Chapitre XXVIII.
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CHAPITRE XXIX
Jamais peut-être les polémiques de presse n’avaient eu autant de violence qu’au moment où M. Jules Ferry occupa la présidence du Conseil et durant les années qui suivirent, troublées par les crises les plus graves, les plus dangereuses pour la République. Les partis de réaction avaient, en fait sinon en apparence, renoncé à leurs projets de restauration pour le prétendant de leur choix. Au surplus, avaient-ils la sensation assez nette que leurs efforts resteraient vains devant la volonté catégoriquement exprimée du pays. Depuis la réunion du nouveau Parlement, depuis surtout leur dernière défaite sénatoriale, ils s’étaient unis sur le terrain de la défense de la religion, commun à tous. Leur but ? devenir les maîtres du pouvoir, sans se préoccuper de la forme qui lui serait donnée : leurs moyens ? tous ceux qui paraîtraient en rapport avec les circonstances et le moment. Agir sur l’opinion, l’ameuter contre le Parlement en mettant en relief les fautes commises ou le danger de certaines réformes en préparation ou en cours d’exécution ; profiter du moindre incident pour le transformer en scandale ; accuser le gouvernement de compromettre par sa faiblesse dans le domaine de la politique extérieure, par son imprudence dans la politique coloniale, la dignité de la France ou sa sécurité. M. Paul de Cassagnac libéré de sa fidélité bonapartiste par la mort tragique du prince impérial, avait donné la formule du nouveau parti conservateur « le n’importequisme » avec « n’importe qui » pourvu que « la gueuse en crevât ». L’action parlementaire réduite a des effets de tribune allait se doubler d’une active campagne dans le pays. Des républicains aveuglés par la passion politique, ou débordés d’appétits, allaient se faire les complices, les uns inconscients, les autres conscients et déterminés, de cette campagne qui, par trois crises profondes, va retarder l’évolution de la République et faire naître les plus graves complications.
Ce qui va faciliter singulièrement les entreprises du Parti conservateur, c’est la confusion extrême qui règne dans le Parti républicain. Les rivalités d’influence se sont accusées jusqu’à l’exaspération. La dictature morale exercée par M. Gambetta, que l’on pousse au pouvoir pour l’en précipiter et ruiner son prestige, lasse tout le monde : l’Extrême-Gauche a violemment rompu avec lui et, par la voie de la presse, des réunions privées ou publiques, lui fait une guerre sans merci, souvent justifiée, parfois injuste. M. Jules Ferry, qui est devenu une personnalité, a depuis quelques années déjà secoué le joug. C’est un tempérament d’homme d’État résolu à suivre la ligne de conduite qu’il s’est tracée, sans se préoccuper des impressions de l’opinion publique ; il en affiche le plus profond dédain : on dirait qu’il s’acharne à déchaîner contre lui l’impopularité ; qu’il savoure la tourmente passionnée, haineuse qui l’enveloppe. C’est évidemment un des rares hommes d’État que la bourgeoisie ait produit sous la troisième République ; elle n’a pas su le comprendre. Aux côtés de M. Jules Ferry un autre homme politique jouait un rôle considérable, M. de Freycinet, dont l’action était considérable, l’autorité très grande dans toutes les matières sur lesquelles s’exerçait son activité méthodique. Lui aussi avait abandonné Gambetta dont il avait été le lieutenant le plus actif, le plus intelligent collaborateur, durant la guerre franco-allemande. Contre son ancien chef, il menait une campagne oblique, sournoise, mais féconde en résultats. Son rôle eut été plus considérable encore si à sa souplesse, à son habileté, à ses réelles capacités, à son éloquence substantielle, claire, démonstrative, il eut joint un caractère ferme.
En réalité, le Parti républicain était fort fractionné et c’était dans son sein un renouvellement incessant d’intrigues, de luttes pour la conquête des porte-feuilles ministériels.
En dehors du Parlement, la propagande socialiste se poursuivait avec ardeur ; cependant son aspect se modifiait profondément ; de même que dans le Parti républicain, des divisions se produisaient, préjudiciables certainement aux progrès de l’Idée. La doctrine anarchiste avait lentement pénétré en France et parmi les tempéraments révolutionnaires épris de liberté et impatients de l’action, elle avait recruté des adhérents dont l’activité était grande et donnait des résultats, comme elle en avait donné déjà en Italie, en Espagne, en Suisse, depuis la scission qui s’était produite dans l’Internationale au Congrès de La Haye. C’était la lutte engagée entre anarchistes et socialistes réformistes ou révolutionnaires, tous admettant du reste le collectivisme ou le communisme comme doctrine fondamentale.
Tandis que les socialistes, tout en affirmant leur attachement à l’idée de liberté, entraient résolument dans la voie de l’action politique pour la conquête par le prolétariat des pouvoirs publics, les anarchistes prêchaient l’abstention, l’organisation en vue de la destruction de la société bourgeoise dans son organe essentiel l’État. Il y avait dans cette propagande de quoi séduire certains tempéraments ardents, certains cerveaux auxquels le socialisme ainsi conçu apparaissait comme une doctrine peu compliquée et ne comportant pas d’études approfondies. Elle devait produire de funestes effets.
Parmi les socialistes qui s’étaient groupés en un seul parti à la suite du Congrès de Marseille, les divisions s’étaient introduites ; il serait trop long d’en retracer les origines, les causes, l’évolution ; elles devaient aboutir, en 1881 et en 1882, à des luttes très vives, puis à une rupture définitive qui devait se prolonger durant bien des années. C’est au Congrès de Saint-Étienne (1882) que cette rupture se produisit. Il en résulta deux fédérations de groupes : le Parti Ouvrier Socialiste, qui maintient intactes la doctrine et la tactique marxistes et la Fédération des travailleurs Socialistes de France qui reste naturellement collectiviste révolutionnaire, mais adopte une organisation plus souple, plus capable de s’adapter aux nécessités de la propagande et de l’action, telles que les différents milieux, les différentes régions du pays les dégagent.
En vue de contrebalancer les progrès du Parti Socialiste qui s’accusaient chaque jour, malgré les divisions et certaines erreurs de propagande, s’était constitué un groupement dont le programme politique était celui de l’Extrême-Gauche de la Chambre, mais qui avait été additionné de quelques articles empruntés au programme socialiste et de réformes intéressant la classe ouvrière au point de vue corporatif. L’Alliance Républicaine Socialiste était anticollectiviste, antirévolutionnaire ; elle se déclarait opposée au principe de la lutte des classes, mais elle admettait la nationalisation et la transformation en services publics de certaines industries, chemins de fer, canaux, mines. M. Clemenceau avait accepté cette transformation ; dans son retentissant discours de Marseille, ces idées il les avait déclarées souhaitables, possibles, nécessaires.
De nombreux combattants de la Révolution du 18 mars, d’anciens membres de la Commune revenus d’exil ou de la Nouvelle-Calédonie, avaient adhéré aux divers groupements politiques et se trouvaient dans les différents camps : il faut déclarer que la majorité de ceux qui avaient siégé à l’Hôtel de Ville ne vinrent pas au parti socialiste révolutionnaire et que, fréquemment par la plume et la parole, ils le combattaient avec une ardeur et une âpreté remarquables. C’est à les voir attachés à cette œuvre que l’on put comprendre à quelles causes réelles était due la défaite d’un des mouvements révolutionnaires qui avait provoqué un grand enthousiasme et eu à sa disposition des troupes exercées, entraînées par les nécessités militaires du Siège ; un outillage de guerre largement suffisant.
Sur les masses ouvrières, en vue de l’exécution de leur plan et de la lutte contre le socialisme, les conservateurs de droite, essayaient d’agir par l’organisation des cercles catholiques. M. de Mun s’était employé avec un grand zèle à cette lâche et il avait trouvé de précieuses collaborations tant dans le monde politique que dans le monde patronal et clérical ; grâce à cet appui, des organisations se fondèrent à Paris, à Lyon et dans de nombreux centres de province, mais les progrès un instant très vifs devinrent rapidement stationnaires ; l’empreinte cléricale et royaliste qui, si fortement répugne au caractère français, était trop visible.
