jeune. lorsque la réquisition le lui enleva pour l’expédier à l’armée de Sambre-et-Meuse. Âgé de 76 ans, le père pria La Tour d’Auvergne de solliciter le retour de son fils. C’est alors que l’ancien capitaine — il était dans sa 54e année — écrivit, le 10 germinal an V (30 mars 1797), au ministre de la guerre pour lui demander d’être autorisé à remplacer le jeune homme, ce qu’il finit par obtenir.

Les préliminaires de Leoben, où Bonaparte paraissait plus soucieux de l’Italie que de la limite du Rhin, ne correspondaient pas aux vues du Directoire ; mais il semble que l’opinion publique, surtout désireuse de la paix, fut satisfaite dans son ensemble. C’est ce qui ressort de rapports du 13 et du 14 floréal an V (2 et 3 mai 1797) ; d’après le premier, les conditions des préliminaires sont « universellement goûtées, exception faite de quelques contradicteurs qui les trouvent trop modérées, et qui sont surtout mécontents de voir que les limites de la République française n’aient pas été stipulées, surtout le cours inférieur du Rhin » (recueil d’Aulard, t. IV, p. 91) ; d’après le second, « quelques personnes trouvent mauvais qu’étant victorieux on ne garde pas ce que l’on a conquis jusqu’au Rhin, mais le plus grand nombre est si satisfait d’avoir un ennemi de moins et de concevoir l’espérance d’une pacification générale, qu’il approuve beaucoup ces nouvelles conditions » (idem, p. 93). Sachant très bien qu’il ne contentait pas le Directoire, Bonaparte, en lui écrivant, le 30 germinal (19 avril), pour lui faire accepter les conditions arrêtées à Leoben, usa de son procédé habituel : il affecta de donner sa démission et de demander un congé sous prétexte de revenir en France ; il n’en continua pas moins à se conduire comme s’il n’avait pas démissionné, en homme qui comptait bien être invité à rester au poste qu’il tenait à conserver. Déjà, le 26 brumaire an V (16 novembre 1796), le Directoire qui, tout en étant irrité d’avoir à plier devant lui, n’osait cependant pas sévir contre son envahissante personnalité, avait essayé de garder la haute main sur les négociations en envoyant à cet effet en Italie le général Clarke. Le 9 frimaire (29 novembre), celui-ci était à Milan ; trois jours après, Bonaparte connaissait la mission qu’il venait remplir et n’en persistait que davantage à mettre le Directoire en face de faits accomplis.

Le ministre autrichien Thugut, qui comptait à cette époque sur le succès d’Allvinczi, refusa de recevoir Clarke à Vienne. L’envoyé français ne put négocier, comme il l’aurait voulu, avec le gouvernement impérial, le troc de la Belgique et de la rive gauche du Rhin contre une extension en Italie, dont le Directoire ne songeait alors à faire, suivant le mot de M. Albert Sorel (Bonaparte et Hoche, p. 5), qu’ « un marché à échanges diplomatiques, après en avoir fait un champ à réquisitions ». Il se borna à négocier avec le roi de Sardaigne, Victor-Amédée III était mort le 16 octobre 1796, et avait pour successeur son fils Charles-Emmanuel IV. Clarke, subissant l’influence de Bonaparte, signait à Bologne, le 7 ventôse an V (25 février 1797), un premier traité ne comportant aucun échange de territoires, contrairement aux instructions du Directoire qui désirait obtenir la Sardaigne contre une compensation en Italie, et qui refusa de ratifier ce traité (Guyot et Muret, Revue d’histoire moderne et contemporaine, 15 février 1904, p. 319). Les négociations recommencèrent et, par une convention préliminaire secrète conclue à Turin le 15 germinal an V (4 avril 1797), le roi de Sardaigne s’engageait à céder à la France, lors de la paix générale, l’île de Sardaigne, à la condition de recevoir sur le continent italien un territoire à sa convenance de nature à le dédommager de cette cession et à lui procurer un titre équivalant à celui de roi de Sardaigne. Par le traité public signé le lendemain, 16 germinal (5 avril), une alliance offensive et défensive était conclue entre les deux parties contractantes contre l’empereur et, jusqu’à la paix, à partir de laquelle l’alliance deviendrait purement défensive, le roi de Sardaigne devait fournir à la France un contingent de 9 000 hommes.

