Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/16

Chapitre XV.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XVI.

Chapitre XVII.


CHAPITRE XVI

OPÉRATIONS MILITAIRES ET DIPLOMATIQUES

(thermidor an IV à floréal an VI-août 1796 à mai 1798)

§ 1er — Turquie, Prusse, Espagne, Angleterre.

Nous savons que la politique du Directoire à l’intérieur était une politique sans principes, une politique d’intérêt personnel aboutissant à un jeu de bascule, à un « système de balance », devait dire Français aux Cinq-Cents, le 8 prairial an VII (27 mai 1799), déplorable pour l’affermissement des institutions républicaines. À l’extérieur, il en arriva à faire la guerre de conquête et de rapine, la guerre d’affaires dans le plus mauvais sens du mot, et n’eut d’autre politique que le trafic des territoires et le brocantage des populations. Après avoir vu la guerre épuiser ses ressources — elle avait aussi, d’ailleurs, été dure pour ses adversaires : la Banque d’Angleterre, par exemple, dut à son tour, à la fin de février 1797, suspendre les payements en espèces — il recourut à la guerre pour s’en procurer, et sa diplomatie, même lorsqu’elle parla au nom de « l’indépendance des peuples » (Moniteur du 13 pluviôse an III-1er février 1795, discours déjà signalé de Boissy d’Anglas), obéit à une arrière-pensée de lucre ; elle s’inspira toujours de la théorie monarchique que les peuples ne s’appartiennent pas, qu’un gouvernement qui a la force peut disposer d’eux sans les consulter et leur imposer, contrairement à leur volonté, un régime de son choix. En dehors de la poursuite du bénéfice immédiat, l’idée dominante fut de pousser la France jusqu’au Rhin, alors qu’il eût été bien préférable de laisser les provinces rhénanes se constituer en république indépendante. Je ne reviendrai pas sur la politique des « frontières naturelles », appréciée chapitre ix ; mais je constaterai que ses partisans comprenaient fort bien que l’Angleterre n’accepterait jamais de bon gré pareil agrandissement et qu’une coalition continentale serait nécessaire pour avoir raison de sa résistance. Aussi avait-on essayé depuis longtemps d’ébaucher cette coalition avec les États secondaires tels que la Suède, le Danemark, la Turquie ; ce projet ne put aboutir.

Mécontente de ne pas toucher les subsides qu’elle avait mendiés, la Suède — où le jeune roi Gustave IV Adolphe devait gouverner lui-même à partir du 1er novembre 1796 — avait menacé de se tourner du côté de la Russie et irrité par là le Directoire qui, le 18 thermidor an IV (5 août 1796), prit un arrêté équivalant à l’expulsion de M. de Rehausen, successeur désigné de M. de Staël, et rappelant notre chargé d’affaires en Suède. Les relations étaient

J’espère, Citoyen, m’en sauver par l’agiotage (Chacun son tour). À vous, Milord, les papillottes.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


presque aussi tendues avec le Danemark qui, en nivôse an IV (janvier 1796), retardait encore la reconnaissance de notre envoyé. Le ministre danois, M. de Bernstorff, finit par se décider à le reconnaître, tout en le faisant d’assez mauvaise grâce. En 1797, la Turquie renouait tout à fait avec la République française, et désignait, pour la première fois, un ambassadeur permanent, Esseid Ali Effendi qui arriva à Paris le 25 messidor an V (13 juillet 1797). Il fut reçu officiellement par le Directoire, le 10 thermidor (28 juillet) ; mais tout le bénéfice de cette ambassade allait revenir aux entrepreneurs de fêtes publiques et aux marchandes de modes qui transformèrent le représentant de la Sublime Porte en article de réclame pendant à peu près deux mois. Le premier drogman, ou interprète officiel, de la nouvelle ambassade était un Grec qui s’appelait Panagiolis Kodrikas, nom qu’il changea en Codrika vers 1815 (voir Georges Avenel, Lundis révolutionnaires, p. 133-136).

Notre ambassadeur auprès de la Porte était alors le général Aubert du Bayet nommé, le 19 pluviôse an IV (8 février 1796), en remplacement de Verninac (chap. ix), et arrivé, le 11 vendémiaire an V (2 octobre 1796), à Constantinople, où il devait mourir le 27 frimaire an VI (17 décembre 1797). Après le rappel du premier secrétaire, Cara Saint-Cyr (arrêté du 6 ventôse an VI-24 février 1798), l’ambassade fut gérée par Ruffin qui, dans une lettre du 12 nivôse an VI (1er janvier 1798), signalait la mauvaise impression éprouvée par la Porte à la nouvelle des tendances de Bonaparte à exciter chez les Grecs ce qu’il appelait « le fanatisme de la liberté » (lettre du 29 thermidor an V-16 août 1797, dans la Correspondance de Napoléon Ier, t. III, p. 313). Un autre événement n’allait pas tarder à émouvoir le sultan et son ambassadeur. Ce fut le discours qu’Eschasseriaux aîné prononça au Conseil des Cinq-Cents, le 23 germinal (12 avril), trois semaines avant le départ de Bonaparte pour l’expédition d’Égypte, et dont il sera question dans le chapitre suivant à propos de la préparation de cette expédition. Si Esseid Ali renonça au projet qu’il avait aussitôt conçu de faire secrètement surveiller les mouvements de la flotte organisée à Toulon, s’il se laissa convaincre et s’il écrivit à Constantinople — où, un peu plus tard, le 1er messidor (19 juin) Ruffin s’attachait à enlever toute autorité à ce discours présenté comme la simple opinion personnelle de son auteur — que le but de l’expédition était la Sicile, ce fut grâce aux manœuvres de son drogman Kodrikas, qui savait tout, cachait la vérité à l’ambassadeur, trahissant le gouvernement turc et rêvant de l’émancipation de la Grèce, cause qu’il devait, d’ailleurs, trahir plus tard, à l’époque où il modifia son nom. Lors de la rupture des relations diplomatiques, les tentatives d’Esseid Ali pour obtenir ses passeports (frimaire an VII-décembre 1798) restèrent sans résultat, par suite de l’arrestation du personnel de l’ambassade française opérée sur l’ordre du sultan (chap. xix, §2). Esseid Ali continua donc d’habiter Paris jusqu’en 1802, surveillé, mais sans gêne réelle ; lorsqu’il partit, Kodrikas eut bien soin de ne pas l’accompagner à Constantinople.

Je m’étais proposé tout d’abord de dire ici un mot de la façon dont le Directoire avait envisagé la question du protectorat par la France des établissements religieux catholiques au Levant. Mais, en présence de l’opinion soutenue, le 24 novembre 1903, à la Chambre des députés, que la politique « du Directoire concernant nos missions au Levant est la même que celle du comité de salut public au temps où la puissante intelligence politique de Danton l’inspirait » (Journal officiel, p. 2860, 1re colonne), et que cette politique est identique à la politique traditionnelle, on me pardonnera, je pense, d’insister plus que je ne comptais le faire et de revenir un peu en deçà de ma période.

On a parlé à la Chambre de Descorches. J’ai consulté aux archives du ministère des affaires étrangères les instructions données à Descorches lorsque, en janvier 1793, il fut nommé envoyé extraordinaire à Constantinople. Dans le volume Turquie, supplément, 22, se trouvent, au folio 233, des instructions particulières où, envisageant les conditions d’une alliance, on dit : « Confirmation des anciennes capitulations passées entre la France et l’empire ottoman pour tout ce qui concerne les intérêts de notre commerce, les privilèges, exceptions, droits et prérogatives qui y sont énoncés » (folio 240). Les développements qui suivent cette formule générale montrent que ce qui préoccupait le plus la diplomatie révolutionnaire, c’était notre intérêt politique, nos intérêts et prérogatives en matière de commerce, de navigation et de juridiction. Est enfin abordé le côté religieux (folio 245-246) et je donne intégralement le passage qui le concerne et qui n’a guère été reproduit, quoiqu’il précise seul le véritable sens de la formule générale trop exclusivement mise jusqu’ici en vedette.

« On attachait autrefois beaucoup d’importance à la religion romaine, tant à Constantinople que dans les États dépendant du grand Seigneur ; l’ambassadeur de France jouissait à cet égard de la plus haute considération ; mais, depuis que la République française s’est émancipée et que le bonnet de la liberté s’est élevé au-dessus de la tiare du pontife, toutes les querelles religieuses ne doivent nous intéresser que faiblement. L’ambassadeur de la République se bornera donc à conserver les prérogatives de sa chapelle, il empêchera soigneusement qu’aucun Français ne se mêle de disputes théologiques qui pourraient s’élever entre les différentes sectes chrétiennes tolérées dans l’empire ottoman. Il existe à Constantinople un couvent de capucins attenant, pour ainsi dire, à la maison de l’ambassade. Comme ces religieux font le service de la chapelle et que leur maison est sous la protection de la République, il sera indispensable que ces religieux se conforment aux décrets relatifs à la constitution civile du clergé tant pour ce qui concerne le serment que par rapport au décret qui prononce la dissolution des ordres monastiques et la suppression de l’habit de Saint-François. M. Marie Descorches voudra bien pressentir ces bons pères sur cette nécessité, et faire passer au ministre des affaires étrangères le résultat de ses observations ainsi que les renseignements qu’il se sera procurés sur le régime de cette maison et ses propriétés. Au reste, M. Descorches, sans attacher précisément trop d’importance à l’exercice du culte chrétien, aura soin de maintenir la décence et d’écarter toute espèce de tracasseries qui pourrait scandaliser les musulmans. »

La lecture de ce passage suffit, sans qu’il y ait lieu d’insister, pour prouver que ceux qui embauchent Danton au service de leur cause sont plus accommodants pour le passé que pour le présent ; je connais des adversaires du protectorat religieux qui se rallieraient volontiers à la façon dont le comprenait la République de 1793, en le mettant d’accord, et non en contradiction, avec sa législation intérieure.

Il n’est pas niable qu’en cette matière comme en toutes les autres, il y eut, dans la période que j’étudie, de la part de nombreux fonctionnaires, des tentatives de réaction contre les idées qui avaient prévalu durant la grande période révolutionnaire ; et le rapport du ministre des relations extérieures, Delacroix, dont je vais parler, découle incontestablement d’une autre inspiration que celle qui a présidé à l’élaboration du passage cité plus haut. Mais il ne faudrait cependant pas exagérer la divergence que je suis le premier à reconnaître ; il ne faudrait pas surtout, pour le plaisir d’avoir un argument historique, commettre la faute d’assimiler deux situations tout à fait différentes.

Le 28 avril 1796, nous apprend Delacroix dans son rapport au Directoire (archives des affaires étrangères, Turquie, supplément, 23, folio 43 à 48), le roi d’Espagne demandait, par une note de Godoy, prince de la Paix, que le gouvernement français lui cédât la protection des établissements religieux au Levant ; cette note étant restée sans réponse, par une seconde note du 25 janvier 1797, qu’adressait au ministre, le 12 pluviôse an V (31 janvier 1797), notre ambassadeur à Madrid, Godoy renouvelait sa demande et, pour rallier le Directoire à sa propre opinion, Delacroix rédigeait le rapport en question, daté du mois suivant (ventôse an V), qui concluait à un refus. Le véritable motif de cette demande, « c’est de faire recueillir à l’Espagne tous les avantages politiques et commerciaux » résultant alors de cette protection, tel est le fond du rapport. Au point de vue politique, nous n’aurions plus l’influence reposant sur « les fréquentes occasions que la protection donne aux agents français de faire preuve d’égards pour les usages, de respect pour les lois du pays, la certitude où sont tant le Divan que le peuple, que la protection de la République française sur les établissements religieux se dirigera constamment, et plus encore dans l’avenir que dans le passé, d’après les anciennes maximes, c’est-à-dire dans le sens du gouvernement turc » ; autrement dit, Delacroix voyait dans le protectorat une facilité plus grande d’être agréable à la Turquie et il en escomptait le bénéfice politique. Au point de vue commercial, « les instances du prince de la Paix coïncident avec les renseignements que le ministre reçoit des agents de la République sur les efforts que fait l’Espagne pour se rendre maîtresse du commerce avec les Turcs ».

Voici enfin l’alinéa où Delacroix résume les effets du protectorat dans les dernières années : « Le ministre fera observer au Directoire exécutif que, pendant le séjour du citoyen Verninac à Constantinople, il s’est offert des occasions de professer les maximes énoncées dans ce rapport, que cet agent de la République, ainsi que ses prédécesseurs, a manifesté la nécessité de protéger les établissements religieux contre la cupidité de certains particuliers. Que le ministre l’a chargé, au mois de nivôse an IV, de faire annuler des ventes illicites faites au préjudice de ces établissements ; que le citoyen Aubert du Bayet jouit maintenant du plein droit de protection sur les établissements religieux par l’intervention de la Porte et que la confiance dans les agents de la République se montre parmi les protégés, tandis que la considération pour le gouvernement français fait les plus rapides progrès dans l’opinion publique ».