De ce tableau esquissé à larges traits dans ces pages trop sommaires, se dégage l’état de division dans lequel se trouvait la France entière ; il est pour expliquer comment, après leurs écrasantes défaites, les partis de réaction purent reprendre espoir et provoquer des crises périlleuses pour le pays et la République.
Un mouvement se produit dans le monde qui, durant plusieurs années, semble devoir détourner l’attention des puissances des affaires européennes et va, cependant, l’y ramener très intense, déchaînant des troubles gros de dangers. Chaque nation cherche à augmenter le nombre de ses colonies ou à en acquérir. C’est l’Afrique qui sollicite les principaux efforts. Le continent noir sillonné, sur la côte et vers l’intérieur, par de nombreux explorateurs, par des missions ; il y a là d’incomparables richesses en matières premières précieuses pour l’industrie. La France qui a déjà dans le nord l’Algérie, sur la côte occidentale le Sénégal, va viser la conquête de points importants : au nord, entre l’Algérie et la Tripolitaine, la Tunisie ; Savorgnan de Brazza lui conquiert lentement, sans efforts militaires proprement dits, une partie du Congo ; peu à peu s’annexeront la Côte d’Ivoire, le Bénin, le Dahomey, et la pénétration vers Tombouctou, le lac Tchad, s’effectuera, démontrant, trop fréquemment, que la civilisation ne se présente pas aux malheureux noirs sous des aspects civilisés et civilisateurs. Sur la cote occidentale, un établissement sera créé à Obock. Mais, en attendant qu’une grande et douloureuse expédition s’organise pour la conquête de Madagascar, la politique coloniale française s’oriente aussi et surtout en Extrême-Orient, entre le Fleuve Rouge et le Mékong, au nord de notre possession de Cochinchine, au Tonkin, en Annam.
Cette politique provoque de violentes polémiques dans la presse et dans le Parlement. Aux uns elle apparaît dangereuse, en ce sens qu’à leur avis elle détourne l’opinion de la préoccupation qui doit tout dominer, la préparation d’une revanche et la reconquête de la frontière de l’Est annexée à l’Allemagne ; la dispersion au loin de nos forces militaires et de centaines de millions ; pour d’autres elle n’est que l’appui donné à une série d’affaires financières qui, à aucun titre, ne peuvent intéresser le pays au point de lui faire courir des risques très grands. Elle est impopulaire, ceci est certain. Cependant, disaient ses protagonistes et leurs partisans, ils étaient nombreux, était-il possible de laisser un continent aussi vaste, aussi riche que l’Afrique, à la merci des concurrents nuques, alors que par ses possessions déjà acquises la France y était déjà établie ? Était-il possible de laisser incomplète l’œuvre déjà accomplie en Extrême-Orient ? Le Tonkin et l’Annam étaient le complément nécessaire de la Cochinchine, de véritable « marches » destinées à assurer la sécurité contre les intrigues et les incursions de la Chine. Quant à Madagascar, il n’était pas prudent de laisser tomber aux mains de rivaux une baie telle que Diégo-Suarez point d’appui tout désigné pour nos escadres sur la route de nos colonies d’Extrême-Orient.
Ces polémiques, ces crises parlementaires, provoquées par la politique coloniale ne sont pas, il faut le dire, suscitées par le seul souci de la sécurité et de la grandeur de la France ; les divisions, les âpretés de la politique intérieure y jouent au rôle considérable, prépondérant, et la mauvaise foi y a sa grande part. La meilleure preuve qu’on en puisse fournir, c’est que tous les partis politiques se sont succédé au pouvoir depuis 1871 et que pas un n’a renoncé à la politique dite d’expansion, quand les circonstances l’ont placé à la direction des affaires. Les critiques ont été le fait d’une opposition transitoire, pas autre chose.
Ce qui était pour frapper l’opinion, en dehors des échecs éprouvés parfois et qui l’affolaient malgré leur peu de gravité, c’est que les courants de l’émigration française ne se portaient pas sur les nouvelles colonies, encore moins que sur les anciennes où la sécurité était assurée. Elle continuait de s’orienter vers l’Amérique, principalement vers la République Argentine. Pouvait-on espérer voir des colons s’expatrier pour s’établir sur la Côte occidentale d’Afrique, en Cochinchine, en Annam, au Tonkin, alors que ce n’était qu’à grand’peine que quelques-uns avaient consenti à se fixer en Algérie, en Tunisie, non loin des côtes de France, dans des régions assainies et riches ? Alors l’or et le sang français, au profit de qui les sacrifiait-on ? au profit d’étrangers, de rivaux économiques, plus actifs, plus entreprenants que nos nationaux peu soucieux, du reste, d’aller se heurter aux complications, aux tracasseries créées et soigneusement entretenues par les autorités militaires et civiles.
Les questions coloniales ne passaient pas sans entraîner des difficultés dans le domaine de la politique étrangère. La Tunisie provoquait un mouvement anti-français en Italie, il devait durer de longues années latine dans la Triplice. Le développement de la politique coloniale en Afrique, la pénétration progressive vers le Soudan et l’expansion en Extrême-Orient posaient la question d’Égypte, clé du Centre africain et par le canal de Suez, clé de la route maritime la plus brève, la plus sûre. Ce problème devait résoudre par l’établissement de l’Angleterre dans le pays des Pharaons ; par Gibraltar, Malte, l’Égypte, l’île de Chypre cueillie dans le règlement des affaires d’Orient, la Méditerranée devenait un « lac Anglais ».
À l’intérieur, où la politique s’exaspérait de plus en plus, où le Parti clérical faisait bloc contre les républicains divisés et s’entredéchirant, les réformes, néanmoins, s’entreprenaient et s’accomplissaient au moins en partie, telles la loi sur la réorganisation judiciaire et sur l’enseignement secondaire et primaire, mais il était fort difficile de les continuer avec méthode et esprit de suite, car les ministères se succédaient avec une rapidité extraordinaire. Puis, on voyait fréquemment des républicains, ou du moins des représentant se disant tels, combattre avec une obstination rare les projets ou propositions de lois présentés, en ce qu’ils avaient de démocratique. C’est ainsi qu’en matière d’enseignement primaire, l’obligation et la gratuité étant adoptées, M. Jules Simon, au Sénat, demandait et obtenait que les « devoirs envers Dieu » figurassent dans le programme, au mépris du principe de neutralité tant de fois proclamé et qui s’imposait.
La loi sur les Syndicats subissait le même sort. Il s’agissait de faire cesser le régime de pure tolérance sous lequel étaient placés les groupements professionnels ; ils étaient à la merci de l’arbitraire et cet arbitraire prenait un aspect d’autant plus menaçant qu’au ministère de l’intérieur avait été créé un Bureau des Associations professionnelles, sous la direction de M. Barberet qui, depuis la défaite de la Commune, s’était exclusivement attaché à la reconstitution des syndicats ouvriers, s’efforçant à les maintenir sur le terrain purement corporatif et mutuelliste, à les tenir en garde contre les grèves et l’intrusion de la propagande socialiste. Le gouvernement avait fait sien, en le modifiant toutefois, le projet déposé par M. Lockroy en 1876. Sous la condition du dépôt des statuts et de la liste de leurs membres, le projet du gouvernement accordait la reconnaissance légale et la personnalité aux syndicats. MM. Lioblet, Trarieux et Ribot avaient présenté un amendement qui autorisait les associations ouvrières à se constituer librement sans être dans l’obligation de déposer ni statuts ni liste des adhérents, mais sans reconnaissance de la personnalité civile. Pour jouir de ce dernier avantage, tout syndicat devait déposer ses statuts dont l’examen était réservé aux préfets, à charge par eux de s’assurer qu’ils ne contenaient rien de contraire aux lois.