Ainsi que nous l’avons déjà vu (chap. xiv), Venise avait persisté à ne pas s’allier à la France contre l’Autriche ; mais Bonaparte ayant continué à ne tenir aucun compte de sa neutralité et à lui chercher querelle, le gouvernement vénitien, poussé à bout, serait très probablement entré en ligne contre la France si l’archiduc Charles avait été victorieux. Dans l’État vénitien, comme dans les autres États de l’Italie, existait à ce moment un parti démocratique en opposition avec l’aristocratie dirigeante. Tandis que ce parti, encouragé par les agents français, se soulevait en certains endroits, par exemple, à Bergame le 22 ventôse (12 mars), le 27 et le 28 (17 et 18 mars) à Brescia, on fabriquait, le 2 germinal (22 mars), un manifeste faussement signé des autorités vénitiennes, excitant la population à se débarrasser des Français. Or c’était à l’instigation de Bonaparte que cette « imposture infamante » (Edmond Bonnal, Chute d’une République, Venise, p. 144-146) avait été commise, que ce « manifeste frauduleux » avait été rédigé et répandu : de même que les traditions cléricales et monarchiques — nous en avons rencontré de fréquents exemples — la tradition napoléonienne prédispose donc ses fidèles à la pratique ignominieuse du faux et à sa scandaleuse glorification. C’est que Bonaparte, sachant ou pressentant que l’Autriche convoitait les territoires vénitiens, songeait à la dédommager de ce côté de ce qui lui serait enlevé ailleurs ; ne pouvant, dans un traité public, disposer de ce qui ne lui appartenait pas, il s’attachait à faire naître une occasion lui permettant d’abord de le prendre pour en disposer ensuite ; il avait besoin que Venise fût coupable, seulement Venise se dérobait à cette culpabilité désirée en lui cédant toujours, et cela se reproduisit encore lorsque, s’appuyant sur le document apocryphe, il fit lire, le 20 germinal (9 avril, par Junot, au doge et à son conseil, une lettre d’insolente provocation.

En lançant le faux qui appelait le, peuple aux armes contre les Français, il se supposait assez fort pour empêcher ces excitations de se traduire en actes ; malheureusement, le lundi de Pâques (28 germinal-17 avril), dans l’après-midi, la population de Vérone se jeta sur les Français ; hommes, femmes, enfants, malades furent cruellement frappés, et près de 400 succombèrent. D’autre part, le 1er floréal (20 avril), un corsaire français ayant jeté l’ancre, quoique ce fût défendu à tout bâtiment armé, dans le port du Lido, dont le barrage naturel sépare les lagunes de Venise de la pleine mer, émit la prétention de pénétrer dans les lagunes, les forts le canonnèrent ; le capitaine et des hommes de l’équipage furent tués. Se refusant à admettre les excuses et les réparations offertes, Bonaparte exploita impudemment ces deux faits. Le 8 floréal (27 avril), les Français étaient revenus en vainqueurs à Vérone, et ils s’y conduisaient d’une manière odieuse ; « à la barbarie des mouvements populaires, succédait la barbarie de Bonaparte » (Donnai, Idem, p. 175). Le 13 (2 mai), il déclarait ouvertement la guerre au gouvernement vénitien, du ton, son tour de coquin ayant réussi, dont Robert Macaire devait s’écrier : Enfin nous avons fait faillite ! Ce gouvernement avait déjà consenti à modifier sa constitution, lorsqu’éclata, le 23 (12 mai), une insurrection populaire secondée par le secrétaire de la légation française, Villetard, devant laquelle l’antique gouvernement aristocratique abdiqua. Un détachement français pénétrait, dès le 26 (15 mai), dans la ville ; le lendemain, le général Baraguey d’Hilliers faisait son entrée, et une municipalité provisoire était installée. Ce même jour, Bonaparte signait à Milan, avec trois délégués de l’ancien gouvernement ignorant la chute de celui-ci, un traité qu’il allait regarder comme valable pour dépouiller Venise, et comme nul, les pouvoirs des délégués disparaissant avec le gouvernement qui les avait mandatés, lorsqu’il s’agirait de tenir ses propres engagements. Toujours fourbe, il écrivait, le 7 prairial (26 mai), à la nouvelle municipalité, qu’il désirait voir « se consolider » la liberté de Venise (Correspondance de Napoléon 1er, t. III, p. 91) et, le 8 (27 mai), au Directoire, qu’il avait proposé à l’Autriche de lui donner, non seulement une partie du territoire vénitien, mais la ville même de Venise, à titre d’indemnité (Idem, p. 96 et 97). Plus tard, il prétendra que c’est le massacre de Vérone qui l’a poussé à livrer Venise, alors que ce massacre est du 28 germinal (17 avril) et que, le 27 (16 avril), il écrivait au Directoire avoir soumis au choix des plénipotentiaires autrichiens trois projets de la rédaction desquels il résulte que dans l’un, le troisième, l’indépendance de Venise était sacrifiée (Idem, t. II, p. 640). La nouvelle République vénitienne, malgré tous ses efforts pour satisfaire aux exigences de Bonaparte, malgré les cadeaux somptueux que Joséphine — comme Mme Chamberlain, le 31 janvier 1903, à Kimberley — fut cyniquement chargée d’aller se faire offrir, n’avait pas longtemps à vivre.