En somme, disait Delacroix, « si vous rompez un lien principal, une infinité d’autres se trouveront en même temps brisés, surtout dans un pays où les usages, l’habitude, les formes anciennes sont respectés comme des principes ». On ne voulait alors rien changer à ce qui était de nature à assurer la prépondérance de la France en matière politique et en matière commerciale. Or, aujourd’hui, nous nous trouvons en face d’autres nations ayant conclu des traités semblables à ceux qui nous assuraient autrefois un monopole avantageux ; ce monopole a disparu et avec lui ont disparu les avantages de notre position ; les faits sont tels que, de notre protectorat, il ne nous reste plus que les charges. C’est pourquoi le traditionnalisme de Delacroix ne saurait être à notre époque un argument sérieux pour le maintien d’une tradition dont les événements n’ont pas laissé subsister la moindre raison d’être.

D’autre part, le Directoire a eu, tout au moins à une certaine époque, d’autres idées que son ministre sur le sort de notre protectorat : il ne voulait peut-être pas l’abandonner gratuitement, mais il consentait à en trafiquer, puisque, le 13 floréal an IV (2 mai 1796), c’est-à-dire au moment même où l’Espagne lançait la première note dont il vient d’être question, il offrait à cette puissance d’échanger la Louisiane, qu’elle possédait alors, contre notre protectorat d’Orient (Revue d’histoire moderne et contemporaine, 15 février 1904, dans l'Étude critique de MM. R. Guyot et P. Muret, p. 313).

Ce qui aurait pu avoir des conséquences graves, ce fut le dissentiment avec la Prusse. Le traité de Bâle du 16 germinal an III (5 avril 1795) n’avait pas résolu les difficultés, il les avait ajournées en se bornant à dire que si, lors de la paix générale, la France obtenait la rive gauche du Rhin, la Prusse serait indemnisée : ce qui, dans l’esprit du gouvernement français, impliquait la certitude de l’acquisition convoitée, comporta pour le roi de Prusse l’espoir que cette acquisition ne se réaliserait pas. Furieux, par la suite, de voir que les gouvernants français ne renonçaient pas à ce qui était, à leurs yeux, plus qu’une espérance, mais toujours irrité contre l’Autriche, qui ne voulait pas lui permettre de s’agrandir et dont il redoutait le propre agrandissement, Frédéric-Guillaume II n’osait ni prendre parti contre l’Autriche, ainsi que le désirait le Directoire, ni s’unir de nouveau à l’Autriche contre la République. Ses incertitudes furent finalement dissipées par les succès de Jourdan et de Moreau en messidor et thermidor an IV (juillet 1796) : le 18 thermidor (5 août), un traité était signé avec la France à Berlin.

L’Allemagne était une fédération d’États avec un souverain désigné par un collège électoral, l’empereur, et une assemblée, la Diète, composée des envoyés des États de l’Empire ; telle était du moins l’apparence, car, en fait, la dignité impériale était, depuis longtemps, régulièrement octroyée au chef de la maison d’Autriche, tout en ayant beaucoup perdu de son autorité sur les États ; plusieurs de ces États avaient pour princes des archevêques ou des évêques. Le Directoire poursuivait la « sécularisation » de ces principautés ecclésiastiques dont il entendait se servir pour dédommager les princes laïques dépossédés sur la rive gauche du Rhin et, dans le traité de Berlin, la Prusse adhéra éventuellement à ce plan. Par les articles secrets du traité, la Prusse déclarait que si, lors de la paix avec l’Empire, la rive gauche du Rhin était cédée à la France, elle ne ferait aucune opposition à cette cession ; la plus grande partie de l’évêché de Munster devait, en ce cas, être pour elle l’indemnisation territoriale » de la perte de ses provinces sur la rive gauche du Rhin. Cependant, même après le traité, l’entente fut loin d’être complète entre les deux gouvernements : la Prusse ne se trouvait pas suffisamment avantagée et, tout en aspirant à substituer en Allemagne sa prépondérance à celle de l’Autriche, elle ne se laissera pas, malgré les efforts réitérés et les promesses plus ou moins sincères du Directoire, entraîner à lui déclarer la guerre. Frédéric-Guillaume II étant mort le 16 novembre 1797, eut pour successeur Frédéric-Guillaume III.

La ville libre de Hambourg, comme les villes hanséatiques Brème et Lübeck, faisait partie de l’Empire. L’importance de son commerce et sa situation de ville libre l’avaient transformée en lieu de rendez-vous pour une foule d’étrangers, agents politiques ou autres, de toutes les nationalités ; les émigrés français s’y étaient rendus en masse et le Sénat de Hambourg, qui cherchait à rester en bons termes avec tout le monde, manifestait publiquement une froideur, d’ailleurs sincère, à l’égard des gouvernants français, tout en leur accordant sous main certaines satisfactions telles qu’avances de fonds (messidor an IV-juin 1796), entraves apportées au commerce de faux certificats et de faux papiers facilitant la rentrée en France de nombreux émigrés, et même au séjour de ceux-ci (frimaire an V-novembre 1796 et pluviôse an VI-février 1798). Plus tard, encore préoccupé de gagner la Prusse qui, à ce moment, ne devait pas succomber à la tentation, le Directoire devait lui offrir Hambourg (frimaire an VII-novembre 1798).

Il chercha également à gagner l’Espagne à sa cause. Entre la France et l’Angleterre lui demandant toutes les deux son concours, il n’était pas facile à la cour espagnole de rester complètement neutre. L’alliance anglaise, c’était le commerce anglais admis dans les colonies espagnoles et la perspective d’une concurrence ruineuse ; c’était également la possibilité d’une invasion des troupes républicaines, avec le danger accru de la contagion des principes révolutionnaires. L’alliance française, c’était le désagrément de concessions à un régime abhorré ; c’était aussi le risque de perdre non plus le bénéfice des colonies, mais les colonies elles-mêmes. Le ministre Godoy finit néanmoins par s’allier à la France, et le général Pérignon qui, nommé ambassadeur de France en Espagne le 5 frimaire an IV (26 novembre 1795), n’était arrivé à Madrid que le 22 germinal an IV (11 avril 1796), signait un traité avec lui, le 2 fructidor an IV (19 août 1796), à San Ildefonso, non loin de Ségovie.

Il y avait entre les deux pays alliance offensive et défensive ; chacun d’eux devait, dans les trois mois où il en serait requis, tenir à la disposition de l’autre 25 navires et un contingent d’environ 24.000 hommes ; l’Angleterre seule était immédiatement visée ; un article secret prévoyait l’intervention de l’Espagne pour amener le Portugal à fermer ses ports aux Anglais. Le 8 octobre, la, guerre était officiellement déclarée par l’Espagne à l’Angleterre ; quatre mois après (14 février 1797), la flotte espagnole complètement battue par l’amiral anglais Jerwis à la hauteur du cap Saint-Vincent, se réfugiait à Cadix où elle était bientôt bloquée. Si, d’autre part, l’île de la Trinité, dans les Antilles, fut, le 18 février 1797, prise par les Anglais, ceux-ci, en avril, échouèrent contre Puerto-Rico, et Nelson, qui avait mission de s’emparer des îles Canaries, ne put réussir, le 20 et le 24 juillet 1797, dans sa tentative contre Santa-Cruz, capitale de l’île de Tenerife ; il reçut là une blessure qui nécessita l’amputation du bras droit, il avait déjà perdu un œil pendant le siège de Calvi en juillet 1794. Toutefois, le désastre de la flotte et, après les élections de l’an V, l’espoir d’une prochaine réaction en France avaient rendu Godoy moins coulant à l’égard du Directoire ; j’ai parlé, à propos de la Turquie, de sa demande infructueuse ; relativement à notre protectorat religieux dans le Levant ; je n’y reviendrai pas. À la suite de l’attitude récalcitrante de Godoy, Truguet qui, nommé en remplacement de Pérignon (29 vendémiaire an VI-20 octobre 1797), prit ses fonctions en pluviôse (février 1798), travailla à le faire renvoyer du ministère, ce qu’il obtint du roi le 28 mars. Malgré une résistance comique, il fut à son tour remplacé, en prairial an VI (mai 1798), par Guillemardet qui remit ses lettres de créance le 20 messidor (8 juillet).

Sans participer effectivement aux hostilités, le Portugal ne rompait pas avec l’Angleterre. Il y eut bien, le 23 thermidor an V (10 août 1797), un traité conclu à Paris entre Delacroix, ministre des relations extérieures, et le ministre du Portugal en Hollande, d’Araujo, accordant à la France une extension en Guyane ; mais le fils de la reine, qui exerçait les fonctions de régent, refusa de le ratifier et le Directoire furieux, déclara, par arrêté du 5 brumaire an VI (26 octobre 1797). le traité « non avenu ». Après une démarche de l’Espagne, le Portugal revenait sur sa première décision ; le 1er décembre, il se déclarait favorable à la ratification et chargeait d’Araujo d’amadouer le Directoire à l’aide d’espèces sonnantes ; la chose s’étant ébruitée, ; le Directoire, pour faire preuve d’incorruptibilité, fit enfermer d’Araujo au Temple du 8 nivôse au 8 germinal an VI (28 décembre 1797 au 28 mars 1798). Après des projets belliqueux de part et d’autre — le Directoire, en particulier, devait offrir sans succès, en floréal an VI (mai 1798), à l’Espagne de mettre 30.000 hommes à sa disposition afin de l’aider à conquérir le Portugal ; la France aurait reçu en compensation la Louisiane (Guyot et Muret, Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° du 15 février 1904, p. 314) pour laquelle, nous l’avons vu au début de ce chapitre, elle avait, deux ans auparavant, offert à l’Espagne le protectorat catholique du Levant — on négocia de nouveau sans résultat au début de l’an VII (fin septembre 1798) ; reprises pour la troisième fois vers le milieu de l’an VII (mars 1799), les négociations n’avaient pas encore abouti lorsque le Directoire fut renversé.

La lutte contre l’Angleterre était à cette époque la pensée maîtresse de la diplomatie française, et il ne pouvait en être autrement — même si le gouvernement de Pitt n’avait pas pris si violemment parti contre la République en soutenant ses ennemis au dehors et les royalistes au dedans — avec le système des « frontières naturelles » (voir chap. ix). Nous avons ici un exemple de la puissance désastreuse d’une idée fausse ancrée dans les cerveaux de la masse : la France jusqu’au Rhin c’était devenu un dogme ; presque aucun républicain ne songeait à une autre règle de politique extérieure, aucun n’aurait peut-être osé prendre la responsabilité d’une autre, après les victoires d’une guerre d’abord défensive et malgré le désir général de paix. Or de là ressortaient logiquement les principaux événements qui ont ramené la France à ses anciennes limites, et dont l’ambition d’un homme n’a fait qu’aggraver les déplorables conséquences. Il ne suffisait pas, en effet, d’occuper la rive gauche du Rhin ; la paix n’était possible que si l’Europe acquiesçait à cette occupation. Le consentement de la Prusse, des princes allemands et de l’Autriche, intéressés dans la question, on avait, dès le début, compté, non sans raison, l’obtenir ou l’arracher en satisfaisant plus ou moins leur cupidité. Restait l’Angleterre : celle-ci, qui subordonnait ouvertement sa politique aux intérêts de son commerce, surtout avec un ministre aussi conscient de ces intérêts que Pitt, ne consentirait jamais de bon gré, on le savait, à l’annexion de la Belgique, à la possession d’Anvers par la France. Pour triompher de sa résistance inspirée par le souci de son commerce, c’était dans son commerce qu’il fallait l’atteindre, « de sorte, a très justement écrit M. Albert Sorel, que la paix qu’elle refuse par intérêt, lui devienne une nécessité d’intérêt » (L’Europe et la Révolution française, 4me partie, p. 388).

Étant donnée sa position géographique, l’Angleterre ne pouvait être réduite commercialement que de deux façons, par une descente portant la guerre chez elle, ou par un blocus l’isolant du continent. La descente, nous en verrons tout à l’heure les tentatives ; le blocus, lui, exigeait l’accord de l’Europe continentale contre l’Angleterre et avec la France ; d’où la nécessité de continuer la guerre pour imposer cet accord à qui se refusait à l’accepter, et cette continuation à elle seule de la guerre menait tout droit à la prépondérance de l’élément militaire et d’un général ; c’est pourquoi militaristes et césariens de tous les temps ont toujours poussé à la haine de leur

(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


nation contre telle ou telle autre, afin d’aboutir à une guerre qui leur permît de ramasser ou de conserver le pouvoir. Avec la politique blâmable, mais admise et pratiquée sans vergogne, du trafic des territoires au détriment des petits États, l’accord continental pouvait être conçu de manière à être réellement profitable à tous les États importants, ce qui en aurait assuré la durée. Au contraire, établi sur des bases jugées insuffisantes par les appétits en cause maîtrisés et non apaisés, il manquait de solidité, tout en ayant l’inconvénient d’agrandir, de fortifier — moins qu’ils ne l’auraient voulu, d’où leurs rancunes, mais enfin d’agrandir, de fortifier — les adversaires de la France, mis ainsi par elle à même de retourner plus tard contre elle des forces accrues. Or, le Directoire d’abord, et Bonaparte ensuite, s’acharnèrent à trop obtenir pour eux-mêmes ; satisfaisant mal les appétits étrangers, non par scrupule de conscience, mais par avidité personnelle, ils préparèrent des mécontentements, de nouvelles hostilités et la ruine de leur système dont l’unique bénéfice fut d’avoir contribué à balayer dans divers pays les vieilles institutions ; ce dernier résultat aurait pu être atteint autrement.