Ce projet devait traîner devant la Chambre et le Sénat jusqu’en mars 1884. Il fut, dès sa mise à l’ordre du jour, le sujet de très vives polémiques dans le monde ouvrier où les opinions étaient fort partagées. L’élément purement corporatif qui était resté fidèle aux idées et à la tactique de M. Barberet, souhaitait l’adoption du projet ; en revanche, les travailleurs qui s’étaient laisser pénétrer par la propagande socialiste, ils commençaient à être nombreux, combattaient le projet avec la plus grande énergie, préférant le régime de la tolérance avec toutes ses incertitudes, tous ses dangers, à une réglementation qui, à leur avis, les plaçait collectivement et individuellement sous la surveillance de l’autorité, c’est-à-dire de la police.
Mais un travail méthodique, réfléchi, de sang-froid, pouvait-il s’accomplir dans une Chambre où les rivalités d’ambition se manifestaient avec une acuité de plus en plus intense, que préoccupait ce que l’on appelait la « dictature occulte » de M. Gambetta, qu’inquiétaient les affaires de Tunisie et la dangereuse insurrection du Sud-Oranais où Bou-Amema venait d’infliger un grave échec au colonel Innocenti ; alors qu’une fermentation, un vif mécontentement se manifestait dans tout le pays et que des élections générales s’approchaient ? Le cabinet Ferry, pour se maintenir, car sa majorité s’effritait chaque jour davantage, brusqua la situation et, le 29 juillet, un décret déclara
close la session législative, tandis qu’un autre convoquait les électeurs pour le 21 août.
La campagne électorale fut on ne peut plus vive. Pour la première fois, le Parti socialiste entra en ligne avec son programme intégral, composé de la partie doctrinale dans laquelle figuraient les principes adoptés par le Congrès de Marseille, confirmés par des congrès régionaux : Expropriation de la classe possédante ; appropriation collective de tous les moyens de production ; constitution du prolétariat en parti politique de classe en vue de la conquête du pouvoir politique dans l’État et du pouvoir municipal dans la Commune ; ce programme doctrinal était suivi d’une série de réformes considérées comme immédiatement réalisables, destinées à fournir à ceux qui seraient élus comme autant de mises en demeure à présenter au Parlement. Partout où cela lui fut possible, des candidats furent posés et opposés à ceux de tous les partis. S’il mena une ardente campagne, il fut combattu avec une égale ardeur par tous les partis et surtout avec un merveilleux ensemble leur presse et leurs orateurs « donnèrent » contre lui. Rien ne lui manqua, pas plus les calomnies que les injures, les provocations et les coups. Il obtint à Paris et dans certains points de province des minorités qui, étant donné les ressources plus que modestes dont il disposait, marquaient de sensibles progrès.
Mais où la lutte fut plus que vive, violente, ce fut dans le XXe arrondissement qui était devenu pour M. Gambetta un véritable fief électoral. M. Gambetta était candidat dans les deux circonscriptions ; il tenait, en raison même de la campagne dirigée contre lui par les socialistes, l’Extrême-Gauche, par MM. Jules Ferry de Freycinet et leurs amis, à être réélu dans ce centre démocratique que, sous l’Empire, il avait appelé le « Mont Aventin de la Révolution ». La campagne électorale s’y déchaîna en tempête, particulièrement au cours de la mémorable réunion de la rue Saint-Blaise où son discours, dès l’exorde, fut accueilli, haché par de formidables clameurs. Le tribun, malgré l’avis de ses amis, avait tenu à y paraître, comptant que sa voix puissante, son éloquence brûlante, apaiseraient tous les orages et imposeraient silence aux plus déterminés. Tous ses efforts furent vains et c’est dans un mouvement de fureur, qui acheva de porter à son comble l’exaspération de l’auditoire surchauffé, qu’il traita les électeurs assemblés là d’« esclaves ivres », menaçant d’« aller chercher jusque dans leurs repaires » ses interrupteurs ; ils étaient la majorité.
C’était là déjà un grave échec pour l’homme politique que Belleville, dans un élan d’enthousiasme, avait adopté comme son représentant, après l’affaire Baudin. L’échec devait s’aggraver le jour du scrutin, car M. Gambetta, s’il était élu dans la Ire circonscription, fut mis en ballottage dans la seconde ; il se désista.
Les élections furent une nouvelle et importante victoire pour le parti républicain qui gagna environ 800.000 suffrages depuis 1877 et conquit 53 sièges dont 42 sur les bonapartistes qui furent particulièrement écrasés. Toutefois, la lassitude qui régnait dans le pays se manifesta par un million d’abstentions de plus qu’il ne s’en était produit en octobre 1877 lors de la grande bataille contre le gouvernement du 16 mai. Les divisions du parti républicain, les complications de l’expédition de Tunisie, l’augmentation des charges fiscales n’avaient pas été étrangères à cet événement qui constituait une indication grave.
Dans la nouvelle Assemblée allait se former un groupe composé de 88 républicains radicaux qui, tout en combattant la politique de M. Gambetta, ne devaient pas toujours s’associer à la politique de M. Clemenceau devenu le véritable chef de l’Extrême-Gauche. Au point de vue parlementaire, ce groupe devait prendre une réelle importance, en ce sens qu’il formerait un appoint appréciable dans les scrutins décisifs.
Dès la réunion de la Chambre, M. Gambetta lui désigné, par 317 voix sur 350 votants, comme président provisoire. C’était là une manifestation significative, une invitation formelle à prendre le pouvoir, aussi, le tribun assagi, déclina-t-il la candidature à la présidence effective. M. Brisson fut élu et, quelques jours après, le 10 novembre, le Cabinet Ferry renversé sur la question tunisienne, après une discussion incohérente, une série de scrutins au cours desquels se manifestèrent l’affolement et les lâchetés les plus navrantes, M. Gambetta était chargé de constituer un Cabinet, celui que l’on baptisa, dès sa naissance, du titre ironique de « grand ministère » et qui devait être de si brève durée. Sans doute, s’il n’était pas grand il était copieux ; il comptait douze portefeuilles et dix sous-secrétariats d’État, MM. Paul Bert, Allain-Targé, Waldeck-Rousseau, Rouvier, Félix Faure, Raynal, en faisaient partie et M. Gambetta s’était réservé les Affaires étrangères, avec M. Spuller comme aide de camp.
Il faut convenir que la large composition du Cabinet, qui avait été d’abord annoncé comme devant englober MM. de Freycinet et Jules Ferry, fut une déception. Il apparaissait plus prétentieux que grand. Son programme parut vaste mais creux ; il voulait donner satisfaction à tout le monde et il ne pouvait faire naître que des mécontentements ; il avait surtout ce caractère d’être « anti-gambettiste », en ce sens qu’il tournait le dos au programme de Belleville, même atténué par les récentes évolutions de M. Gambetta. Pour comble, les premières mesures prises provoquèrent plus que de la surprise, de la stupéfaction : M. J.-J. Weiss, journaliste et écrivain de très grand talent, mais orléaniste avéré, qui sous le 16 mai s’était fait remarquer par sa campagne anti-républicaine et ses excitations au coup d’État, était nommé directeur au ministère des Affaires étrangères ; le général de Gallifet, celui qui s’était montré si particulièrement odieux envers les prisonniers de Mai 1871, qui avait fait enlever à Dijon une statue de la République, dont le bonapartisme était avéré, entrait au Conseil supérieur de la Guerre avec le maréchal Canrobert ; enfin le général de Miribel, dont on disait, non sans raison, qu’il avait tracé le plan de mobilisation et de mise en marche du corps d’armée de Bourges pour le porter sur Paris, quand avait été préparé un coup d’État, sous le Cabinet de Rochebouët, clérical, monarchiste militant, était placé à la tête de l’état-major général de l’armée ! Il y avait là de quoi rassurer l’opinion déjà émue par les accusations de dictature lancées contre celui qui venait de prendre le pouvoir et surtout donner confiance aux éléments républicains qui pouvaient se trouver dans l’armée !