Dans sa lettre déjà citée du 7 prairial (26 mai) à la municipalité, Bonaparte lui proposait de l’aider à maintenir la suprématie de Venise sur les îles Ioniennes ; pour cela, il lui offrait d’expédier de concert des navires français et vénitiens qui protégeraient ces îles. La municipalité, dupe de ces avances, fournit de l’argent pour une expédition qui allait la dépouiller. Parti avec 3500 hommes, le 25 prairial (13 juin), le général Gentili débarquait à Corfou, le 11 messidor (29 juin), sans rencontrer de résistance, grâce aux Vénitiens qui l’accompagnaient. Une fois dans la place, il agit en maître, suivant ses instructions, jusqu’au moment où le traité de Campo-Formio régularisa la prise de possession accomplie. Un arrêté de Bonaparte du 17 brumaire an VI (7 novembre 1797) organisa en trois départements Cerigo (l’ancienne Cythère) au sud de la Grèce, les îles Ioniennes, dont les principales sont Corfou, Leucade ou Sainte-Maure, Céphallénie, Thiaki (l’ancienne Ithaque) et Zante, et les établissements vénitiens des côtes d’Albanie. Sur ces côtes, par cette acquisition, la France devenait voisine d’Ali de Tebelen, qui s’était taillé une sorte de vice-royauté dans l’Albanie comme pacha de Yanina. Il avait écrit à Bonaparte, le 1er juin, lui manifestant son admiration et lui demandant l’envoi de deux maîtres canonniers pour instruire ses soldats ; quoique sa perfidie fût connue, Bonaparte se laissa prendre à ses flatteries, lui envoya les deux canonniers et prescrivit à Gentili d’entretenir de bonnes relations avec lui, ce dont on ne devait pas tarder à se repentir. Le 30 frimaire an VI (20 décembre 1797), le général Chabot remplaçait à Corfou Gentili qui était malade et qui mourut pendant son voyage de retour. Nos agents eurent pour mandat d’engager les populations grecques à secouer le joug de la domination turque dont, dans une lettre du 29 thermidor an V (16 août 1707), Bonaparte annonçait la chute prochaine (chap. xvii).

Au moment où Bonaparte allait enlever les îles Ioniennes à Venise, les Autrichiens, en vertu des articles secrets de Leoben, envahissaient les territoires vénitiens en Istrie et en Dalmatie, où ils avaient pénétré le 10 juin. Malgré ses inquiétudes en face de ces envahissements, Venise ne soupçonnait peut-être pas encore toute l’étendue de son malheur. Une des conséquences de l’occupation de Venise par les troupes françaises fut le départ, dans la matinée du 16 mai, sous la protection de la légation russe, de l’intrigant royaliste d’Antraigues, dont il a été question dans le chapitre viii ; mais il fut arrêté, le 3 prairial (22 mai), par Bernadotte, à Trieste, et on saisit d’importants papiers dans son portefeuille. Conduit à Milan où on l’interrogea, il s’évadait le 8 fructidor (25 août).

