Histoire socialiste/La Troisième République/32

Chapitre XXXI.

Histoire socialiste
La Troisième République



CHAPITRE XXXII


Le ministère Waldeck Rousseau et les travailleurs. — La grève de Saint-Étienne. — Interventions socialistes. — M. Millerand à Saint-Mandé. — Le travail des femmes et des enfants. — Inauguration de l’Exposition internationale. — Les élections municipales à Paris. — Les événements de Châlon-sur-Saône. — La guerre en Chine. — Le Congrès international socialiste. — Les lois ouvrières et le Parlement. — L’affaire Dreyfus.


Voici l’année 1900, la dernière d’un siècle tourmenté, fécond entre tous ceux qui marquent révolution de notre pays, l’histoire du monde. Né en pleine épopée guerrière, parmi une griserie de gloire meurtrière, stérile, après la formidable secousse de la Révolution, il caractérise d’une empreinte grandiose, indélébile, le rôle de notre pays dans l’œuvre de collaboration générale au développement, aux progrès de l’esprit humain. Ce rôle est indéniable : chaque mouvement révolutionnaire qui s’y produit a sa répercussion dans toute l’Europe dont les trônes se trouvent ébranlés et les peuples émus. La bourgeoisie française, en parachevant ses conquêtes politiques avec l’aide du prolétariat qu’elle utilise pour cette entreprise, comme elle l’emploie, dans le domaine du travail, à développer et à asseoir sa puissance économique, entraîne à suivre son exemple la bourgeoisie des autres pays. Mais, à pousser l’élément populaire aux luttes révolutionnaires qu’elle juge utiles à ses intérêts et qu’elle canalise à son profit exclusif, elle lui apprend, bien malgré elle, à combattre pour lui-même. L’apprentissage de ce rôle du prolétariat est lent, difficile, douloureux. Toujours groupé et guidé par d’autres, il lui faut s’accoutumer à se grouper de lui-même pour lui-même et à se guider lui-même.

Le siècle finissant le trouve engagé dans cette voie, en minorité encore il est vrai, mais en minorité qui compte dans l’orientation politique du pays, dans son fonctionnement économique et à la rapidité de son accroissement on peut déjà prévoir que le jour se rapproche où la classe dirigeante sera obligée de compter avec lui. D’autant plus que les militants ont abandonné les allures, le langage du socialisme romantique et purement sentimental ; qu’ils ont étudié, vu les réalités de près et adopté le programme qui lentement s’est dégagé et est devenu le programme du prolétariat socialiste universel ; il ne reste de divergences que dans le domaine de la tactique, cette dernière étant subordonnée aux traditions, au tempérament, aux conditions politiques de chaque collectivité humaine.

L’année 1900, ainsi que nous le verrons par la suite, restera une année mémorable dans l’histoire du socialisme français et du socialisme international.

Ce n’est que dans les premiers jours de janvier que la Haute-Cour avait liquidé, dans les conditions précédemment indiquées, le procès qu’elle avait eu à juger ; les polémiques, loin de désarmer, restaient toujours d’une rare violence. La « cause nationaliste » paraissait perdue en France ; à Paris il n’en allait pas de même, en raison surtout des hésitations de nombreux républicains qui, de crainte de froisser leurs électeurs, le renouvellement du Conseil municipal devant s’effectuer en mai, n’osaient pas émettre une opinion ferme sur l’affaire Dreyfus, toujours pendante. Toutefois, les manifestations s’étaient apaisées, la rue était calme et c’était là un point essentiel.

Le cabinet Waldeck-Rousseau allait subir sa première épreuve, importante en raison de sa constitution, de la présence d’un socialiste au ministère du Commerce. Dans la seconde quinzaine du mois de décembre, une grève se déclarait à Saint-Étienne parmi les tisseurs réclamant des conditions moins dures quant au travail et aux salaires. Tout d’abord, il fut permis aux grévistes de se réunir, puis de former des cortèges dans les rues et sur les places publiques ; mais cette attitude tolérante des pouvoirs publics ne devait pas durer. Sur les réclamations et les excitations de la presse modérée ou conservatrice, le 26 décembre, le Gouvernement avait cru devoir donner l’ordre de réprimer des manifestations que, jusqu’alors, il n’avait pas considérées comme dangereuses. Ainsi qu’il était à prévoir, cette brusque transition aggravée par l’attitude de la police déchaîna des colères parmi les grévistes dont s’étaient rendus solidaires de nombreux ouvriers. L’arrivée de la troupe, l’intervention des dragons porta à son comble l’exaspération ; les manifestations pacifiques d’abord dégénérèrent en manifestations fatalement tumultueuses ; le 4 janvier, des rixes violentes se produisirent entre la police, la cavalerie et les grévistes, sur la place Marengo et aux abords. Si, heureusement, personne ne fut tué, les blessés, plus ou moins grièvement, furent nombreux. L’« ordre » régna, une fois de plus ; mais ce fut comme un premier nuage entre le ministère et le parti socialiste, il ne devait pas être le dernier.

La situation politique, du reste, était fort paradoxale, pleine de contradictions, et, à l’évoquer, on se demande comment le Cabinet put y résister aussi longtemps. Le Parlement en faisant au nouveau ministère un accueil en apparence favorable, n’était pas sans inquiétude sur sa composition ; la présence de M. Millerand qui avait développé le programme « collectiviste » de Saint-Mandé, excitait ses défiances, tout en lui procurant la satisfaction de voir son arrivée au Gouvernement devenir un sujet de discorde entre socialistes ; mais il envisageait surtout la nécessité de lutter contre la faction nationaliste et il laissait au ministère le soin d’en accepter les lourdes responsabilités. La Chambre se réservait de marquer son orientation en matière sociale et elle le fit en élisant, une fois de plus, contre M. Brisson, M. Paul Deschanel comme président de la Chambre. C’était surtout l’homme politique qui avait prononcé de vastes discours contre le socialisme collectiviste qu’elle désignait, pour marquer son sentiment dominant en matière sociale. Au Sénat, M. Fallières était réélu président.

La première question importante qui se présenta au Palais-Bourbon, fut une double interpellation sur les grèves qui s’étaient produites au cours de l’intersession ; celles de Saint-Étienne et celles du Doubs. Ce fut un membre du parti socialiste, Dejeante, qui développa l’interpellation relative aux grèves du Doubs dans lesquelles la troupe était intervenue. La responsabilité de cette intervention il ne la faisait pas remonter au gouvernement mais à l’administration préfectorale qu’il accusa, documents en mains, de s’être montrée d’une partialité évidente en faveur des patrons, en logeant les soldats dans les locaux patronaux. Sous cette pression militaire, compliquée de la pression administrative et judiciaire — des condamnations avaient été prononcées contre certains grévistes — les travailleurs avaient dû céder, reprendre leur travail, sans avoir obtenu la moindre satisfaction. En termes très énergiques, l’orateur socialiste, après avoir protesté contre la neutralité violée, s’éleva contre les mesures d’intimidation prises au mépris de toute équité et il manifesta la vive surprise que pouvaient provoquer de tels actes de la part d’un gouvernement qui comptait dans ses rangs un ministre recruté dans les rangs socialistes.

L’interpellation sur la grève et les « troubles » de Saint-Étienne fut développée par M. Victor Gay qui s’attacha plus particulièrement à mettre en cause M. Millerand, l’accusant d’avoir fréquemment agi « seul », sans consulté ses collègues du Cabinet. Il manifesta le vif regret de ce que le Gouvernement, après avoir toléré les réunions, les cortèges, les chants des grévistes sur la voie publique, les eut brusquement interdits. Cette attitude avait été la cause la plus certaine des troubles graves qui s’étaient produits. Au demeurant, M. Gay rendait le Cabinet responsable d’une situation au cours de laquelle l’ordre avait été profondément troublé, la liberté des travailleurs ouvertement violée, et du grand préjudice causé, affirmait-il, à l’industrie, non-seulement de Saint-Étienne, mais encore dans les départements voisins.

M. Millerand, ministre du Commerce, répondit, réfutant les accusations portées contre lui et affirmant que jamais il n’avait agi sans en avoir avisé ses collègues. C’était, en réalité, au président du Conseil, ministre de l’Intérieur, que s’adressait l’interpellation et il y répondit en un discours au cours duquel, tout en étudiant les événements de Saint-Étienne, il exposa l’attitude que comptait prendre le Gouvernement en matière de grève. Cette attitude serait « ferme et prévoyante », la neutralité la plus stricte s’imposait, puisque le droit de grève est un droit légal, mais cette neutralité ne pouvait aller jusqu’à laisser porter atteinte à « la liberté du travail ». Quant au rôle de la troupe, il ne pouvait commencer que quand la tranquillité publique était menacée par un des deux partis en conflit. Était-il possible au ministre de l’Intérieur d’exercer, même indirectement, une pression matérielle ou morale sur des travailleurs réclamant contre un abaissement plus que sensible des salaires ? C’était là la cause principale de la grève des tisseurs de Saint-Étienne, puisque le prix d’une pièce était descendu de 6 et 7 francs à 2 francs et même à 1 fr. 25. Cette neutralité il ne l’avait abandonnée que le jour où il lui avait semblé nécessaire, urgent, de prendre de sérieuses mesures de précaution. Il déclara du reste, que ce que l’on appelait l’émeute du 4 janvier « avait été exagérée à plaisir » et que « l’ordre matériel n’avait jamais été sérieusement troublé ».