C’était un défi ou une inconcevable maladresse ; l’effet en fut désastreux. Les polémiques s’en aggravèrent dans les rangs républicains ; quant aux conservateurs, loin de les apaiser, ces concessions ne firent que les rendre plus âpres, plus exigeants.
Dès sa naissance, le « grand ministère » était mortellement atteint. Aussi bien était-il sourdement miné par les manœuvres de MM. Jules Ferry, de Freycinet, Ribot, Méline et par l’Élysée où le président Grévy, sous son attitude d’apparence réservée, strictement constitutionnelle, ne cessait de s’occuper activement de politique. Le 26 janvier 1882, il s’écroulait misérablement, après l’échec de sa proposition tendant à la substitution du scrutin de liste au scrutin d’arrondissement, proposition-préface d’une révision constitutionnelle fort anodine.
Aveuglée sur ses propres intérêts de classe possédante et dirigeante, par ses passions politiques si diverses, si contradictoires, la bourgeoisie française, par l’organe de ses représentants, venait de renverser, de réduire à l’impuissance un de ses hommes les plus marquants, dont le plan lui avait certainement échappé et qui était de constituer, sous l’étiquette républicaine, un grand parti national dans les rangs duquel auraient pu prendre place tous ceux qui, partisans de « l’ordre », résolus à lutter contre les progrès du socialisme, auraient fait abstraction de leurs préférences politiques. Le clergé lui-même y aurait eu son action réservée. Toutes les forces conservatrices se sciaient groupées autour d’un programme résumé en ces articles dominants : la tranquillité au dedans ; au dehors le rôle prépondérant de la France rétabli.
Le cabinet de Freycinet qui succéda au ministère Gambetta dura juste six mois. Il avait à faire face à de graves questions extérieures dont l’évolution inquiétait le pays et l’opinion du monde entier : affaires d’Extrême-Orient où la France se trouvait engagée et affaire d’Égypte. M. Gambetta s’était prononcé pour une entente et une action commune avec l’Angleterre ; M. de Freycinet, lui, soutenait avec l’Extrême-Gauche, une politique d’abandon, redoutant des complications internationales dangereuses, Toutefois, par un brusque revirement, il se décidait à proposer une occupation militaire du Canal de Suez. La Chambre des députés repoussait la demande de crédits proposée dans ce but et par 150 voix elle renversait le Cabinet auquel 75 députés seulement étaient restés fidèles ! Les partisans de Gambetta venaient de prendre leur revanche. Ce fut un Cabinet bien effacé, présidé par M. Duclerc, qui fut constitué pour laisser aux groupes parlementaires le temps de voir clair dans une situation fort troublée, fort incertaine. Cette situation devait, pour quelque temps encore, devenir plus incertaine, car, dans la nuit du 31 décembre 1882, Gambetta mourait à Ville-d’Avray. Le rôle qu’il avait joué était considérable ; on s’en aperçut surtout au lendemain de sa mort, car les partis conservateurs reprirent courage et entreprirent des manifestations qui émurent le pays tout entier, particulièrement le monde parlementaire désemparé. Manifeste et arrestation du prince Napoléon, expulsion des princes prétendants, agitations légitimistes dans le Midi, propagande anarchiste très intense, marquée par l’explosion de la place Bellecour à Lyon ; grèves graves à Montceau-les-Mines avec intervention de la troupe ; menées très actives de l’élément dit patriote, il n’en fallait pas davantage pour provoquer une profonde et inquiétante perturbation. La République semblait avoir usé, en fort peu de temps, ses hommes les plus en vue, les plus réputés et elle traversait une crise sérieuse, d’autant plus que chaque année le budget des dépenses grossissait et que les charges des contribuables devenaient de plus en plus lourdes ; elles étaient fort inéquitablement réparties. De cette situation le travail parlementaire se ressentait vivement ; il était lent et sans orientation. Le 21 février 1883, M. Jules Ferry en était chargé de constituer un nouveau Cabinet : il apparaissait comme le seul capable de tenir solidement la barre, d’appliquer un programme déterminé et d’affronter l’opinion publique, alors même qu’elle se déchaînerait contre lui ; il était déjà peu populaire. Le Parlement qui voyait l’Extrême-Gauche s’augmenter numériquement à chaque élection ; le Parti socialiste grossir le nombre de ses adhérents et prendre une part très active aux luttes électorales, groupant d’appréciables minorités, gagnant des sièges dans les municipalités, à Paris, par exemple, ressentait le besoin d’un « gouvernement fort », capable de pratiquer une politique de « réaction républicaine ». La désignation de M. Jules Ferry était indiquée. On ne pouvait oublier que c’était lui qui, le 31 octobre 1870, alors que l’Hôtel de Ville était tombé aux mains des révolutionnaires, parmi l’effarement de tous ses collègues, avait été le seul à conserver son sang-froid, à grouper, à conduire les forces militaires dont l’intervention inattendue avait délivré le gouvernement de la Défense nationale.
M. Jules Ferry, qui s’était manifesté antigambettiste en maintes circonstances, s’entoura d’amis dévoués de Gambetta, entre autres de MM. Challemel-Lacour, Waldeck-Rousseau, dont le rôle devait devenir si considérable par la suite. La tâche était malaisée : il fallait créer de toutes pièces une majorité, c’est-à-dire rassembler des éléments épars et divisés. Si la situation intérieure était on ne peut plus compliquée, il y avait à faire face aux inquiétudes, aux événements provoqués par l’expédition du Tonkin et les difficultés de tout ordre surgissaient chaque jour, motivant de grandes dépenses et des envois de troupes. Le mouvement de l’opinion était en général hostile à cette politique d’invasion qui se marquait en Afrique et en Indo-Chine, les uns estimant que tous les efforts devaient être consacrés à l’œuvre de réformation intérieure incombant à la République, les autres proclamant que la France ne devait pas être affaiblie par des expéditions lointaines ; que toutes les forces militaires devaient être réservées pour sa défense en Europe, surtout pour sa revanche des désastres de 1870-71.
Le cabinet Ferry se présenta devant le Parlement avec un programme qui, en résumé, n’était autre que celui de Gambetta, et il fut favorablement accueilli, ce qui démontrait que ce n’était pas des idées — il n’y avait pas de quoi — que la majorité avait eu peur, mais de l’homme. Il devait néanmoins rencontrer l’hostilité occulte mais active de l’Élysée plus favorable à la personne de M. de Freycinet. Et on se mit à l’œuvre. Après des discussions longues, touffues, parfois violentes, furent votées les mémorables conventions avec les compagnies de chemins de fer, alors que le rachat eut été autrement avantageux pour l’État et le public ; la réforme judiciaire, fort incomplète, mais pour l’exécution de laquelle il fallut suspendre l’inamovibilité. Enfin la révision et le changement du mode de scrutin qui avaient été les causes déterminantes de la chute du ministère Gambetta. Le scrutin de liste était adopté et le Sénat était modifié dans son recrutement, en ce sens que, par voie d’extinction, les soixante-quinze inamovibles étaient supprimés et tous les sénateurs élus pour neuf ans, avec le renouvellement triennal. Mais le cabinet devait soudain tomber dans les conditions les plus émouvantes, les plus tragiques et les plus pitoyables. Le 29 mars 1885, comme un coup de foudre, survenait la dépêche affolée du général Brière de l’Isle annonçant ce que l’on appela le « désastre de Lang-Son ». Tout semblait irrémédiablement compromis sur la frontière sino-tonkinoise ; ce n’était pas une retraite difficile mais bien une débâcle. Devant la surexcitation d’une partie de Paris toujours si impressionnable, la Chambre perdait tout sang-froid, toute orientation et, sur un discours virulent de M. Clemenceau, la Chambre rompait avec le ministère Ferry ! Vingt-quatre heures plus tard une nouvelle dépêche apaisait l’émotion, la retraite s’effectuait en bon ordre et l’échec tout momentané se présentait comme rapidement réparable ; mais le monde parlementaire se préoccupait déjà de la constitution d’un nouveau ministère. Tous les appétits étaient en éveil et les ministrables, leurs clients, se désintéressaient des événements du Tonkin.
