Chapitre XXX.
|
◄ | Histoire socialiste La Troisième République
|
► | Chapitre XXXII.
|
CHAPITRE XXXI
Le 7 juillet 1893, M. Dupuy, qui avait eu la main si gauche et si lourde dans l’affaire Nuger, ferma la Bourse du Travail de Paris, provoquant de ce fait des troubles graves. Cette mesure qui eut son retentissement à la Chambre et à l’Hôtel de Ville où les élus socialistes blâmèrent en termes énergiques l’acte gouvernemental, fut diversement apprécié parmi les militants, alors qu’il était presque unanimement approuvé par la presse de toutes les fractions des partis conservateurs et du parti républicain. La Commission d’organisation du Congrès de la Fédération des Bourses du Travail qui devait se tenir cette même année à Toulouse, disait dans son rapport : « L’idée des Bourses a plus fait, pour fortifier le mouvement syndical, que dix années d’efforts des militants, aussi bien que M. Dupuy a plus fait, en fermant la Bourse de Paris et en attaquant les syndicats que vingt années de propagande. »
D’autre part, le citoyen Jules Guesde dans le Matin, déclarait que M. Dupuy « en encombrant de sa police et de ses troupes à cheval l’impasse corporative dans laquelle menaçaient de s’égarer un trop grand nombre de travailleurs, avait rejeté dans le mouvement politique, c’est-à-dire dans la vraie voie socialiste, le parti ouvrier tout entier, désormais convaincu qu’en dehors du gouvernement conquis par la classe ouvrière, il n’a pas de salut, pas d’émancipation du travail. »
Ce qui devait surtout résulter de l’acte du président du Conseil, c’était une recrudescence d’activité révolutionnaire des éléments dont l’action se faisait sentir parmi les organisations ouvrières qui allaient faire une série d’efforts pour se soustraire à l’influence politique des propagandistes et de divers partis socialiste constitués.
Les élections municipales de 1892 et de 1893 avaient été signalées par de notables progrès du parti socialiste ; de leurs candidats un nombre relativement considérable avaient pénétré dans les municipalités de province et de Paris. Les élections législatives de la même année allaient encore accuser ses progrès ; désormais, au Palais-Bourbon, un groupe socialiste s’était formé dont l’action était puissante sur l’opinion. Déjà, le besoin se faisait sentir de concentrer toutes les forces éparses du parti socialiste français et des tentatives s’esquissaient dans ce but. Il ne devait pas encore être atteint, car des divisions nouvelles, aiguës, se produisirent au Congrès de Nantes où fut discutée et adoptée, malgré la vive opposition des représentants du parti socialiste français, l’idée de la grève générale.
Mais une nouvelle série de crises allait s’ouvrir et rappeler les heures les plus agitées, les plus pénibles du mouvement boulangiste. L’affaire du Panama était à peine apaisée qu’un nouvel attentat anarchiste stupéfiait l’opinion : Le 24 juin 1894, un italien, Caserio, poignardait le président de la République à Lyon, où il s’était rendu pour visiter l’Exposition universelle. Cet attentat provoqua la plus profonde indignation dans tous les partis ; il devait être l’occasion de nouvelles mesures contre la propagande anarchiste, dont s’éloignaient de plus en plus, pour se confiner dans le domaine de la pure théorie, certains d’entre ceux dont l’influence avait donné de si lamentables résultats.
Ce fut M. Casimir-Périer qui succéda à M. Sadi-Carnot ; sa présidence fut brève mais fort agitée. Il atteignait la magistrature suprême accueilli par une rare impopularité, d’autant plus marquée qu’elle se doublait de celle du président du Conseil. Il fut violemment attaqué par la presse. Gérault-Richard, entre autres, publia dans le Chambard un article portant pour titre : A bas Casimir ! qui, malgré une éloquente défense du citoyen Jaurès, lui valut une condamnation à un an de prison et 3.000 francs d’amende. À cette condamnation, les électeurs parisiens devaient riposter en envoyant le journaliste socialiste siéger au Palais-Bourbon. Ces attaques quotidiennes réitérées lassaient, irritaient le président de la République, d’humeur indépendante mais perdant aisément son sang-froid. Une nouvelle crise, plus grave que celles que venait de traverser la République, s’ouvrait ; elle allait déterminer à bref délai la retraite prématurée de M. Casimir-Perier et désorganiser tous les partis politiques désorientés.
Vers la fin de l’année 1894 un officier israëlite, Alfred Dreyfus, capitaine d’artillerie, breveté d’état-major, attaché au premier bureau de l’état-major de l’armée, était arrêté sous l’accusation d’avoir livré, vendu à l’Allemagne des documents d’un haut intérêt pour la défense nationale. Les 19-21 décembre, jugé à huis-clos par un conseil de guerre, il était condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée. Quelques jours après, dans une des cours de l’École militaire, parmi une « parade » militaire au plus haut point émouvante, il était dégradé, mais avec une énergie sans égale, qui fut qualifiée de cynisme, le condamné supporta l’effroyable épreuve et d’une voix ferme, assurée, il clama son innocence. L’unanimité des juges pour la condamnation ne laissait aucun doute sur la culpabilité ; ce fut une générale et pénible impression que causa cette affaire, au cours de laquelle des difficultés, un instant menaçantes, surgirent avec le gouvernement allemand.