Nous avons vu (chap. xiv) que la République de Gênes avait traité avec la France ; cependant ses rapports avec l’envoyé français Faipoult, qui était à Gênes depuis le mois de germinal an IV (avril 1796), n’en furent pas améliorés. Le 3 prairial an V (22 mai 1797) éclata une insurrection dans laquelle, malgré certaines affirmations, Faipoult, qui, contrairement à ses prédécesseurs ne se mêlait pas d’encourager le parti révolutionnaire, ne fut pour rien, ainsi que l’a démontré M. R. Guyot (Révolution française, revue, du 14 juin 1903, p. 524, note, et suiv.). Durant la lutte, quelques Français furent tués et d’autres maltraités, et le gouvernement génois accentua son hostilité à l’égard de notre représentant. Averti, Bonaparte qui regrettait que le traité du 18 vendémiaire an V (9 octobre 1796) l’eût empêché d’employer la force contre Gênes, et qui n’attendait qu’une occasion de le faire, profita de ces circonstances ; il envoya, le 8 prairial (27 mai), son aide de camp, Lavallette, porteur d’une lettre offensante dont, le 10 (29 mai), cet officier donna lecture devant le doge qui, après avoir cherché à gagner du temps, se décidait, le 13 (1er juin), à négocier avec Bonaparte. Ses délégués arrivèrent le 16 (4 juin) à Mombello, où se trouvait ce dernier, et souscrivaient, le lendemain et le surlendemain, à une convention en vertu de laquelle la constitution aristocratique de Gênes était modifiée ; un gouvernement provisoire de vingt-deux membres désignés par Bonaparte entra en fonction le 26 (14 juin). Cette transformation se heurta bientôt à des résistances ; quelques jours avant la date fixée pour la ratification populaire de la constitution de la nouvelle République ligurienne (14 septembre), une révolte de paysans excités par les nobles et les prêtres éclata (18 fructidor-4 septembre). Le général Duphot l’écrasa sans pitié et, par ordre de Bonaparte, Lannes vint occuper Gênes militairement. Les meneurs, craignant pour leur pays le sort de Venise, acceptèrent la constitution dont Bonaparte leur envoya le plan, le 21 brumaire an VI (11 novembre 1797), dans une lettre d’une prétentieuse phraséologie (Correspondance de Napoléon Ier, t. III, p. 558-562) : la république ligurienne était dotée d’un directoire de cinq membres et de deux conseils : celui des Anciens, de 30 membres, et celui des Jeunes, de 60 ; cette constitution devait être soumise au vote du peuple qui, le 18 frimaire an VI (8 décembre 1797), la ratifia.

Après Leoben, Bonaparte s’était, en floréal (mai 1797), établi à Mombello, aux environs de Monza, dans un magnifique palais : domestiques en livrée, voitures de gala, aides de camp chamarrés, étiquette sévère, vie fastueuse, tout donnait l’impression d’une cour royale où Joséphine était venue trôner. Il avait déjà (chap. xiv) créé la petite République cispadane et il songeait à faire de la Lombardie une république autonome sous le nom de République transpadane. Les populations intéressées se prononcèrent avec tant de force pour l’union sous le nom de République italienne, qu’il ne s’opposa pas à la fusion des deux républiques ; mais, ne voulant pas trop inquiéter les souverains italiens, il appela la république unique « République cisalpine ». Sa proclamation du 11 messidor an V (29 juin 1797) consacra ce changement. Il organisa le nouvel État sur le modèle de la République française, le divisa en départements, mit à la tête un directoire exécutif et deux conseils ; seulement, pour la première fois, il se réserva la nomination de leurs membres, et, tout en détruisant l’ancien régime, s’attacha à gagner les classes qui en bénéficiaient le plus, la noblesse et le clergé. Le 21 messidor (9 juillet), fut célébrée en grande pompe l’inauguration de la République cisalpine que le traité de Campo-Formio devait agrandir aux dépens de Venise en la portant jusqu’au lac de Garde ; quelque temps avant ce traité, les paysans de la Valteline, sujets des Grisons et désireux d’être indépendants, s’étaient laissés aller à accepter la médiation de Bonaparte qui, le 19 vendémiaire an VI (10 octobre 1797), les enlevait aux Grisons, mais pour les annexer à la République cisalpine. Le 3 ventôse an VI (21 février 1798), à Paris, était signé avec cette république un traité, que ratifiait pour la France la loi du 27 ventôse suivant (17 mars). La Cisalpine était reconnue « comme puissance libre et indépendante » ; cependant il dépendait de la République française de l’engager à son gré dans une guerre (art. 3), et la réciprocité n’existait pas, les troupes françaises, maintenues chez elle à ses frais, pouvant être retirées à volonté par le gouvernement français (art. 7),

