Chapitre XXIX.
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CHAPITRE XXX
La crise boulangiste n’a pu passer sans exercer sa répercussion sur le mouvement socialiste et sur le mouvement ouvrier. Les divisions qui existaient déjà se sont accentuées et, durant une période heureusement brève, dans certaines grandes villes et dans les centres industriels, les travailleurs ont échappé à l’action des propagandistes. Parmi les socialistes organisés, certains n’ont voulu voir dans la grande lutte qui se déroulait entre les coalisés plébiscitaires et les républicains de toutes nuances, pour un instant unis, qu’un conflit surgi entre deux camps de la « classe bourgeoise » et ils n’ont point voulu s’y mêler, considérant que le prolétariat a des intérêts opposés à ceux de toute la classe capitaliste considérée en bloc, sans distinction de parti ou de nuance politique. Le prolétariat, sans s’en laisser détourner, devait poursuivre sa route nettement tracée, sa victoire, c’est-à-dire son émancipation intégrale, étant au bout. Mais les travailleurs ne pouvaient rester indifférents à cette agitation qui bouleversait la France entière ; n’ayant rien obtenu des partis parlementaires, ils plaçaient leurs espérances dans le parti antiparlementaire dont l’action et la force se dessinaient et, dans le Nord, à Paris, pour ne citer que deux exemples caractéristiques, ils votaient pour le général Boulanger, sourds aux conseils d’abstention de leurs chefs les plus influents. D’autres, sans convictions bien solides ou sans conscience, ont délibérément marché avec la faction, prétextant qu’elle portait en elle les germes d’un mouvement révolutionnaire ! Comme s’il n’était pas évident qu’une agitation à laquelle collaboraient les pires réacteurs, les cléricaux les plus notoires, ne pouvait dévier au profit du socialisme, même au simple bénéfice de la République ?
Les socialistes qui firent masse avec les républicains, furent guidés par cette sensation simple, élémentaire, qu’avant tout, dans l’intérêt du pays, de la France de la Révolution, du socialisme lui-même, il fallait sauver la République d’une catastrophe analogue à celle du 2 décembre 1851 et que leurs positions, leur campagne de propagande, ils reprendraient le tout quand le danger serait écarté. Le citoyen Chabert avait parfaitement défini la situation quand, dans une formule impressionnante, il définissait la République « l’outil nécessaire de l’émancipation des travailleurs » ; malgré son âge, ses fatigues, il combattait dans les rangs républicains. Du reste, au cours de leur propagande antiplébiscitaire, les socialistes ne manquaient aucune occasion d’établir le bilan des fautes accumulées par les partis républicains bourgeois, depuis leur arrivée au pouvoir ; de développer leur programme, de convier les travailleurs à se préparer à la conquête du pouvoir politique, afin de fonder leur république à eux, la République sociale, La République, vivant, persistant, ils la pouvaient améliorer ; si elle périssait, il la faudrait ressusciter, c’est-à-dire perdre encore des années et des années à lutter contre la réaction triomphante qui, dès le lendemain de sa victoire, s’empresserait de supprimer les maigres libertés concédées par la République née depuis quelque temps à peine.
La crise boulangiste apaisée, ils reprenaient, en effet, leur campagne de programme, toujours prêts, comme ils devaient le prouver encore au cours de la crise nationaliste, à rallier le drapeau républicain, pour le défendre contre les entreprises de ses ennemis traditionnels et de ses ennemis d’aventure.
Mais un mouvement particulier qui était appelé à prendre plus tard une extension considérable, se manifestait déjà dans le monde du travail qui commençait à mettre en pratique la théorie de la lutte des classes, de la constitution du prolétariat en un parti distinct opposé à tous les partis politiciens, vivant de ses propres ressources et s’orientant par ses propres moyens. Cette tendance se manifestait assez nettement dans les bourses du travail qui s’étaient créées et dans les syndicats qui y avaient d’abord adhéré. Depuis qu’à Lyon, en 1886, s’était fondée la Fédération nationale, les congrès corporatifs, sous l’influence des partis socialistes, étaient entrés dans la voie révolutionnaire et celui de Bordeaux, tenu en 1888, déclarait que « la grève générale ou la révolution » pouvait seule entraîner les travailleurs vers leur émancipation. En outre une résolution invitait les travailleurs « à se séparer nettement des politiciens qui les trompent. »
La propagande anarchiste que n’avaient pu complètement enrayer les poursuites judiciaires exercées contre elle, à Lyon, en 1883 et depuis, faisait des progrès marqués ; elle inquiétait non seulement les partis politiques mais encore et particulièrement les deux grandes fractions du Parti socialiste qui avaient la notion bien nette du tort considérable que faisait à leurs progrès cette action, violente, désordonnée qui, sous des aspects parfois séduisants au point de vue théorique, ne pouvait donner que de funestes résultats. D’autant que, fréquemment, les réunions socialistes étaient troublées par les orateurs anarchistes et leurs compagnons et qu’il s’élevait des rixes graves.
