Histoire socialiste/La Troisième République/27

Chapitre XXVI.

Histoire socialiste
La Troisième République

Chapitre XXVIII.



CHAPITRE XXVII


Le 16 Mai et l’Europe. — Craintes de guerre. — La victoire républicaine calme les inquiétudes. — Les Socialistes et le Mouvement républicain. — Le « Prolétaire » et « L’Égalité ». — Un mot de Bakounine. — De la rentrée du Parlement à la démission du Maréchal de Mac-Mahon. — Menaces de Coup d’État. — L’Armée et la République. — M. Jules Grévy, président.


La crise violente dont la première phase, la plus importante, venait de se dérouler, n’avait pas passé sans vivement solliciter l’attention de l’Europe entière. Qu’allait-il advenir de la lutte engagée ? Partout, comme en France, on avait la sensation bien nette que la victoire de la réaction se traduirait par une répercussion sur la politique extérieure et il y avait une grande inquiétude touchant la paix de l’Europe. Le triomphe du parti clérical, du parti ultra-montain ne pouvait manquer de faire surgir des complications avec l’Italie ; il n’en fallait pas davantage pour provoquer une conflagration, non seulement avec la « sœur latine », mais encore avec l’Allemagne. La question de revanche ne se poserait-elle même pas, alors que l’armée n’était pas encore réorganisée, que le matériel de guerre n’était pas renouvelé, que, notre marine était à l’état rudimentaire, tiraillée entre des méthodes divergentes, gouvernée, orientée par les bureaux si routiniers du ministère de la rue Royale ? On ne pouvait oublier les heures d’angoisses de 1875, alors que la guerre avait failli éclater.

À calculer les folies dont étaient capables les hommes au pouvoir, malgré les vives défiances causées aux gouvernements par l’installation définitive de la République en France, avide surtout de paix, l’étranger se montra sympathique aux efforts des républicains, dont une première victoire fut accueillie comme un gage de sécurité.

Les socialistes avaient marché d’accord avec le parti républicain et n’avaient pas été des derniers à participer aux luttes ardentes de la campagne électorale, faisant abnégation de leurs préférences personnelles, mais dégageant de la situation des conclusions destinées à éclairer les travailleurs, à leur tracer la voie dans laquelle ils devaient s’engager pour de la République bourgeoise dégager leur République à eux ; pour les émanciper du double joug politique et économique.

Disposant de moyens plus que modestes, ils avaient fondé deux organes hebdomadaires, suivant une ligne de conduite à peu près semblable, mais composés d’éléments différents qui bientôt allaient se réunir pour former le Parti ouvrier socialiste : Le Prolétaire et L’Égalité. Le premier portait en sous-titre, journal républicain des ouvriers démocrates-socialistes. Le Prolétaire était né des deux Congrès de Paris (1876) et de Lyon (1877), de ce dernier particulièrement où, pour la première fois, avaient été présentées les idées socialistes, telles que l’organisation des travailleurs en un parti politique distinct, la socialisation des moyens de production, la répartition équitable des produits du travail, etc….. À la vérité, les socialistes n’y avaient figuré que comme minorité, mais on les avait écoutés, sans trop s’irriter et c’était déjà un grand progrès fait pour inquiéter leurs guides habituels qui sentaient venir le moment où les groupements ouvriers, même purement professionnels, allaient échapper à leur influence vraiment par trop modérée. La partie active du prolétariat, lentement mais sûrement, s’arrachait à sa torpeur. Parmi les rédacteurs du Prolétaire figuraient des ouvriers intelligents, studieux, actifs, dévoués et énergiques, quand l’occasion s’en présentait : Chabert, Prudent-Dervillers, Eugène Fournière, Paulard, un instituteur, A. Lavy, et tant d’autres qui collaboraient au journal tant par la plume que par leur modeste obole. Chaque rédacteur se doublait d’un conférencier et tous déployaient une activité merveilleuse, supportant fatigues, attaques, calomnies, privations avec un courage rare et une grande simplicité. Une grande union existait parmi tous ces militants dont l’œuvre fut considérable, entreprise qu’elle était entre tant de difficultés et de périls de toute nature.