Le président du Conseil prononça un vif éloge des syndicats considérés comme régulateurs de la vie et des revendications des travailleurs ; il se félicita d’avoir pu mettre un terme au différend qui, un instant, avait désuni patrons et ouvriers. Le député socialiste Dejeante avait déposé un ordre du jour exprimant le regret « de l’intervention de l’armée dans les grèves » ; il ne put grouper que 101 voix, et un ordre du jour de confiance en le Cabinet fut adopté par 384 voix contre 74.

Parmi les plus graves reproches adressés par M. Victor Gay au ministre du Commerce, figurait celui d’avoir donné à des ouvriers plaidant contre les patrons, de véritables consultations sur la loi relative aux accidents de travail et sur l’interprétation qui pouvait lui être donnée. Grand crime, en effet, que de donner des avis à des travailleurs, en pareille matière !

Nous ne citerons que pour mémoire la scandaleuse discussion qui se déroula à la Chambre à propos du procès intenté aux Assomptionnistes et, plus particulièrement, de l’attitude de M. Bulot, procureur de la République, qui, au cours de son réquisitoire, avait donné lecture de lettres saisies dans lesquelles les « pères » se réjouissaient de l’élection de certains députés. M. Motte, le puissant industriel qui, grâce à l’appui d’une formidable coalition dans laquelle les conservateurs figuraient au premier plan, avait remplacé Jules Guesde comme député du Nord, avait adressé une question, transformée en interpellation par M. Gourd. Sur la demande du Gouvernement, la Chambre avait ajourné l’interpellation ; mais les Assomptionnistes, sur ces entrefaites, avaient été condamnés à des peines très légères et dissous et il s’en était suivi de véritables manifestations de la part de membres de l’épiscopat français, de l’archevêque de Paris et autres dignitaires de province. Blâme, suppression de traitements avaient été la réponse du Gouvernement, et les attaques de la presse cléricale, de la presse progressiste, en avaient pris une rare acuité.

Quelques jours après avait lieu le renouvellement triennal du Sénat : il fut marqué, dans le département de la Seine, par l’échec de M. A. Ranc qui avait mené, dès la première heure, une ardente campagne en faveur du capitaine Dreyfus. Par contre, dans la Loire-Inférieure, le général Mercier fut élu sénateur ; — il est ainsi des collèges électoraux qui ne sont vraiment pas difficiles dans le choix de leurs représentants !

Le budget de l’exercice 1900 n’ayant pu être voté en temps prescrit, on vivait sous le régime des douzièmes provisoires — les contribuables n’en sentaient leurs charges ni alourdies, ni allégées — on en reprit la discussion et le budget de la guerre donna au député socialiste Sembat l’occasion d’un discours sur une série de graves abus relevés dans l’administration de l’armée. Dans un langage éloquent, à l’aide de documents précis, il dressa un émouvant réquisitoire contre les compagnies de discipline et les bataillons d’Afrique ; puis il dénonça les tares constatées dans la gestion militaire. Ce discours fut le point de départ d’une discussion qui, sans la souplesse du président du Conseil, aurait pu être funeste au cabinet, car une polémique acerbe, virulente, s’éleva entre M. Camille Pelletan, rapporteur de ce budget spécial et le général Galliffet, ministre de la guerre. C’était la menace d’une irréparable rupture entre le gouvernement et l’extrême-gauche. À M. Camille Pelletan qui avait tracé un tableau assez sombre du rôle joué dans l’armée par les cadres supérieurs transformés en une « aristocratie de plus en plus fermée », le général de Galliffet avait brutalement riposté par un discours sans mesure, au cours duquel il avait dit : « Le discours et le rapport de M. Pelletan, auront produit un effet que n’aura certainement pas voulu M. le Rapporteur du budget de la guerre. Ils auront semé l’inquiétude dans le pays, l’indiscipline dans l’armée et causé la joie de nos ennemis ».

La droite et le centre avaient fort applaudi le ministre de la Guerre et la situation ministérielle devenait périlleuse, d’autant que les socialistes, à l’appui de la thèse soutenue par M. Pelletan, avaient déposé une demande d’enquête parlementaire. Le président du Conseil intervint avec une grande habileté, ménageant à la fois les susceptibilités du rapporteur et du ministre de la Guerre. La demande d’enquête soutenue par les socialistes fut repoussée par 440 voix contre 58. Le général de Galliffet devenait l’enfant terrible du Cabinet ; c’était là un prisonnier décidé à ne pas « lâcher » ceux qui croyaient l’avoir capturé.

Des discussions passionnées se produisirent encore au sujet de l’armée, à tous moments mise à l’ordre du jour, soit dans le Parlement, soit dans la presse, et l’on sentait bien que chaque parti déployait envers elle un zèle rare, afin de l’attirer dans son jeu.

Dans le courant de février, à Saint-Mandé, avait lieu le banquet des Associations ouvrières de production qui, quelques mois auparavant, avaient si puissamment collaboré à l’érection de la statue de Fourier, un des précurseurs les plus puissants du socialisme contemporain. Dans cette salle, au
Un délégué anglais.   La citoyenne Clara Zetkin.

Délégués étrangers au congrès socialiste international, à la salle Wagram, en 1900.
D’après documents de l’Illustration.


lendemain des élections municipales de 1896, M. Millerand avait prononcé le discours dans lequel il traçait le programme socialiste ; il s’y retrouvait, cette fois, avec le président du Conseil, et comme ministre. Tous deux avaient des idées bien différentes en matière économique et sociale. Il leur était impossible de se confiner sur le terrain politique et de ne parler que de la concentration nécessaire des forces républicaines dans une assemblée surtout préoccupée de questions économiques ; leur accord parut d’autant plus complet que leurs désaccords doctrinaux avait paru devoir être plus profonds ; la politique a de ces mystères. M. Waldeck-Rousseau accentua un brin ses idées et M. Millerand atténua les siennes : toutefois, le président du Conseil après avoir tracé la tâche incombant aux syndicats ouvriers, après avoir indiqué que les associations professionnelles devenaient en situation de posséder, développa cette pensée, que, dans un avenir non éloigné, « le travail demanderait sa rémunération de moins en moins au salaire proprement dit, de plus en plus à une perception directe des bénéfices de ses produits ». À son avis, le jour viendrait « où le capital ne se suffisant plus à lui-même, il faudrait qu’il travaille, comme il faudrait que le travail possède ».

Quant à M. Millerand, il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il rééditât le discours dont le retentissement avait été si grand ; néanmoins, il déclara aux travailleurs, qui l’écoutaient, que c’était à eux seuls qu’il appartenait de réaliser leur idéal et il paraphrasa, ou pour mieux dire, il commenta dans les termes suivants la formule socialiste : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Cette formule « il faut l’entendre, déclara-t-il, non pas dans le sens étroit et ridicule qui conduirait — et par quels procédés ? — à diviser la nation en je ne sais quelles catégories, mais dans ce sens large, élevé et fervent que c’est l’homme qui se fait à lui-même sa destinée ; que le temps des miracles est passé, et que c’est à la fois la charge et l’honneur des travailleurs, par leurs efforts incessants, par leur éducation constante, de s’élever, de s’émanciper, de conquérir le bonheur qui est devant eux et qu’ils prendront eux-même dans leurs mains ».

C’était là un commentaire de « concentration politique ». Il ne pouvait avoir qu’une portée temporaire et secondaire. Il fut ainsi considéré par les socialistes qui, sans abdiquer leurs convictions, dans un intérêt de défense républicaine, donnaient leur appui au ministère Waldeck-Rousseau.

Des élections complémentaires dans l’Aube et dans l’Isère marquèrent de sensibles progrès pour le parti socialiste. Mans la 2e circonscription de Troyes, le citoyen Pedron, un des plus fidèles amis de Jules Guesde, obtenait 3.795 voix alors qu’en 1898 le candidat socialiste n’en avait obtenu que 1.606 et dans la 2e circonscription de l’arrondissement de la Tour-du-Pin, le candidat socialiste en gagnait près de 1.300 depuis la même époque où le parti n’en avait obtenu que 343.

La discussion du budget s’accusait de plus en plus lente et le vote d’un quatrième douzième provisoire allait s’imposer, tant les incidents se greffaient sur une foule de points, l’opposition faisant flèche de tout bois pour battre en brèche le gouvernement plus particulièrement chargé d’une mission de défense républicaine. L’initiative des députés en matière de finances avait provoqué un amendement de M. Berthelot, député de Paris, tendant à leur enlever ce droit et, sauf de légères modifications, cet amendement à la loi de finances avait été adopté, grâce à l’appui donné par MM. Jules Roche et Ribot. Cette résolution fort discutable n’a pas, du reste, empêché les dépenses de se développer, surtout celles qui figurent parmi les moins utiles.