Dans la Fédération des Travailleurs socialistes de France, qui venait de si vaillamment se conduire pour la défense de la République, un profond désaccord commençait à se manifester sur des questions de tactique, aussi il faut le reconnaître, sur des questions de personnes et une scission grave allait se produire au Congrès de Châtellerault ; mais elle ne devait pas avoir l’influence fâcheuse qu’on redoutait sur le développement général du Parti qui s’accusait partout et se manifestait à chaque fois qu’une occasion électorale se présentait. Déjà les socialistes avaient conquis des sièges dans plusieurs municipalités et, à la Chambre, un petit groupe de députés, se formait en marge de l’Extrême-Gauche. À l’Hôtel de Ville de Paris, en 1890, une dizaine de socialistes révolutionnaires portaient à la tribune les différents articles du programme et les défendaient avec talent et énergie.
Le cabinet Tirard, dont s’était séparé M. Constans, était tombé sur la question du traité de commerce avec la Turquie ; ce fut un cabinet de Freycinet qui lui succéda, le 17 mars 1890. M. Constans y détenait le portefeuille de l’Intérieur, M. Bourgeois celui de l’Instruction publique, M. Ribot avait les Affaires étrangères, M. Rouvier les finances. MM. Jules Roche et Yves Guyot avaient, enfin, conquis une situation ministérielle : le premier était au Commerce, le second aux Travaux publics. Ils ne se sont jamais consolés d’avoir perdu leur portefeuille et ils n’ont jamais pardonné à la République d’avoir osé et pu se passer de leur précieux concours.
Sous ce ministère eût lieu la mémorable visite d’une escadre française, commandée par l’amiral Gervais, à Cronstadt (juillet 1891) où l’accueil le plus enthousiaste se manifesta : un accueil plus enthousiaste encore devait accueillir nos marins à Saint-Pétersbourg. C’est ainsi que les deux gouvernements français et russe préludaient à ce qui devait devenir d’abord l’entente, puis l’alliance franco-russe.
Déjà les polémiques les plus vives s’élevaient au sujet du rapprochement entre les deux pays, les uns y voyant un gage assuré du maintien de la paix, un contre-poids à l’influence allemande, un avantage sérieux en cas de conflagration européenne ; d’autres y pressentaient, au contraire, un encouragement à une politique belliqueuse, de revanche, et blâmaient hautement une orientation qui menaçait d’engager la France avec une nation mal organisée au point de vue militaire, incapable d’un effort soutenu, déterminant, en cas de guerre avec l’Allemagne ; enfin, ils trouvaient incompréhensible, inexcusable, ce rapprochement entre la République française et le gouvernement le plus rétrograde et le plus oppressif de l’Europe.
A son retour, l’escadre française fut invitée par le gouvernement anglais à pénétrer dans la rade de Spithead où de magnifiques fêtes lui furent données. Les chauvins qui avaient trouvé tout naturel que les anciens adversaires de 1814 et de 1854 oublient leurs vieilles querelles à main armée, ne manquèrent pas de violemment s’indigner du rapprochement de la France et de l’Angleterre !
Dès les débuts de l’année 1892, le ministère de Freycinet tomba. Un projet de loi avait été déposé sur les associations et l’urgence avait été réclamée avec ce caractère bien net qu’il en fallait considérer l’adoption comme une indication en faveur de la Séparation de l’Église et de l’État. M. de Freycinet combattit l’urgence étant donné sa signification, mais la Chambre manifesta un avis tout contraire. Le 27 février, M. Loubet constituait le nouveau ministère qui ne subissait pas de profondes modifications. Toutefois, M. Ricard remplaçait M. Fallières à la justice et M. Cavaignac M. Barbey à la Marine.
La déclaration ministérielle ne présentait guère de nouveautés sensationnelles, mais elle se prononçait nettement contre la Séparation de l’Église et de l’État, estimant qu’il n’y avait ni dans la Chambre ni dans le pays une majorité pour l’accomplir ! Elle insistait aussi sur les projets de loi déjà déposés « concernant l’amélioration du sort des travailleurs », tels que la réglementation du travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels ; le droit à l’indemnité pour les ouvriers victimes d’un accident dans leur travail ; l’arbitrage dans les différends entre patrons et ouvriers, la loi sur l’hygiène et la sécurité des ateliers, les caisses d’épargne, les retraites ouvrières.