Tandis que, par toutes les spéculations qu’elle suscitait, la guerre profitait aux financiers anglais, les classes populaires, écrasées sous les taxes, — sur la discussion au Parlement anglais de certaines réformes à cet égard, voir le tome III de l’Histoire socialiste, p. 696, 702, 708 — désiraient la paix. Devant les manifestations de l’opinion publique, Pitt parut céder. Il exprima l’intention de négocier la paix et, au début de vendémiaire an V (fin de septembre 1796), le Directoire se déclarait prêt à recevoir un commissaire anglais ; celui-ci, lord Malmesbury, connu comme très hostile à la France, arriva à Paris le 1er brumaire (22 octobre). Si Pitt et le Directoire tenaient tous les deux à montrer qu’ils voulaient la paix, ni l’un ni l’autre ne voulaient ce qui aurait permis de la conclure. Les gouvernants français et anglais (voir les paroles de Boissy-d’Anglas et de Pitt, chap. ix, et voir aussi certains passages du rapport de Merlin (de Douai) au nom du comité de salut public sur l’annexion de la Belgique dans le Moniteur du 12 vendémiaire au IV-4 octobre 1795), bien résolus à ne rien lâcher sur le point essentiel, ne pouvaient respectivement avoir aucune illusion sur leurs dispositions réciproques à ce sujet. Du reste, le 8 mars 1796, Wickham ayant, par une note remise a Barthélémy à Bâle, demandé quelles seraient les conditions de la France pour la conclusion de la paix, Barthélémy avait répondu, le 26 mars, qu’il ne saurait être question de « restitution de quelqu’un des pays dont la réunion à la France a été décidée » (Sorel, L’Europe et la Révolution française, t. V, p. 41). Dans ces conditions, quand, à la suite de pourparlers plus ou moins longs, il serait bien constaté que la France se refusait à abandonner la Belgique et que l’Angleterre, affectant en cela de défendre les intérêts de l’Autriche son alliée, s’opposait à ce qu’elle la gardât, la rupture, malgré les concessions qu’on offrirait de faire ailleurs, devait se produire et c’est ce qui eut lieu. Le 29 frimaire an V (19 décembre 1796), le Directoire décidait de suspendre les négociations et invitait Malmesbury à quitter Paris dans les vingt-quatre heures.

Ni à cette tentative, ni à celle dont il sera question plus loin, je ne puis, quant à moi, attacher l’importance que leur accordent MM. Guyot et Muret dans une étude déjà citée de la Revue d’histoire moderne et contemporaine ; une citation de Grenville faite par ces auteurs (n° du 15 janvier 1904, p. 258, note 1) et les citations que je viens de rappeler, dénotent un état d’esprit qui ne permettait pas à ces tentatives de réussir. Si le Directoire et Pitt ont cru pouvoir conclure la paix en cédant sur d’autres points que sur la Belgique, c’est qu’ils ont été tous les deux victimes de l’illusion qui fait croire une chose possible parce qu’on la désire ; même s’ils se sont flattés réciproquement de soutirer à l’autre la concession que chacun d’eux ne songeait à admettre pour son propre compte qu’à la dernière extrémité, cela ne saurait rendre très importantes au fond des négociations qui, quelles qu’aient été leurs apparences, étaient condamnées d’avance à ne pas aboutir par suite de l’entêtement indéniable de chaque partie sur ce qui était pour chacune le point essentiel.

Après avoir songé à jeter quelques troupes en Angleterre pour y organiser une sorte de « chouannerie », le Directoire s’était résolu à agir en Irlande où un soulèvement paraissait être prochain. L’Irlande avait été traitée par l’Angleterre en pays conquis ; la population catholique avait été dépouillée du sol, opprimée, persécutée, ce qui prouve que les religions valent moralement aussi peu les unes que les autres : soi-disant libéral là où il est en minorité, le protestantisme dans son ensemble s’est montré, quand il a été le maître, aussi malfaisant exploiteur et despote implacable que le catholicisme. En 1792, l’Angleterre avait bien accordé quelques réformes ; mais elles étaient impuissantes à satisfaire des revendications allant d’autant plus loin que devenait plus grand l’espoir donné par le succès de la Révolution française. En octobre 1791, avait été fondée à Belfast une société qui ne devait pas tarder à acquérir une grande influence, la société des Irlandais-Unis. Cette société, dont un des principaux fondateurs fut l’avocat Théobald Wolf Tone, d’origine protestante, poursuivait au début la réforme parlementaire et l’émancipation des catholiques ; mais, en 1795, elle tendait à la séparation de l’Irlande et à son indépendance. Après un séjour aux États-Unis, Wolf Tone débarquait le 2 février 1796 au Havre. Il se rendait à Paris où il nouait bientôt des relations avec des membres du gouvernement et où il avait, le 24 messidor an IV (12 juillet), avec Hoche une entrevue à la suite de laquelle un plan d’expédition en Irlande était adopté ; par arrêté du 2 thermidor an IV (20 juillet 1796), Hoche était nommé « général en chef de l’armée destinée à opérer la révolution d’Irlande ». Il devait d’abord, jusqu’au moment de son embarquement, garder le commandement de l’armée des côtes de l’Océan ; mais, par arrêté du 8 fructidor (25 août), celle-ci cessa d’exister le 1er vendémiaire an V (22 septembre 1796) et les départements de l’Ouest furent sous le régime commun.

Tout fut mis en œuvre pour faire échouer cette expédition, à propos de laquelle il faut remarquer que Hoche parlait aux soldats un autre langage que Bonaparte : « Je ne veux point avec moi, disait-il à des soldats mécontents, des hommes qui n’ont de mobile que l’or » (A. Rousselin, Vie de Lazare Hoche, t. 1er, p. 302). De Paris, Hoche ne recevait pas l’argent nécessaire : le cabinet anglais « a des complices à la Trésorerie, qui refusent les fonds et rassurent Pitt » (Bonaparte et Hoche en 1797, par M. Albert Sorel, p. 264). À Brest, il se heurtait au mauvais vouloir du vice amiral Villaret-Joyeuse et de nombreux officiers réactionnaires comme leur chef ; un seul parmi ceux qui étaient en fonction, Bruix, directeur général des mouvements du port, se montrait réellement dévoué et plein d’un zèle que l’hostilité de Villaret annihilait le plus souvent. L’amiral, en cette circonstance, obéissait à diverses considérations dont aucune n’était à son honneur. Un projet d’expédition dans l’Inde, dont il avait déjà été question (Les généraux Aubert du Bayet, etc., par de Fazi du Bayet, p. 94 et 101) en germinal an III (mars-avril 1795) et l’espoir de capturer les riches cargaisons des navires marchands avaient ses préférences ; en outre, après avoir, lors du séjour du comte d’Artois à l’île d’Yeu, envoyé un officier lui dévoiler le plan de Hoche pour l’enlever (Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. II, p. 196), il songeait à être candidat dans le Morbihan, lors des élections de l’an V, avec l’appui des royalistes. Or ceux-ci, pour plaire au gouvernement anglais qui les payait, préludaient au nationalisme de leur digne progéniture en cherchant patriotiquement de toutes les façons à empêcher Hoche de partir. Ils tentaient d’abord, soit de le gagner, soit de le rendre suspect : un de leurs chefs. Frotté, invoquait des motifs graves pour lui demander, le 27 fructidor an IV (13 septembre 1796), un entretien particulier ; Hoche répondit immédiatement : « Il n’est si grand intérêt qu’on ne puisse traiter par écrit » (Idem, p. 604), et avertit, le lendemain, le Directoire par une lettre dont il a été cité un passage dans le chapitre précédent. Ils tentaient ensuite de l’assassiner, mais manquaient leur coup le 26 vendémiaire an V (17 octobre) à Rennes (Idem, p. 608), et peut-être y avait-il un peu plus tard à Brest une tentative d’empoisonnement (Idem, p. 613). La conduite de Villaret fut telle qu’il fallut le révoquer (15 brumaire an V-5 novembre 1796). Le vice-amiral Morard de Galles le remplaça dans le commandement des forces navales de Brest et, par le même arrêté, Bruix fut nommé major général de la flotte expéditionnaire qui, le 25 frimaire an V (15 décembre 1796), put enfin partir au moment où le Directoire décidait de renoncer à l’expédition.

Hoche était sur la Fraternité avec Morard de Galles ; l’avant-garde se trouvait sous les ordres du contre-amiral Bouvet qui était sur lImmortalité avec le commandant en second des forces de terre, le général Grouchy. Par suite de mauvais temps, vent et brume, la Fraternité fut séparée du reste de la flotte qui, s’étant rejoint, fut dirigé par Bouvet vers la baie de Bantry, lieu de débarquement indiqué, où, une erreur de route ayant été commise, une partie seulement entra le 2 nivôse (22 décembre). Au bout de quelques jours d’indécision injustifiable — « c’est le général Grouchy qui semble en être principalement responsable » (Desbrière, Projets et tentatives de débarquement aux Îles Britanniques, t. 1er, p. 202, note). — Bouvet repartit pour Brest où il arriva le 12 nivôse (1er janvier 1797). Assaillie par la tempête, la Fraternité dut, en outre, le 6 nivôse (26 décembre), échapper à un vaisseau anglais ; lorsqu’elle put de nouveau approcher des côtes d’Irlande, le 9 (29 décembre), elle rencontra un navire de l’escadre qui lui apprit le départ de celle-ci ; elle reprit à son tour la route de France et atteignit, le 25 (14 janvier), le mouillage de l’île d’Aix. Le seul combat auquel donna lieu cette expédition fut celui que le vaisseau les Droits de l’Homme commandé par Lacrosse eut, le 24 nivôse an V (13 janvier 1797), à soutenir contre deux vaisseaux anglais lIndefatigable et l’Amazon, combat héroïque qui se termina par le naufrage de l’Amazon et des Droits de l’Homme dans la baie d’Audierne. Bouvet fut suspendu le 20 nivôse (9 janvier) et Hoche nommé, le 5 pluviôse an V (24 janvier 1797), général en chef de l’armée de Sambre-et-Meuse en remplacement de Moreau qui conservait l’armée de Rhin-et-Moselle. Pour se venger du danger couru, l’autorité militaire anglaise exerça en Irlande de terribles représailles : les dirigeants anglais furent impitoyables, ayant dépensé toute leur pitié en faveur de nos Chouans.