Une très vive discussion se déroula le 23 mars à propos d’une interpellation adressée par un membre de la droite, M. d’Aulan, sur les promotions récemment faites dans la Légion d’honneur. M. d’Aulan visait le ministre du commerce au sujet de deux décorations dont l’une accordée à un grand couturier, M. Paquin, qui ne remplissait pas les conditions requises au point de vue industriel et commercial et qui avait, en outre, été frappé de nombreuses contraventions pour violation flagrante des lois du travail. Les explications du ministre firent peu d’impression sur la Chambre et il lui fallut se contenter du vote de l’ordre du jour pur et simple. Les socialistes, qui d’ordinaire, soutenaient le nouveau gouvernement s’abstinrent et le député socialiste de l’Isère, Zévaès, pour affirmer la protestation des irréductibles du parti, déposa une proposition réservant « aux actes de bravoure et de dévouement accomplis en présence de l’ennemi » la décoration de la Légion d’honneur. En janvier 1895, lors de la discussion du budget de la Légion d’honneur, Jaurès, Millerand et Guesde avaient déposé un amendement de tous points identique. L’urgence, à laquelle ne s’opposa pas le gouvernement, fut adoptée et la proposition renvoyée à une Commission spéciale… elle n’en est jamais revenue !

Des incidents graves et douloureux s’étaient produits à la Martinique dans le courant du mois de février, au cours d’une grève d’ouvriers agricoles réclamant contre un abaissement notable des salaires. Un drame poignant s’était déroulé à l’usine du François où un lieutenant, envoyé avec un détachement de vingt-cinq hommes, avait fait exécuter des feux de salve sur les grévistes dont plusieurs avaient été tués ou blessés. Ce tragique événement avait provoqué une vive émotion et une interpellation avait été adressée au ministre des Colonies. Après MM. Duquesnay et Gerville-Réache, députés des Antilles, Fournière, député socialiste, prit la parole pour donner à la grève son véritable caractère économique. Il traça un tableau éloquent de l’exploitation à laquelle étaient soumis les travailleurs de la Martinique, particulièrement les travailleurs noirs, en grande majorité. L’appel à la troupe, pour appuyer la résistance patronale plus que pour assurer l’ordre qui n’était pas menacé, avait été la cause première du drame et la responsabilité lourde en remontait directement au Gouvernement. Après le ministre des Colonies qui tenta, mais en vain, de défendre le gouverneur de cette colonie, Zévaès au nom des socialistes qui n’avaient pu se résigner à soutenir le Cabinet, reprit l’accusation de Fournière contre le Gouvernement ; le lieutenant qui commandait le détachement, de son côté, avait manqué de sang-froid. Comment une instruction judiciaire n’était-elle pas ouverte. Dans un langage véhément, il demanda à la Chambre ce qu’elle entendait faire en présence d’événements aussi graves et, avant de déposer un ordre du jour de flétrissure contre « gouvernants et patrons, officiers et soldats », il prononça les paroles suivantes : « C’est déjà sous un gouvernement de défense républicaine que l’on a fusillé les femmes et les enfants à Fourmies. Sous la République bourgeoise, comme sous l’Empire à la Ricamarie, les travailleurs sont toujours exposés à essuyer les balles des soldats.

« Les élus du parti ouvrier ont le devoir de dénoncer les auteurs du crime qui vient d’être commis contre le travail. »

Depuis cette époque, M. Zévaès s’est assagi.

M. Gerville-Réache avait déposé un ordre du jour de « confiance dans le Gouvernement pour établir toutes les responsabilités ». La priorité n’avait été accordée à cet ordre du jour que grâce à l’appoint de onze députés socialistes qui n’avaient pas voulu s’abstenir ou voter contre comme leurs amis. C’était là une bien chétive majorité, mais l’attitude des progressistes et de M. Ribot qui exécuta, avec un talent remarquable, mais une maladresse insigne, une charge à fond de train à la fois contre le cabinet et les socialistes, détermina vingt-sept députés socialistes à voter pour le Gouvernement et l’ordre du jour de M. Gerville-Réache fut adopté. Si les socialistes avait fait bloc avec les républicains ministériels, en revanche les modérés et les progressistes s’étaient unis aux réactionnaires. Des deux côtés on était dans la logique du moment.

Un bref débat eut lieu en mars au sujet d’une proposition d’un député nationaliste, M. Massabuau, réclamant la suppression des appels de réservistes et de territoriaux à l’occasion de l’Exposition. Cette demande fut repoussée. Vers la fin du mois, le Sénat décréta et adopta la loi modifiant celle de 1892 sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels. Suivant M. Waddington, la loi intéressait 130.000 enfants, 600.000 femmes et plus de 1.100.000 ouvriers adultes. M. Waddington n’était pas partisan d’une modification de la loi de 1892 ; il l’avait expérimentée, appliquée, dans ses établissements ; à son avis elle suffisait ; la modifier dans un sens plus large sans qu’auparavant fut intervenue une entente internationale, c’était créer de graves difficultés à l’industrie française. Toutefois, il ajouta qu’il voterait la loi proposée, parce qu’il estimait équitable, nécessaire de garantir aux enfants, aux femmes, des conditions de travail plus humaines et à l’ouvrier la liberté indispensable au développement de la vie de famille. M. Millerand, ministre du commerce défendit le projet de loi et M. Strauss, sénateur de la Seine, se joignit à lui pour convaincre le Sénat : malgré l’opposition obstinée de MM. Sébline et Expert-Bezançon, la loi fut adoptée.

Elle était loin de répondre aux revendications des travailleurs socialistes, mais il serait injuste de contester que la limitation des heures du travail pour les enfants, les femmes, les filles mineures, la suppression du travail de nuit constituaient un progrès appréciable.

L’attention du pays se partageait entre l’approche de l’ouverture de l’Exposition, la préparation des élections municipales et les luttes que soutenaient, dans le Sud-Africain, la République d’Orange et celle du Transvaal contre l’Angleterre. Cette lutte était d’autant plus émouvante que, provoquée par une agression aussi inattendue qu’injustifiée de la part de l’Angleterre, elle se déroulait entre une grande puissance disposant de soldats nombreux et de millions par centaines et un infime groupe d’hommes résolus aux pires sacrifices pour assurer leur indépendance. Cette guerre n’était, du reste, qu’un épisode héroïquement illustré de l’histoire du peuple boër dans le Sud-Africain.

Or, malgré une disproportion évidente, les Anglais éprouvaient des échecs graves et successifs, émouvant l’Europe entière sans que celle-ci songeât à sortir de son rôle d’admiratrice platonique. Certains, ils étaient nombreux, s’indignaient de cette attitude de neutralité, sans qu’une tentative fut faite soit pour porter secours aux deux républiques menacées, soit pour proposer aux belligérants de soumettre leur conflit à un arbitrage. Cette indignation généreuse n’était que de la candeur. Pouvaient-elles songer à intervenir, les nations européennes, alors que chaque jour, au mépris de ce que couramment on appelle le droit, elles exproprient et oppriment, quand elles ne les massacrent pas, les peuplades noires du continent noir et que, entre elles-mêmes, à tout instant, surgissent des difficultés au sujet de quelque parcelle de l’Afrique ? Les Boërs recueillaient partout de chaudes sympathies, mais pas autre chose. Du reste, ils ne s’étaient pas montrés plus cléments avec les indigènes du Sud-Africain que les Anglais avec eux.

Le 15 mars, au Luxembourg, M. Chaumié avait interrogé le ministre des Affaires étrangères sur la possibilité d’une intervention amiable en faveur des Boërs et il lui avait été répondu qu’il ne paraissait ni opportun ni possible de faire des démarches dans ce sens. Il n’en pouvait guère être autrement après l’affaire de Fachoda et au moment où s’esquissaient discrètement les démarches en vue d’un rapprochement de la France et de l’Angleterre.

Les mois d’avril et de mai furent marqués, au Parlement, par la fin de la discussion si laborieuse du budget de l’armée et par son adoption ; par l’adoption du projet de loi relatif à l’organisation d’une armée coloniale et son rattachement au ministère de la Guerre. Au nom de ses camarades socialistes, M. Sembat, député de la Seine, demanda que le stationnement des troupes coloniales fut interdit sur le territoire continental de la République, leur présence pouvant constituer un danger politique. Cette proposition faite par voie d’amendement fut repoussée.