Cette partie du programme causa peu d’impression parmi les travailleurs qui savaient bien, par une longue et douloureuse expérience, qu’entre un programme ministériel et les maigres réalités qu’il annonce il y a trop souvent un abîme.
Le nouveau ministère s’était résolument prononcé contre toute séparation de l’Église et de l’État et pour l’application la plus stricte du Concordat ; dès ses débuts, c’est une question posée par l’audace des cléricaux qu’il allait avoir à traiter.
Le pape Léon XIII, avisé, observateur, semblait se départir de l’intransigeance de son prédécesseur. Il avait compris — les événements qui avaient marqué le développement et la défaite du boulangisme, le rôle important qu’y avait joué le clergé le lui avaient surabondamment démontré — que l’Église de France, à persister dans son attitude d’hostilité aux institutions consacrées par le suffrage universel, risquait gros jeu. Il devenait dangereux pour elle de continuer une lutte au cours de laquelle elle serait vaincue, il conseillait la soumission au moins apparente, le respect de la légalité et des pouvoirs établis, le désintéressement de l’action directe en matière politique, mais il avait tout au plus rencontré une respectueuse déférence de la part des cardinaux dont un seul, le cardinal Lavigerie, sans influence sur le clergé, avait adhéré à la République. Le pape aurait voulu voir le clergé se confiner dans son rôle d’éducateur, de consolateur. Sa tâche n’était-elle pas assez belle, assez élevée, de consoler les souffrants, de les réconforter ? Et la condition des travailleurs sollicitait son attention ; il manifestait une bienveillance toute particulière à ceux qui, dan le clergé et parmi les défenseurs de l’Église, s’occupaient des questions ouvrières. C’était là une tactique habile et qui eut pu offrir quelques dangers pour la démocratie, si le clergé français avait été capable de la comprendre et de l’adopter ; il aurait trouvé des appuis et des défenseurs jusque dans les rangs du parti républicain, en grande majorité hostile au socialisme, même aux réformes réellement efficaces. Ce fut peine perdue : le clergé français restait plus royaliste que le roi, plus ultramontain que son pape.
Or, voici qu’un jésuite, le P. Le Moigne, s’inspirant des vues de Léon XIII, avait entrepris de traiter les questions ouvrières, dans l’église Saint-Merri, en une série de conférences. Il avait abordé la question du paupérisme et comparant l’état social avant et après 1789, il avait dressé un véhément réquisitoire contre la Révolution française, l’accusant d’avoir trahi toutes les espérances du monde ouvrier et de ne lui avoir légué que la misère et la faim. Dans la bouche d’un défenseur de l’Ancien régime ce langage était normal, mais l’impudence était grande de le tenir publiquement. Les conférences du père jésuite ne manquèrent pas de produire un grand effet, mais combien contraire à celui qu’il escomptait. En foule, des travailleurs se rendirent à l’église Saint-Merri et aux attaques contre la Révolution française ils répondirent par des clameurs, par le chant de la Marseillaise. Ce grave incident fut porté à la Chambre par voie d’interpellation et provoqua un vif débat au cours duquel le président du Conseil, tout en affirmant son respect de la religion, déclara que le Cabinet était résolu d’une part à faire respecter la liberté du culte, mais d’autre part, à interdire toute critique et toute censure des actes du gouvernement et des lois de l’État. « Si, ajoutait-il, il se produit des conflits graves dans l’église Saint-Merri ou ailleurs, le ministre de l’Intérieur, qui a la garde de la tranquillité publique, prendra les mesures nécessaires et n’hésitera pas à aller jusqu’au bout, jusqu’à la fermeture de l’édifice ». L’attitude du président du Conseil reçut l’approbation de la majorité de la Chambre. Mais l’agitation des échauffés du cléricalisme que n’avait pu apaiser la défaite du boulangisme désormais sans chef ; — découragé, déçu, abandonné de la plupart de ses courtisans et de ses bailleurs de fonds de la veille, il s’était brûlé la cervelle, au cimetière d’Ixelles, — se compliquait d’une série de faits graves, résultats de la propagande par le fait appliquée par des anarchistes. Le 11 mars 1892, au numéro 136 du boulevard Saint-Germain, où logeait un juge, M. Benoît, qui avait présidé la Cour d’assises chargée, en 1891, du procès des anarchistes de Levallois-Perret, se produisait une formidable explosion ; le 15, une charge de dynamite éclatait à la caserne Lobau ; le 27 du même mois, rue de Clichy, une bombe détruisait en partie la maison habitée par M. Bulot qui, en qualité de substitut, avait prononcé le réquisitoire contre les anarchistes de Levallois-Perret. Cette succession aussi rapide qu’inattendue d’explosions provoqua un vif émoi et une légitime indignation. L’auteur de l’attentat du boulevard Saint-Germain, Ravachol, dont le signalement avait été répandu par la presse, fut reconnu, boulevard Magenta, dans un débit de vins, par un garçon de l’établissement et, sur ses indications, il fut arrêté. Quelques jours après l’établissement sautait ; le propriétaire, sa femme, sa fille et un client, complètement étrangers à l’arrestation de Ravachol, étaient mortellement blessés.