M. Casimir Périer avait donné sa démission et le 17 janvier 1895, M. Félix Faure était élu président de la République par 430 voix contre 361 données à M. Henri Brisson.
Par la personnalité même du nouveau président, la période durant laquelle il exerça la magistrature suprême, n’aurait pas laissé grande trace, dans les annales de l’histoire. C’était un politique sans portée, plus préoccupé de son rôle extérieur, de questions de protocole, que de hautes idées en matière politique et sociale. Pour tout dire, c’était un médiocre et sa médiocrité l’avait fait choisir ; on était certain que de l’Élysée il n’exercerait aucune influence sur le gouvernement effectif. Toutefois, dès le début, ses origines modestes, son passé d’employé, puis de commerçant lui valurent une certaine popularité. La presse s’empressa de forger des légendes attendrissantes et, dans le désarroi qui se manifestait un peu partout, on lui fit un mérite tout spécial d’avoir participé à la campagne de 1870-71. Par centaines de mille des Français étaient dans ce cas. Mais, en France, nous avons besoin d’illustration à tout prix ; pour si banale qu’être puisse être, l’imagination lui donne un éclat particulier.
Le point culminant, l’apogée de sa présidence ne fut pas une réforme importante proposée ou réalisée sous son inspiration, simplement son voyage en grand apparat dans le pays des Tzars ; ses excursions militaires dans les Alpes ou dans les régions sillonnées par les troupes en grandes manœuvres il s’y révéla cavalier accompli. Ce fut un émerveillement ; la France bourgeoise se montrait satisfaite de cette gloire d’apparat, de façade, quand, brutalement, l’affaire Dreyfus, réveillée, vint l’arracher à sa quiétude. Des doutes s’élevaient sur la régularité de la procédure suivie par le Conseil de guerre qui avait jugé le capitaine Dreyfus ; on affirmait que le général Mercier, ministre de la guerre, au mépris des règles les plus élémentaires du droit, avait communiqué au Conseil de guerre, sans que l’accusé et son défenseur en eussent pris connaissance, un dossier secret qui avait déterminé la condamnation. C’était là un fait judiciaire sans précédent, inexcusable, inadmissible. Quels motifs l’avaient pu déterminer, autoriser ? Les doutes prenaient corps, une partie bien faible de l’opinion s’étonnait de tels procédés qui ne rappelaient que trop les lettres de cachet et les procédures judiciaires de l’ancien régime. Un sénateur, vice-président du Sénat, homme modéré d’opinions, mais d’une grande droiture de conscience et d’un rare courage civique, M. Scheurer-Kestner, prenait, à la fin de l’année 1897, l’initiative du mouvement révisionniste qui, lentement, allait se créer, susciter les plus grands dévouements, déchaîner les pires passions et provoquer les plus terribles conflits ; provoquer la résurrection de la coalition de tous les réacteurs, de tous les chauvins et de tous les politiciens sans scrupules qui se rallient aux agitateurs prometteurs de profits.
M Scheurer-Kestner publiait dans le Temps une lettre par laquelle il affirmait non seulement que le jugement du Conseil de guerre était entaché d’irrégularité, mais encore qu’il était inique ; il avait entre les mains les preuves évidentes de l’innocence du capitaine Dreyfus. Le bordereau qui lui avait été attribué et qui avait été la pièce capitale de l’accusation n’était pas de lui mais d’un autre ; cet autre, c’était le coupable, il fallait à tout prix le découvrir. Désormais la lutte pour la révision du procès Dreyfus et contre le parti nationaliste devait, en l’énervant de plus en plus, tenir constamment en haleine l’opinion politique.
Il est matériellement impossible de reprendre, de rapporter dans le déroulement de ses passionnants détails ce mouvement en faveur de la révision qui devait se prolonger parmi les hésitations, les terreurs électorales des ministères qui se succédaient et du monde parlementaire dont le travail normal se trouva annihilé ou faussé. Mais des hommes de cœur appartenant à tous les partis, surtout au parti républicain et au parti socialiste, s’attachèrent à la si noble entreprise de M. Scheurer-Kestner : MM. Clemenceau, Ranc, Lazare Bernard et tant d’autres dont les noms sont restés gravés dans toutes les mémoires, s’attachèrent à réclamer justice. Dans leurs admirables pages accusatrices, Émile Zola, Jaurès, Anatole France, Trarieux, Havet, Duclaux, le colonel Picquart, bravant l’opinion déchaînée, instruisirent le procès du Conseil de guerre, des jésuitières embusquées dans les bureaux de l’état-major et, peu à peu, l’opinion se ressaisissait malgré la campagne de violences, de perfidies de la coalition nationaliste, devenue plus audacieuse que jamais. La culpabilité d’Estherazy, cet aventurier militaire, ne faisait plus de doute, et le suicide du colonel Henry, au mont Valérien, projetait d’étranges clartés sur cette affaire mystérieuse, inexplicable surtout dans ses origines et son but.