La formation de la Lombardie en État indépendant avait permis au Directoire de tourner un article de la Constitution. Dès le début de l’an V (octobre 1796), des Polonais avaient demandé à servir dans les armées françaises ; mais l’art. 287 de la Constitution de l’an III portait : « Aucun étranger qui n’a point acquis les droits de citoyen français ne peut être admis dans les armées françaises, à moins qu’il n’ait fait une ou plusieurs campagnes pour l’établissement de la République ». C’est ce que le ministre de la guerre, Petiet, répondit au général polonais Dombrowski, le 9 brumaire an V (30 octobre 1796), et il l’invita à s’adresser à la Lombardie. Le 9 janvier 1797, une convention était conclue entre l’administration générale de celle-ci et Dombrowski qui, le 20, lançait une proclamation pour appeler ses compatriotes. Le 9 février, la première légion polonaise était constituée à Milan, elle comptait 1 127 hommes divisés en 2 bataillons (Dufourcq, Le régime jacobin en Italie, p. 329, note). Dès la fin de 1797, cette légion se dédoublait et, vers le 20 novembre 1798, l’une des nouvelles légions comptait 2 957 hommes et l’autre 2 700 (Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, numéro de juillet 1903, p. 83).

Le Directoire avait été surpris par la signature du traité préliminaire de Leoben au moment où il allait s’entendre avec Venise ; si deux de ses membres, Carnot, le protecteur de Bonaparte, et Le Tourneur étaient hostiles à Venise, deux autres, La Revellière et Reubell, lui étaient favorables ; le cinquième. Barras, offrit à l’ambassadeur vénitien à Paris, Querini, de lui vendre son vote. Ce honteux marché, qui pouvait sauver Venise, venait d’être conclu et approuvé par le gouvernement vénitien (20 avril 1797), lorsque parvint la nouvelle de la convention de Leoben qui compliqua d’autant plus la situation que le Directoire tenait à ménager à la fois l’auteur de la convention, Bonaparte, et l’opinion publique, réfractaire à toute violation du droit de Venise. Après quelques hésitations, le Directoire se décida cependant à approuver, par une lettre du 25 messidor (13 juillet), la conduite de Bonaparte « notamment à l’égard de Venise et de Gênes » (Moniteur du 1er thermidor-19 juillet).
la dernière assemblée papale
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

Les négociations pour le traité définitif de paix, prévu par les préliminaires de Leoben, traînèrent en longueur. Ni l’une ni l’autre des parties en cause ne pensaient à se conformer strictement à ces préliminaires, chacune d’elles tendant à obtenir de l’autre des concessions plus importantes. Le Directoire songeait toujours à la rive gauche du Rhin ; mais les succès obtenus en Italie le poussaient aussi maintenant à vouloir en éloigner l’empereur et à ne le dédommager qu’en Allemagne. Le gouvernement autrichien tenait par-dessus tout à Venise, et relativement moins à s’agrandir en Allemagne, par crainte que la Prusse n’y réclamât à son tour un agrandissement équivalent. Bonaparte, lui, aspirait à recueillir les bénéfices politiques d’une paix qui apparaîtrait comme son œuvre ; persuadé que l’Autriche ne céderait qu’en obtetenant Venise, il était prêt à la lui livrer, malgré l’opposition réitérée du Directoire à l’égard duquel il usa de ses procédés habituels de pression : la menace de sa démission et l’envoi d’argent. Il y eut des lenteurs calculées de la part de la cour d’Autriche qui, après les élections de l’an V, escomptait la prise du pouvoir par les royalistes et qu’entretenait en cette illusion la correspondance de Mallet du Pan. Cependant elle s’était décidée, le 19 septembre, sur la demande du Directoire, à rendre la liberté à La Fayette, Latour-Maubourg et Bureaux de Pusy arrêtés, le 20 août 1792, par les avant postes ennemis lorsqu’ils fuyaient la France débarrassée du roi (t. II de l’Histoire socialiste, p. 1309), enfermés d’abord à Magdebourg, remis ensuite par la Prusse à l’Autriche et jetés par celle-ci dans les cachots d’Olmütz. Ses espérances ayant été déçues, elle se hâta d’envoyer à Udine, où il arriva le 5 vendémiaire an VI (26 septembre 1797), son diplomate le plus renommé, le comte de Cobenzl ; Bonaparte était installé, depuis le 10 fructidor (27 août), à Passariano, à une douzaine de kilomètres à l’ouest d’Udine, et les conférences avaient lieu alternativement dans ces deux villes. Après des pourparlers où Cobenzl et Bonaparte firent preuve d’une égale mauvaise foi, fut signé, daté du 26 vendémiaire (17 octobre), le traité de Campo-Formio, petite localité entre Udine et Passariano. Une heure après la signature du traité, le 27 (18 octobre), à deux heures du matin, Monge et Berthier partaient en poste pour le porter à Paris.