L’opinion publique était terrifiée, exaspérée ; elle réclamait d’énergiques mesures. Un projet de loi fut déposé par le ministre de l’Intérieur ; il concernait la presse et avait un double caractère préventif et répressif assez rigoureux. Après un grand débat et malgré une nouvelle explosion qui coûta la vie à cinq personnes, ce projet ne fut adopté que sensiblement amendé ; quant à Ravachol, il fut condamné aux travaux forcés à perpétuité ; plus tard il devait être condamné à mort pour crime de droit commun, par la Cour d’assises de la Loire.
Tels étaient les plus clairs résultats d’une propagande qui s’exerçait non seulement contre les partis possédants et dirigeants, mais encore et surtout contre l’ensemble du parti socialiste, sous le couvert des idées de liberté individuelle poussées jusqu’à ses plus extrêmes limites et de la nécessité d’une transformation sociale. Ils ne pouvaient avoir d’autres effets que de troubler profondément les travailleurs, les éloigner de l’action socialiste et les refouler vers les partis de conservation sociale. Toutefois, il faut noter ce fait que, dans la classe ouvrière, la confusion que certains eussent souhaitée entre les socialistes et les anarchistes ne s’établit pas et que les progrès des idées n’en furent pas ralentis. La politique coloniale engagée sur différents points de l’Afrique et en Extrême Orient se poursuivait activement partout ; la pacification du Tonkin et de l’Annam imposait encore de lourds sacrifices ; la pénétration au Soudan progressait lentement et le général Dodds poursuivait la conquête du Dahomey. Comme cela advint en chaque expédition lointaine, des dissentiments graves s’étaient produits entre le département de la guerre et celui de la marine, ce dernier se montrant trop régulièrement au-dessous de sa tâche, au point de vue de l’organisation. Du conflit qui s’éleva se produisît la retraite de M. Cavaignac qui fut remplacé par M. Burdeau.
Le Parlement poursuivait la discussion de lois à l’ordre du jour depuis plusieurs années déjà mais l’élaboration en était lente surtout en matière de législation ouvrière ; ce ne fut qu’à grand peine que fut adoptée la loi réglant les conditions du travail des femmes et des enfants dans les manufactures ;
sans doute réalisait-elle un progrès, mais non celui qu’attendaient les travailleurs dont les familles étaient vouées au plus douloureux destin.
En l’année 1892, la bourgeoisie républicaine, qui combattait avec la plus vive ardeur le parti socialiste, célébra, en une solennelle cérémonie au Panthéon, la commémoration de l’établissement de la République en 1792. Dans les discours qui furent prononcés par les présidents de la Chambre (M. Floquet) et du Sénat (M. Challemel-Lacour) furent mis en lumière les efforts prodigieux prodigués de 1789 à 1792, furent célébrées les grandes journées durant lesquelles le droit ne triompha que grâce à l’appui de la force révolutionnaire, mais dans ces discours il fut déclaré aussi que l’ère des révolutions devait être considérée comme définitivement close chez nous. C’était un avertissement donné au peuple ; il considérait surtout ces fêtes, ces évocations des grands jours, comme de véritables leçons de choses.
Comme pour bien établir, par des faits indéniables, quels fruits maigres, amers, la classe ouvrière a cueillis depuis la Révolution, entre tant d’autres faits significatifs, une grève formidable éclatait à Carmaux où, en 1891, la municipalité avait été conquise par les socialistes ; le citoyen Calvignac, secrétaire du syndicat des mineurs avait été élu maire. Cette élection avait préparé, amorcé le conflit qui allait surgir et provoquer partout un magnifique élan de solidarité. Tout fut mis en œuvre par l’administration de la Compagnie minière pour placer le nouveau maire dans l’impossibilité d’accomplir son mandat. M. le baron Reille était président du Conseil d’administration, il était député et avait pour collègue, dans la circonscription d’Albi, son gendre, le marquis de Solages ; ils ne pouvaient se faire à cette idée que là où ils étaient les maîtres au point de vue économique, ils ne le seraient plus au point de vue politique et ils congédièrent le citoyen Calvignac. Cette mesure constituait un véritable acte de provocation ; il excita l’indignation des mineurs qui se mirent en grève et se virent appuyés, suivis, par les métallurgistes et les verriers.