Ce fut M. Brisson, président de la Chambre, qui composa le nouveau ministère…, un ministère de concentration républicaine ; il y entrait des éléments si divers, qu’il devait être voué à de solennels avortements. MM de Freycinet, Allain-Targé, Goblet, Sadi-Carnot, Sarcien en faisaient partie. Son programme était tout de prudence à l’intérieur et à l’extérieur. M. Floquet remplaçait M. Brisson au fauteuil de la présidence. C’était l’avènement au pouvoir du groupe l’Union républicaine qui s’était formé entre la Gauche Gambettiste et l’Extrême-Gauche.
Une proposition d’amnistie avait été déposée par Clovis Nuques, député socialiste des Bouches-du-Rhône ; sur la demande du gouvernement elle fut repoussée.
Nous avons déjà noté que la situation politique à l’intérieur était déjà fort troublée à l’avènement du ministère Ferry ; elle s’était exaspérée lors de l’affaire de Lang-Son et les agitations se manifestaient chaque jour davantage. Les obsèques d’Amouroux, ancien membre de la Commune, devenu député de la Loire, et de Cournet, avaient donné lieu à des manifestations importantes ; le drapeau rouge y avait été déployé, des rixes avaient éclaté entre la police et les manifestants. Voici que revenait l’anniversaire de la semaine de mai 1871 ; depuis 1878, les socialistes se rendaient, à cette occasion, au cimetière du Père-Lachaise ; des couronnes d’immortelles étaient accrochées au « Mur des Fédérés » et des discours faisant l’apologie de la Révolution du 18 mars étaient prononcés par les propagandistes. Chaque année cette manifestation avait donné lieu à des incidents plus ou moins graves et les ordres donnés par M. Camescasse, préfet de police, exécutés avec une rare vigueur, n’avaient pas passé sans provoquer de vives réclamations à l’Hôtel de Ville où, depuis 1881, 1882 et 1884, siégeaient des socialistes : Vaillant, Jules Joffrin et Chabert.
En 1885, la manifestation s’annonçait comme plus importante que précédemment. M. Gragnon, qui venait de succéder à M. Camescasse, avait pris des précautions telles qu’on aurait pu se croire dans une ville en état de siège ; des troupes de police avaient été massées aux abords du Père-Lachaise et à l’intérieur du cimetière ; les drapeaux rouges avaient été proscrits ; aussi la manifestation se transforma-t-elle rapidement en cohue passionnée pour la défense des drapeaux révolutionnaires ; au dedans du cimetière, les bagarres prirent des proportions effrayantes ; il y eût de nombreux blessés et il fut procédé à de véritables arrestations en masse. Ces scènes, que rien ne pouvait justifier, provoquèrent une vive émotion jusque dans des milieux hostiles aux socialistes. Il était évident que les mesures prises, sous couleur d’assurer l’ordre, n’avaient eu d’autre résultat que de le troubler ; c’étaient là de condamnables provocations. Le lendemain de la manifestation, le gouvernement se trouva dans l’obligation de déclarer que désormais, si les drapeaux rouges devaient rester proscrits, les bannières de même couleur seraient autorisées. C’était là une concession, minime compensation aux coups reçus et aux arrestations subies.
Ces incidents amenèrent des interpellations à la Chambre et à l’Hôtel de Ville. À la Chambre une intime minorité se rencontra pour protester ; à l’Hôtel de Ville, sur l’intervention du citoyen Chabert et de ses collègues, la majorité éleva une énergique protestation contre l’attitude du Préfet de Police. Quelques jours avant ces incidents, Victor Hugo était mort et des obsèques nationales lui avaient été faites auxquelles participèrent de nombreuses délégations venues de toutes les régions de France et de l’Étranger. Ce fut une brève trêve entre les partis.
Le 4 juin venait en discussion la proposition tendant à la mise en accusation du ministère Ferry ; elle fut repoussée, et ce n’était que justice, car l’expédition du Tonkin n’avait pas été entreprise par lui ; puis, jusqu’à l’incident de Lang-Son, elle avait obtenu l’approbation de la majorité du Parlement qui avait sa large part de responsabilité sans avoir la moindre franchise ni le moindre courage. La Chambre devait, du reste, quelques jours plus tard, donner la mesure de son esprit politique en ratifiant, le 6 juillet, le traité de Tien-Tsin conclu avec la Chine ; elle avait déjà ratifié le traité de Hué et le traité avec le Cambodge, approuvant ainsi la politique coloniale de M. Jules Ferry qu’elle avait si violemment flétrie, dans un moment d’affolement, le jour où lui avait été communiquée la trop fantaisiste dépêche du général Brière de l’Isle. La Chambre et le Sénat votent la loi réduisant le service militaire à trois ans, supprimant le volontariat d’un an, mais, toutefois, créant une série de dispenses équivalant au volontariat qui devenait simplement gratuit.
Le budget vint en discussion. En cette fin de législature, le débat offrait un puissant intérêt… électoral. Ce fut pour la réaction l’occasion de vives critiques sur la gestion des finances du pays par le parti républicain. Sans doute le système financier prêtait-il le flanc à de sérieuses et justifiées critiques, mais on conviendra que ce n’était ni aux bonapartistes, ni aux orléanistes, ni aux légitimistes à les présenter, car les régimes qu’ils représentaient n’avaient pas laissé des finances prospères et des contribuables satisfaits. M. Jules Roche qui, depuis que les divers gouvernements qui se sont succédé se sont passés de ses éminents services, s’est fait le champion ardent de la coalition réactionnaire contre la politique fiscale de la République, se signala parmi ceux qui défendirent la gestion républicaine, et il apporta, à l’appui de sa thèse, des arguments solides et une éloquence impressionnante par sa clarté, sa précision.
Mais une grande, solennelle discussion allait s’élever au cours de laquelle allait reparaître M. Jules Ferry qui, durant plusieurs semaines s’était tenu à l’écart et n’avait pas reparu au Palais-Bourbon. La Chambre avait voté un crédit de 600.000 francs pour frais de première installation à Obock, un crédit de 12 millions était demandé par le Cabinet pour l’expédition de Madagascar. Favorablement rapportée par M. de Lanessan, la demande était vivement combattue par MM. G. Périn et Camille Pellétan ; M. Jules Ferry monta à la tribune et présenta une apologie passionnée de l’expansion coloniale qu’il envisageait au double point de vue du développement économique et de la défense nationale elle-même. La thèse obtint dans l’enceinte législative un succès considérable. L’ancien président du Conseil retrouvait en quelques heures une majorité nombreuse et enthousiaste ; elle parut même menaçante pour le ministère en fonction. Le crédit fut voté à une forte majorité. Les jours du cabinet Brisson étaient comptés ; il n’aurait pas longtemps résisté à l’échéance électorale ne s’était trouvée si proche.
Le 6 août, la Chambre se séparait après avoir donné le spectacle d’une rare
incohérence ; elle laissait le pays profondément troublé, donnant déjà de visibles signes de mécontentement dont toutes les réactions et une poignée de républicains ambitieux allaient profiter pour déchaîner une série de crises qui allaient agiter profondément la France et lui faire courir les dangers les plus grands.