Par le traité ostensible, la France obtenait la Belgique, les îles Ioniennes, Cerigo et les établissements vénitiens en Albanie. L’Autriche recevait l’Istrie, la Dalmatie, les Îles vénitiennes de l’Adriatique et Venise elle-même, dont le territoire, en Italie, était partagé entre l’Autriche et la République cisalpine. Un congrès devait être réuni à Rastatt, dans le délai d’un mois, pour déterminer les conditions de paix avec l’Empire. Par les articles secrets, l’Empire était bouleversé : l’empereur acceptait que la France eût le Rhin pour frontière, de Bâle à Andernach, sauf règlement ultérieur avec les princes de l’Empire dépossédés, et la France consentait à ce que l’empereur prit l’archevêché de Salzburg et une portion de la Bavière, sans avantage correspondant pour la Prusse. Ce traité ne satisfit que Bonaparte qui ne se souciait nullement d’une paix durable. Si le Directoire trouvait qu’elle l’était trop, l’Autriche, malgré Venise, ne se jugeait pas suffisamment indemnisée ; en portant atteinte à l’intégrité de l’Empire, par elle, jusque là, posée en principe, en se privant de l’appui des principautés ecclésiastiques destinées, comme l’archevêché de Salzburg qu’elle s’attribuait, à disparaître sous la forme de compensations aux princes laïques expropriés sur la rive gauche du Rhin, elle risquait de perdre la prédominance en Allemagne, sans recevoir assez pour l’acquérir en Italie. La Prusse se méfiant de conventions qu’on ne lui communiquait pas en entier, était inquiète et mal disposée ; elle redoutait, non sans raison, l’annexion de la Bavière par l’Autriche et celle des provinces rhénanes par la France. Enfin, l’empereur de Russie, Paul Ier, qui, depuis son avènement après la mort de sa mère, Catherine II, était resté à l’écart, mais qui n’avait pas intérêt à voir de grands États prendre sur sa frontière de l’Ouest la place d’une confédération de petits, et qu’avait mécontenté l’attitude de la France à l’égard des Polonais, se souvenait que, d’après le traité de Teschen du 13 mai 1779, il était garant de l’Empire germanique. En Italie, le roi de Sardaigne et le roi de Naples qui avaient convoité, le premier une partie de la Lombardie, le second les îles Ioniennes, étaient mécontents. En provoquant toutes ces déceptions, le traité de Campo-Formio préparait une nouvelle coalition contre la France.

Ce fut dans la nuit du 4 au 5 brumaire (25 au 26 octobre) que Monge et Berthier arrivèrent à Paris. Le Directoire fut très irrité de voir que ses instructions n’avaient pas été suivies ; mais, ne pouvant assumer la responsabilité d’une rupture, il ratifia le traité. « Concentrons toute notre activité du côté de la marine et détruisons l’Angleterre. Cela fait, l’Europe est à nos pieds », avait écrit Bonaparte au ministre des relations extérieures, le 27 vendémiaire (18 octobre), en cherchant à justifier son attitude (Correspondance de Napoléon Ier, t. III, p. 520). Le Directoire le prit au mot et, le jour même (5 brumaire an VI-26 octobre 1797). ordonna la formation, à l’aide des troupes cantonnées sur les côtes de l’Ouest, d’une armée dite « armée d’Angleterre » dont le général en chef devait être Bonaparte et, provisoirement, Desaix, Bonaparte étant désigné comme premier plénipotentiaire au congrès de Rastatt.