La discussion du budget, revenu du Sénat, donna lieu à une discussion au cours de laquelle, M. Denys Cochin, député de la droite, et M. J. Méline émirent de vives critiques contre le Cabinet en raison de la présence de M. Millerand et de l’appui qu’ouvertement lui donnait, soit dans le Parlement soit au dehors, la majorité du parti socialiste. C’était là un procédé oratoire destiné à amorcer une attaque au sujet de la politique suivie contre les congrégations religieuses. Le président du Conseil répondit en déclarant que le Gouvernement ne faisait pas œuvre de sectarisme mais de défense de la société laïque et des droits de l’État en s’opposant «  à l’envahissement intolérable des ordres réguliers », que ces congrégations sortant trop fréquemment de leur rôle apparent se mêlaient à la politique et aux intrigues nouées contre la République ; « il y a dans ce pays, s’écria-t-il, trop de moines ligueurs et trop de moines d’affaires ! » M. J. Méline, lui, tout en s’affirmant adversaire du cléricalisme mais aussi de toute politique antireligieuse, s’attacha à reprocher au président du Conseil des concessions trop nombreuses au socialisme, au collectivisme. La sagesse, d’après lui, consistait à conduire le parti républicain dans une lutte simultanée de défense de la société laïque et de l’ordre social. L’adjonction de M. Millerand au Cabinet avait redoublé l’audace des révolutionnaires dont l’attitude menaçante et la propagande ne faisaient que s’activer. Il y avait là un grave danger pour le présent et l’avenir.

Les Chambres s’étaient ajournées ; on ne s’occupait plus que de l’ouverture prochaine de l’Exposition. Elle fut éclatante de mise en scène ; c’était l’inauguration d’une gigantesque kermesse internationale qui devait attirer des foules au Champ-de-Mars et, en même temps, révéler les grands progrès réalisés par les industries concurrentes de l’industrie française par trop enserrée dans les banalités de la routine. Le chômage, après les longs et hâtifs travaux, allait commencer à se faire sentir, à semer des misères d’autant plus cruelles qu’un décor de fête éblouissante les masquait et en détournait l’attention.

Mais, les discussions parlementaires pas plus que les préparatifs de l’Exposition, n’avaient pu apaiser l’action des ennemis de la République. Le parti nationaliste n’avait pas perdu une seule minute ; ses chefs avaient redoublé d’activité et d’habileté en vue d’un effort considérable à tenter sur Paris, à l’occasion du renouvellement du Conseil municipal qui, pour la première fois, s’opérait en même temps que celui des assemblées communales de toute la France. Parfaitement organisés, avec à leur tête la Ligue de la Patrie française, la Ligue des Patriotes, le concours de certains socialistes transfuges groupés autour de M. Henri Rochefort, puissamment aidés par la coalition réactionnaire et cléricale décidée aux plus grands sacrifices, les nationalistes avaient mené une campagne ardente, tenace, perfide, avec pour plateforme l’affaire Dreyfus ; la question patriotique et militaire et ce qu’ils appelaient la « ruineuse gestion » du Conseil municipal, dont la majorité était composée de radicaux, de radicaux-socialistes formant un groupe spécial nombreux pour qu’en toutes les questions municipales on se trouvât obligé de compter sur leur intervention et l’appoint de leurs suffrages.

Confiant en sa force, en la fidélité de ses électeurs, trop oublieux de l’attitude de Paris lors de l’élection du général Boulanger contre M. Jacques, le parti républicain marcha au combat sans avoir pris toutes les précautions commandées par les circonstances. Les deux scrutins furent pour lui un véritable désastre. L’argent dépensé sans compter, les pires accusations, les plus noires calomnies produisirent leur effet. Comme une tourmente, la coalition des réacteurs et des nationalistes, recrutée dans tous les partis passa sur Paris et, à la stupeur général, même des vainqueurs, une majorité de droite, s’installa à l’Hôtel-de-Ville ; tel événement ne s’était pas produit au lendemain funeste de la victoire de Versailles sur la révolution du 18 Mars. Seul, le parti socialiste sortit à peu près indemne de cette débâcle ; c’est qu’en outre de son programme très net, très précis, très affirmatif qui lui recrutait des adhérents de plus en plus nombreuses dans la classe ouvrière et parmi la petite bourgeoisie qui souffre, parfois cruellement, de la répercussion des privilèges sociaux, il n’avait pas hésité à se prononcer hardiment dans l’affaire Dreyfus. Non seulement il avait affirmé la nécessité de procéder à la révision de l’inique procès basé sur des faux témoignages et des documents falsifiés ou fabriqués, mais il avait profité de cette occasion pour faire le procès de la société bourgeoise, de ses dessous ; pour révéler les manœuvres louches que masquait la coalition nationaliste. De son attitude franche, hardie, détachée de toute préoccupation immédiate, il recueillait les fruits. Il était le seul groupe du parti républicain qui conservait ses positions et il revenait à l’Hôtel de Ville plus ardent que jamais aux luttes socialistes, pour le prolétariat, aux luttes politiques contre la majorité formée de réacteurs résolus.

En province, dans les grandes villes, la lutte entre républicains socialistes et nationalistes fut très vive. Les socialistes restèrent maîtres à Lille et à Marseille ; à Lyon, Bourges, Reims, la victoire fut aux radicaux-socialistes et Bordeaux, l’ancienne municipalité, qui comptait des socialistes fut vaincue par une liste de « concentration républicaine ». Partout, les élections faites par le suffrage universel accusèrent les progrès du parti socialiste, poursuivant l’exécution d’une partie de son programme : la conquête du pouvoir politique dans la Commune.

Dans un discours prononcé à Digne, M. Joseph Reinach avait annoncé que l’affaire Dreyfus allait bientôt se rouvrir pour une révision complète et définitive. Il n’en fallait pas davantage pour émouvoir les esprits que venait de si vivement frapper la victoire remportée à Paris par les nationalistes, dont quelques succès avaient aussi marqué des élections au Conseil général de la Seine ; une interpellation eut lieu à la Chambre et il fut demandé au Gouvernement pour quels motifs il n’avait pas démenti les affirmations de M. Joseph Reinach. Dans la recrudescence de l’agitation, tous les ennemis de la République fondaient de grands espoirs ; toutefois, la possibilité d’une révision qui, cette fois, faite au grand jour, portail en pleine lumière tous les dessous criminels de l’« Affaire », n’était pas pour séduire les agités du parti nationaliste. Il fut réclamé au Cabinet de « s’opposer énergiquement à la reprise de l’affaire Dreyfus ». M. Waldeck-Rousseau répondit par un exposé de la situation du pays telle qu’elle se dégageait des récentes élections municipales. La victoire des républicains dans 24.632 communes disait hautement que le suffrage universel approuvait la politique de défense et d’action du Gouvernement. Les élections de Paris ne marquaient que la victoire éphémère « d’une coalition équivoque de réactionnaires et de républicains abusés ou défaillants ». Quant à l’affaire Dreyfus, évitant de se prononcer catégoriquement sur sa réouverture, il affirma que la pensée du ministère était une pensée de conciliation, d’apaisement « du funeste conflit qui avait divisé le parti républicain ». N’en trouvait-on pas une preuve évidente dans le projet d’amnistie déposé au Sénat, projet auquel M. Joseph Reinach s’était montré si énergiquement hostile ?

Puis, le président du Conseil avait énuméré les principales réformes préparées par le gouvernement : impôt sur le revenu et lois sur les retraites ouvrières ; projet de loi sur les associations en vue d’entraver l’accroissement des biens de main morte. M. Waldeck-Rousseau obtint un succès très vif auprès de la majorité républicaine. M. Ribot monta à la tribune ; avec une grande habileté il mit en ligne tous les faits, tous les arguments destinés à placer le président du Conseil en contradiction avec son passé, sa politique d’hier, ses discours. Si son succès oratoire fut grand, comme d’habitude, son succès parlementaire fut maigre, car il ne put même rallier une cinquantaine de ses fidèles habitués du centre qui étaient sans doute peu favorables à la politique générale du cabinet mais qui restaient partisans résolus de la révision du procès de Rennes. La discussion à peine clôturée reprenait et donnait lieu aux incidents les plus violents. Il s’agissait du rôle joué par un agent de la sûreté générale, M. Tomps, dans les pourparlers en vue de la réouverture de la campagne de révision. M. Tomps avait appartenu, en qualité de fonctionnaire, au bureau du ministère de la guerre d’où était partie toute l’Affaire : il en avait pu suivre de très près l’évolution, d’assez près pour être convaincu de l’innocence du capitaine Dreyfus. Cette conviction doublée d’une action effective suffisait pour le désigner aux haines, aux attaques passionnées des antirevisionnistes. Il fut la cause avec, M. Joseph Reinach, d’une nouvelle discussion à la suite de laquelle le général de Galliffet, qui dans un ordre du jour d’un laconisme et d’une allure tout à fait militaires, avait déclaré « l’incident clos », donna sa démission « pour cause de santé ». Il fut remplacé par le général André.