Les électeurs étaient convoqués pour le 4 octobre ; la campagne électorale fut on ne peut plus active ; le rétablissement du scrutin de liste avait quelque peu modifié la situation et rendu toutes les propagandes plus aisées, car la lutte avait débordé le terrain trop limité des questions et des influences locales. L’Extrême-Gauche avait adopté un programme d’action nettement anti-opportuniste et anti-colonial ; il réclamait la révision constitutionnelle basée sur la souveraineté absolue du suffrage universel ; la Réforme financière ; la Séparation des Églises et de l’État ; la Réduction du Service militaire ; des lois de Protection et d’Émancipation du Travail. La plupart de ces réformes étaient peu claires dans leur énoncé et dans leur développement, surtout celles cernant le travail, mais il faut se hâter de reconnaître que l’Extrême-Gauche se trouvait fort embarrassée, car elle se trouvait placée entre le parti gouvernemental qui avait un programme modéré, il est vrai, mais précis, et le parti socialiste qui entrait une fois de plus en ligne, malgré les divisions qui l’affaiblissaient depuis qu’une scission s’était produite en 1882, au Congrès national de Saint-Étienne, entre ceux que l’on appelait les « Marxistes » et ceux que l’on allait appeler les « Possibilistes ». Les socialistes, quelle que fut la fraction à laquelle ils appartenaient, arborèrent leur programme avec son exposé de la doctrine intégrale et la série de réformes à présenter au Parlement comme autant de mises en demeure destinées à faciliter et à rendre plus effective leur propagande. La position du parti représenté par l’Extrême-Gauche était d’autant plus difficile que c’était parmi ses électeurs désabusés ou impatients que le parti socialiste devait recruter ses nouveaux adhérents.
Quant aux partis de droite, leur tactique fut simple ; ils laissèrent à peu près de côté les questions politiques ; ils avaient compris que le suffrage universel était en grande majorité fortement attaché aux institutions républicaines et ils ne voulaient pas le heurter de front. Ils s’attachèrent à se tenir sur le terrain de ce que l’on appelle la politique pratique, la politique d’affaires ; leurs critiques portèrent sur le système financier, le développement de la dette publique, l’accroissement des impôts, les dangers de la politique coloniale, la politique d’effacement devant l’Europe et particulièrement devant l’Allemagne. Ils ne négligèrent pas, toutefois, la question religieuse, sachant que si le pays était anticlérical, il était néanmoins, par habitude, attaché aux croyances religieuses traditionnelles dans les familles. Et leur ardeur devint d’autant plus vive que, dès le début de la période électorale, ils purent constater que le ministère prenait une attitude de neutralité telle que les fonctionnaires n’osèrent pas intervenir, même en qualité de simples électeurs.
Les résultats des fautes commises par les ministères successifs qui avaient énervé, inquiété le pays, des divisions des républicains de gouvernement, de l’attitude inconcevable du gouvernement furent un sujet de stupéfaction. Après les deux tours de scrutin, la composition de la Chambre, considérée dans son ensemble, était la suivante : 383 républicains et 201 réactionnaires. Les partis de droite qui, aux élections de 1881, avaient au total obtenu 1.789.767 suffrages, en obtenaient cette fois 3.541.384, soit un gain de 1.751.617 suffrages. L’événement était sensationnel. Il démontrait qu’une notable partie des électeurs républicains était prête à se laisser cueillir par le parti audacieux qui oserait en faire la tentative. Ce fut une profonde émotion dans le parti républicain dont les diverses fractions n’hésitèrent pas à se renvoyer, dès la première heure, la responsabilité de ce retour offensif, menaçant, d’un ennemi qu’on croyait bien avoir écrasé définitivement en 1881.
Malgré une fort belle campagne, durant laquelle, ayant des moyens plus que modestes à sa disposition, le Parti socialiste groupa une minorité respectable de voix ; elle accusait des progrès lents mais certains. Son activité s’était manifestée dans les grandes villes, dans les centres industriels des principales régions ; partout avaient été développées les idées essentielles du programme surgi des différents Congrès qui avaient suivi celui tenu à Marseille en 1879. À Paris seulement, malgré les difficultés présentées par le scrutin de liste, ses candidats avaient réuni près de 30.000 voix. Clovis Hugues, Antide Boyer, Camélinat, Basly élus, allaient prendre les premiers sièges à la gauche de l’Extrême-Gauche.
Le bureau de la nouvelle Chambre ne fut pas aisé à constituer. Si M. Floquet fut élu président sans opposition, il n’en alla pas de même pour les vice-présidents parmi lesquels figurèrent MM. E. Lefèvre et Anatole de la Forge.
La nouvelle Chambre avait une lourde tâche à accomplir : à l’intérieur, des réformes importantes et urgentes ; les questions coloniales à régler et une situation extérieure qui, depuis la constitution de la Triplice, sollicitait toujours l’attention, car la paix de l’Europe était à la merci d’un incident. Mais était-il possible d’entreprendre un travail suivi avant d’avoir liquidé le problème ministériel. Le parti républicain rendait le cabinet Brisson — il n’y avait rien d’exagéré, du reste — responsable de la victoire remportée par la réaction, puis les pouvoirs du Président de la République venaient à expiration. Le cabinet Brisson traversa non sans difficultés les débats provoqués par le traité conclu avec la reine de Madagascar et la question de l’évacuation ou de la non évacuation du Tonkin. Le 28 décembre, les deux Chambres réunies en Assemblée nationale, à Versailles, réélisaient par 457 voix sur 589 votants, M. Jules Grévy président de la République, et le 7 janvier, suivant l’usage constitutionnel, un nouveau Cabinet fut constitué sous la présidence de M. de Freycinet. M. Sadi-Carnot détenait le portefeuille des Finances, M. Sarrien celui de l’Intérieur, M. Goblet celui de l’Instruction publique, M. E. Lockroy celui du Commerce, l’amiral Aube, qui devait et aurait dû exercer une plus grande influence sur l’évolution de notre marine militaire, prenait le portefeuille de la Marine ; enfin, le général Boulanger, dont le rôle allait être si prodigieux et la fin si lamentable, faisait sa première apparition. Il avait été spécialement et chaudement recommandé pour « ses talents militaires et son républicanisme » — alors qu’il était colonel, il participait aux processions à Belley ! — par les hommes les plus en vue et les plus influents de l’Extrême-Gauche. Ils devaient s’en repentir bientôt, mais un peu tard.
De la nouvelle Chambre, du nouveau Cabinet à la tête duquel se trouvait un homme politique d’une intelligence, d’une souplesse et d’une hésitation incomparables, datait réellement l’ère des difficultés dont Gambetta avait parlé au lendemain de l’éclatante victoire remportée sur les hommes du 16 mai. Les droites y constituaient une minorité tellement nombreuse que le moindre appoint venu des Gauches, sur une des questions de principe ou de tactique divisant le parti républicain — elles étaient nombreuses — la pouvait transformer en majorité et déterminer la chute d’un ministère. Il n’en fallait pas davantage pour compliquer une situation politique déjà difficile.
Le cabinet se présenta devant le Parlement avec un programme vague, imprécis ; il n’en pouvait guère être autrement avec un gouvernement formé d’éléments aussi disparates. On devait cependant lui faire crédit, puisqu’il apparaissait au lendemain de la réélection de M. Grévy qui, dans son message, avait fait un pressant appel à la concentration républicaine. Le seul ministre qui devait y cueillir une popularité énorme, en attendant qu’elle devint dangereuse, fut le général Boulanger qui ne négligea aucune occasion de faire parade de son républicanisme. Les occasions ne devaient pas lui manquer. Quelques jours à peine après la constitution du ministère il dût répondre à une demande d’interpellation pour le déplacement, par lui ordonné, d’une brigade de cavalerie connue pour l’attachement et les intrigues royalistes de la majorité de ses chefs. Il parla en termes fort nets des devoirs de l’armée envers la République et de son intention bien ferme de réprimer toute manifestation contre la discipline. Il fut très applaudi par la Gauche et obtint, à une forte majorité, un vote de confiance. En juin, après l’adoption de la loi d’expulsion des chefs des familles ayant régné sur la France et de leurs héritiers directs dans l’ordre de primogéniture, il raya des cadres de l’armée les membres de la famille Bonaparte et de celle de Bourbon qui y avaient été réintégrés ou y avaient été admis. Sa popularité s’en accrût d’autant plus que la mesure qu’il venait de prendre lui attirait les attaques les plus violentes de la presse bonapartiste et royaliste. Il eut à ce sujet une rencontre avec le baron de Lareinty. Mais déjà se révélait l’intrigant, l’ambitieux sans scrupules qui se cachait sous des allures si militaires et si démocratiques. On publiait dans la presse de droite, des lettres adressées par le colonel Boulanger au duc d’Aumale, lettres de gratitude dont le ton formait un contraste frappant avec l’attitude du ministre de la guerre. Il n’hésita pas à les démentir, quoiqu’elles fussent authentiques, ainsi que cela fut démontré plus tard.