La grande majorité du parti socialiste s’était jetée avec la plus vive ardeur dans cette émouvante mêlée et son intervention, tant par le talent, l’ardeur de ses orateurs, de ses écrivains, ne fut pas sans exercer une déterminante impression sur l’opinion publique. Il réclamait justice, pour qui ? pour un des fils de la classe capitaliste qui, officier dans l’armée, n’aurait sans doute pas hésité à marcher contre lui pour sa défense, en cas de troubles ou de révolution. Ce n’était donc ni un intérêt de classe ni de parti qui le guidait, mais bien une haute pensée : la réparation d’une injustice flagrante, d’une iniquité monstrueuse, commise par des officiers contre un des leurs, sans que les véritables motifs s’en pussent démêler.
Il affirmait par son attitude que ses revendications, toutes ses revendications, il les élève au bénéfice de tous, ainsi qu’il le proclame dans son programme, « sans distinction de race, de nationalité ». Puis, comme cela était advenu durant la tourmente boulangiste, il avait compris que le gros de la coalition « antidreyfusarde » était le même qui, à chaque crise, se reformait, depuis 1871 contre la République et, devant le nouveau danger, une fois de plus, il avait repris sa place de bataille à l’extrême-gauche de l’armée républicaine parmi laquelle se manifestaient tant d’indécisions. Il avait, du reste, à lutter contre des socialistes qui ne pouvaient admettre une nouvelle « déviation » de la ligne de conduite tracée au prolétariat et qui affirmaient qu’il fallait laisser aux éléments bourgeois en lutte ouverte le soin de régler leurs conflits en lesquels les travailleurs n’avaient sans doute rien à perdre que leur temps et leur énergie et certainement rien à gagner. C’était là la tactique qui avait déjà été conseillée, préconisée ; elle ne put prévaloir auprès de la majorité qui se rendit parfaitement compte de tous les dangers que cachait la campagne antisémite et soi-disant patriotique.
Elle était grave, en effet, cette crise, plus grave que le mouvement boulangiste, en ce sens qu’elle ne se déroulait plus autour et en faveur d’une personnalité en vue de l’armée. C’était toute l’armée elle-même qu’on tentait de mettre en cause ; c’était une question troublante de défense nationale que l’on posait, avec l’espoir d’agiter tout le pays. Mais, cette fois, le pays se ressaisit plus rapidement que jamais, après avoir été divisé au plus haut point. Il eut, dans son ensemble, plus de droiture et d’énergie morale, plus de clairvoyance, de décision, que ses représentants et ses gouvernants qui, à la fin, ne se décidèrent à agir que sous sa pression calme mais irrésistible. Les faits démonstratifs, du reste, s’étaient accumulés avec une rapidité foudroyante et il était bientôt apparu que toute l’affaire Dreyfus, depuis la première phase jusqu’au procès de Rennes, avait été l’œuvre d’un groupe de faussaires audacieux auxquels, comme cela est si souvent advenu, l’impunité devait être assurée. Un seul des coupables, le colonel Henry, s’était fait justice courageusement, bouc émissaire de ceux pour lesquels il avait travaillé.
La lutte était arrivée au plus haut point d’exaspération quand, le 16 février 1899, le président Félix Faure mourut subitement.
Le 18, M. Émile Loubet était élu président de la République, par 483 voix contre 279 à M. Méline, pour qui la réaction avait voté avec un remarquable ensemble. On savait M. Loubet partisan de la révision du procès Dreyfus ; il n’en fallait pas davantage pour déchaîner contre lui toutes les bandes anti-dreyfusardes et nationalistes. Son retour de Versailles à Paris fut marqué par des scènes scandaleuses ; insuffisamment protégé par une escorte hostile, que maintenaient à peine dans le devoir les rigueurs de la discipline militaire, le nouveau président de la République fut hué, injurié, et ce fut un scandale inouï.
Le jour des funérailles de M. Félix Faure (23 février), comme les troupes regagnaient leurs casernes, M. Paul Déroulède essayait de provoquer une sédition militaire, d’entraîner sur l’Élysée la brigade stationnée à Reuilly et commandée par le général Roget. Dans ce faubourg Saint Antoine, si
républicain, gagné à la cause révisionniste, la tentative offrait peu de chances de succès : les régiments se seraient fondus avant d’avoir atteint la place de la Bastille. M. Paul Déroulède et son fidèle lieutenant M. Marcel Habert furent arrêtés. Ils devaient être acquittés par la Cour d’assises de la Seine ! Alors que la France un instant profondément troublée, se ressaisissait et qu’aux élections générales de 1898 elle se manifestait révisionniste, Paris s’affolait comme cela lui était advenu durant l’aventure boulangiste. Des manifestations tumultueuses s’agitaient autour des procès qui se déroulèrent et marquaient les perplexités, les hésitations des gouvernements qui se succédaient. Il importait, pour la tranquillité générale, pour le salut de la République encore menacée, de prendre de suprêmes et décisives résolutions.