Le débat devait bientôt reprendre au Sénat, quand vint en discussion le projet d’amnistie déposé par le Gouvernement. Ce projet trahissait les perplexités, les hésitations du Cabinet qui, cependant, sur la question de révision, trouvait une majorité autrement compacte, fidèle que celle qu’il aurait rencontrée — l’aurait-il rencontrée bien forte ? — sur le terrain exclusivement politique et social. L’amnistie pour le capitaine Dreyfus, pour le colonel Picquart et pour Émile Zola, lui paraissait devoir jouer le rôle d’une mesure d’apaisement sinon de réconciliation entre les républicains qu’avait divisés l’Affaire. Le projet devait rencontrer l’hostilité très nette, surtout de ceux qu’avaient le plus émus, indignés les condamnations, les mesures prises contre ceux qu’il entendait amnistier. Ce n’était ni le pardon, ni l’oubli qui convenaient, mais bien la justice complète, éclatante, proclamant l’innocence des injustement
Le congrès socialiste international, à la salle Wagram, en 1900. — M. Jules Guesde à la tribune.
D’après un document de l’Illustration


frappés ; la culpabilité des protagonistes de cette sombre, monstrueuse aventure judiciaire. C’est dans ce sens que parlèrent MM. Trarieux et Delpech, ce dernier clouant au pilori, en pleine tribune du Sénat, dans les termes les plus exacts, les plus véhéments, le général Mercier qui tenta de se défendre, qui fut écouté par ses collègues parmi un silence glacial qui équivalait à une condamnation, à une flétrissure. M. Delpech ne lui avait-il pas jeté à la face cette phrase cinglante : « Comprenez Esterhazy dans l’amnistie ; il trouvera peut-être dans le pays des Chouans des électeurs pour l’envoyer ici ! » Le projet, malgré cette vive opposition, fut adopté.

Tandis qu’au Parlement se discutaient les projets ou propositions de lois relatifs à la presse, à la défense des colonies, à la réorganisation de la marine militaire, à la révision du célèbre article 7 sur l’enseignement, de très graves événements s’étaient produits à Chalon-sur-Saône, une grève avait éclaté à l’usine Galland et, comme cela se produit hélas ! trop fréquemment, l’intervention de la troupe avait provoqué l’irritation des grévistes ; des rixes avaient éclaté et des gendarmes en patrouille avec des chasseurs à cheval, se croyant menacés par la foule, perdant leur sang-froid, avaient fait usage de leurs armes : trois personnes avaient été tuées, les blessés étaient assez nombreux. Ce fut une consternation générale. Et quoi ! disaient les travailleurs, les socialistes, même ceux qui avaient décidé de soutenir le cabinet Waldeck-Rousseau, rien ne sera-t-il changé dans les procédés gouvernementaux en matière de grèves ? La pratique de ce droit reconnu par la loi sera-t-elle semée toujours d’épisodes tragiques, même quand un socialiste sera monté au pouvoir ?

Quelle allait être l’attitude des députés socialistes ; on la connut bientôt, car M. Simyan, député radical-socialiste de Saône-et-Loire, développait une interpellation sur ces événements. Ministériel, il entendait ne pas mettre en cause le Cabinet, mais il lui demandait instamment que les responsabilités fussent établies et les auteurs de ce drame sévèrement punis. Les représentants socialistes étaient obligés d’intervenir. Renou, député de la Seine, monta le premier à la tribune. Délégué par le parti, il avait été chargé de se rendre à Chalon-sur-Saône et d’y procéder à une enquête. Il était donc documenté. Il manifesta le profond étonnement que lui causait l’altitude du parti républicain bourgeois en général et celle du Gouvernement en particulier dans les conflits pacifiques entre patrons et travailleurs. On ne tenait pas compte du grand effort que venait de faire, du grand sacrifice qu’avait consenti le parti des travailleurs en négligeant ses intérêts propres, ses intérêts de classe pour collaborer avec ses adversaires économiques à la défense de la République.

Cette abnégation, quand se présentait une cause juste, une grève motivée, on l’oubliait et l’on frappait sans pitié les grévistes. M. Renou déclara que les événements de Chalon-sur-Saône, ensanglantés par la gendarmerie, ne pouvaient que creuser un abîme entre les socialistes et le gouvernement et il caractérisa la situation par ces paroles : « Il faut savoir si le président du conseil, revenant à sa politique opportuniste, va chercher désormais sa majorité en revenant vers le centre. Pour nous, nous n’allons plus avec lui ! »

M. Waldeck-Rousseau répondit immédiatement à l’orateur socialiste. Il exposa qu’une enquête judiciaire était ouverte et qu’elle fixerait toutes les responsabilités. Faisant le récit des faits tels qu’ils lui avaient été transmis, il déclara que les usines avaient été attaquées par les grévistes et les gendarmes criblés de pierres ; il y en avait eu de blessés en assez grand nombre. Cette fois, le président du conseil s’orientait vers la gauche modérée et le centre, espérant y trouver la majorité qui semblait devoir être entamée sérieusement, par suite de l’attitude des socialistes. Son langage fut très catégorique, aussi, tandis qu’il causait une vive irritation sue les bancs de l’extrême-gauche, provoquait-il les applaudissements parmi les républicains qui, jusqu’à ce jour, en raison de la présence de M. Millerand au ministère du commerce, lui avaient refusé obstinément leur concours :

« Le droit de l’ouvrier, déclara-t-il, fut-il seul à travailler, est égal à celui de tous les autres à ne pas travailler, et lorsque vingt gendarmes accompagnent deux ouvriers à l’usine parce qu’ils veulent travailler, ils accomplissent leur devoir et le Gouvernement les approuve. »

La thèse si brillamment soutenue n’était pas acceptable pour les socialistes, mais elle provoqua l’enthousiasme des représentants de la classe capitaliste qui, de leur côté, admettent parfaitement les coalitions d’industriels, de commerçants, de financiers, coalitions auxquelles tous les patrons de la spécialité en jeu sont contraints d’adhérer, de se plier, sous peine d’être ruinés. La liberté, comme pour d’autres la morale, est une question de latitude, de circonstances.

Les députés socialistes Zévaès, Fournière, Pastre intervinrent à leur tour pour manifester leur vive indignation de l’attitude de la force armée et du Gouvernement à Chalon-sur-Saône. Zévaès fut plus particulièrement âpre. Il demanda à la majorité républicaine de « répudier une politique de sang » et de décider qu’une enquête parlementaire serait ouverte sur ce douloureux événement. M. Berthelot, député radical-socialiste d’une incertaine fixité politique, réclama aussi une enquête parlementaire en vue de rechercher les responsabilités. Il visait directement M. Millerand, car il lui rappelait qu’à la suite de l’inoubliable, terrible fusillade de Fourmies, il avait fait une proposition identique. Le président du Conseil repoussa la demande d’enquête ; il la considérait comme un acte de méfiance vis-à-vis du Gouvernement. La situation devenait très grave pour le Cabinet ; elle allait dépendre de l’attitude du député de Marseille, Carnaud, ayant déclaré au nom de ses collègues du parti socialiste que l’enquête ne pouvait être repoussée ; qu’en tous cas ses amis et lui étaient résolus à la voter. Malgré tout, la proposition d’enquête fut repoussée 270 contre 250. Une grande partie du centre, pour sauver le ministère, s’étant abstenue ; d’autre part, des députés socialistes, entre autres. Viviani, Fournière, Antide Boyer et Calvinhac avaient voté contre l’enquête, afin de ne pas créer d’embarras graves au Gouvernement. Leur résolution provoqua de vives récriminations dans le parti où déjà s’accusaient de plus en plus de vives et irrémédiables dissensions. Sur l’ordre du jour qui devait clôturer cette importante discussion, se greffa un nouveau débat qui remit directement en cause l’existence du ministère.

L’ordre du jour pur et simple, sur la demande du président du Conseil, avait été repoussé : un ordre du jour présenté par le député socialiste Renou n’avait groupé que 101 voix et la Chambre avait adopté l’ordre du jour déposé par M. Simyan « comptant sur le Gouvernement pour poursuivre toutes les responsabilités qui avaient été établies par l’enquête judiciaire ». On avait compté sans M. Massabuau qui vint proposer une addition à l’ordre du jour. Elle était d’une perfidie à faire croire qu’elle avait été rédigée dans une jésuitière ; elle portait : « et réprouvant les doctrines collectivistes par lesquelles on abuse les travailleurs ». Le plan de M. Massabuau était d’amener le Gouvernement à des déclarations fermes qui amèneraient une rupture décisive entre lui et les républicains modérés ou les socialistes. Le président du Conseil s’en tira par un artifice oratoire ; n’attachant en apparence aucun caractère sérieux à l’addition proposée, il se borna à cette boutade : « le Gouvernement ne peut y voir (dans les doctrines collectivistes) que l’expression de doctrines philosophiques. » Les socialistes, bien inspirés, ne donnèrent pas dans le piège tendu par le parlementaire également adversaire du Gouvernement et des socialistes. En son nom et au nom d’un grand nombre de ses amis, trente-cinq environ, le député de Paris Rouanet déclara qu’ils voteraient l’ordre du jour même avec l’addition proposée par M. Massabuau. C’était accorder à la proposition du député de l’Aveyron la juste importance qu’elle méritait.