Au cours d’une interpellation sur l’intervention de la troupe dans une grève, il avait déclaré que la présence des soldats et des gendarmes n’impliquait aucun caractère d’hostilité contre les grévistes ; qu’il ne fallait voir là qu’une sage mesure de précaution, et il avait ajouté qu’au surplus, au moment même où il parlait, gendarmes et soldats étaient peut-être en train de partager leur gamelle avec les ouvriers en chômage volontaire ! Il n’en fallait pas davantage pour séduire cette partie de la population qui, dans sa candeur touchante, sans défiance, se laisse séduire, enthousiasmer par des déclarations qu’elle n’a pas l’habitude d’entendre.
Mais voici que, le 11 décembre 1886, le ministère de Freycinet tombait sur un vote de surprise de la Chambre décidant la suppression des sous-préfets à dater du 1er janvier 1887. Un cabinet Goblet lui succédait et le général Boulanger y était religieusement conservé comme une force, tant sa popularité avait fait des progrès dans les masses populaires, à Paris et dans certains centres industriels. C’était lui qui, maintenant, pour cette partie de la France qu’hypnotisait la pensée de la revanche, incarnait le sentiment du patriotisme le plus exaspéré, le plus dangereux ; il devenait en même temps le pivot de combinaisons ministérielles élaborées par des membres en vue de l’Extrême-Gauche. La série des « fantaisies » politiques, parlementaires et militaires du ministre de la guerre serait trop longue à énumérer ; son plan se démasquait, mettait à jour ses visées ambitieuses. Le Parlement, les républicains clairvoyants, sincères, de toutes les nuances, depuis les plus modérés jusqu’aux socialistes révolutionnaires, étaient déjà fortement impressionnés par le mouvement démagogique, d’allure césarienne, qui se déchaînait et des tentatives de réaction qui s’ébauchaient, tandis que des républicains, principalement dans les fractions les plus avancées, les plus intransigeantes, voire même les plus révolutionnaires, affirmaient que le général Boulanger suivait une voie franchement démocratique, inspiré par le plus noble désintéressement. En mai, toutefois, un grave incident de frontière, l’incident Schnœbelé, se produisait ; il révélait les dangers que pouvait faire courir à la France le ministre de la guerre. Au moment où la situation diplomatique était très tendue, où le Chancelier de fer se montrait menaçant, une demande de crédit extraordinaire était déposée pour une expérience de mobilisation d’un corps d’armée. En la circonstance, l’expérience eut été considérée par l’Allemagne comme une provocation, comme un casus belli et le crédit fut, heureusement, repoussé. La chute du cabinet Goblet était, dès ce jour, décidée ; elle se produisit sur une question fort secondaire d’économies. On commençait à comprendre, dans le parti républicain, qu’il y avait impérieuse nécessité, urgence à se débarrasser d’un soldat-politicien compromettant, déjà entouré d’une clientèle plus compromettante encore.
On peut dire qu’à cette époque les esprits étaient si profondément déçus et troublés que les mesures prises pour réagir contre le mouvement césarien qui se dessinait ne contribuèrent qu’a le développer, surtout parce que ceux qui les édictaient étaient attachés à une politique antidémocratique, hostiles aux réformes réclamées par le pays. D’autre part, le développement des Sociétés patriotiques avait détourné la jeunesse de toutes les questions à l’ordre du jour pour la localiser sur le terrain d’un chauvinisme étroit, exclusif, provocateur. On allait voir s’opérer autour du général Boulanger la concentration des éléments les plus disparates : les patriotes et les démagogues en marge du Parti socialiste, les politiciens impatients de jouer un rôle et, plus tard, bientôt, toutes les forces vives de la réaction, du cléricalisme qui comptaient tirer le parti le plus avantageux de la tourmente qui se préparait.
Le Cabinet qui succéda au ministère Goblet était présidé par M. Rouvier ; le choix était détestable, maladroit, car M. Rouvier était très impopulaire. Le général Boulanger fut remplacé au ministère de la guerre par le général Ferron, soldat très simple, modeste, mais qui ne manquait pas d’énergie, et l’ancien ministre fut nommé au commandement du 13e corps d’armée à Clermont-Ferrand. On avait espéré que, repris par les occupations de sa charge et par les obligations rigoureuses de la discipline militaire, il allait se dégager de son entourage, s’effacer. C’était méconnaître et la situation et l’homme. Son départ pour Clermont-Ferrand fut l’occasion d’une manifestation formidable qui se déroula jusqu’à la gare de Lyon, véritable crise de délire qui faisait redouter les pires complications. Dès lors, ce que l’on a appelé le mouvement boulangiste avait pris corps ; il allait se prolonger jusqu’aux élections de 1889, qui marquèrent la débâcle de cette faction ou, pour mieux dire, de cette cohue césarienne et démagogique.
Comme un malheur n’arrive jamais seul, au moment où la France, troublée, incertaine, avait le plus besoin de tranquillité pour se recueillir et de confiance pour conserver son sang-froid, voici qu’éclataient les scandales Wilson-Caffarel-Limouzin, dont toute la presse publiait quotidiennement les détails. Il ne s’agissait de rien moins que d’une véritable entreprise de négociations pour le trafic des décorations. Les perquisitions ordonnées sous la pression irrésistible de la presse et de l’opinion, avaient amené la découverte de pièces édifiantes ; elles établissaient la complicité active du gendre du Président de la République qui avait transformé une partie de l’Élysée en une officine de louches opérations de toute nature. Le scandale plongeait dans le plus profond désarroi le monde parlementaire et tous ceux qui calculaient que le général Boulanger pouvait devenir, sous leur direction habile, un instrument puissant d’opposition, s’empressèrent à exploiter le scandale. On conviendra que, dans un pays où la politique a, du reste, été bien plus un moyen d’agitation qu’un sujet d’études, qu’un procédé d’éducation des masses populaires, toujours très impressionnables, l’occasion était merveilleuse.
Ce fut dans tout le pays un mouvement d’opinion inouï ; il faut reconnaître, toutefois, que les masses paysannes ne s’y laissèrent pas prendre ; elles virent les réactionnaires, les cléricaux qui, d’abord, à la suite de l’expulsion des princes, avaient manifesté la plus violente hostilité au général Boulanger, ministre « radical » de la guerre, se faire ses plus chauds partisans, et cela éveilla toutes leurs méfiances ; elles comprirent que, sous couleur de patriotisme et d’honnêteté politique, c’est à la République que la coalition en avait, et elles ne se laissèrent pas influencer ; elles restèrent ce qu’elles étaient lentement devenues ; des masses républicaines, soucieuses de la paix extérieure et de la tranquillité intérieure.
La crise provoquée par l’affaire Wilson-Caffarel-Limouzin entra dans sa période la plus aiguë, le jour où la Chambre, à l’unanimité moins une voix, autorisa les poursuites contre M. Wilson ; quarante-huit heures après, le cabinet Rouvier était renversé et M. Grévy, dans l’impossibilité de constituer un nouveau ministère, cédait aux sommations formelles du Parlement, en donnant, le 2 décembre, sa démission.
Cette démission aurait sans doute amené une détente, si ne s’était immédiatement présentée la perspective de la candidature et de l’élection de M. Jules Ferry à la présidence de la République. Cette perspective, qui n’avait rien d’exagéré, du reste, donna un nouvel aliment à l’agitation populaire, à Paris surtout, où elle devint particulièrement intense et permit de redouter des troubles graves. Mais M. Sadi-Carnot fut élu au second tour de scrutin, le 3 décembre ; pour quelques jours, un calme relatif fut rétabli. M. Sadi-Carnot était un républicain modéré, de tempérament maladif et calme ; le renom de l’aïeul qui avait joué un si grand rôle durant la Révolution l’auréola vis-à-vis de la foule. C’était un président de tout repos qui entrait à l’Élysée. M. Tirard fut chargé de constituer le nouveau ministère. Il aurait fallu des hommes d’énergie, de décision, pour réagir contre le mouvement boulangiste qui s’exaspérait et prenait toute l’allure d’un parti très fort, décidé aux pires aventures ; on avait compté sur un apaisement qui ne pouvait se produire.