Dans les derniers jours du mois de mai 1899, la Cour de cassation, toutes chambres réunies, ouvrait le procès en révision ; le 3 juin, elle rendait son arrêt et le capitaine Dreyfus était renvoyé devant le conseil de guerre de Rennes pour être jugé de nouveau. Un navire de guerre fut envoyé à l’île du Diable pour chercher l’officier innocent déporté et soumis aux pires mais illégales rigueurs d’une cruelle captivité.
Ces mesures destinées à réparer une monstrueuse iniquité et à mettre en lumière de hautes et nombreuses culpabilités, portèrent à son comble l’exaspération de la coalition nationaliste qui, sur le champ de courses d’Auteuil, se livra le 4 juin, à de scandaleuses manifestations ; un énergumène, le baron Christiani, s’oublia, dans un accès de véritable délire, jusqu’à frapper de sa canne le président de la République. La foule protesta par ses acclamations contre l’attitude des nationalistes ; les Chambres, le Conseil municipal de Paria élevèrent de solennelles protestations contre de tels agissements et tout le monde comprit qu’il n’était que temps de réprimer avec décision un mouvement qui paraissait désormais plus dangereux que le mouvement boulangiste.
Il apparaissait aux yeux des moins prévenus contre lui que le président du conseil, M. Charles Dupuy, n’avait pas bougé à prendre les plus élémentaires précautions pour protéger le nouveau Président de la République, alors que tout était pour indiquer que les nationalistes ne manqueraient pas cette occasion de manifester leurs sentiments. Le 12 juin, la Chambre, par un ordre du jour précis déposé par MM. Ruau et de Laporte, donna son congé au cabinet. Cet ordre du jour était ainsi conçu : « La chambre résolue à ne soutenir qu’un gouvernement décidé à défendre avec énergie les institutions républicaines et à assurer l’ordre public, passe à l’ordre du jour ».
C’est à ces préoccupations que fut due la constitution du ministère Waldeck-Rousseau.
Ce ne fut pas sans peine que la crise ministérielle fut dénouée ; le 26 juin seulement le nouveau cabinet put se présenter devant le Parlement.
Le Président de la République avait d’abord appelé M. Poincaré que sa situation parlementaire, assez indécise du reste, semblait désigner pour former un gouvernement de concentration entre le centre gauche et l’extrême-gauche, plutôt un cabinet d’affaires que d’action, mais il ne put aboutir en raison du choix qu’il avait fait comme collaborateur de M. Barthou, dont de nombreux républicains n’avaient pu oublier le rôle par lui joué aux élections de 1898, alors que, dans le cabinet Méline, il détenait le portefeuille de l’Intérieur. Les hostilités que suscitèrent ce choix déterminèrent M. Poincaré à abandonner sa mission.
M. Waldeck-Rousseau, dont le premier passage aux affaires dans le cabinet Gambetta avait été fort remarqué, qui était un des orateurs les plus froids mais les plus remarquables du Parlement et avait conquis une très grande influence, avait accepté la tâche de constituer le ministère : elle n’était pas aisée ; la situation était difficile au dedans et au dehors ; le Parlement était divise par les rivalités et les indécisions ; les compétitions s’accusaient nombreuses. L’heure était venue de tenter une œuvre avant un double caractère : la concentration des forces réellement républicaines et une orientation plus nette, capable de prouver que la République voulait enfin entrer dans la voie des réformes sociales d’un caractère précis, effectif et large.
Après plusieurs jours de pourparlers, de négociations, la constitution du nouveau cabinet paraissait à l’Officiel. Ce fut une véritable stupéfaction. M. Waldeck-Rousseau, avec le portefeuille de l’Intérieur, prenait la présidence du Conseil ; le général de Galliffet était à la Guerre, M. de Lanessan à la Marine ; M. Monis, à la Justice ; M. Delcassé, aux Affaires étrangères ; M. Millerand, au Commerce ; M. Caillaux, aux Finances ; M. G. Leygues, à l’Instruction publique ; M. P. Baudin, aux Travaux publics ; M. Decrais, aux Colonies ; M. J. Dupuy, à l’Agriculture.
Que des républicains eussent pu songer au général Galliffet, l’homme aux exécutions sommaires de mai 1871, l’ancien familier des Tuileries, le fougueux réacteur sous l’ordre moral et le 16 mai, pour en faire un ministre de défense républicaine, dans un cabinet où figurait un socialiste ; qu’il eut lui-même accepté d’en faire partie, il y avait de quoi surprendre, émouvoir l’opinion. Mais il apparut bientôt qu’il n’avait été choisi que pour mater les chefs militaires trop nombreux qui s’étaient laissé entamer par la contamination nationaliste et antisémite. On avait pensé qu’il se montrerait aussi sévère, aussi énergiquement implacable envers les officiers indisciplinés qu’il l’avait été contre les républicains révolutionnaires de Paris. C’était une grave imprudence ; elle n’eût toutefois pas les funestes résultats qu’on était en droit d’appréhender. Sous son action énergique, brutale, les « bavards » de l’armée durent se taire et la révision du procès Dreyfus put s’activer.