Parallèlement au Prolétaire, s’était créée l’Égalité, hebdomadaire. C’était à la fois un journal de combat et de doctrine ; fondé par Jules Guesde qui revenait d’exil, avec l’aide de quelques amis, il représentait les idées de Karl Marx. Quelques semaines après sa fondation, il comptait comme collaborateurs : Gabriel Deville, Brugnot (de Lyon), E. Ferroul, John Labusquière, Paul Lafargue, Victor Marouck, qui devait y publier sa belle étude sur les journées de juin 1848, Émile Massard, Benoît Malon, établi à Lugano en attendant l’amnistie. Il avait des correspondants un peu partout : en Allemagne, Liebknecht et Most ; en Angleterre, J.-B. Clément ; en Belgique, César de Paëpe, le théoricien des services publics ; aux États-Unis, Eugène Dupont, de l’Internationale ; en Italie, A. Costa, Gnocchi-Viani, Nabruzzi, Zanardelli ; pour la Russie, un ex-rédacteur d’un journal socialiste russe. Inutile de dire que pour l’Égalité comme pour le Prolétaire, toutes les collaborations étaient gratuites, et que, fréquemment, il advint qu’un rédacteur paya le papier pour le tirage ou les timbres pour l’expédition. Dans l’Egalité, Jules Guesde publiait régulièrement un article étincelant de forme, serré d’argumentation, dans lequel il développait un des points essentiels de la doctrine marxiste, dont il devait être le propagateur le plus ardent, le plus actif et le plus efficace, et sous son action, sous celle de ses collaborateurs, les groupes d’études sociales se formaient, se fédéraient à Paris et en province. L’activité des propagandistes fut à peine ralentie par les événements du 16 mai et ceux qui allaient suivre, jusqu’à la démission du maréchal de Mac-Mahon. Les plus intransigeants, tout en faisant ardente campagne pour la République contre la coalition réactionnaire déchaînée, ne cessaient de faire la critique de l’organisation sociale et d’inciter les travailleurs à se placer sur le terrain de la lutte des classes pour la conquête de leur émancipation.

Par eux tous la victoire républicaine fut accueillie avec enthousiasme. Plus la République serait solidement établie plus la propagande leur serait aisée. Leur attitude ne pouvait être autre, quand Bakounine lui-même, l’apôtre indomptable, passionné de l’anarchie, l’anti-étatiste par excellence, déclarait, au lendemain des élections d’octobre, que la démocratie française venait une fois de plus de sauver la France et de donner un salutaire exemple aux peuples de l’Europe ?

Malgré le vent de résistance qui soufflait dans les groupes et cercles réactionnaires, jusque dans l’entourage du maréchal-président, certains hommes politiques que n’aveuglaient ni la passion ni la haine, qui voyaient clair dans la situation et se rendaient compte du mouvement irrésistible qui emportait le pays, conseillaient la prudence ; à trop vouloir se heurter contre l’obstacle nouveau qui venait de se dresser, on risquerait de se briser. Mieux valait céder, au moins dans les apparences ; rien n’empêcherait de gouverner pour le parti de la conservation en choisissant un Cabinet modéré quant au républicanisme, décidé à n’entreprendre aucune des réformes réclamées par le « radicalisme ». Des organes modérés, tels que le Moniteur Universel et le Soleil prêchaient la « soumission ». Ils ne furent pas écoutés. L’orientation était à la résistance et cette résistance on l’organisa. Le Cabinet de Broglie, qui avait donné sa démission, la reprit sur l’invitation du maréchal et il se présenta devant la Chambre des députés qui avait réélu son ancien bureau, afin de bien affirmer, par une significative manifestation que la nouvelle majorité n’était autre que l’ancienne et que le même esprit l’animait.