Ainsi que nous l’avons précédemment indiqué, chaque incident surgi parmi la vie ouvrière avait pour résultat d’aviver les désaccords qui se manifestaient dans le parti socialiste. La majorité de ses représentants à la Chambre, prise par les réalités du domaine politique, malgré les vifs regrets que fréquemment elle en ressentait, ne pouvait se décider à faire une opposition irréductible au ministère, cette opposition ne pouvant être profitable qu’à la coalition qui menaçait la République et au parti républicain modéré, hostile à de sérieuses réformes sociales. Sinon l’extrême-gauche, du moins le parti radical était au pouvoir, sa tâche politique constituait une œuvre commune à tout le parti républicain : cette tâche était-il prudent de l’entraver ? Puis, n’était-il pas utile, même à la propagande socialiste, de voir ce que le radicalisme était capable de tenter, de réaliser en faveur des travailleurs ? s’il réalisait quelques réformes sérieuses, ce serait autant de gagné pour le prolétariat dont la situation est si pénible, parfois si douloureuse ; s’il ne réalisait rien, ce serait une faillite qui conduirait directement dans les rangs socialistes sa clientèle de travailleurs, déçus dans leurs espérances. Enfin, un socialiste était au pouvoir. Peut-être avait-il eu tort d’accepter un portefeuille, peut-être avait-il eu raison ; en tous cas, il importait d’attendre, sans le combattre, au besoin en l’aidant, pour juger sa conduite et ses efforts. Sans doute, dans un tel gouvernement, il ne fallait pas escompter une mise en pratique du programme doctrinal socialiste ; mais certaines réformes, désirées, réclamées par les ouvriers, pouvaient être transformées en lois, certaines pouvaient se réaliser par voie de décrets. L’arrivée de M. Millerand au ministère du commerce n’avait-elle pas été plus que favorablement accueillie par l’opinion publique radicale ou socialiste, tandis qu’elle avait causé la plus fâcheuse impression parmi les partis de conservation sociale ? Partout où il se rendait, à Paris ou en province, n’était-il pas accueilli avec enthousiasme et ses discours, même limités par sa situation gouvernementale, n’étaient-ils pas semés de déclarations nettes et de promesses précises, catégoriques ? Dès son entrée au ministère n’avait-il pas pris des mesures importantes et annoncé la préparation de projets de lois destinés à donner satisfaction sinon intégralement du moins en partie, dans la mesure du possible en les circonstances, étant donné le milieu parlementaire, à certaines revendications plus particulièrement chères au prolétariat français ?

D’autre part, des socialistes, la plupart très sincères dans leur irréductible intransigeance, n’avaient pu accepter ce qu’ils appelaient une « compromission avec la classe capitaliste ». La conquête du pouvoir politique inscrite dans le programme général du parti ne pouvant ainsi se concevoir. C’était plus qu’une compromission, une faute ; plus qu’une faute, une désertion, une trahison. Attirer le prolétariat, même pour ne l’y retenir que momentanément, sur le terrain politique de la défense républicaine, en lui laissant entrevoir, mirage décevant, quelques vagues et insuffisantes réformes, c’était le détourner de sa vraie voie, le faire dévier de ses impérieuses préoccupations, lui faire abandonner sa lutte de classe, principe essentiel, dominant, de sa tactique. Puis, en admettant, ce que tous n’admettaient pas, que M. Millerand fut un sincère socialiste, n’était-ce pas commettre une imprudence grave que de le laisser s’engager dans un milieu dont il deviendrait le prisonnier, où il s’userait en vains et stériles efforts ; où il serait associé fatalement aux lourdes responsabilités de la politique bourgeoise, à tout moment exposée à réprimer les publiques revendications ouvrières ? Et les intransigeants, à l’appui de leur thèse, dénonçaient les mesures de rigueur prises à Saint-Étienne, le drame terrible de Chalon-sur-Saône. Il fallait trancher cette grosse question, faire dominer dans le parti la discipline des principes, tels que les avaient proclamés les congrès socialistes. Il fallait reprendre la tradition révolutionnaire.

De telles divergences de vues, l’âpreté des polémiques, troublaient profondément le parti. De ce trouble, le Comité général créé par une décision du Congrès de 1899, se fit l’interprète dans un meeting tenu dans le XIXe arrondissement et où fut adopté un ordre du jour flétrissant « M. Waldeck-Rousseau et ses collègues du ministère, ainsi que la majorité stérile qui les déchargeait de toute responsabilité en votant contre l’enquête parlementaire sur le crime de Chalon ».

Pour donner encore plus de force à cet ordre du jour, le même Comité général, dans une séance tenue le 22 juin, adoptait à l’unanimité moins trois voix, Jaurès, Viviani et Longuet avaient voté contre, une résolution désapprouvant les députés socialistes qui, après avoir repoussé individuellement la proposition additionnelle de M. Massabuau dirigée contre les théories socialistes, l’avaient adoptée alors qu’elle faisait corps avec l’ordre du jour de confiance en le Gouvernement. En agissant ainsi ces députés avaient « sacrifié à des préoccupations politiques les principes supérieurs du socialisme acclamés au Congrès général de décembre 1899 ».

Décision avait été prise « de soumettre le cas au prochain Congrès, afin qu’il juge en dernier ressort et prenne les mesures nécessaires pour assurer l’unité de vote des élus en ce qui concerne les principes et la politique générale du parti ».

C’était là, malgré le renvoi de tout jugement devant la « barre » du Congrès, un véritable blâme, et la décision fut ainsi interprétée dans les deux camps en présence ; elle ne fut pas acceptée par ceux à qui elle s’adressait et vingt-et-un d’entre eux publièrent une protestation explicative de leur attitude ; ils entendaient la conserver, car ils ne voulaient ni directement ni indirectement se rendre complices des manœuvres dirigées par la réaction et le parti nationaliste contre la République.

Le remplacement du général de Galliffet, au ministère de la guerre, par le général André, avait rendu la tâche plus aisée aux socialistes, décidés à donner leur appui au cabinet Waldeck-Rousseau ; elle avait fait disparaître l’homme de la semaine de mai, politique bourru et fantaisiste, dont les boutades et les accès nerveux présentaient un danger permanent. La situation dans l’armée n’en était pas pour cela modifiée. Un vent de fronde, de sédition, y soufflait et l’exemple de l’indiscipline état donné par des chefs, depuis les plus modestes, jusqu’aux plus hauts placés dans la hiérarchie. Ceux-ci n’avaient tenu aucun compte du fameux ordre du jour « l’incident est clos ».

La première préoccupation du général André fut de faire rentrer dans le silence de la « grande muette » ceux qui y bavardaient trop et il s’ensuivit au Parlement de retentissantes, tumultueuses discussions. Il avait eu d’abord à répondre de la mesure par laquelle il avait remplacé trois chefs des bureaux de l’état-major du ministère de la guerre. Cette mesure avait entrainé le général Delanne, chef d’état-major général de l’armée, à demander à être relevé de ses fonctions, sous le prétexte qu’en violation des décrets réglant le fonctionnement de l’état-major, il n’avait pas été consulté. Le général André s’était borné à confirmer sa mesure en donnant l’ordre au général Delanne de continuer son service ; mais celui-ci, tout en obéissant, commettait une grave infraction à la discipline en adressant une note aux officiers de l’état-major, qui n’était qu’une protestation contre l’autorité du ministre.

Une demande d’interpellation sur cet incident avait été déposée par le lieutenant colonel Guérin ; elle avait été ajournée à un mois ; ce fut encore le sort d’une nouvelle demande déposée par M. Alicot le 18 du même mois. Mais les questions qui touchaient à l’armée, même quand il s’agissait d’y rétablir la discipline, de la contraindre au respect du Gouvernement républicain et des institutions du pays, troublaient tellement le Parlement, que la Chambre revenant sur ses deux décisions, accepta le 28 juin la discussion d’une interpellation de M. Firmin Faure, notable nationaliste, qui se montra particulièrement violent contre le nouveau ministre de la Guerre. Il l’accusa de n’être que l’agent de la Franc-Maçonnerie, l’exécuteur des basses-œuvres des ennemis avérés de l’armée ; de prendre des mesures dont le général Galliffet n’avait pas voulu se charger et qui étaient les véritables motifs de sa retraite. Les décrets réglant le fonctionnement de l’état-major général avaient été violés.

Le général André, en termes simples, fit la réponse qui convenait. Chef de l’armée, comme ministre de la Guerre, seul responsable de ce qui se passait dans tous ses organes, il avait agi dans la plénitude de ses droits. En cas de désaccord entre le chef d’état-major général et le ministre, le dernier mot devait rester à ce dernier. La thèse était solide ; les mesures prises étaient justifiées : mais il était piquant de voir protester contre l’interprétation de deux décrets ceux qui, comme MM. Firmin Faure et Lasies, avaient trouvé légitime, naturelle, la violation formelle de toutes les lois qui régissent la procédure des conseils de guerre.

Après une longue et parfois confuse discussion, la Chambre adopta un ordre du jour accepté par le Gouvernement, composé d’une partie présentée par MM. Dubief et Babaud Lacroze « approuvant la déclaration du ministre de la Guerre », l’autre présentée par deux députés socialistes, Allard et Sembal ainsi libellée : « La Chambre résolue à ne pas permettre que la discipline si sévèrement imposée aux soldats soit moins rigoureusement imposée aux officiers de tous grades ».