L’année 1888 s’ouvrit donc sous de sombres présages. Les victoires républicaines allaient-elles donc être compromises par une faction ayant à sa tête un soldat rebelle ? En février, la candidature du général, encore en fonctions, par suite inéligible, était posée par un Comité d’initiative, à la tête duquel se trouvait M. G. Thiébaud, bonapartiste ardent, actif et intelligent, dans cinq départements et elle groupait 55.000 suffrages. Sur une mise en demeure, le général se défendit d’avoir manqué à la discipline militaire ; il affirmait être resté étranger à la campagne électorale : il n’avait autorisé personne à se servir de son nom, à poser sa candidature. Mais on découvrait qu’il était venu plusieurs fois à Paris sans autorisation, sous un déguisement. La mesure nécessaire qui, quelque temps après, le mettait à la retraite d’office, le rendait complètement libre. Il ne nous est pas possible de noter dans tous ses détails l’évolution du mouvement boulangiste organisé avec son Comité de protestation nationale, doté de sommes formidables, outillé d’organes nombreux, groupant toutes les forces vives de la réaction fraternellement alliées avec des révolutionnaires qui n’avaient pas hésité à patronner un des chefs militaires qui s’était particulièrement distingué durant la répression de mai 1871. Il faut nous borner à en souligner les points saillants et les répercussions.
Le cabinet Tirard avait été renversé sur une question de révision constitutionnelle présentée par MM. C. Pelletan, G. Clémenceau et Andrieux. Un ministère Floquet lui succéda. Il devait trouver devant lui, comme député, le général qui avait élu dans la Dordogne, le Nord et avait opté pour ce dernier département. On escomptait son action au Parlement ; elle fut nulle, car il se rendit ridicule par son attitude hautaine et prétentieuse. Il donna connaissance de son programme dont les articles essentiels figuraient dans le traditionnel programme républicain de l’extrême-gauche. Il visait surtout l’organisation du gouvernement direct, le référendum, non la suppression du Sénat, mais son élection par le suffrage universel. Ce programme il en avait fait une proposition ferme de révision constitutionnelle ; l’urgence fut repoussée. Enfin, le 18 juillet 1888, il remontait à la tribune pour proposer la dissolution de la Chambre. Sa proposition décida une intervention très vive du président du Conseil, M. Floquet, et une altercation s’en suivit qui motiva contre le général l’application de la censure. Il avait compris qu’il n’y avait pour lui rien à obtenir de la Chambre et il donna sa démission, puis il adressa des témoins à M. Floquet ; une rencontre fut décidée et le général reçut un coup d’épée dans la gorge, fort léger du reste, — simple piqûre d’amour-propre.
Cependant, le Parti républicain, devant le danger menaçant pour la République, s’était ressaisi ; les membres de l’Extrême-Gauche qui avaient introduit le général dans la politique active et en avaient fait un ministre de la guerre, l’avaient soutenu, revenaient de leur grave erreur. Une concentration républicaine se formait pour s’opposer à la coalition de toutes les forces réactionnaires et démagogiques et une notable fraction du Parti socialiste, la Fédération des Travailleurs socialistes de France y adhérait, plaçant momentanément au-dessus de toute considération la défense de la République. La Société des Droits de l’Homme se dressait en face du Comité de protestation nationale. Sans se réconcilier, prêts à reprendre leurs positions respectives de combat le danger passé, des adversaires, hier irréductibles, combattaient côte à côte : M. Ranc qui représentait la politique gambettiste, M. Clemenceau la politique radicale-socialiste et Jules Joffrin qui, à l’Hôtel de Ville, dans la propagande quotidienne, défendait avec la plus vive ardeur et un remarquable sens politique les revendications révolutionnaires.
Presse restée fidèle à l’opinion républicaine, propagandistes, tous faisaient une campagne acharnée contre le mouvement devenu césarien et plébiscitaire.
Déjà leur intervention donnait d’appréciables résultats. Dans l’Ardèche, la candidature du général essuyait une défaite magistrale ; quelques mois auparavant, le chef de la Ligue des Patriotes, M. Déroulède, avait été battu dans la Charente. Toutefois, au scrutin du 19 août, le général était élu, avec d’imposantes majorités, dans la Somme, la Charente-Inférieure et le Nord. Enfin, dans un moment d’oubli, le 27 janvier 1889, Paris l’élisait contre M. Jacques, candidat de la Concentration républicaine. Quinze jours après cette élection qui eut un grand et douloureux retentissement, le ministère Floquet se retirait et M. Tirard prenait le pouvoir, trouvant le scrutin d’arrondissement substitué au scrutin de liste.
C’était l’année où devait se tenir l’Exposition internationale, en vue de laquelle de grands préparatifs avaient été faits, l’année où devaient avoir lieu les élections générales. Dans de bien fâcheuses conditions elle se présentait. Mais, dans le nouveau ministère, se trouvait un homme peu populaire, fort décrié, sur lequel la presse boulangiste faisait courir les bruits les plus graves, le représentant comme un brasseur d’affaires louches ; des accusations formelles étaient venues, par l’organe de M. G. Laguerre jusqu’à la tribune du Palais-Bourbon. M. Constans qui détenait, dans le nouveau Cabinet, le porte-feuille de l’Intérieur, était un homme de ressources ; il le démontra bientôt. La Ligue des Patriotes fut dissoute ; des poursuites autorisées par la Chambre furent ordonnées contre trois députés, MM. Laguerre, Turquet et Laisant et, enfin, le bruit circula que le général Boulanger ainsi que les principaux chefs du Parti boulangiste allaient être arrêtés. Le général, le comte Dillon et M. Rochefort s’empressèrent de passer la frontière. C’était tout ce que voulait le gouvernement. Ce fut une première et grande déception pour la majorité de ceux qui avaient adhéré à la faction, s’y étaient lancés à corps perdu, s’y étaient compromis, de voir leurs chefs si belliqueux, les abandonner, se mettre à l’abri, dès la moindre menace. Décidément, leurs héros manquaient d’héroïsme. De ce jour data une salutaire réaction. L’appoint des forces socialistes qui comptaient des représentants au Conseil municipal de Paris, Vaillant, Lavy, Joffrin, Simon-Sœns, Réties, Brousse, Faillet, Chabert, avait joué un rôle important dans la lutte contre le boulangisme. Leur rôle n’était pas terminé, car tout danger n’avait pas encore disparu. Partout, et au premier rang, propagandistes et militants affrontaient les foules délirantes qui acclamaient le général factieux et, fréquemment, c’étaient de véritables batailles qui se livraient dans des réunions tumultueuses.
L’exposition internationale fut une trêve heureuse et féconde : la commémoration des grandes dates de la Révolution redressa la conscience populaire déviée par une perturbation extraordinaire ; le 13 juillet, la Chambre avait adopté la loi sur les candidatures multiples ; le 14 août, le Sénat constitué en Haute-Cour, frappait, par contumace de la peine de la déportation dans une enceinte fortifiée, le général Boulanger, le comte Dillon et M. Rochefort ; 18,000 maires de France accourus à Paris, sur l’appel du Conseil municipal, renouvelaient les fêtes mémorables et émouvantes de la première fête de la Fédération et, après les élections générales du 22 septembre et du 6 octobre, la République sortait triomphante de l’épreuve qu’elle venait de subir. Cette fois, c’était un véritable plébiscite en sa faveur, puisque 366 députés républicains étaient élus, 172 royalistes ou bonapartistes et seulement « 38 boulangistes ». La faction était morte sous cet aspect ; elle devait bien reparaître, transformée il est vrai, mais toujours la même quant à sa constitution.