Son premier acte fut de décider qu’une Commission de 33 membres, élue dans les bureaux, serait chargée de procéder à une enquête sur les actes qui, depuis le 16 mai, « avaient eu pour objet d’exercer une pression illégale sur les élections »… de constater tous les faits de nature à engager, n’importe à quel titre, la responsabilité de leurs auteurs, quels qu’ils pussent être » et « de proposer à la Chambre les résolutions que ces faits lui paraîtraient comporter ».

Durant les trois séances des 13, 14 et 15 novembre, cette proposition fut l’objet de débats d’une violence rare ; la droite entière se sentait touchée par l’attaque directe menaçante dirigée contre le ministère qui l’avait si violemment servie. MM. de Fourtou et de Broglie firent hautement l’apologie de leurs actes ; M. Gambetta intervint, faisant ressortir les actes arbitraires, illégaux, commis, l’usage abusif qui avait été fait du nom du maréchal : « La vérité, s’écria-t-il, c’est que vous n’hésitez pas à perdre celui-là même dont vous exploitez le point d’honneur contre son devoir constitutionnel, et que vous n’hésitez point, pour sauver quelques heures de cette domination dont vous n’avez pas l’ambition, dont vous avez la gloutonnerie ! »

Comme cela était à prévoir, le projet de la Commission fut adopté par 312 voix contre 205.

Au Sénat, le duc de Broglie obtint gain de cause ; il se trouvait plus à l’aise pour développer, en les soulignant, ses conceptions gouvernementales si étranges. À cette attitude, la Chambre riposta en ajournant l’examen de l’élection du baron Reille, dans le Tarn, jusqu’à ce qu’il eût été procédé à une enquête complète sur l’attitude des fonctionnaires et des agents de l’autorité dans la circonscription.

Malgré l’appui du Sénat, qui manifestait ouvertement ses préférences en élisant des réacteurs avérés comme inamovibles, la situation n’était plus tenable pour le ministère et le 21 il se retirait. Qu’allait-il sortir de cette nouvelle crise ? Le maréchal céderait-il aux vœux du pays ? Appliquerait-il, simplement et « loyalement », ainsi qu’il l’avait maintes fois déclaré, la Constitution ? Provoquerait-il, de sang-froid et de parti-pris, la majorité de la Chambre renvoyée par le suffrage universel, malgré une pression inouïe ? Il y avait une grande inquiétude ; aussi ce fut avec une profonde stupeur que fut accueillie la nouvelle de la constitution du ministère ayant à sa tête un soldat, le général de Rochebouët ! Son entourage importait peu, à l’exception de M. Welche, à qui était échu le portefeuille de l’Intérieur et qui avait la réputation d’un « homme à poigne », les autres n’étaient que de vagues comparses. L’accueil que lui fit la Chambre fut significatif. M. de Marcère qui, depuis, a manifesté un goût très vif pour la politique de violence et de Coup d’État, de répulsion pour le parlementarisme, le Parlement n’ayant plus voulu de lui, protesta énergiquement contre le gouvernement qui surgissait comme une menace. M. Welche tenta de lui répondre ; il fut d’une éloquence incertaine, d’une argumentation fort anémique. M. Floquet résuma le sentiment général des républicains dans un discours qui se terminait par cette virulente apostrophe : « Nous vous déclarons que vous n’aurez ni notre confiance provisoire, ni notre concours à un moment quelconque. — Non ! nous vous refusons cette confiance, nous vous refusons ce concours ! Vous ne pourrez, ni nous tromper, ni égarer le pays ! »

La conclusion du débat fut le vote d’un ordre du jour par lequel la Chambre déclarait « qu’elle ne pouvait entrer en rapports avec le ministère ».

Ce cabinet renversé, tout danger n’était pas conjuré, car à ce moment, les bruits de préparation d’un coup d’État militaire prenaient une telle consistance que le parti républicain avait dû s’en préoccuper et prendre des mesures de précaution très sérieuses. Quels éléments triompheraient parmi ceux qui harcelaient le maréchal de Mac Mahon de leurs conseils, de leurs supplications, de leurs objurgations ? L’infortuné soldat ne savait auquel se vouer, car on le menaçait de toutes parts des pires catastrophes. C’était la révolution radicale et socialiste qui se dressait, menaçant de tout emporter, ordre, religion, famille et patrie !