La lutte prit immédiatement un caractère très grave : elle devait se prolonger durant deux mois et demi, déterminant l’envoi de troupes nombreuses. Propagandistes et députés socialistes et mêmes radicaux, tel M. Clemenceau, se rendirent parmi les grévistes pour les encourager et soutenir leurs droits ; dans toute la France des réunions et des souscriptions s’organisèrent et, enfin, une interpellation porta la question à la tribune de la Chambre. Du débat se dégagea la nécessité d’un arbitrage et M. Loubet, président du Conseil, accepta d’être l’arbitre. Après avoir entendu les représentants de la Compagnie et les délégués des grévistes, MM. Millerand, Clemenceau et Pelletan, il rendit sa sentence qui donnait tort et raison à la fois aux deux parties en présence. Les ouvriers congédiés devaient être réintégrés ainsi que le citoyen Calvignac à qui ses fonctions de maire seraient rendues possibles ; de la réintégration devaient être exclus les travailleurs condamnés par le tribunal d’Albi ; enfin, le directeur de la Compagnie, M. Humblot, dont le renvoi était réclamé, devait rester en fonctions. La grève se prolongea, malgré cet arbitrage, et le travail ne reprit que le 3 novembre, après que les derniers condamnés eurent été graciés.
Cette grève avait eu un résultat politique local, elle avait provoqué la démission de M. de Solages, député de la circonscription. Après avoir fait la conquête de la municipalité de Carmaux, les travailleurs, gagnés par la propagande socialiste qui venait de recevoir un vif élan, allaient faire la conquête de la circonscription en élisant Jean Jaurès dont l’action à la Chambre et dans le pays allait devenir si considérable.
Mais voici qu’un nouveau scandale éclatait, celui du « Panama » qui devait, une fois de plus, agiter la France entière. De pressantes réclamations, attisées par les partis politiques qui ne pouvaient se résigner à leurs défaites successives et profitaient de toutes les occasions pour susciter des troubles, se faisaient entendre de la part de tous ceux qui avaient engagé des fonds dans l’entreprise du percement de l’isthme de Panama ; à ces réclamations nombreuses se joignaient de vagues accusations contre certains membres du Parlement, des personnalités en marge de la Chambre et du Sénat et contre certains organes de la presse ; ils avaient trafiqué de leurs mandats, de leur influence pour faire aboutir le dernier emprunt de 720 millions autorisé le 8 juin 1888. L’opinion était émue, elle exigeait que de la clarté fut projetée sur cette aventure louche, d’autant qu’il paraissait avéré que le canal ne pourrait être terminé et qu’une formidable collection de capitaux avait été drainée parmi les petits rentiers et les modestes épargnistes. Une spéculation effrénée, des malversations emportaient, comme cela arrive trop fréquemment, une entreprise grandiose dont les conséquences économiques et politiques pouvaient être si considérables.
A la pression énergique, violente de l’opinion publique, la Chambre céda en nommant une Commission de 33 membres « chargée de faire la lumière sur les allégations portées à la tribune à l’occasion des affaires de Panama ». Dès lors, l’affolement s’empara du monde parlementaire et les Cabinets se succédèrent, les uns parce qu’ils voulaient faire toute la lumière, les autres parce qu’ils tenaient à en faire le moins possible. Les accusations les plus graves, les plus formelles étaient dirigées contre les personnalités les plus en vue de la politique ; vingt-six chèques avaient été découverts au cours d’une perquisition dans une banque avec laquelle le baron de Reinach, dont le suicide restait si mystérieux, avait été en relations d’affaires. Ils représentaient une somme globale de trois millions et demi qui avaient été employés à reconnaître les services d’hommes politiques. Le gouvernement, M. Ribot était à la présidence du conseil, affolé, laissait adresser à la Chambre et au Sénat des demandes en autorisation de poursuites contre des députés et des sénateurs ― un seul devait être condamné, M. Baihaut, car il avait avoué. Le cabinet Ribot se désagrégeait, puis faisait place au cabinet Dupuy dont l’action contre les socialistes et les travailleurs organisés devait être si maladroite, si brutale.