Ce n’était là qu’une des premières escarmouches de la bataille incessante qui allait être livrée au général André que, quotidiennement, la presse réactionnaire et nationaliste couvrait des injures les plus sottes, des calomnies les plus grotesques. Le 4 juillet il était de nouveau l’objet d’une interpellation provoquée par la démission du généralissime Jamont.

Cette démission avait eu un grand retentissement. Le général Jamont jouissait d’une très grande réputation militaire en France et à l’étranger ; elle était, du reste, méritée, il importe de le reconnaitre et de le déclarer. Jusqu’à ce que l’affaire Dreyfus éclatât, cet officier semblait s’être strictement tenu à l’écart de la politique pour se confiner dans ses études et l’accomplissement de ses fonctions successives. Modeste, il fuyait la publicité, inspirant la plus grande confiance en sa valeur technique à ses officiers et à ses troupes. Sans doute il n’était pas républicain : on le savait conservateur, mais il avait toujours observé la plus grande neutralité, on ne lui en demandait pas davantage et l’on avait foi en son loyalisme. Or, depuis quelque temps, il s’était départi de cette neutralité coutumière, non ouvertement. Voici qu’après une audience accordée par le président de la République il adressait au ministre de la guerre une lettre par laquelle il demandait à être relevé de ses fonctions et à être mis en disponibilité. Quels étaient les motifs de cette attitude qui, après celle du général Delanne, devenait inquiétante.

Allait-on, par de telles initiatives répétées, tenter d’agiter l’opinion et d’exercer une pression sur le Parlement, en faisant entrevoir une lente, méthodique désorganisation des cadres supérieurs de l’armée ?

M. Jourde, député de Bordeaux, adressa une question au ministre de la Guerre et la question, comme cela était à prévoir, se transforma en interpellation. Le général André, par la lecture de la lettre du général Jamont, établit devant la Chambre que les mêmes mesures qui avaient provoqué la démarche du chef d’état-major général venaient de déterminer celle du général Jamont. La Chambre avait approuvé les déclarations faites à ce sujet, il n’en avait pas de nouvelles à ajouter. Satisfaction avait été donnée au général Jamont qui était remplacé par le général Brugère.

Ce fut M. Krantz, toujours inconsolable comme bien d’autres de l’indifférence manifeste des successives combinaisons ministérielles pour ses capacités, qui transforma la question en interpellation. Il parla avec tristesse et fut écouté sans joie. Il demanda à la Chambre « de ne pas s’associer à cette désorganisation voulue de l’état-major ». Après une discussion touffue, la Chambre fit encore confiance au général André. Il en fut de même quelques jours après au Sénat qui vota l’affichage du discours dans lequel le président du Conseil avait dit : « Le pays ne se laissera jamais persuader qu’un tel incident a pu désorganiser notre défense nationale, et s’il s’émeut, c’est des conseils donnés à l’armée et qui sont quelquefois suivis ». Au surplus, avait-il déclaré, toutes les tentatives en vue de les paralyser dans la mission qu’ils avaient acceptée et dont ils acceptaient les responsabilités resteraient vaines, « ils continueraient leur tâche, car ils n’étaient pas de ceux qu’on intimide ni qu’on décourage ».

On imagine que la coalition nationaliste ne pouvait laisser passer à sa portée une telle occasion de manifester son indignation envers ceux qui « désorganisaient l’armée et affaiblissaient la patrie » et son admiration éperdue pour les chefs militaires, indisciplinés, hostiles à la République. Une souscription fut ouverte en vue d’afficher dans toute la France la lettre du général Jamont. Elle produisit une somme de 10.000 francs ; mais le généralissime en disponibilité s’empressa d’adresser au ministre de la Guerre une lettre par laquelle il déclarait qu’étranger à cette manifestation il la désapprouvait.

M. Jean Jaurès, en 1900, préparant la publication de l’ « Histoire socialiste ».


Le passage du général André au ministère de la Guerre, fut marqué par des mesures dont quelques-unes énergiques et salutaires furent l’objet de vives critiques de la part des réacteurs ; une toutefois, inexplicable du reste, fut bien accueillie par eux, la nomination du général Négrier, le véritable responsable de l’affaire de Lang-Son, au Conseil supérieur de la guerre.

Tandis que se déroulaient ces incidents, que le Parlement discutait la loi relative au casier judiciaire et à la réhabilitation de droit, l’augmentation de la flotte, l’interpellation de M. Mirman sur les abus du marché à terme des laines à Roubaix, grand centre de la féodalité industrielle et commerciale, de graves événements se produisaient en Chine et provoquaient une profonde émotion en Europe et en Amérique.

Sous l’impulsion des Boxers, vaste association secrète ayant pour but de restreindre l’influence politique, religieuse, économique, prise par les « occidentaux » en Chine, un soulèvement formidable avait éclaté ; des massacres avaient été opérés en grand nombre. Le mouvement était maître de la capitale et de ses environs ; les légations étrangères étaient directement menacées.

Le 11 juin, M. Denys Cochin, membre de la droite, spécialiste classé en matière de politique extérieure, demandait au ministre des Affaires étrangères quelle attitude et quelles mesures comptait prendre le Gouvernement « pour protéger les drapeaux qui flottaient sur les légations et exiger, le cas échéant, les réparations nécessaires ».

M. Delcassé exposa la situation : elle était grave ; le mouvement qui se produisait était dirigé contre la civilisation occidentale, les insurgés « s’en prennent aux écoles, aux missions, aux chemins de fer, aux lignes télégraphiques ». Tous les étrangers, sans exception, sont en péril. Il en naîtra donc fatalement une solidarité entre toutes les puissances. En vue de toutes les graves éventualités qui peuvent surgir, des mesures militaires et navales sont prises d’ores et déjà : elles seront complétées si cela devient nécessaire.

Comme tous les renseignements fournis par les agents diplomatiques en Chine portaient à le prévoir, le mouvement boxer prenait de vastes et tragiques proportions ; il était évidemment favorisé par le gouvernement chinois, particulièrement par l’impératrice, âgée mais énergique. Le baron Ketteler, ambassadeur d’Allemagne, avait été tué par des soldats chinois au moment où il se rendait au Tsong-Li-Yamen ; le feu avait dévoré toutes les légations, excepté celles de France, d’Allemagne, d’Angleterre, où les fonctionnaires de toutes les nationalités s’étaient réfugiés et où ils étaient assiégés par une foule de Boxers et de soldats réguliers. Leur situation était terrible ; l’issue de ce siège paraissait fatale ; l’opinion était sous le coup d’une poignante anxiété. Des mesures énergiques étaient nécessaires et urgentes. Une demande de crédits supplémentaires, s’élevant à 53.694.649 francs, destinés à l’intervention militaire et navale, qui s’imposait, et à couvrir des dépenses déjà effectuées, fut déposée sur le bureau de la Chambre. M. Sembat, à cette occasion, prit la parole, au nom des socialistes. Certainement, il fallait secourir nos nationaux menacés. C’était un devoir impérieux, un devoir d’humanité. Mais il importait aussi de rechercher quelles causes avaient provoqué cette explosion de colère, ce soulèvement contre les étrangers. Il n’y fallait pas voir seulement un mouvement de haine irraisonnée contre la civilisation occidentale, mais bien contre les procédés employés pour la faire pénétrer en Chine. Ce que les missionnaires avaient commencé, en froissant les Célestes dans leurs croyances séculaires, les spéculateurs occidentaux l’avaient complété par leurs tentatives économiques non entreprises dans un but civilisateur, mais dans un but de lucre. La perpétuelle ingérence des puissances européennes et américaine dans la politique chinoise en vue d’obtenir, d’arracher des concessions et des privilèges était une source d’excitation. Les puissances étrangères récoltaient les fruits amers de la conduite de leurs nationaux avides. Et il demandait au Gouvernement, une fois les légations mises hors de péril, le calme rétabli, de respecter la « nationalité chinoise » et de ne pas exiger la continuation d’entreprises qui pourraient provoquer de nouvelles colères parmi les habitants du vaste empire.

Les crédits réclamés furent votés et bientôt 10.000 hommes étaient envoyés en Chine pour collaborer avec les troupes des autres puissances à la marche sur Pékin et à la délivrance des légations. Au cours de cette expédition internationale, placée sous le commandement du général allemand de Waldersée, on put voir côte à côte, en camarades, combattre des troupes de toutes les nations, la veille encore se surveillant le doigt sur la gâchette du fusil. Tant il est vrai que les hommes sont plus capables d’oublier leurs haines pour des œuvres de guerre que pour des œuvres fécondes, bienfaisantes, libératrices !