Durant quelques jours, qui furent des jours d’anxiété, se succèdent les combinaisons tour à tour les plus singulières et les plus graves. Il est question d’un ministère Batbie ; on parle de la démission du président qu’effare la politique de résistance qu’on préconise autour de lui ; des généraux, des colonels ont insisté dans ce sens. C’est le parti de la modération, de la légalité qui finit par l’emporter et le 14 décembre c’est un cabinet Dufaure qui est constitué, composé de membres de la Gauche, de la Gauche modérée naturellement. M. Dufaure a le portefeuille de la Justice ; M. Waddington est aux Affaires étrangères ; M. de Marcère à l’Intérieur, avec M. Lepère comme sous-secrétaire d’État ; M. Léon Say aux Finances, avec M. Girerd, celui qui, au cours d’une séance mémorable de l’Assemblée nationale, a produit le document établissant la conspiration bonapartiste, comme sous-secrétaire ; M. Bardoux, à l’Instruction publique, avec M. J. Casimir-Périer comme sous-secrétaire ; M. de Freycinet aux Travaux publics ; M. Teisserenc de Bort à l’Agriculture et au Commerce. Le portefeuille de la Guerre a été confié au général Borel ; celui de la Marine à l’amiral Pothuau. Ces deux derniers n’ont pas de passé politique ; ils n’ont été mis en vue par aucune intrigue ; ils passent tous deux pour des tempéraments modérés.

Le 15 décembre 1877, le nouveau ministère, dont la constitution avait provoqué une détente nécessaire, se présentait devant le Parlement avec un message présidentiel. La teneur de ce document n’était que la paraphrase du mot comminatoire de M. Gambetta « se soumettre ou se démettre ». Après avoir eu la ferme intention de se démettre, le Maréchal se soumettait. Il reconnaissait que les dernières élections avaient « affirmé une fois de plus la confiance du pays dans les institutions républicaines et il affirmait sa volonté d’appliquer dans toute sa rigueur la Constitution de 1875, dont les principes seraient désormais ceux de son gouvernement. Il faisait, en terminant, un appel au concours de tous pour rendre l’Exposition universelle très brillante.

Le ministère fut accueilli avec faveur par la Chambre des députes. Ce fut avec un silencieux dépit que la majorité du Sénat écouta la lecture du message qu’applaudissait vigoureusement la Gauche. Elle n’osait blâmer ouvertement le maréchal de son attitude, mais elle voyait s’évanouir ses espérances ; toutefois elle avait la relative consolation de se sentir, en vertu même de la Constitution, le frein de la Chambre ; elle allait jouer ce rôle avec ardeur et ténacité.

En ce qui touche les lourdes responsabilités accumulées durant la période préparatoire des élections, les partis de réaction avaient bien tort de s’alarmer. Les représailles des républicains devaient se borner modestement à des révocations, à des déplacements de fonctionnaires, de sous-ordres qui avaient souvent obéi parce que leur pain tenait à leur emploi. Les grands chefs, les vrais responsables, devaient être épargnés ; l’impunité leur était assurée comme elle l’avait été à ceux de l’Empire qui avaient tenu la France sous leur joug durant près de vingt ans, puis l’avaient livrée à l’invasion étrangère. Chez nous, depuis le 24 février 1848, la République ne s’est montrée sévère, implacable, qu’envers ses plus fidèles, ses plus dévoués et ses plus énergiques défenseurs.

Le Parlement se mit à l’œuvre ; elle n’était pas aisée la tâche qui incombait aux républicains vainqueurs à qui était échu de mettre en pratique, de transformer en lois les articles de leurs programmes électoraux. Le mot de Gambetta : « l’ère des difficultés commence » était en situation. Qu’allaient surtout faire, ou seulement tenter, les représentants du suffrage universel en faveur des prolétaires qui venaient, de toute leur vigueur, les aider à vaincre la réaction menaçante ?