Quelques incidents avaient eu lieu sur mer avant l’expédition d’Irlande. Nous avons vu (chap. ix) la division de Richery entrer à Cadix avec de nombreuses prises, le 21 vendémiaire an IV (13 octobre 1795). Au commencement de ventôse (fin de février 1796), les matelots, se plaignant de n’avoir pas reçu leur part des prises, se révoltèrent ; mais, le 5 germinal (25 mars), tout était rentré dans l’ordre. Après de longues difficultés pour compléter ses approvisionnements, Richery put appareiller ; escorté par l’escadre espagnole de crainte d’une attaque de l’escadre anglaise, il sortit de Cadix le 17 thermidor an IV (4 août 1796) et fit route vers l’Amérique du Nord. Sa division détruisit plusieurs établissements anglais sur les côtes de Terre-Neuve et du Labrador, s’empara d’une centaine de navires marchands et arriva à l’île d’Aix le 15 brumaire an V (5 novembre 1796) ; le 22 frimaire (12 décembre), elle était à Brest pour renforcer l’expédition de Hoche en Irlande. De son côté, le contre-amiral Sercey était parti, le 14 ventôse an IV (4 mars 1796), de Rochefort avec mission de capturer les bâtiments de commerce anglais et de défendre l’île de France (Maurice) et l’île de la Réunion. Le 24 fructidor (10 septembre), non loin de Madras, dans une rencontre avec deux navires anglais, l'Arrogant et le Victorious, il les obligea à s’éloigner ; mais ses six frégates devaient être successivement prises par les Anglais. Le 15 avril 1797, les équipages anglais qui se plaignaient du régime auquel ils étaient soumis, se révoltèrent à Portsmouth ; à cette nouvelle, l’escadre de Plymouth s’insurgea à son tour ; le 20 mai, révolte de l’escadre de la mer du Nord qui aurait pu avoir de graves conséquences si la flotte française et la flotte hollandaise, son alliée, avaient su profiter de cette occasion. La situation n’apparaissait pas brillante pour l’Angleterre : à la fin de février 1797, nous le savons, la Banque d’Angleterre avait dû suspendre ses payements en espèces ; l’Autriche, nous allons le voir, s’apprêtait à conclure la paix. Aussi, le 13 prairial an V (1er juin), Pitt offrit au Directoire de renouer les négociations rompues ; on se mit d’accord pour reprendre les pourparlers à Lille, où Malmesbury arriva le 16 messidor (4 Juillet). Cette fois, on ne parla pas franchement de l’annexion de la Belgique, l’Angleterre ne pouvait plus affecter de défendre les intérêts de l’Autriche qui traitait séparément avec la France ; mais la question n’en domina pas moins les préoccupations d’une manière détournée. L’ Angleterre voulait qu’un article du nouveau traité reconnut pleine vigueur à toutes les clauses des traités antérieurs qu’il ne modifierait pas formellement ; or la Belgique ayant été cédée à l’Autriche par le traité d’Utrecht(i713), le silence gardé, dans le nouveau traité avec l’Angleterre, sur sa réunion à la France, aurait permis au gouvernement anglais d’en contester à celle-ci la possession le jour où il aurait eu la possibilité de le faire avantageusement. La France, de son côté, réclamait la renonciation de l’Angleterre à toute hypothèque à elle donnée par l’Autriche sur la Belgique en garantie de ses subsides. Dans les « instructions » rédigées par Talleyrand pour Treilhard et Bonnier, le 25 fructidor an V (11 septembre 1797), où sont indiquées les diverses conditions de paix et notamment « l’abandon de l’hypothèque sur la ci-devant Belgique », on lit : « Le Directoire n’entend pas se départir de » cette condition (Pallain, Le ministère de Talleyrand sous le Directoire, p. 41). Là était l’obstacle ; ne voulant ni l’aborder franchement, ni transiger sans arrière-pensée, on se montra intransigeant sur des points dont on se souciait beaucoup moins. Nos plénipotentiaires, qui étaient, au début, Le Tourneur, Maret et Pléville-Le Pelley qu’on devait, pendant les négociations (voir le chapitre suivant) nommer ministre de la marine sans le remplacer à Lille, étaient, à la fin, Treilhard et Bonnier. La rupture se produisit comme à Paris, le 2me jour complémentaire de l’an V (18 septembre 1797), Malmesbury quitta Lille où les plénipotentiaires français restèrent, sans le voir revenir, jusqu’au 25 vendémiaire an VI (16 octobre 1797). Peu de temps après, la flotte hollandaise de l’amiral de Winter, mouillée dans les eaux du Texel, leva l’ancre pour tenter une descente en Angleterre. L’escadre anglaise de l’amiral Duncan chargée de surveiller les mouvements de cette flotte, se porta au-devant d’elle, l’atteignit non loin d’Egmond, à la hauteur du village de Camperdwin (11 octobre 1797) ; ce fut un désastre pour les Hollandais. C’était le moment où le manque d’argent décidait le Directoire (commencement de vendémiaire an VI-fin septembre) à désarmer un certain nombre de navires français et à en céder d’autres au commerce pour les transformer en corsaires. Le 18 floréal (7 mai 1798), une petite expédition partait de la Hougue, afin de reconquérir, à l’aide de bateaux plats adoptés par le Directoire en germinal an IV (fin mars 1796) et à peu près conformes à ceux qu’avait inventés le vice-amiral suédois Chapman, les îlots Saint-Marcouf près du littoral normand : pour effectuer le débarquement et enlever les îles, il ne manqua ce jour-là à certains de ces bateaux que d’être mieux soutenus par les autres (Desbrière, Projets et tentatives de débarquement aux Îles Britanniques, t. 1er, p. 72 note et 341). Le 30 floréal {19 mai), 2,000 Anglais environ débarquèrent près d’Ostende ; mais, le lendemain, à la suite d’un combat où ils perdirent 200 hommes, ils durent se rendre.

La loi du 26 ventôse an IV (16 mars 1796), relative à l’échange des Français prisonniers en Angleterre, avait abrogé celle du 25 mai 1793 qui, en vertu du principe de l’égalité des hommes, prescrivait l’échange homme pour homme, grade contre grade, et elle en était revenue à la pratique ancienne de l’échange d’un officier contre plusieurs hommes.

La République batave était, au début, une fédération de provinces autonomes ; mais, à côté des partisans de ce régime et de ceux, les orangistes, qui regrettaient le stathouder, il y avait un parti tendant à l’unité. Soutenu par le gouvernement français, ce parti finit par obtenir la convocation d’une Convention investie du pouvoir d’organiser la République. Cette assemblée tint sa première séance à la Haye le 1er mars 1796 et vit, au bout de 17 mois, le 8 août 1797, son projet repoussé par le peuple. Une nouvelle assemblée nationale se réunit le 1er septembre suivant et, après un coup d’État qui la débarrassa de la plupart des opposants, prononça, le 22 janvier 1798, l’abolition des souverainetés provinciales. Une constitution unitaire, copiée sur la constitution française de l’an III, était achevée le 17 mars et approuvée par le peuple le 23 avril. L’assemblée batave poussa l’imitation de la Convention française jusqu’à décider que ses membres seraient répartis entre les deux Chambres du nouveau Corps législatif et que le peuple n’aurait à élire qu’un tiers de celui-ci. Les hommes qui s’assuraient le pouvoir par cette usurpation appelèrent aux diverses fonctions leurs créatures, notamment les catholiques qui en étaient exclus depuis longtemps et dont le fanatisme indisposa l’opinion. Aussi, la nation applaudit-elle lorsque, le 12 juin, le général Daendels, par un coup d’État militaire opéré avec la complicité du Directoire français, renversa ce gouvernement, et nomma-t-elle un Corps législatif qui, installé le 31 juillet 1798, ratifia ce qui venait de se passer. La Constitution put, après cet accroc, fonctionner régulièrement. Un traité avait été conclu à la Haye, le 23 germinal an VI (12 avril 1798), entre la République batave et la République française, par lequel la première s’engageait à payer tous les frais d’entretien en Hollande de 25,000 soldats français.

§ 2. — Autriche, Italie, Suisse, États-Unis.

Après Beaulieu, après Wurmser, après Allvinczi, l’Autriche avait appelé en Italie l’archiduc Charles. Des troupes françaises de renfort, sous les ordres des généraux Bernadotte et Delmas, étant parvenues sur l’Adige, Bonaparte en profita pour reprendre les hostilités, sans attendre le concours en Allemagne des armées de Hoche et de Moreau : il tenait à avoir seul le bénéfice de la défaite de l’Autriche et de la conclusion de la paix. Son but était de menacer Vienne ; il lui fallait pour cela franchir la chaîne des Alpes, dont les deux points principaux étaient les cols de Toblach et de Tarvis, de façon à « aboutir à Villach. Joubert commandait la gauche, dans le Tirol ; Masséna, le centre, et Bernadotte, sous l’action immédiate de Bonaparte, était à l’aile droite. Le 20 ventôse an V (10 mars 1797), on traversait la Piave ; l’archiduc Charles avait réuni le gros de ses forces sur la rive gauche du Tagliamento, où l’armée française arrivait le 26 (16 mars), battant les Autrichiens réduits à une retraite précipitée. Tandis que Bernadotte passait la Torre le 28 (18 mars), se portait sur Gradisca, dont la capitulation livrait le passage de l’Isonzo, occupait Trieste le 3 germinal (23 mars) et se dirigeait sur Laibach, Masséna, chargé d’entraver les communications entre la gauche de l’armée autrichienne du Tirol et la droite de l’archiduc, quittait Bassano le 20 ventôse (10 mars), arrivait le 21 (11 mars) à Feltre, à la poursuite du corps de Lusignan placé entre ces deux armées, le battait le 24 (14 mars) à Longarone, et, après l’avoir repoussé au-delà de Pieve di Cadore, revenait sur ses pas jusqu’à Bellune, pour aller appuyer les troupes engagées sur le Tagliamento ; mais le mauvais état des chemins ne lui permit d’être là que le lendemain du combat de ce nom. À Spilembergo le 27 (17 mars), à San Daniele le 28 (18 mars), il remontait le cours du Tagliamento, atteignait Gemona le 29 (19 mars), entrait, le 1er germinal (21 mars), à Pontebba et poursuivait l’ennemi jusqu’au delà de Tarvis que les Autrichiens cherchaient aussitôt à reprendre ; mais, refoulés le 2 (22 mars), ils éprouvaient des pertes considérables. Pendant que les Français prenaient position à Villach, sur les bords de la Drave (7 germinal-27 mars), l’archiduc ralliait ses troupes à Klagenfurt ; elles étaient délogées de là le 8 (28 mars), et de Saint-Veit le 10 (30 mars).

De son côté, Joubert qui était, le 29 ventôse (19 mars), vers Trente, se trouvait, à la suite de plusieurs succès, à Bozen le 2 germinal (22 mars), et, le 3 (23 mars), à Brixen, où, après une pointe heureuse jusqu’à Sterzing, non loin du Brenner, sans nouvelles du reste de l’armée, craignant de s’isoler dans une contrée en insurrection, il jugea prudent de revenir. Il se trouvait assez menacé par les Autrichiens qui reprenaient l’offensive, lorsqu’il fut, le 14 (3 avril), informé que l’armée française était victorieuse et marchait en avant ; il rassembla ses troupes le 15 et le 16 (4 et 5 avril) pour opérer sa jonction avec elle, remonta la Rienz, atteignit le col de Toblach, puis, côtoyant la Drave, continua sur Villach. Bonaparte, qui en était parti quand Joubert y arriva le 19 (8 avril), avait écrit de Klagenfurt, le 11 germinal (31 mars), une

D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


lettre hypocrite à l’archiduc pour l’inviter à faire la paix ; mais celui-ci ayant répondu qu’il n’avait pas d’ordres à cet égard, l’armée française se remit en mouvement. Masséna était victorieux les 12 et 13 (1er et 2 avril) et, le 15 (4 avril), l’archiduc était contraint d’abandonner Judenburg, où Bonaparte transportait son quartier général le 16 (5 avril) ; c’est là que, le 18 (7 avril), se présentèrent deux généraux chargés de négocier par l’empereur, qui avait peur pour sa capitale ; on convint d’une suspension d’armes de cinq jours, prolongée ensuite jusqu’au 1er floréal (20 avril). Des conférences commencèrent aussitôt et un traité préliminaire de paix fut signé le 29 germinal an V (18 avril 1797), dans un château près de Leoben. L’empereur renonçait à tous ses droits sur la Belgique et acceptait « les limites de la France décrétées par les lois de la République », sous réserve qu’il lui serait fourni, lors de la paix définitive, un dédommagement à sa convenance. Il y avait des articles secrets concernant, notamment, la renonciation de l’empereur à une partie de la Lombardie, qui devait être constituée en République indépendante, avec compensation, aux dépens de la République vénitienne, en Italie, en Istrie et en Dalmatie. Agissant en maître, Bonaparte faisait directement expédier par Berthier une lettre à Hoche et à Moreau afin d’arrêter leurs opérations.

Les Autrichiens avaient été trop absorbés en Italie pour songer à prendre l’offensive en Allemagne ; ils n’avaient cherché qu’à conserver leurs positions sur la rive droite du Rhin ; aussi, au milieu de germinal (début d’avril 1797), on se bornait encore à s’observer. Moreau commandait à cette époque l’armée de Rhin-et-Moselle et Hoche l’armée de Sambre-et-Meuse, où il était arrivé le 6 ventôse (24 février). D’après ses instructions, Championnet, qui dirigeait l’aile gauche, passait la Sieg et emportait la position d’Altenkirchen (28 et 29 germinal-17 et 18 avril) ; le 29 (18 avril). Hoche traversait le Rhin à Neuwied, battait les Autrichiens à Driedorf ; ceux-ci étaient de nouveau battus le 30 (19 avril), et l’aile droite, sous les ordres de Lefebvre, entrait dans Limburg, tandis que le centre s’installait à Weilburg et que la gauche prenait position en arrière de Herborn. Chassant toujours sur tous les points les Impériaux, le 2 floréal (21 avril), Lefebvre se portait sur Kœnigstein, une division du centre occupait Wetzlar, et Championnet gagnait Giessen. Toute l’armée de Sambre-et-Meuse marchait sur Francfort ; Lefebvre en atteignait les portes (3 floréal-22 avril), lorsque survint le courrier de Bonaparte annonçant la signature des préliminaires de paix.