L’entrée de M. Millerand dans le ministère avait surpris les bourgeois républicains et les socialistes. C’était lui qui, au cours du banquet tenu à la Porte-Dorée au lendemain des élections municipales de 1896 qui avaient marqué le grand développement du parti socialiste, avait tracé un programme de doctrine et d’action qui, sauf quelques réserves, avait obtenu l’adhésion générale.
Devait-il accepter le portefeuille ? les avis étaient partagés et des querelles s’élevèrent très vives entre ceux qui maintenaient l’intransigeance de leur programme de classe et ceux qui, comme au temps du boulangisme, estimaient que le parti socialiste, dans les circonstances présentes, ne pouvait s’isoler, s’éloigner de l’action de défense républicaine et la majorité approuva l’attitude de M. Millerand.
Le 26 juin, le ministère Waldeck-Rousseau se présentait devant le Parlement et donnait lecture de sa déclaration dont le passage principal était un appel à la concentration de tous les républicains sincères, pour la défense des institutions et une indication très nette sur l’affaire qui agitait les esprits :
« La Chambre en exprimant la résolution de ne soutenir qu’un Gouvernement décidé à défendre avec énergie les institutions républicaines et à assurer l’ordre public, a nettement défini la tâche qui s’impose au nouveau cabinet.
« Il n’a d’autre ambition que de l’accomplir.
« S’agissant de maintenir intact le patrimoine commun, nous avons pensé que les divisions de parti devaient s’effacer et que l’œuvre que nous allions entreprendre exigeait le concours de tous les républicains.
« Quand le but est précis et qu’il ne varie point avec les méthodes ou avec les écoles, l’accord devient facile, les controverses se taisent en présence d’un même devoir à remplir.
« Mettre fin à ces agitations dirigées, sous des dehors faciles à percer, contre le régime que le suffrage universel a consacré et qu’il saura maintenir ; exiger dans tous les services un concours fidèle, le courage des responsabilités, telle doit être la première préoccupation du gouvernement qui se présente devant vous.
« Il ne dépendra pas de lui que la justice n’accomplisse son œuvre dans la plénitude de son indépendance. Il est résolu à faire respecter tous les arrêts, il ne sait pas distinguer entre ceux qui ont la redoutable mission de juger les hommes et, si le vœu du pays est avant tout écouté, c’est dans le silence et le respect que se prépareront ses décisions. »
La tâche qui incombait au nouveau ministère était de liquider l’affaire Dreyfus ; de rétablir l’ordre et d’achever la préparation de l’exposition internationale qui devait couronner la fin du xixe siècle.
Le 1er juillet, dans le plus grand mystère et avec les plus grandes précautions, le capitaine Dreyfus rentrait en France, nuitamment débarqué dans un petit port de pêche de Bretagne, non loin de Quiberon, à Porl-Haliguen ; de là il était transporté et emprisonné à Rennes.
Rarement une cause judiciaire transformée en événement politique avait si fortement ému l’opinion, déchaîné d’aussi violentes passions, d’aussi virulentes controverses. Les divisions qu’elle avait semées dans le pays s’étaient fait sentir jusque dans les relations les plus anciennes, les plus étroites ; elles avaient rompu jusqu’aux liens les plus intimes, les plus affectueux dans de nombreuses familles. Et l’émotion avait franchi les frontières, gagné l’Europe, le monde entier où, des pièces et la procédure du procès, lentement mais sûrement révélées, examinées avec plus d’attention, plus de sang-froid, ne laissaient plus aucun doute sur l’innocence du prisonnier de l’Ile du Diable ; sur les écrasantes responsabilités assumées par les auteurs conscients d’une telle infamie judiciaire. On s’étonnait de ce que la France, aux initiatives si hardies, aux élans si nobles, si généreux, n’eut pas exigé une plus prompte révision, eût si longtemps laissé impunis les coupables.
Aussi toute l’attention se concentra-t-elle sur le procès qui s’ouvrit, le 7 août, devant le Conseil de guerre composé d’officiers d’artillerie et présidé par le colonel du génie Jouaust, dont l’insuffisance devait éclater dès la première audience. Elle ne pouvait être égalée que par celle du commandant Carrière, commissaire du Gouvernement, dont l’attitude eut été simplement ridicule, si le procès n’avait eu une si haute importance.
Parmi une agitation fiévreuse, le procès se déroula péniblement, marqué par des incidents graves, impressionnants, parfois tragiques, tel l’attentat contre Me Labori qui avait déployé au cours de toute l’affaire Dreyfus une grande énergie et une remarquable habileté en matière de procédure et avait accepté, avec Me Démange, la lourde mission de défendre le capitaine protestant de son innocence plus que jamais, car les cruelles épreuves morales et matérielles subies n’avaient pu l’abattre.