C’est que la question ouvrière ne se posait pas seulement au point de vue des principes ; une crise économique se produisait dont les travailleurs souffraient un peu partout, mais qui se faisait plus particulièrement sentir dans quelques régions, à Lyon surtout où les ouvriers de l’industrie de la soie étaient frappés par un cruel chômage. La très active reprise des affaires qui avait marqué la seconde moitié de l’année 1871 et les suivantes, s’était peu à peu apaisée. Dans la hâte de rattraper le temps perdu, l’industrie française avait produit sans compter et elle avait fortement engagé son avenir. Il avait fallu réalimenter le marché intérieur et s’occuper de l’exportation. Sans méthode, sans calculs assis sur des données exactes, simplement stimulés par les âpres aiguillons de la concurrence, les industriels français s’étaient acharnés à la besogne. Pour les besoins de la consommation intérieure elle-même ils avaient trop produit, d’autant plus que de même que sur les marchés étrangers ils avaient rencontré des rivaux supérieurement organisés pour la production et les échanges, ils rencontraient maintenant sur le marché français les produits de ces mêmes rivaux à des conditions de prix bien inférieures. L’Allemagne, l’Angleterre, l’Autriche-Hongrie, l’Italie nous envahissaient commercialement, immobilisant dans nos réserves la partie de la production nationale concurrencée victorieusement par elles et toute la surproduction due à l’anarchie qui dominait et domine encore notre industrie et notre commerce.

De cet état de choses résultait le chômage pour les industries réduites à restreindre leur production ; pour les autres c’étaient des opérations destinées à restreindre les effets de la concurrence, par exemple la réduction des frais généraux, entre autres des salaires, alors qu’il aurait fallu transformer l’outillage et perfectionner l’organisation commerciale encore sous le joug de la routine la plus lamentable. Parmi ce que, dans le monde officiel et dans la grande presse de toutes les nuances, on appelait le relèvement, la vitalité, la prospérité de la France, la misère commençait à se faire sentir vivement, chez les petits patrons, chez les petits commerçants, surtout parmi les ouvriers. À Lyon, elle fut particulièrement douloureuse. La situation des canuts rappelait, l’activité, l’exaspération révolutionnaires en moins, les tragiques journées de
PORTRAITS DES CONSEILLERS MUNICIPAUX SOCIALISTES RÉVOLUTIONNAIRES DE LA VILLE DE PARIS EN 1887.
D’après un document du Cri du Peuple.


1746, 1786 et 1831. Pour venir en aide à ces infortunes vraiment émouvantes, des souscriptions s’organisèrent partout, mais combien insuffisantes, malgré l’élan de générosité qui se manifesta.

M. Louis Blanc donna, au profil des canuts, une conférence le 25 mars. On attendait avec curiosité, dans le monde bourgeois aussi bien que dans le monde socialiste, ce qu’allait dire l’ancien organisateur du « Parlement ouvrier du Luxembourg » en 1848, qui se réclamait toujours du socialisme et avait tant écrit sur l’organisation du travail. Hélas ! son discours fut exclusivement consacré à l’« Histoire légale de la Charité en Angleterre » ! Voici, en majeure partie, quelle fut sa conclusion : « La suppression de la misère est, je le sais, et je l’ai dit bien souvent, un problème trop difficile pour qu’on ne l’aborde pas avec modestie, avec prudence, avec défiance même : il est trop vaste pour sa solution soit resserrée dans telle ou telle conception particulière ; il touche à trop d’intérêts pour qu’il y ait chance de le résoudre autrement que par l’accord de toutes les bonnes volontés, le concours de tous les efforts et au moyen de réformes graduelles, demandées à la science, à elle seule ».

Ce fut une éloquente déception pour tous ; quant à la recette, c’était une goutte d’eau dans un océan de misère !

Malgré toutes les épreuves courageusement supportées, les travailleurs lyonnais ne se départirent pas du calme le plus grand ; une fois de plus le prolétariat faisait crédit de sa misère à la République.