Malgré les majorités que rencontrait le cabinet Waldeck-Rousseau, chaque fois qu’il était attaqué, en raison des discours prononcés par le ministre du commerce, des mesures prises par lui, des projets dont la préparation était annoncée, des espérances qui se manifestaient parfois sous une forme très passionnée dans le monde ouvrier et dans une notable fraction du parti socialiste ; en raison des mesures prises par le ministre de la guerre et de l’attitude fréquemment très nette du président du conseil, des intrigues sourdes, hostiles, se nouaient dans le Parlement, jusque dans la gauche ministérielle ; elles n’osaient se manifester au grand jour de la tribune, nul n’osant affronter les responsabilités de la mission confiée au ministère, mais elles n’en produisaient pas moins leurs effets très appréciables. C’est ainsi que le 7 juin, l’élection de la Commission du budget fut une réelle surprise, puisqu’elle était en grande majorité composée de députés notoirement hostiles à la politique générale du gouvernement. M. Cochery, progressiste, en était le président. La guerre politique allait être portée sur le terrain financier.

Le monde patronal, malgré de constantes manifestations fort platoniques de sympathie envers les travailleurs, montrait une vive inquiétude, de l’irritation, des mesures prises par M. Millerand.

Les mesures prises par lui étaient déjà nombreuses vers la fin de l’année 1900, en ce qui touche les conditions du travail des apprentis, des enfants et des femmes ; le travail dans les ouvroirs, orphelinats, ateliers de charité ou de bienfaisance ; les conditions du travail des ouvriers adultes dans les établissements à personnel mixte ; la collaboration des travailleurs à la réforme et à l’application des lois ouvrières ; la réorganisation du Conseil supérieur du travail ; l’inspection du travail ; les contrats entre patrons et ouvriers, etc.

Sans doute, ce n’était pas là l’application du programme du parti, tel qu’il a été voté par les congrès, mais ces réformes accomplies ou en préparation n’avaient-elles pas une part d’influence heureuse sur la condition si malheureuse du prolétariat et n’étaient-elles pas pour l’encourager à s’organiser pour réaliser, par lui-même, son émancipation intégrale ?

Le 17 juillet, par un décret, le ministre du Commerce réorganisait la Bourse du Travail de Paris, la seule qui, comme la capitale du reste, fut placée hors le droit commun, sous un régime spécial. Elle avait désormais, — elle l’a perdue depuis — son autonomie administrative, par la constitution d’une commission « chargée, dans les limites liées par le décret, de l’administration générale » et « d’examiner toutes les questions relatives à son fonctionnement ».

Le plus grave reproche adressé par la presse antigouvernementale au Cabinet Waldeck-Rousseau était celui d’avoir, par le portefeuille concédé à un socialiste, donné un aliment certain au mouvement gréviste. Les grèves étaient certainement devenues de plus en plus nombreuses : une statistique du Bulletin de l’Office du travail constatait une augmentation des deux tiers environ : mais n’était-il pas naturel que les ouvriers fussent amenés à considérer que leurs revendications auraient plus de chances de réussite, un socialiste étant au pouvoir ? Ils avaient le droit d’espérer que cette condition nouvelle assurerait la neutralité des pouvoirs publics, jusqu’alors prenant toujours parti pour les patrons. Et l’accusation lancée, à cette occasion, par la presse antiministérielle était peu fondée ; les événements de Saint-Étienne et de Chalon-sur-Saône l’avaient douloureusement démontré.

Le cabinet Waldeck-Rousseau courut un grave danger, dans le courant du mois de décembre, à l’occasion d’une interpellation des députés socialistes Vaillant et Groussier « sur la nécessité d’assurer par une loi les droits de la ville de Paris méconnus par le Gouvernement ».

Vaillant et Groussier avaient déposé un ordre du jour « regrettant que, par l’annulation de certaines délibérations votées à l’unanimité par le Conseil municipal et par le Conseil général, le Gouvernement ait porté atteinte aux droits acquis de la ville de Paris et du département de la Seine » ; l’ordre du jour portait en outre qu’il était nécessaire, urgent « d’établir par une loi la Constitution municipale et les droits de la ville de Paris ». D’autre part un ordre du jour présenté par trois députés, MM. Astier, Bos et Levraud, anciens conseillers municipaux de Paris, accepté par le Gouvernement comme pis-aller, invitait le Gouvernement à assurer l’organisation municipale de la grande cité. Le Cabinet était en grand péril, si les voix du Centre lui manquaient. La priorité pour l’ordre du jour de Vaillant et Groussier ne fut repoussée qu’à une très faible majorité et l’ordre du jour accepté par le Gouvernement ne fut adopté que par 11 voix de majorité. La moitié environ du groupe socialiste, en votant cet ordre du jour, une fois de plus, venait de sauver le Cabinet.

À l’occasion de l’exposition internationale, le bureau du Conseil municipal de Paris avait projeté de grandes fêtes, entre autres un grand banquet offert aux maires de France, mais des municipalités républicaines avaient hautainement repoussé l’invitation du bureau nationaliste et le gouvernement, après s’être opposé à ce projet, en avait pris la charge. Le 22 septembre, anniversaire de la première proclamation de la République, cette fête des municipalités républicaines eut lieu aux Tuileries.

En décembre, l’affaire Dreyfus reparut au premier plan des préoccupations parlementaires et de l’opinion publique à propos de la discussion du projet d’amnistie. Dans des lettres publiques, Émile Zola et le colonel Picquart élevèrent une énergique protestation contre l’amnistie ; à leur avis elle ne pouvait avoir d’autre résultat que d’empêcher la réalisation de l’acte de justice nécessaire, la réhabilitation complète du capitaine Dreyfus et ce dernier réclamait une enquête afin d’établir que jamais il n’avait adressé à l’empereur d’Allemagne une lettre, ce dont l’avait accusé la presse nationaliste. Il n’en fallait pas davantage pour raviver les polémiques non encore éteintes.

Durant l’année 1900, trois congrès socialistes furent tenus. Le premier, celui du Parti ouvrier français s’était réuni le 20 septembre à l’hôtel de ville d’Ivry et il s’était, en immense majorité, manifesté antiministériel, considérant comme s’étant exclus les députés qui avaient donné leur appui au Cabinet. Dans ses résolutions, il avait une fois de plus affirmé la nécessité qui s’imposait au prolétariat de ne jamais pactiser avec son ennemie politique et économique, la classe bourgeoise ; de ne se jamais laisser détourner de son but : l’expropriation de la classe possédante pour l’appropriation collective de tous les moyens de production.

Le 23 septembre, s’ouvrait, salle Wagram, le cinquième Congrès international où les socialistes d’Europe et d’Amérique avaient envoyé des délégués. Pour que la France qui avait eu la charge d’organiser les assises du socialiste international n’y fut pas une cause de trouble, les deux grandes fractions du Parti socialiste français avaient décidé de faire trêve à leurs dissensions.

C’est dans ce Congrès que, sur la proposition d’un délégué des socialistes hollandais, Van Kol, fut décidée la création d’un secrétariat international permanent, reliant les partis du monde entier, centralisant les renseignements et s’occupant d’organisation, de propagande. Bruxelles fut choisi comme siège du secrétariat. Malgré les résolutions prises, le désaccord régnant entre les socialistes français devait se mêler au Congrès international, car la question Millerand y était posée d’une façon indirecte, mais inévitable : un socialiste pouvait-il participer au pouvoir avec un gouvernement bourgeois ; le parti socialiste pouvait-il contracter des alliances, même temporaires, avec un parti ou des partis bourgeois ? Après une longue, passionnée discussion à laquelle prirent part Vandervelde, Enrico Ferri, Jaurès, Guesde, le Congrès adopta une proposition du socialiste allemand Kautsky avec une disposition additionnelle du socialiste russe Plekhanoff. La résolution avait un caractère conciliateur, en ce sens que si elle repoussait en principe la participation d’un socialiste au pouvoir dans un cabinet bourgeois, elle l’admettait à titre d’expédient forcé, transitoire, dans certaines circonstances, le parti socialiste restant maître de se prononcer souverainement en pareille matière.

Le Congrès international, comme conclusion à ses travaux, se rendit au mur des fédérés, au Père-Lachaise.

Il fut suivi du Congrès général des socialistes français où les dissensions déjà si accusées se manifestèrent plus intenses que jamais. Nous n’avons pas à retracer ici l’historique de ces mémorables assises ; nous serions contraints d’en présenter un raccourci exagéré qui se traduirait par un rapetissement misérable des débats.

Sans doute la discorde la plus grave y apparût-elle avec ses effets funestes, pour s’y exaspérer au lieu de s’éteindre devant les intérêts pressants du socialisme et les nécessités d’une propagande concertée. Mais ces divisions, pour si profondes et si prolongées qu’elles puissent être, ne peuvent paralyser les progrès de l’Idée qui ne tiennent ni aux écrits ni aux discours, mais qui trouvent leur principal aliment dans les besoins impérieux, les aspirations irrésistibles de la classe qui produit tout, ne possède rien et reste vouée aux pires incertitudes du travail et de la misère.

Le parti socialiste, à travers les obstacles accumulés, malgré des divisions funestes, avait pris une place importante dans l’action politique : à la Chambre, dans les assemblées communales, ses représentants arboraient son programme, formulaient ses revendications ; mais pour lui l’ère des difficultés ne faisait que commencer, laissant aux militants le ferme espoir et la ferme volonté de les surmonter toutes, pour hâter l’avènement de la justice et de l’égalité sociales.

John Labusquière.


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