L’attention générale était d’autant plus grande que le huis-clos avait été ordonné pour la communication du dossier diplomatique et militaire. Allait-on, une fois de plus, user des mêmes procédés que devant le Conseil de guerre de Paris ? telle était la question que tout le monde se posait. Et les témoins défilaient avec leurs dépositions variées, fréquemment contradictoires. Celle du général Mercier, au nom duquel une éternelle flétrissure restera attachée, malgré son habileté, sa perfidie, fit éclater les irrégularités graves de la procédure précédemment suivie. Contrairement aux lois, un dossier secret avait été soumis aux premiers juges ; comme il n’avait été communiqué ni à l’accusé ni à son avocat, il n’avait pu être discuté dans l’interrogatoire ni dans la défense. Il était inouï que le président eût accepté une telle situation ; eût ainsi manqué à tous ses devoirs les plus élémentaires, eût ainsi violé les droits sacrés de la défense.
Car la partie saillante de la déposition du général Mercier ne laissait plus aucun doute, quoiqu’elle fut un modèle de restriction jésuitique : « Je mis sous pli cacheté les pièces secrètes, dont je vous ai donné communication, ainsi que le commentaire qui y était relatif, et je l’envoyai le deuxième jour, je crois, ou en tout cas le matin du troisième, au président du Conseil de guerre, en lui faisant dire que je n’avais pas le droit de lui donner un ordre positif, mais que je lui donnais un ordre moral, sous ma responsabilité, d’en donner communication aux juges du Conseil de guerre, parce que j’estimais qu’il y avait là des présomptions graves dont il était indispensable qu’ils eussent connaissance ».
Entre toutes les dépositions, une, fut particulièrement sensationnelle, celle de M. Casimir-Périer, ancien président de la République, dont la démission avait été si inattendue, les causes en étant restées enveloppées d’un mystère troublant. Après avoir déclaré qu’il n’avait eu communication d’aucun dossier avant la condamnation du capitaine Dreyfus, qu’il n’avait pas joué de rôle dans cette affaire dont il avait été systématiquement tenu à l’écart par le Cabinet, tant au point de vue militaire que diplomatique, il ajouta :
« J’ai fidèlement et complètement relaté le seul incident diplomatique que j’aie connu. Il était fait appel à ma loyauté personnelle ; j’ai dit à l’ambassadeur d’Allemagne la vérité sans détours, estimant que c’était la seule explication que pouvait donner celui qui parlait au nom de la France. Rien dans cet incident diplomatique ne pouvait déterminer ma démission.
« J’ai, quoiqu’il m’en coûte, le devoir d’ajouter un mot : parmi les considérations et les faits qui m’ont conduit à donner ma démission et que j’ai voulu taire, parce qu’en me taisant je ne faisais tort qu’à moi-même ; il est un fait qui a un lien trop étroit avec l’incident dont je viens de parler pour que je m’expose au reproche de ne pas l’avoir dit.
« Quand j’ai dû conférer avec l’ambassadeur d’Allemagne, le ministre des Affaires étrangères était absent de Paris.
« Je savais qu’il avait eu sur l’affaire Dreyfus des entretiens avec l’ambassadeur, mais malgré mes observations antérieures, il s’était abstenu de me les faire connaître. Ce n’est ni l’heure ni le lieu d’expliquer dans quelle mesure je juge la présidence de la République dépourvue de moyens d’action.
« Je demeurais, dès lors, exposé à m’entendre dire un jour, dans des circonstances plus graves, par un représentant de l’étranger, que mes déclarations n’étaient pas conformes à celles du ministre des affaires étrangères de France.
« Voilà des considérations qui ont pesé sur ma conscience. Mais, je le répète, l’incident diplomatique avec l’Allemagne n’a été pour rien dans ma démission. »
Le 9 septembre, par cinq voix contre deux, le conseil de guerre déclarait de nouveau le capitaine Dreyfus coupable de trahison, mais accordait les circonstances atténuantes ! C’était une véritable proclamation morale d’innocence que devait suivre la remise de la peine, c’est-à-dire la grâce, jusques et y comprise la remise de la dégradation militaire.
La victime de la « justice militaire » était libre, graciée, mais non proclamée effectivement innocente. La tâche des révisionnistes n’était pas terminée et l’agitation nationaliste loin de désarmer s’intensifiait de jour en jour, mais perdant chaque jour du terrain dans l’opinion publique, sauf à Paris où l’année suivante elle devait remporter de signalées victoires électorales et faire pencher à droite la majorité du Conseil municipal.
Tandis que se déroulait le procès de Rennes, le Gouvernement, présidé par M. Waldeck-Rousseau, mettait à exécution la partie de la déclaration ministérielle dans laquelle il affirmait son ferme dessein de prendre toutes les mesures nécessitées par la défense des institutions républicaines et par le maintien de l’ordre public plus que jamais troublé depuis l’ouverture des débats. Il était certain que toute l’agitation était conduite et soldée par les agents les plus actifs des partis réacteurs qui n’attaquaient plus ouvertement la République, mais accusaient les républicains de corruption, de trahison, et se proclamaient les seuls, les vrais défenseurs de l’armée outragée, de la Patrie livrée à l’étranger.