La bourgeoisie française ne comprit pas encore à quelles causes réelles était due cette crise ; elle l’attribua principalement aux répercussions des crises politiques qui venaient de se produire et dont l’ère ne paraissait pas près de se clore. On trouve la trace de ces préoccupations dans les nombreuses pétitions adressées au président de la République. Elles produisirent, quoiqu’elles fussent en grande partie inexactes, une grande impression sur cet esprit faible, désorienté et elles eurent du moins cet heureux résultat de le faire renoncer à la politique de résistance que, sur les sollicitations de son entourage et de ses ministres, il semblait résolu à adopter.

Le Sénat, lui, décida la nomination d’une Commission d’enquête qui eut mandat d’étudier les causes de la crise ! On en attend encore les résultats !

La chambre allait poursuivre son travail d’examen des élections réservées comme entachées de fraudes et, pour ainsi dire, chaque invalidation devait être suivie d’une revanche républicaine. Le nouveau Cabinet prenait des mesures contre les fonctionnaires qui, trop ouvertement, avaient manifesté leur zèle en faveur de la réaction et de la candidature officielle ; il ne pouvait se désintéresser du rôle qu’avaient joué certains généraux, car il était certain que des préparatifs militaires avaient été faits en vue d’un coup d’État, sous le bref ministère Rochebouët. Comme cela fut établi par la suite, la mobilisation du corps d’armée de Bourges, destiné à agir sur Paris, avait été organisée sous l’œil vigilant du général Ducrot. Le ministre de la Guerre le priva de son commandement. À Limoges, un grave incident s’était produit et avait causé dans toute la France une émotion très vive : un officier, le major Labordère, en présence des instructions données par le général Bressolles, avait cru devoir élever une énergique protestation et déclarer qu’il ne consentirait pas à se rendre complice d’un coup de main contre la Constitution et la République. On savait qu’assez nombreux avaient été les officiers qui, sans traduire aussi publiquement leur attachement à la République, n’en étaient pas moins résolus à ne pas « marcher » si l’ordre leur en était donné. Le général Bressolles fut mis en disponibilité ; à cette mesure justifiée, le Cabinet républicain, dans sa timidité, et au nom de la discipline militaire, trouva une singulière compensation : le major Labordère fut mis en non activité par retrait d’emploi. On ne pouvait pas laisser l’indiscipline s’introduire dans l’armée. On qualifiait d’indiscipline le respect de la Constitution et la fidélité au gouvernement légal, à la République ! Et la Chambre, en majorité républicaine approuva. C’était là un encouragement singulier donné aux officiers républicains dont la situation dans l’année était déjà si difficile.

L’usage qu’avaient fait des lois sur le colportage les ministres du 16 mai en amena la refonte dans un sens plus libéral et il en fut de même de la loi sur l’état de siège : elle ne fut pas abrogée, mais amendée en ce sens qu’il ne pouvait être déclaré qu’en vertu d’une loi et pour une durée déterminée « en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection à main armée ». En cas d’ajournement des Chambres, le président de la République faisait déclarer l’état de siège, mais les Chambres se réunissaient de plein droit deux jours après ; en cas de dissolution, l’état de siège ne pouvait être déclaré, sauf le cas de guerre étrangère et seulement dans les territoires menacés par l’ennemi, à la condition de convoquer les collèges électoraux et de réunir le Parlement dans le plus bref délai ; enfin, quand par suite de la déclaration de l’état de siège le Parlement se réunissait, son premier devoir devait être de statuer sur l’état de siège qui serait levé de plein droit en cas de dissentiment entre les deux Chambres.

Puis fut votée une amnistie touchant les délits et contraventions aux lois sur la presse, les réunions, commis depuis le 16 mai 1876 jusqu’au 14 décembre 1877. Le projet adopté par la Chambre avait un caractère de flétrissure pour le gouvernement du 16 mai et ses agents ; ce caractère lui fut enlevé par le Sénat, dont la majorité ne pouvait aussi rudement frapper ses chefs.