À son tour, Moreau était parvenu, les 1er et 2 floréal (20 et 21 avril), à franchir le Rhin près de Strasbourg, après de longues heures de combat, notamment à Kehl, qui était repris ; la droite marcha sur Ettenheim, le centre sur Freudenstadt, la gauche força le passage de Renchen et poursuivit les Autrichiens jusqu’à Lichtenau sur la Sauer (3 floréal-22 avril) ; mais l’arrivée du courrier de Bonaparte mit fin aux hostilités.

C’est à la réquisition militaire en vue de cette campagne, que fut due la rentrée dans l’armée de La Tour d’Auvergne, qui avait pris sa retraite quelque temps après les opérations de l’armée des Pyrénées occidentales où nous avons signalé sa présence (chap. iv) : un de ses amis de Bretagne, Jacques Le Brigant, après avoir eu plusieurs enfants, restait seul avec le plus jeune. lorsque la réquisition le lui enleva pour l’expédier à l’armée de Sambre-et-Meuse. Âgé de 76 ans, le père pria La Tour d’Auvergne de solliciter le retour de son fils. C’est alors que l’ancien capitaine — il était dans sa 54e année — écrivit, le 10 germinal an V (30 mars 1797), au ministre de la guerre pour lui demander d’être autorisé à remplacer le jeune homme, ce qu’il finit par obtenir.

Les préliminaires de Leoben, où Bonaparte paraissait plus soucieux de l’Italie que de la limite du Rhin, ne correspondaient pas aux vues du Directoire ; mais il semble que l’opinion publique, surtout désireuse de la paix, fut satisfaite dans son ensemble. C’est ce qui ressort de rapports du 13 et du 14 floréal an V (2 et 3 mai 1797) ; d’après le premier, les conditions des préliminaires sont « universellement goûtées, exception faite de quelques contradicteurs qui les trouvent trop modérées, et qui sont surtout mécontents de voir que les limites de la République française n’aient pas été stipulées, surtout le cours inférieur du Rhin » (recueil d’Aulard, t. IV, p. 91) ; d’après le second, « quelques personnes trouvent mauvais qu’étant victorieux on ne garde pas ce que l’on a conquis jusqu’au Rhin, mais le plus grand nombre est si satisfait d’avoir un ennemi de moins et de concevoir l’espérance d’une pacification générale, qu’il approuve beaucoup ces nouvelles conditions » (idem, p. 93). Sachant très bien qu’il ne contentait pas le Directoire, Bonaparte, en lui écrivant, le 30 germinal (19 avril), pour lui faire accepter les conditions arrêtées à Leoben, usa de son procédé habituel : il affecta de donner sa démission et de demander un congé sous prétexte de revenir en France ; il n’en continua pas moins à se conduire comme s’il n’avait pas démissionné, en homme qui comptait bien être invité à rester au poste qu’il tenait à conserver. Déjà, le 26 brumaire an V (16 novembre 1796), le Directoire qui, tout en étant irrité d’avoir à plier devant lui, n’osait cependant pas sévir contre son envahissante personnalité, avait essayé de garder la haute main sur les négociations en envoyant à cet effet en Italie le général Clarke. Le 9 frimaire (29 novembre), celui-ci était à Milan ; trois jours après, Bonaparte connaissait la mission qu’il venait remplir et n’en persistait que davantage à mettre le Directoire en face de faits accomplis.

Le ministre autrichien Thugut, qui comptait à cette époque sur le succès d’Allvinczi, refusa de recevoir Clarke à Vienne. L’envoyé français ne put négocier, comme il l’aurait voulu, avec le gouvernement impérial, le troc de la Belgique et de la rive gauche du Rhin contre une extension en Italie, dont le Directoire ne songeait alors à faire, suivant le mot de M. Albert Sorel (Bonaparte et Hoche, p. 5), qu’ « un marché à échanges diplomatiques, après en avoir fait un champ à réquisitions ». Il se borna à négocier avec le roi de Sardaigne, Victor-Amédée III était mort le 16 octobre 1796, et avait pour successeur son fils Charles-Emmanuel IV. Clarke, subissant l’influence de Bonaparte, signait à Bologne, le 7 ventôse an V (25 février 1797), un premier traité ne comportant aucun échange de territoires, contrairement aux instructions du Directoire qui désirait obtenir la Sardaigne contre une compensation en Italie, et qui refusa de ratifier ce traité (Guyot et Muret, Revue d’histoire moderne et contemporaine, 15 février 1904, p. 319). Les négociations recommencèrent et, par une convention préliminaire secrète conclue à Turin le 15 germinal an V (4 avril 1797), le roi de Sardaigne s’engageait à céder à la France, lors de la paix générale, l’île de Sardaigne, à la condition de recevoir sur le continent italien un territoire à sa convenance de nature à le dédommager de cette cession et à lui procurer un titre équivalant à celui de roi de Sardaigne. Par le traité public signé le lendemain, 16 germinal (5 avril), une alliance offensive et défensive était conclue entre les deux parties contractantes contre l’empereur et, jusqu’à la paix, à partir de laquelle l’alliance deviendrait purement défensive, le roi de Sardaigne devait fournir à la France un contingent de 9 000 hommes.

Ainsi que nous l’avons déjà vu (chap. xiv), Venise avait persisté à ne pas s’allier à la France contre l’Autriche ; mais Bonaparte ayant continué à ne tenir aucun compte de sa neutralité et à lui chercher querelle, le gouvernement vénitien, poussé à bout, serait très probablement entré en ligne contre la France si l’archiduc Charles avait été victorieux. Dans l’État vénitien, comme dans les autres États de l’Italie, existait à ce moment un parti démocratique en opposition avec l’aristocratie dirigeante. Tandis que ce parti, encouragé par les agents français, se soulevait en certains endroits, par exemple, à Bergame le 22 ventôse (12 mars), le 27 et le 28 (17 et 18 mars) à Brescia, on fabriquait, le 2 germinal (22 mars), un manifeste faussement signé des autorités vénitiennes, excitant la population à se débarrasser des Français. Or c’était à l’instigation de Bonaparte que cette « imposture infamante » (Edmond Bonnal, Chute d’une République, Venise, p. 144-146) avait été commise, que ce « manifeste frauduleux » avait été rédigé et répandu : de même que les traditions cléricales et monarchiques — nous en avons rencontré de fréquents exemples — la tradition napoléonienne prédispose donc ses fidèles à la pratique ignominieuse du faux et à sa scandaleuse glorification. C’est que Bonaparte, sachant ou pressentant que l’Autriche convoitait les territoires vénitiens, songeait à la dédommager de ce côté de ce qui lui serait enlevé ailleurs ; ne pouvant, dans un traité public, disposer de ce qui ne lui appartenait pas, il s’attachait à faire naître une occasion lui permettant d’abord de le prendre pour en disposer ensuite ; il avait besoin que Venise fût coupable, seulement Venise se dérobait à cette culpabilité désirée en lui cédant toujours, et cela se reproduisit encore lorsque, s’appuyant sur le document apocryphe, il fit lire, le 20 germinal (9 avril, par Junot, au doge et à son conseil, une lettre d’insolente provocation.

En lançant le faux qui appelait le, peuple aux armes contre les Français, il se supposait assez fort pour empêcher ces excitations de se traduire en actes ; malheureusement, le lundi de Pâques (28 germinal-17 avril), dans l’après-midi, la population de Vérone se jeta sur les Français ; hommes, femmes, enfants, malades furent cruellement frappés, et près de 400 succombèrent. D’autre part, le 1er floréal (20 avril), un corsaire français ayant jeté l’ancre, quoique ce fût défendu à tout bâtiment armé, dans le port du Lido, dont le barrage naturel sépare les lagunes de Venise de la pleine mer, émit la prétention de pénétrer dans les lagunes, les forts le canonnèrent ; le capitaine et des hommes de l’équipage furent tués. Se refusant à admettre les excuses et les réparations offertes, Bonaparte exploita impudemment ces deux faits. Le 8 floréal (27 avril), les Français étaient revenus en vainqueurs à Vérone, et ils s’y conduisaient d’une manière odieuse ; « à la barbarie des mouvements populaires, succédait la barbarie de Bonaparte » (Donnai, Idem, p. 175). Le 13 (2 mai), il déclarait ouvertement la guerre au gouvernement vénitien, du ton, son tour de coquin ayant réussi, dont Robert Macaire devait s’écrier : Enfin nous avons fait faillite ! Ce gouvernement avait déjà consenti à modifier sa constitution, lorsqu’éclata, le 23 (12 mai), une insurrection populaire secondée par le secrétaire de la légation française, Villetard, devant laquelle l’antique gouvernement aristocratique abdiqua. Un détachement français pénétrait, dès le 26 (15 mai), dans la ville ; le lendemain, le général Baraguey d’Hilliers faisait son entrée, et une municipalité provisoire était installée. Ce même jour, Bonaparte signait à Milan, avec trois délégués de l’ancien gouvernement ignorant la chute de celui-ci, un traité qu’il allait regarder comme valable pour dépouiller Venise, et comme nul, les pouvoirs des délégués disparaissant avec le gouvernement qui les avait mandatés, lorsqu’il s’agirait de tenir ses propres engagements. Toujours fourbe, il écrivait, le 7 prairial (26 mai), à la nouvelle municipalité, qu’il désirait voir « se consolider » la liberté de Venise (Correspondance de Napoléon 1er, t. III, p. 91) et, le 8 (27 mai), au Directoire, qu’il avait proposé à l’Autriche de lui donner, non seulement une partie du territoire vénitien, mais la ville même de Venise, à titre d’indemnité (Idem, p. 96 et 97). Plus tard, il prétendra que c’est le massacre de Vérone qui l’a poussé à livrer Venise, alors que ce massacre est du 28 germinal (17 avril) et que, le 27 (16 avril), il écrivait au Directoire avoir soumis au choix des plénipotentiaires autrichiens trois projets de la rédaction desquels il résulte que dans l’un, le troisième, l’indépendance de Venise était sacrifiée (Idem, t. II, p. 640). La nouvelle République vénitienne, malgré tous ses efforts pour satisfaire aux exigences de Bonaparte, malgré les cadeaux somptueux que Joséphine — comme Mme Chamberlain, le 31 janvier 1903, à Kimberley — fut cyniquement chargée d’aller se faire offrir, n’avait pas longtemps à vivre.

Dans sa lettre déjà citée du 7 prairial (26 mai) à la municipalité, Bonaparte lui proposait de l’aider à maintenir la suprématie de Venise sur les îles Ioniennes ; pour cela, il lui offrait d’expédier de concert des navires français et vénitiens qui protégeraient ces îles. La municipalité, dupe de ces avances, fournit de l’argent pour une expédition qui allait la dépouiller. Parti avec 3500 hommes, le 25 prairial (13 juin), le général Gentili débarquait à Corfou, le 11 messidor (29 juin), sans rencontrer de résistance, grâce aux Vénitiens qui l’accompagnaient. Une fois dans la place, il agit en maître, suivant ses instructions, jusqu’au moment où le traité de Campo-Formio régularisa la prise de possession accomplie. Un arrêté de Bonaparte du 17 brumaire an VI (7 novembre 1797) organisa en trois départements Cerigo (l’ancienne Cythère) au sud de la Grèce, les îles Ioniennes, dont les principales sont Corfou, Leucade ou Sainte-Maure, Céphallénie, Thiaki (l’ancienne Ithaque) et Zante, et les établissements vénitiens des côtes d’Albanie. Sur ces côtes, par cette acquisition, la France devenait voisine d’Ali de Tebelen, qui s’était taillé une sorte de vice-royauté dans l’Albanie comme pacha de Yanina. Il avait écrit à Bonaparte, le 1er juin, lui manifestant son admiration et lui demandant l’envoi de deux maîtres canonniers pour instruire ses soldats ; quoique sa perfidie fût connue, Bonaparte se laissa prendre à ses flatteries, lui envoya les deux canonniers et prescrivit à Gentili d’entretenir de bonnes relations avec lui, ce dont on ne devait pas tarder à se repentir. Le 30 frimaire an VI (20 décembre 1797), le général Chabot remplaçait à Corfou Gentili qui était malade et qui mourut pendant son voyage de retour. Nos agents eurent pour mandat d’engager les populations grecques à secouer le joug de la domination turque dont, dans une lettre du 29 thermidor an V (16 août 1707), Bonaparte annonçait la chute prochaine (chap. xvii).

Au moment où Bonaparte allait enlever les îles Ioniennes à Venise, les Autrichiens, en vertu des articles secrets de Leoben, envahissaient les territoires vénitiens en Istrie et en Dalmatie, où ils avaient pénétré le 10 juin. Malgré ses inquiétudes en face de ces envahissements, Venise ne soupçonnait peut-être pas encore toute l’étendue de son malheur. Une des conséquences de l’occupation de Venise par les troupes françaises fut le départ, dans la matinée du 16 mai, sous la protection de la légation russe, de l’intrigant royaliste d’Antraigues, dont il a été question dans le chapitre viii ; mais il fut arrêté, le 3 prairial (22 mai), par Bernadotte, à Trieste, et on saisit d’importants papiers dans son portefeuille. Conduit à Milan où on l’interrogea, il s’évadait le 8 fructidor (25 août).