Quoique la grande majorité du pays résistât aux calomnies, parfois aux menaces, le danger était évident, il importait de le conjurer. Le 12 août 1899, des arrestations assez, nombreuses étaient opérées, entre autres celles de MM. Paul Déroulède, André Buffet, de Sabran-Pontevès, de Ramet, etc., et des perquisitions étaient pratiquées au siège du Comité royaliste, à la Ligue des Patriotes et chez des personnalités en vue parmi les chefs du mouvement nationaliste.
C’est dans les termes suivants qu’en une note officieuse, l’Agence Havas annonça les mesures qui venaient d’être prises :
« Un certain nombre d’arrestations ont été opérées ce matin à la suite d’une instruction ouverte en vertu de l’article 89 du Code pénal, complot formé dans le but de changer la forme du Gouvernement.
« Les inculpés appartiennent aux groupes de la Jeunesse royaliste, de la Ligue des patriotes et de la Ligue antisémite.
« Lors du procès relatif à l’attentat de la caserne de Reuilly, les faits se rattachant à cet épisode furent seuls retenus par le réquisitoire ; mais les perquisitions faites dès ce moment et les pièces saisies permirent plus tard de reconstituer l’organisation, dès juillet 1898, d’un complot ayant pour but de s’emparer par un coup de force du gouvernement.
« Des dépêches qui furent retrouvées ne laissent aucun doute ni sur l’existence du complot, ni sur ses principaux acteurs.
« Une surveillance très active fut organisée, et on acquit la preuve que les mêmes groupes préparaient une nouvelle tentative à brève échéance, exigeant, pour prévenir de nouveaux désordres, des mesures immédiates. »
D’autre part, il était avéré, les preuves avaient été rassemblées après la mort de M. Félix Faure, que tout avait été préparé pour un coup de main, que, dans ce but, le duc d’Orléans avait quitté Palerme pour venir à Bruxelles, mais que le complot découvert avait avorté.
Enfin, M. Jules Guérin, un des hommes d’action réputés les plus énergiques, avec M. Max Régis, dans le parti antisémite, contre qui un mandat d’amener avait été lancé, s’était fortifié dans une maison de la rue de Chabrol annonçant que ses amis et lui feraient feu sur quiconque tenterait d’y pénétrer pour le mettre en état d’arrestation. Ce fut là un siège mémorable qui provoqua la curiosité des Parisiens, mais mit en regrettable relief la longanimité et la faiblesse du Gouvernement, alors qu’un détachement de pompiers eût rapidement effectué cette simple opération de police.
Le 18 septembre commençait devant le Sénat, transformé en Haute-Cour, sous la présidence de M. Fallières, le procès qui fut marqué par les incidents les plus violents et qui ne devait se terminer que le 4 janvier 1900 par la condamnation de MM. Paul Déroulède, de Lur-Saluces et André Buffet à dix ans de bannissement, de Jules Guérin à dix ans de détention ; enfin M. Marcel Habert qui s’était constitué prisonnier au cours du procès, jugé seul, fut condamné plus tard à cinq ans de bannissement. Les autres accusés furent acquittés.
L’initiative du gouvernement avait ramené le calme dans la rue, mais ce calme n’était pas revenu dans les esprits au moins à Paris, ainsi que les événements devaient bientôt le démontrer.
Tout semblait, du reste, s’accumuler pour rendre difficile, même au point de vue politique, l’évolution de la République, les circonstances extérieures venant se greffer sur les incidents si mouvementés de la situation intérieure. La mission Marchand, après avoir, parmi de grandes difficultés, traversé de l’ouest à l’est l’Afrique, avait atteint le Bar-el-Gazal et gagné Fachoda. L’Angleterre avait vu dans ce fait une atteinte directe à sa situation en Égypte et à ses projets vers les provinces équatoriales placées sous la suzeraineté du vice-roi. Elle avait réclamé l’évacuation de Fachoda et présenté au Gouvernement français des observations très nettes, tellement pressantes qu’on avait pu redouter un conflit armé et qu’on s’y était hâtivement préparé. Les angoisses étaient grandes. Allait-on s’engager pour une question d’amour-propre, pour une acquisition dans une région si éloignée des possessions françaises, dans une aventure de guerre grosse d’incertitude, étant donnée l’infériorité manifeste de notre marine ? Et quelles autres complications européennes pouvaient surgir de ce conflit ? Après des négociations laborieuses, des hésitations, le parti de la sagesse, de la paix, remporta et ce fut un bonheur à tous les points de vue. Le commandant Marchand fut rappelé et Fachoda évacué.
La conclusion de cette si grave affaire provoqua une détente dans la majorité du pays peu soucieuse de voir une guerre éclater pour un coin du continent noir qui, sans profit, n’aurait fait qu’augmenter les charges, déjà lourdes, du budget colonial et les soucis d’une politique marquée par de nombreux et cruels mécomptes mais la paix assurée ne pouvait satisfaire tout le monde, particulièrement ceux qui, dans le patriotisme tel qu’ils le comprenaient et l’exploitaient au point de vue politique, cherchaient et malheureusement trouvaient des
occasions, des moyens d’agitation. La conclusion pacifique de l’incident de Fachoda fut par eux traitée de capitulation honteuse vis à vis de l’Angleterre et le jour où le commandant Marchand revint à Paris, il fut accueilli par des manifestations délirantes comme celles qui avaient salué le général Boulanger. Les factions réactrices avaient l’espoir de « travailler » une fois de plus avec le nom d’un soldat. L’enthousiasme ne fut qu’un « feu de paille ».