Les questions passionnantes de la politique intérieure à peu près réglées, en ce qui concernait les luttes entre républicains et réacteurs, les éléments de droite allaient fusionner pour former un grand parti de conservation sociale et religieuse, transportant la lutte sur un terrain commun et, dans leur haine de la République, oubliant leurs anciennes divisions ; les républicains eux, jusqu’à cette heure unis devant le danger, allaient reprendre leurs positions, divisés en trois fractions principales : celle qui allait subir l’influence de M. Jules Ferry ; celle qui resterait docile à l’orientation autoritaire de Gambetta ; l’Extrême-gauche à côté de laquelle, dans quelques années, les représentants du parti socialiste-révolutionnaire devaient prendre place.

M. de Freycinet, dont le rôle dans l’organisation des forces militaires rassemblées ou levées après le 4 septembre avait été si considérable, à peine installé au ministère des Travaux publics, procédait à l’exposition et à l’exécution d’un plan de grands travaux qu’il avait étudié et mûri. La première étape était la constitution d’un réseau de l’État par le rachat des chemins de fer secondaires du Centre et du Sud-Ouest, dont la situation était devenue difficile ; deux étaient en pleine déconfiture. Le plan des grands travaux projetés par M. de Freycinet se chiffrait par une dépense globale de 4 milliards répartie sur une période de douze années. Il fut vivement combattu ; le gros mot de « socialisme d’État » fut même prononcé par les adversaires. À constater les conditions dans lesquelles furent littéralement militarisés et rétribués les travailleurs et employés subalternes qui en assurent l’exploitation, il apparait que le terme était vraiment exagéré !

M. Léon Say, ministre des Finances, en vue d’assurer les moyens financiers d’exécution de ce vaste plan, créa un nouveau type de rente, le 3% amortissable en 75 ans, malgré l’argumentation très serrée que lui opposa M. Rouvier.

Enfin, le Parlement s’attacha à l’étude de questions militaires importantes, telles que la constitution de l’état-major et la loi sur les sous-officiers. Pour l’état-major, jusqu’alors corps fermé, recruté par la voie d’une école spéciale et qui avait donné de si manifestes preuves d’incapacité durant la guerre, une loi fut votée qui en faisait un corps accessible à tous les officiers munis du brevet spécial ; l’école supérieure de guerre fut réorganisée. L’état-major fut formé de 455 officiers et de 180 archivistes. Ce projet fut naturellement combattu par les représentants de la vieille armée, qui n’avaient pas compris, quoiqu’ils eussent subi ses cruels effets, la forte et logique organisation de l’état-major allemand.

Puis, fut votée une première loi sur les sous-officiers destinée à les retenir le plus possible dans l’armée, par l’appât de primes de rengagement, par une haute paye et une retraite. Le corps des sous-officiers fut augmenté par la création des adjudants de compagnie. C’était le drainage qui se préparait de la jeunesse la plus active et la plus instruite du pays, au profit de l’armée et au détriment du travail, particulièrement du travail agricole, sans donner aux corps de troupes la force qu’on en espérait.

Le Parlement s’occupait de l’instruction primaire, reconnue par les républicains si nécessaire si indispensable ; mais il n’allait pas oser encore aborder de front et résoudre le problème de l’instruction laïque, gratuite et obligatoire. Cependant, c’était un des articles les plus saillants du classique programme républicain et n’était-il pas urgent d’arracher la jeunesse française aux nombreux congréganistes qui, dans toutes les régions du territoire, sans le moindre brevet, sans le moindre diplôme, avec la simple lettre d’obédience, brevet d’ignorance, remplissaient les fonctions d’instituteurs ou d’institutrices et marquaient de l’indélébile empreinte cléricale les cerveaux des enfants qui, si imprudemment, leur étaient confiés.

Il se borna à promettre son aide aux communes désireuses de construire des écoles primaires, de réparer ou de mieux aménager celles qui existaient déjà et d’acquérir ou de compléter les mobiliers scolaires. Un crédit de 60 millions, payable en 60 années, fut voté, ainsi que la création d’une Caisse spéciale destinée à des subventions ou à accorder des avances aux communes qui en auraient besoin. Le plus grand effort restait à accomplir pour préparer des générations à l’intelligence claire, à la conscience droite. Un pas important a été fait, mais que ne reste-t-il encore à faire pour donner au peuple l’instruction dont il a besoin pour apprendre à se guider lui-même et à gouverner dans son intérêt qui, bien compris, est l’intérêt de tous ?