Nous avons vu (chap. xiv) que la République de Gênes avait traité avec la France ; cependant ses rapports avec l’envoyé français Faipoult, qui était à Gênes depuis le mois de germinal an IV (avril 1796), n’en furent pas améliorés. Le 3 prairial an V (22 mai 1797) éclata une insurrection dans laquelle, malgré certaines affirmations, Faipoult, qui, contrairement à ses prédécesseurs ne se mêlait pas d’encourager le parti révolutionnaire, ne fut pour rien, ainsi que l’a démontré M. R. Guyot (Révolution française, revue, du 14 juin 1903, p. 524, note, et suiv.). Durant la lutte, quelques Français furent tués et d’autres maltraités, et le gouvernement génois accentua son hostilité à l’égard de notre représentant. Averti, Bonaparte qui regrettait que le traité du 18 vendémiaire an V (9 octobre 1796) l’eût empêché d’employer la force contre Gênes, et qui n’attendait qu’une occasion de le faire, profita de ces circonstances ; il envoya, le 8 prairial (27 mai), son aide de camp, Lavallette, porteur d’une lettre offensante dont, le 10 (29 mai), cet officier donna lecture devant le doge qui, après avoir cherché à gagner du temps, se décidait, le 13 (1er juin), à négocier avec Bonaparte. Ses délégués arrivèrent le 16 (4 juin) à Mombello, où se trouvait ce dernier, et souscrivaient, le lendemain et le surlendemain, à une convention en vertu de laquelle la constitution aristocratique de Gênes était modifiée ; un gouvernement provisoire de vingt-deux membres désignés par Bonaparte entra en fonction le 26 (14 juin). Cette transformation se heurta bientôt à des résistances ; quelques jours avant la date fixée pour la ratification populaire de la constitution de la nouvelle République ligurienne (14 septembre), une révolte de paysans excités par les nobles et les prêtres éclata (18 fructidor-4 septembre). Le général Duphot l’écrasa sans pitié et, par ordre de Bonaparte, Lannes vint occuper Gênes militairement. Les meneurs, craignant pour leur pays le sort de Venise, acceptèrent la constitution dont Bonaparte leur envoya le plan, le 21 brumaire an VI (11 novembre 1797), dans une lettre d’une prétentieuse phraséologie (Correspondance de Napoléon Ier, t. III, p. 558-562) : la république ligurienne était dotée d’un directoire de cinq membres et de deux conseils : celui des Anciens, de 30 membres, et celui des Jeunes, de 60 ; cette constitution devait être soumise au vote du peuple qui, le 18 frimaire an VI (8 décembre 1797), la ratifia.

Après Leoben, Bonaparte s’était, en floréal (mai 1797), établi à Mombello, aux environs de Monza, dans un magnifique palais : domestiques en livrée, voitures de gala, aides de camp chamarrés, étiquette sévère, vie fastueuse, tout donnait l’impression d’une cour royale où Joséphine était venue trôner. Il avait déjà (chap. xiv) créé la petite République cispadane et il songeait à faire de la Lombardie une république autonome sous le nom de République transpadane. Les populations intéressées se prononcèrent avec tant de force pour l’union sous le nom de République italienne, qu’il ne s’opposa pas à la fusion des deux républiques ; mais, ne voulant pas trop inquiéter les souverains italiens, il appela la république unique « République cisalpine ». Sa proclamation du 11 messidor an V (29 juin 1797) consacra ce changement. Il organisa le nouvel État sur le modèle de la République française, le divisa en départements, mit à la tête un directoire exécutif et deux conseils ; seulement, pour la première fois, il se réserva la nomination de leurs membres, et, tout en détruisant l’ancien régime, s’attacha à gagner les classes qui en bénéficiaient le plus, la noblesse et le clergé. Le 21 messidor (9 juillet), fut célébrée en grande pompe l’inauguration de la République cisalpine que le traité de Campo-Formio devait agrandir aux dépens de Venise en la portant jusqu’au lac de Garde ; quelque temps avant ce traité, les paysans de la Valteline, sujets des Grisons et désireux d’être indépendants, s’étaient laissés aller à accepter la médiation de Bonaparte qui, le 19 vendémiaire an VI (10 octobre 1797), les enlevait aux Grisons, mais pour les annexer à la République cisalpine. Le 3 ventôse an VI (21 février 1798), à Paris, était signé avec cette république un traité, que ratifiait pour la France la loi du 27 ventôse suivant (17 mars). La Cisalpine était reconnue « comme puissance libre et indépendante » ; cependant il dépendait de la République française de l’engager à son gré dans une guerre (art. 3), et la réciprocité n’existait pas, les troupes françaises, maintenues chez elle à ses frais, pouvant être retirées à volonté par le gouvernement français (art. 7),

La formation de la Lombardie en État indépendant avait permis au Directoire de tourner un article de la Constitution. Dès le début de l’an V (octobre 1796), des Polonais avaient demandé à servir dans les armées françaises ; mais l’art. 287 de la Constitution de l’an III portait : « Aucun étranger qui n’a point acquis les droits de citoyen français ne peut être admis dans les armées françaises, à moins qu’il n’ait fait une ou plusieurs campagnes pour l’établissement de la République ». C’est ce que le ministre de la guerre, Petiet, répondit au général polonais Dombrowski, le 9 brumaire an V (30 octobre 1796), et il l’invita à s’adresser à la Lombardie. Le 9 janvier 1797, une convention était conclue entre l’administration générale de celle-ci et Dombrowski qui, le 20, lançait une proclamation pour appeler ses compatriotes. Le 9 février, la première légion polonaise était constituée à Milan, elle comptait 1 127 hommes divisés en 2 bataillons (Dufourcq, Le régime jacobin en Italie, p. 329, note). Dès la fin de 1797, cette légion se dédoublait et, vers le 20 novembre 1798, l’une des nouvelles légions comptait 2 957 hommes et l’autre 2 700 (Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, numéro de juillet 1903, p. 83).

Le Directoire avait été surpris par la signature du traité préliminaire de Leoben au moment où il allait s’entendre avec Venise ; si deux de ses membres, Carnot, le protecteur de Bonaparte, et Le Tourneur étaient hostiles à Venise, deux autres, La Revellière et Reubell, lui étaient favorables ; le cinquième. Barras, offrit à l’ambassadeur vénitien à Paris, Querini, de lui vendre son vote. Ce honteux marché, qui pouvait sauver Venise, venait d’être conclu et approuvé par le gouvernement vénitien (20 avril 1797), lorsque parvint la nouvelle de la convention de Leoben qui compliqua d’autant plus la situation que le Directoire tenait à ménager à la fois l’auteur de la convention, Bonaparte, et l’opinion publique, réfractaire à toute violation du droit de Venise. Après quelques hésitations, le Directoire se décida cependant à approuver, par une lettre du 25 messidor (13 juillet), la conduite de Bonaparte « notamment à l’égard de Venise et de Gênes » (Moniteur du 1er thermidor-19 juillet).
la dernière assemblée papale
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

Les négociations pour le traité définitif de paix, prévu par les préliminaires de Leoben, traînèrent en longueur. Ni l’une ni l’autre des parties en cause ne pensaient à se conformer strictement à ces préliminaires, chacune d’elles tendant à obtenir de l’autre des concessions plus importantes. Le Directoire songeait toujours à la rive gauche du Rhin ; mais les succès obtenus en Italie le poussaient aussi maintenant à vouloir en éloigner l’empereur et à ne le dédommager qu’en Allemagne. Le gouvernement autrichien tenait par-dessus tout à Venise, et relativement moins à s’agrandir en Allemagne, par crainte que la Prusse n’y réclamât à son tour un agrandissement équivalent. Bonaparte, lui, aspirait à recueillir les bénéfices politiques d’une paix qui apparaîtrait comme son œuvre ; persuadé que l’Autriche ne céderait qu’en obtetenant Venise, il était prêt à la lui livrer, malgré l’opposition réitérée du Directoire à l’égard duquel il usa de ses procédés habituels de pression : la menace de sa démission et l’envoi d’argent. Il y eut des lenteurs calculées de la part de la cour d’Autriche qui, après les élections de l’an V, escomptait la prise du pouvoir par les royalistes et qu’entretenait en cette illusion la correspondance de Mallet du Pan. Cependant elle s’était décidée, le 19 septembre, sur la demande du Directoire, à rendre la liberté à La Fayette, Latour-Maubourg et Bureaux de Pusy arrêtés, le 20 août 1792, par les avant postes ennemis lorsqu’ils fuyaient la France débarrassée du roi (t. II de l’Histoire socialiste, p. 1309), enfermés d’abord à Magdebourg, remis ensuite par la Prusse à l’Autriche et jetés par celle-ci dans les cachots d’Olmütz. Ses espérances ayant été déçues, elle se hâta d’envoyer à Udine, où il arriva le 5 vendémiaire an VI (26 septembre 1797), son diplomate le plus renommé, le comte de Cobenzl ; Bonaparte était installé, depuis le 10 fructidor (27 août), à Passariano, à une douzaine de kilomètres à l’ouest d’Udine, et les conférences avaient lieu alternativement dans ces deux villes. Après des pourparlers où Cobenzl et Bonaparte firent preuve d’une égale mauvaise foi, fut signé, daté du 26 vendémiaire (17 octobre), le traité de Campo-Formio, petite localité entre Udine et Passariano. Une heure après la signature du traité, le 27 (18 octobre), à deux heures du matin, Monge et Berthier partaient en poste pour le porter à Paris.

Par le traité ostensible, la France obtenait la Belgique, les îles Ioniennes, Cerigo et les établissements vénitiens en Albanie. L’Autriche recevait l’Istrie, la Dalmatie, les Îles vénitiennes de l’Adriatique et Venise elle-même, dont le territoire, en Italie, était partagé entre l’Autriche et la République cisalpine. Un congrès devait être réuni à Rastatt, dans le délai d’un mois, pour déterminer les conditions de paix avec l’Empire. Par les articles secrets, l’Empire était bouleversé : l’empereur acceptait que la France eût le Rhin pour frontière, de Bâle à Andernach, sauf règlement ultérieur avec les princes de l’Empire dépossédés, et la France consentait à ce que l’empereur prit l’archevêché de Salzburg et une portion de la Bavière, sans avantage correspondant pour la Prusse. Ce traité ne satisfit que Bonaparte qui ne se souciait nullement d’une paix durable. Si le Directoire trouvait qu’elle l’était trop, l’Autriche, malgré Venise, ne se jugeait pas suffisamment indemnisée ; en portant atteinte à l’intégrité de l’Empire, par elle, jusque là, posée en principe, en se privant de l’appui des principautés ecclésiastiques destinées, comme l’archevêché de Salzburg qu’elle s’attribuait, à disparaître sous la forme de compensations aux princes laïques expropriés sur la rive gauche du Rhin, elle risquait de perdre la prédominance en Allemagne, sans recevoir assez pour l’acquérir en Italie. La Prusse se méfiant de conventions qu’on ne lui communiquait pas en entier, était inquiète et mal disposée ; elle redoutait, non sans raison, l’annexion de la Bavière par l’Autriche et celle des provinces rhénanes par la France. Enfin, l’empereur de Russie, Paul Ier, qui, depuis son avènement après la mort de sa mère, Catherine II, était resté à l’écart, mais qui n’avait pas intérêt à voir de grands États prendre sur sa frontière de l’Ouest la place d’une confédération de petits, et qu’avait mécontenté l’attitude de la France à l’égard des Polonais, se souvenait que, d’après le traité de Teschen du 13 mai 1779, il était garant de l’Empire germanique. En Italie, le roi de Sardaigne et le roi de Naples qui avaient convoité, le premier une partie de la Lombardie, le second les îles Ioniennes, étaient mécontents. En provoquant toutes ces déceptions, le traité de Campo-Formio préparait une nouvelle coalition contre la France.

Ce fut dans la nuit du 4 au 5 brumaire (25 au 26 octobre) que Monge et Berthier arrivèrent à Paris. Le Directoire fut très irrité de voir que ses instructions n’avaient pas été suivies ; mais, ne pouvant assumer la responsabilité d’une rupture, il ratifia le traité. « Concentrons toute notre activité du côté de la marine et détruisons l’Angleterre. Cela fait, l’Europe est à nos pieds », avait écrit Bonaparte au ministre des relations extérieures, le 27 vendémiaire (18 octobre), en cherchant à justifier son attitude (Correspondance de Napoléon Ier, t. III, p. 520). Le Directoire le prit au mot et, le jour même (5 brumaire an VI-26 octobre 1797). ordonna la formation, à l’aide des troupes cantonnées sur les côtes de l’Ouest, d’une armée dite « armée d’Angleterre » dont le général en chef devait être Bonaparte et, provisoirement, Desaix, Bonaparte étant désigné comme premier plénipotentiaire au congrès de Rastatt.