Bonaparte arriva à Rastatt le 5 frimaire (25 novembre) et Cobenzl le 8 (28 novembre). De Metternich et Lehrbach étaient les deux autres plénipotentiaires de l’empereur. L’occupation de la Vénétie par les Autrichiens avait été subordonnée à l’entrée préalable des Français dans Mayence ; après s’être, le 11 (1er décembre), secrètement entendu avec Cobenzl à cet égard, Bonaparte parlait pour Paris où il était le 15 (5 décembre), ne s’étant arrêté qu’à Nancy pour assister à une fête donnée par la loge maçonnique en son honneur.

Conformément à l’entente établie avec le diplomate autrichien, les délégués de l’Empire au Congrès, qui ne connaissaient pas les articles secrets du traité de Campo-Formio et qui avaient pour mandat de maintenir l’intégrité de l’Empire, apprirent avec épouvante, le 9 décembre, que l’empereur retirait ses troupes de Mayence, ce qui équivalait à l’abandon de cette partie de l’Empire à l’armée française ; celle-ci, en effet, cernait la ville le 26 frimaire (16 décembre) et prenait possession de la citadelle le 10 nivôse (30 décembre). D’autre part, les plénipotentiaires français, Treilhard et Bonnier, ayant protesté contre le mandat limité des délégués de l’Empire, la Diète de Ratisbonne déclara, le 8 janvier 1798, que les pouvoirs de ses délégués seraient illimités ; l’empereur sanctionna cette décision le 11 ; les négociations pouvaient commencer. Pendant ce temps, les Français, avant de la livrer, pillaient littéralement Venise (Gaffarel, Bonaparte et les républiques italiennes, p. 184-186) que les Autrichiens occupaient le 29 nivôse (18 janvier). Deux mois après la constitution définitive du congrès de Rastatt, le 9 ventôse (9 mars), le Directoire se voyait accorder la rive gauche du Rhin ; manquait seulement le consentement de l’empereur qui cherchait encore à se faire donner en Italie des dédommagements que le directoire s’obstinait à ne lui octroyer qu’en Allemagne. Nous savons que, pour indemniser les princes laïques dépossédés, il voulait recourir à la sécularisation de toutes les principautés ecclésiastiques, et, le 15 germinal (4 avril), le principe de cette sécularisation était agréé par le Congrès.

Restait à appliquer ce principe ; or, sur ce chapitre, la Prusse et l’Autriche ne s’entendaient pas, chacune d’elles craignant et combattant l’agrandissement de l’autre. Déjà, avant l’adoption du principe, elles avaient négocié entre elles sur ce point délicat, sans parvenir à s’entendre ; mais la Prusse, le 19 mars, admettait en cette matière la médiation, à elle offerte, le 8, par l’Autriche, du tsar Paul Ier. Celui-ci accepta avec empressement, à la prière de Thugut, le rôle de médiateur entre la Prusse et l’Autriche dans la question des indemnités territoriales, et envoya à Berlin, pour conférer avec les ministres prussiens et le prince de Reuss, délégué de l’Autriche, le comte Repnin. Ces conférences s’ouvrirent le 21 mai 1798 ; d’après l’avis du tsar, qui cherchait à sauvegarder la constitution de l’Empire, la Prusse et l’Autriche devaient renoncer à toute indemnité en Allemagne : la Prusse refusa de souscrire à cette renonciation si l’Autriche restait libre de s’agrandir en Italie, et l’Autriche ne voulut se lier pour l’Italie par aucun engagement ; d’où l’échec de ces conférences à la fin de juin. Paul Ier, tout en détestant la Révolution, s’était d’abord montré pacifique. Des pourparlers pour un rapprochement avaient même eu lieu à Berlin entre l’ambassadeur français Caillard et l’ambassadeur russe, Kolytchef d’abord, puis le comte Nicétas Panin (juillet-août 1797) ; assez difficiles, ces pourparlers, pendant lesquels Panin faisait espérer un changement de régime en France, aboutirent, vers l’époque même du 18 fructidor, le 23 (9 septembre), à un projet de traité sur lequel on ne s’entendit bientôt plus.(G. Grosjean, La France et la Russie pendant le Directoire, p. 61 à 78).