Un autre explorateur, pas un soldat celui-là, mais un vaillant, un modeste, Foureau, avait presque pacifiquement traversé le Sahara, atteint Tombouctou, puis le lac Tchad ; accompli un voyage périlleux et fécond, l’opinion ne lui prêta qu’une vague attention. La foule réserve ses ovations aux héros d’aventure, qui savent tirer profit de leur rôle ou qui complaisamment deviennent les jouets des partis ; elle dédaigne les laborieux, les utiles, les modestes et elle se plaint d’être toujours dupée !
L’année 1899 s’acheva dans le calme le plus complet : toutefois, dans la presse, les polémiques se poursuivaient sur l’affaire Dreyfus dont la révision complète était réclamée, afin d’établir d’une façon définitive, complète, l’indiscutable innocence du capitaine d’artillerie remis en liberté et rendu à sa famille après une longue, cruelle séparation.
Cette affaire avait eu pour résultat principal d’ouvrir les yeux à des hommes qui, jusqu’à ce jour, confinés dans leurs études, leurs laboratoires, leur parti politique, n’avaient pas vu de près les douloureuses réalités de l’ordre social et n’avaient pu ou voulu déchiffrer les louches énigmes masquées par les intrigues, les manœuvres des politiciens. Le retentissement des premières polémiques suscitées par l’initiative de M. Scheurer-Kestner, après les avoir troublés dans leur indifférence ou leur quiétude, les avait profondément émus ; l’iniquité commise les avait indignés ; tout ce qu’il y avait de bas, de vil, d’odieux dans le premier procès les avait arrachés à leur retraite et, à leur tour, avec toute l’autorité de leur renom, ils s’étaient lancés dans la tourmente, bravant tous les préjugés, tous les dédains de leurs amis ou admirateurs de la veille, pour ne s’attacher qu’à une cause : la cause de la justice.
À voir de près le monde politique, ses tares si nombreuses, ils avaient jugé les coupables, les complices, les hésitants ; certains d’entre eux avaient été frappés, au mépris de toute équité, par le gouvernement de la République ; rien n’avait pu les arrêter dans leur élan. Jugeant à quelle coalition réactionnaire était due la résistance à la révision du procès Dreyfus ; à quelles préoccupations misérables étaient dues les hésitations des gouvernements successifs, quand l’innocence du condamné apparaissait évidente, ils en étaient arrivés à une haute conception de la République. Cette justice qu’ils réclamaient pour un soldat injustement frappé, certains d’entre eux, enfin, la comprenaient nécessaire pour cette foule innombrable qui produit tout et ne possède rien ; qui naît dans le besoin, vit dans le travail et finit dans la détresse, condamnée par l’organisation sociale au mal de misère, de génération en génération.
La lumière se fit dans leur esprit. Il y avait une autre mission à poursuivre : la mission sociale et le parti socialiste rencontra de sérieuses recrues, de fervents adhérents, parmi des savants, des penseurs qui, la veille, lui étaient indifférents ou hostiles.
Le 19 novembre 1899, une importante manifestation se produisit à l’occasion de l’inauguration du superbe groupe de Dalou érigé place de la Nation : le Triomphe de la République. Le Conseil municipal avait organisé la cérémonie à laquelle assistaient le Président de la République et les ministres. Après la lutte longue, ardente, soutenue contre la coalition nationaliste et à laquelle ils avaient pris une part si grande, si énergique, les socialistes, les travailleurs tinrent à s’associer à la manifestation, à répondre à l’appel que leur avaient adressé leurs représentants à l’Hôtel de Ville. Plus de trois cent mille citoyens et citoyennes, en ordre parfait, drapeaux socialistes déployés au vent, défilèrent devant le monument, acclamant la République sociale et faisant retentir les airs de chants vibrants d’espoir en l’avenir. Il faisait nuit close quand se termina le défilé. Cette admirable journée républicaine et socialiste devait avoir de douloureux lendemains.
C’est durant la seconde moitié de l’année 1899 que fut conçue et que prit définitivement corps l’idée de l’Histoire socialiste, embrassant le vaste champ qui comprend la Révolution française et tout le xixe siècle. Pour cette entreprise considérable, placée sous la direction de Jean Jaurès, qui venait de donner au socialisme l’appoint de sa parole, de ses écrits savants et si entraînants, appel fut fait à des écrivains, des philosophes, des théoriciens, ou à de simples propagandistes du parti socialiste, tel celui qui écrit ces lignes et dont le vif regret restera de n’avoir pu faire de l’histoire de la troisième République une œuvre moins imparfaite. La tâche entreprise se parachève ; puisse-t-elle contribuer à la diffusion des idées de revendication parmi le prolétariat et tous ceux qui, à un titre quelconque, souffrent des iniquités sociales !