Bonaparte arriva à Rastatt le 5 frimaire (25 novembre) et Cobenzl le 8 (28 novembre). De Metternich et Lehrbach étaient les deux autres plénipotentiaires de l’empereur. L’occupation de la Vénétie par les Autrichiens avait été subordonnée à l’entrée préalable des Français dans Mayence ; après s’être, le 11 (1er décembre), secrètement entendu avec Cobenzl à cet égard, Bonaparte parlait pour Paris où il était le 15 (5 décembre), ne s’étant arrêté qu’à Nancy pour assister à une fête donnée par la loge maçonnique en son honneur.

Conformément à l’entente établie avec le diplomate autrichien, les délégués de l’Empire au Congrès, qui ne connaissaient pas les articles secrets du traité de Campo-Formio et qui avaient pour mandat de maintenir l’intégrité de l’Empire, apprirent avec épouvante, le 9 décembre, que l’empereur retirait ses troupes de Mayence, ce qui équivalait à l’abandon de cette partie de l’Empire à l’armée française ; celle-ci, en effet, cernait la ville le 26 frimaire (16 décembre) et prenait possession de la citadelle le 10 nivôse (30 décembre). D’autre part, les plénipotentiaires français, Treilhard et Bonnier, ayant protesté contre le mandat limité des délégués de l’Empire, la Diète de Ratisbonne déclara, le 8 janvier 1798, que les pouvoirs de ses délégués seraient illimités ; l’empereur sanctionna cette décision le 11 ; les négociations pouvaient commencer. Pendant ce temps, les Français, avant de la livrer, pillaient littéralement Venise (Gaffarel, Bonaparte et les républiques italiennes, p. 184-186) que les Autrichiens occupaient le 29 nivôse (18 janvier). Deux mois après la constitution définitive du congrès de Rastatt, le 9 ventôse (9 mars), le Directoire se voyait accorder la rive gauche du Rhin ; manquait seulement le consentement de l’empereur qui cherchait encore à se faire donner en Italie des dédommagements que le directoire s’obstinait à ne lui octroyer qu’en Allemagne. Nous savons que, pour indemniser les princes laïques dépossédés, il voulait recourir à la sécularisation de toutes les principautés ecclésiastiques, et, le 15 germinal (4 avril), le principe de cette sécularisation était agréé par le Congrès.

Restait à appliquer ce principe ; or, sur ce chapitre, la Prusse et l’Autriche ne s’entendaient pas, chacune d’elles craignant et combattant l’agrandissement de l’autre. Déjà, avant l’adoption du principe, elles avaient négocié entre elles sur ce point délicat, sans parvenir à s’entendre ; mais la Prusse, le 19 mars, admettait en cette matière la médiation, à elle offerte, le 8, par l’Autriche, du tsar Paul Ier. Celui-ci accepta avec empressement, à la prière de Thugut, le rôle de médiateur entre la Prusse et l’Autriche dans la question des indemnités territoriales, et envoya à Berlin, pour conférer avec les ministres prussiens et le prince de Reuss, délégué de l’Autriche, le comte Repnin. Ces conférences s’ouvrirent le 21 mai 1798 ; d’après l’avis du tsar, qui cherchait à sauvegarder la constitution de l’Empire, la Prusse et l’Autriche devaient renoncer à toute indemnité en Allemagne : la Prusse refusa de souscrire à cette renonciation si l’Autriche restait libre de s’agrandir en Italie, et l’Autriche ne voulut se lier pour l’Italie par aucun engagement ; d’où l’échec de ces conférences à la fin de juin. Paul Ier, tout en détestant la Révolution, s’était d’abord montré pacifique. Des pourparlers pour un rapprochement avaient même eu lieu à Berlin entre l’ambassadeur français Caillard et l’ambassadeur russe, Kolytchef d’abord, puis le comte Nicétas Panin (juillet-août 1797) ; assez difficiles, ces pourparlers, pendant lesquels Panin faisait espérer un changement de régime en France, aboutirent, vers l’époque même du 18 fructidor, le 23 (9 septembre), à un projet de traité sur lequel on ne s’entendit bientôt plus.(G. Grosjean, La France et la Russie pendant le Directoire, p. 61 à 78).

Le tsar voyait de mauvais œil, nous l’avons dit, les sympathies du Directoire pour les réfugiés polonais et devait en arriver, sous l’impulsion de Thugut, à soupçonner le gouvernement français de tendre à la reconstitution de la Pologne. Aussi, à la fin de 1797, un an après son avènement, il prenait à sa solde Condé et l’armée des nobles émigrés, si étrangement patriotes et nationalistes, abandonnés par l’Autriche après Leoben ; au début de 1798, il donnait asile à Louis XVIII et peu à peu manifestait contre la France des sentiments d’une hostilité plus agissante ; ce faisant, il obéissait surtout aux habiles suggestions des agents anglais qui, nous le verrons dans le chapitre xix, § 1er, obtinrent, pour l’Angleterre, le 22 avril 1798, l’appui de la marine russe.

Le frère aîné de Bonaparte, Joseph, avait été nommé, le 26 floréal an V (15 mai 1797), ambassadeur de la République française à Rome. Le 8 nivôse an VI (28 décembre 1797), sous prétexte d’un rassemblement populaire que des agents provocateurs avaient contribué à former afin de fournir aux autorités papales le moyen de frapper les démocrates romains, les soldats du pape tirèrent sur une foule désarmée : « l’attitude du gouvernement romain demeure injustifiable ; elle ne peut s’expliquer que par la trahison ou la faiblesse, par toutes les deux peut-être ». (Ernouf, Nouvelles études sur la Révolution française, année 1798, p. 188). Le général Duphot qui se trouvait à Rome auprès de sa fiancée, la belle-sœur de Joseph Bonaparte, fut tué et son cadavre dépouillé ; le curé de la paroisse, en particulier, s’adjugea la montre (Gaffarel, Idem, p. 231). Ses réclamations étant restées sans réponse, Joseph Bonaparte quitta la ville le lendemain. Les troupes françaises, sous les ordres de Berthier qui, nommé le 19 frimaire an VI (9 décembre 1797), général en chef de l’armée d’Italie, avait, le 2 nivôse (22 décembre), pris le commandement des mains de Kilmaine chargé de l’intérim depuis le départ de Bonaparte, marchaient bientôt sur Rome devant laquelle elles arrivaient le 21 pluviôse (9 février), sans avoir rencontré de résistance. Le 27 (15 février), la population proclamait la République. Le pape Pie VI eut beau multiplier les processions et annoncer des miracles, il n’en fut pas moins installé, le lendemain de l’arrivée de Masséna (2 ventôse-20 février), dans une chaise de poste et conduit d’abord au couvent des Augustins à Sienne ; il devait être plus tard (26 messidor an VII-14 juillet 1799) interné en France, à Valence, où il mourut le mois suivant (29 août) dans sa quatre-vingt-deuxième année. Le conclave pour la nomination de son successeur ne devait s’ouvrir qu’après le 18 brumaire, le 30 novembre 1799.

La constitution des États du pape en République romaine, sur le modèle de la République française, n’empêcha pas Rome d’être exploitée comme l’avaient été les autres cités italiennes. Le pillage auquel participèrent tout spécialement deux protégés de Bonaparte, l’administrateur général de l’armée d’Italie Haller et le commissaire ordonnateur en chef Villemanzy, avait commencé dès le 23 pluviôse-11 février (Gichot, Histoire militaire de Masséna, la première campagne d’Italie, p. 314 note et p. 326). Mais si on ramassa de l’argent, on ne paya pas la solde arriérée des troupes. Le contraste entre les rapines des uns et le dénûment des autres suscita chez ceux-ci un mécontentement qui ne tarda pas à éclater. Un arrêté du Directoire du 15 pluviôse (3 février) avait nommé commandant en chef des troupes détachées de l’armée d’Italie pour occuper les États du pape, Masséna, qui arriva à Rome le 1er ventôse (19 février). Berthier, toujours commandant en chef de l’armée d’Italie, décida que Masséna prendrait son commandement le 5 (23 février). Par ces dates, il est évident qu’en la circonstance Masséna n’eut aucune responsabilité dans les faits dont se plaignaient les troupes ; mais il avait existé une vive animosité entre les officiers de la division de Masséna et ceux de la division de Bernadotte pendant la dernière campagne contre l’archiduc Charles — certains même s’étaient battus le 3 prairial (22 mai) à Gorizia ; — or, trois demi-brigades de la division de Bernadotte figuraient dans le corps d’occupation de Rome, et la nomination de Masséna dont ils ne voulaient pas, fut, d’après M. Gachot (Idem, p. 331), la goutte qui fit déborder le vase. Le 6 ventôse (24 février) deux ou trois cents officiers subalternes, depuis les sous-lieutenants jusqu’aux capitaines, se réunirent au Panthéon et rédigèrent une pétition que Masséna refusa de recevoir, ne pouvant, disait-il, écouter que des plaintes individuelles. Ce refus envenima les choses et Masséna se trouva en butte à de telles menaces que, le 7 (25 février), il quitta Rome.

Le clergé voulut aussitôt profiter de la situation et, faisant répandre le bruit que « les madones pleuraient », il réussit à provoquer ce même jour, 7 ventôse-25 février, aux cris de « Viva Maria ! » (Mémoires du maréchal Gouvion Saint-Cyr, t. Ier, p. 32 et 33), un soulèvement des Transtévérins, c’est-à-dire des habitants de la rive droite du Tibre. Ce mouvement de malheureuses victimes de l’abêtissement catholique fut vite réprimé ; une nouvelle tentative, le 23 germinal (12 avril), ne devait pas avoir plus de succès.

Berthier dont, sans compter sa condescendance à l’égard du pape, tout le rôle dans cette affaire paraît très louche, quitta Rome le 8 ventôse (26 février), en confiant momentanément le commandement de la place au général Dallemagne. Une partie de l’arriéré de la solde fut payée et, le 23 ventôse (13 mars), Masséna put rentrer à Rome sans incident. Mais une proclamation imprimée dans la nuit et affichée le lendemain matin, qu’il terminait en parlant des « mesures que les circonstances pourraient exiger », déchaîna, par la crainte de représailles, une nouvelle rébellion, et les officiers déléguèrent, le 25 (15 mars), quatre des leurs auprès du Directoire. Ils étaient partis lorsque, le 28 (18 mars), les commissaires civils de la République française auprès de l’État romain, Monge, Daunou, Florent et Faipoult, qui s’étaient, d’ailleurs, montrés hostiles à Masséna, lui signifièrent qu’un arrêté du Directoire du 18 ventôse (8 mars) lui ordonnait de se rendre immédiatement à Gênes et d’y attendre des ordres ; il avait pour successeur Gouvion Saint-Cyr qui arriva à Rome le 6 germinal (26 mars), et l’armée de Rome allait redevenir — jusqu’à la nomination de Championnet — une simple division de l’armée d’Italie. Les troupes reçurent satisfaction ; toutefois, les quatre délégués et d’autres officiers furent arrêtés : traduits devant un conseil de guerre siégeant à Briançon, ils furent acquittés le 19 thermidor an VI (6 août 1798). Quant à Masséna, de Gênes il dut se rendre à Antibes ; après une inactivité de près de cinq mois, il fut informé de son envoi à l’armée de Mayence d’où une décision du 29 frimaire an VII (19 décembre 1798) le fit passer à l’armée d’Helvétie. À la suite d’un différend avec les consuls et les commissaires civils, Gouvion Saint-Cyr devait à son tour, par arrêté du 27 messidor an VI (15 juillet, 1798), quitter Rome où Macdonald le remplaçait.

Les Treize Cantons suisses confédérés étaient, sous l’étiquette républicaine, un assemblage de gouvernements aristocratiques ayant et des pays alliés comme les villes de Mulhouse et de Bienne, et des pays sujets, soit de plusieurs cantons, comme c’était le cas pour l’Argovie, la Thurgovie et le Tessin, soit d’un seul comme le pays de Vaud soumis aux Bernois. Par suite de leur situation intérieure, des réformes réclamées en vain par une majorité sujette à une minorité souveraine, les cantons suisses et leurs dépendances étaient le théâtre d’agitations locales dont le Directoire français ne fut nullement cause, tout en ayant été certainement heureux de les voir se produire. Le résultat devait être que Bâle, Soleure et Lucerne en janvier 1798, Zurich et Schaffhouse en février, réformèrent leurs constitutions dans un sens démocratique ; à cette même époque, de sujets de certains cantons, la Thurgovie et le Tessin devinrent leurs égaux en droits.

Considérant un peu arbitrairement la France comme représentant les ducs de Savoie qui, au xvie siècle, en cédant à Berne le pays de Vaud, avaient stipulé en sa faveur le maintien de certains privilèges, le Directoire prêta complaisamment l’oreille aux plaintes des Vaudois et, en vertu d’un arrêté du 8 nivôse an VI (28 décembre 1797), son chargé d’affaires Mengaud déclarait à Berne, le 14 (3 janvier 1798), que la République française entendait garantir les anciens droits de ceux-ci. Les autorités bernoises,ayant jugé opportun d’exiger que le pays de Vaud leur renouvelât le serment de fidélité, se heurtèrent à des refus et, le 15 janvier, à un commencement d’insurrection ; le 24 janvier, le pays vaudois proclamait son indépendance.

Le général Ménard qui se trouvait à proximité à la tête d’une division de l’armée d’Italie, — et cette précaution démontre l’arrière-pensée du Directoire, d’accord en cela avec Bonaparte, alléché par le trésor de Berne et empressé à profiter des événements, — prit prétexte d’une agression dirigée, le 6 pluviôse (25 janvier), contre un parlementaire qu’il avait envoyé avec une petite escorte au quartier général bernois à Yverdon, et passa la frontière le lendemain. Tandis que Brune remplaçait Ménard, une division de l’armée du Rhin, commandée par le général Schauenbourg, se concentrait dans le Nord aux environs de Bienne occupée le 22 (10 février). Pendant ce temps, les négociations de Mengaud à Berne aboutissaient à un armistice de quinze jours devant expirer le 11 ventôse (1er mars). Le 26 février, avant même d’avoir reçu l’ultimatum du Directoire, le gouvernement bernois se prononçait pour la guerre et le général bernois d’Erlach faisait notifier, le 1er mars, à nos avant-postes de Bienne l’ouverture des hostilités (Ernouf, Nouvelles études sur la Révolution française, année 1798, p. 104). Nos troupes divisées en deux corps dirigés l’un par Brune, l’autre par Schauenbourg, entraient aussitôt en campagne.

Le 12 ventôse (2 mars), Schauenbourg faisait capituler Soleure et Brune enlevait Fribourg. Le colonel Grafenried, de l’armée bernoise, battait inutilement, le 15 (5 mars), deux brigades de Brune à Laupen et à Neuenegg ; car, le même jour, Berne était occupée par Schauenbourg et Brune y arrivait le lendemain matin. On prit au trésor de Berne 7 millions en numéraire et on allait tirer une douzaine de millions aux villes suisses. Une partie de cet argent enrichit les fonctionnaires qui participèrent à ces spoliations et dont l’un, commissaire civil et parent par alliance de Reubell, s’appelait, par une ironie trop symbolique, Rapinat, d’où le quatrain suivant, dû, d’après Barras (Mémoires, t. III, p. 2361. à Alexandre Rousselin de Saint-Albin :

Un bon Suisse que l’on ruine.
Voudrait bien que l’on décidât
Si Rapinat vient de rapine,
Ou rapine de Rapinat.

Je dois ajouter que, d’après une note de la revue la Révolution française (n° du 14 juillet 1903, p. 89), « la plupart des faits reprochés à Rapinat sont le fait de l’ordonnateur Rouhière, etc. ». Rapinat devait succéder, le 14 floréal (3 mai), au commissaire civil Le Carlier.

Nous voyons, par le Moniteur des 24 et 30 pluviôse an VI (12 et 18 février 1798), que, dès les premiers jours de février, le pays de Vaud s’était transformé en « République lémanique » ou « lémane ». Le 26 ventôse (16 mars), un arrêté de Brune convoquait à Lausanne les représentants du Léman (ancien pays de Vaud), du canton de Fribourg, de l’Oberland, du Valais, du Tessin, pour constituer la « République rhodanique » (Moniteur du 9 germinal-29 mars). D’autres cantons, Schaffhouse, Appenzell, Lucerne, Zurich, Berne, Soleure et Bâle étaient, le 29 ventôse (19 mars), convoqués à Aarau pour former une seconde République, la « République helvétique », et les cantons de Schwitz, Uri, Unterwalden, Zug et Glaris étaient provisoirement laissés de côté, peut-être pour une troisième. Mais, à la suite d’une lettre du Directoire du 25 ventôse (15 mars), un arrêté du 2 germinal (22 mars) de Brune décida que l’Helvétie, au lieu d’être séparée en deux ou trois républiques, devenait la « République helvétique, une et indivisible » dont les délégués furent, par le commissaire du Directoire Le Carlier, convoqués tous à Aarau pour le 10 germinal (30 mars).

Sans attendre la soumission de toute la Suisse, l’assemblée de députés tenue à Aarau substitua à l’ancienne Confédération une République démocratique

Pressoir directorial.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


et unitaire, dotée d’une Constitution calquée sur la Constitution de l’an III, et dans laquelle toutes les parties du pays et tous les citoyens jouissaient de droits égaux. La proclamation de cette constitution eut lieu à Aarau le 23 germinal (12 avril). L’existence de la nouvelle république fut troublée par de nombreuses révoltes que réprimèrent les troupes françaises commandées en chef par Schauenbourg, un arrêté du 18 ventôse an VI (8 mars 1798) ayant mis Brune à la tête de l’armée d’Italie en remplacement de Berthier. Le 2 fructidor an VI (19 août 1798), un traité d’alliance offensive et défensive fut signé à Paris entre la République helvétique et la République française.

Mulhouse était une république indépendante, alliée, je l’ai dit plus haut, de la Confédération suisse. Enclavée dans la France dont la douane entravait son commerce, elle avait obtenu, en mars 1794, du comité de salut public, non la libre communication pour tous les produits, qu’elle demandait, mais un régime de faveur pour certaines marchandises déterminées ; ce régime dura jusqu’à la fin de 1796. Mulhouse négocia alors pour la conclusion d’un traité de commerce ou, tout au moins, pour la continuation du régime qui venait de prendre fin. Elle se heurta, de la part du Directoire, à un refus formel et comprit que toutes ses démarches, sauf celles qui viseraient sa réunion à la France, seraient inutiles. Dans ses Études statistiques sur l’industrie de l’Alsace, M. Charles Grad a reconnu ici l’influence prédominante des conditions économiques, et écrit (p. 179) que Mulhouse « demanda à être réunie à la France en 1798, afin de s’affranchir des droits de douanes qui gênaient son commerce ». Le principe de cette réunion fut acceptée par un vote, le 3 janvier 1798 et, les cantons helvétiques ayant autorisé Mulhouse à reprendre sa liberté, un traité conforme à ce vote fut signé avec la France à Mulhouse même, le 9 pluviôse (28 janvier) ; ce traité fut ratifié le lendemain par la bourgeoisie de Mulhouse et, le 11 ventôse (1er mars), par les Conseils des Cinq-Cents et des Anciens ; la réunion fut célébrée le 25 (15 mars). Genève était aussi une république indépendante, alliée de la Confédération suisse ; les Français entrèrent dans la ville le 26 germinal an VI (15 avril 1798) ; son territoire fut annexé à la France en vertu d’un traité signé à Genève le 7 floréal (26 avril), et la loi du 8 fructidor an VI (25 août 1798) en forma le département du Léman.

Je terminerai cet exposé des relations extérieures de la France par la mention des difficultés qui s’élevèrent entre le Directoire et les États-Unis d’Amérique. Leur ambassadeur, James Monroe, qui avait remis ses lettres de créance à la Convention le 28 thermidor an II (15 août 1794), était très bien vu dans le milieu gouvernemental français ; mais, rappelé par son gouvernement, il remit ses lettres de rappel au Directoire le 10 nivôse an V (30 décembre 1796), au moment où les relations entre les deux pays commençaient à être tendues. Un traité avait été, le 19 novembre 1794, signé à Londres par le représentant des États-Unis ; il accordait de tels avantages à l’Angleterre que sa ratification rencontra certaines résistances en Amérique. Cependant, après quelques modifications, les ratifications définitives finirent par être échangées à Londres le 28 octobre 1795, et Washington, président des États-Unis, publia et promulgua, le 29 février 1796, ce traité qui reconnaissait, en particulier, à l’Angleterre le droit de saisir sur les vaisseaux américains ce qui appartenait ou ce qui était destiné à une puissance avec laquelle elle était en guerre. Quoiqu’un autre article portât qu’aucune de ses clauses ne devait être entendue dans un sens contraire aux conventions des traités publics existant déjà avec d’autres États, le Directoire vit dans ce traité une violation de celui conclu à Paris, le 6 février 1778, entre la France et les États-Unis, qui reconnaissait aux deux pays contractants, alors même que l’un d’eux serait en guerre avec un troisième, la liberté de transport des marchandises sous pavillon neutre, hors le cas de contrebande ; il voulut rétablir l’égalité de traitement, violée d’après lui au profit de l’Angleterre, et déclara, dans un arrêté du 14 messidor an IV (2 juillet 1796), publié seulement (Moniteur du 8 messidor an V-26 juin 1797) le 2 frimaire an V (22 novembre 1796), que les navires français en useraient envers les bâtiments neutres comme les puissances neutres souffraient que les Anglais en usassent à leur égard.

Le 19 frimaire an V (9 décembre 1796), arrivait à Paris le successeur de Monroe, Charles Pinckney, qui appartenait au parti fédéraliste, tandis que Monroe était du parti dit républicain, c’est-à-dire, d’après la terminologie politique des États-Unis, centraliste. Par arrêté du 25 frimaire (15 décembre), le Directoire annonça que toute relation entre les deux gouvernements serait suspendue jusqu’à ce que les États-Unis eussent réparé les torts dont la République française avait à se plaindre et que, en conséquence, Pinckney ne serait pas admis à présenter ses lettres de créance ; il avertit même ce dernier, le 14 pluviôse an V (2 février 1797), qu’il serait sage de sa part de quitter Paris, et Pinckney se retira en Hollande.

Un mois après, un long arrêté du 12 ventôse (2 mars) décidait que les bâtiments de guerre et les corsaires français pourraient arrêter les navires neutres et saisir les marchandises appartenant à l’ennemi, sans qu’il fut fait exception pour les bâtiments des États-Unis. Un nouvel arrêté du 21 germinal (10 avril) portait : « Les passeports délivrés par des ministres et envoyés diplomatiques des États-Unis d’Amérique, ou visés par eux, ne seront admis ni reconnus par aucune autorité ». Malgré l’état d’esprit que ces mesures dénotaient, le successeur de Washington à la présidence, John Adams, ne renonça pas à un arrangement ; il adjoignit à Pinckney deux plénipotentiaires, Marshall, fédéraliste, et Gerry qui flottait entre les deux partis ; ils arrivèrent à Paris au début de l’an VI (octobre 1797). Talleyrand, ministre des relations extérieures, ne les reçut pas sous divers prétextes ; mais ils eurent la visite de trois intermédiaires officieux, Hottinguer, Bellamy et Hauteval, qui leur laissèrent entendre que les conditions préalables d’un accord étaient un prêt de 60 millions au gouvernement et le versement d’une gratification d’un million à Talleyrand. Surpris d’une semblable demande, ils ne lui opposèrent cependant pas tout de suite un refus formel et, une entrevue ayant été ménagée par Hauteval entre Talleyrand et Gerry, celui-ci acquit la conviction que c’était bien au nom du ministre qu’on leur avait parlé. Ne voyant plus rien venir, au bout de trois mois (janvier 1798), ils firent rédiger par Marshall un mémoire de leurs demandes auquel, en mars seulement, Talleyrand répondit qu’il préférait n’avoir affaire qu’à Gerry ; nouveau mémoire (avril), de protestation cette fois, de Marshall et de Pinckney qui insistèrent pour obtenir leurs passeports ; Talleyrand les leur envoya après s’être assuré que Gerry resterait à Paris pour continuer les négociations si étrangement entamées. Gerry quitta la France en août 1798, lorsque les choses se gâtèrent après la publication, aux États-Unis, de la démarche faite par les agents de Talleyrand qui essaya alors de tourner l’affaire en ridicule et de représenter les délégués américains comme s’étant laissé duper par des intrigants.

Des mesures furent prises dans les deux pays : les États-Unis armèrent navires et soldats ; des Français capturèrent des bâtiments de commerce américains. Il y eut même quelques petits faits de guerre : la prise d’une frégate française (21 pluviôse an VII-9 février 1799) dans la mer des Antilles par une frégate américaine fut, aux États-Unis, le motif d’un enthousiasme immodéré. Toutefois, quelque temps après, le président des États-Unis, John Adams, sachant qu’une nouvelle mission serait cette fois bien accueillie en France et résistant aux velléités belliqueuses de quelques-uns de ses ministres, donna à cette mission l’ordre de partir (16 octobre 1799) pour entamer des négociations qui n’aboutirent qu’en octobre 1800.