Le 1er mai 1878 fut inaugurée l’Exposition universelle qui devait donner à l’Europe la sensation que la France était en partie relevée, plus qu’on n’eut osé le prévoir ou l’espérer, de la situation si douloureuse où elle était tombée quelques années auparavant. Comme spectacle elle fut éblouissante ; toutes les nations, à l’exception de l’Allemagne qui n’y participa pas officiellement, avaient fait des efforts formidables en vue des concurrences présentes et futures. L’industrie française, en ce qui touche l’application des beaux-arts, montra son traditionnel bon goût, l’habileté incomparable de ses travailleurs ; elle sut mettre merveilleusement en valeur ses produits ; toutefois, déjà, on put constater qu’autour d’elle, en Autriche-Hongrie par exemple et en Italie, de même qu’en Belgique, dans les Pays-Bas, de sérieux progrès s’étaient accomplis, que le goût s’y était affiné et que des rivaux se préparaient dans certaines spécialités, telles la céramique, le bronze d’art, la bijouterie, l’orfèvrerie, le meuble et, en général, tout ce qui concerne la décoration intérieure et extérieure de l’habitation. Dans le domaine de l’industrie proprement dite et de l’agriculture, il devenait évident que nous étions en retard, que la routine exerçait une trop persistante influence. C’était là le secret de la crise économique traversée ; il fallait être aveuglé pour ne pas le constater. Mais les visiteurs accourus de tous les points du pays étaient surtout éblouis par cette formidable, papillotante, grisante kermesse ; hypnotisés, hantés par le souvenir des désastres militaires de 1870-71, par la pensée des futures et peut-être prochaines revanches, ils portaient leur attention sur les nouveaux engins de guerre dus à l’ingéniosité de nos savants et de nos officiers, et là, il faut en convenir, nous ne nous montrions pas inférieurs, tant il est vrai de redire que l’humanité s’intéresse toujours plus aux œuvres meurtrières qu’à celles qui peuvent procurer la paix et le bien-être.

De nombreux délégué envoyés de tous les points de la France et de l’Algérie ; ils furent fraternellement reçus par leurs camarades parisiens, contre lesquels on les avait soigneusement tenus en garde, de crainte d’une contamination trop républicaine et socialiste. Mais le contact ne fut pas cependant stérile, malgré un trop bref séjour et presque complètement employé à visiter l’Exposition.

C’est durant l’Exposition que fut célébré le Centenaire de Voltaire, au grand désespoir des cléricaux qui, en manière de protestation, tentèrent d’organiser une manifestation en faveur de Jeanne d’Arc. Ils opposaient la vaillante paysanne lorraine à l’auteur de La Pucelle ; n’était-ce pas l’Église qui l’avait envoyée au bûcher ?

Divisés sur cette grave question, cléricaux et républicains de gouvernement allaient, à quelques jours près, se trouver unis contre l’ennemi commun, contre l’ennemi des privilèges de leur classe, contre le socialisme qui manifestait, une fois de plus, sa vitalité, ses progrès. La preuve n’allait pas tarder à se faire.

Le Congrès corporatif de Lyon tenu l’année précédente et où, si elles avaient pu être exposées, les idées collectivistes n’avaient obtenu l’adhésion que d’une fort mince minorité, avait décidé qu’un Congrès international ouvrier serait tenu à Paris, en septembre 1878, l’Exposition décidée en fournissait l’occasion. Les Chambres syndicales ouvrières de Paris avaient naturellement été chargées de toute l’organisation. Alors que tant de Congrès internationaux, de toute nature, étaient projetés, un Congrès international ouvrier paraissait normal, légitime ; c’était peu connaître la bourgeoisie française, même républicaine. Contre les socialistes, contre les travailleurs, sans que de nombreuses protestations se fussent élevées, l’Assemblée nationale n’avait-elle pas forgé la loi sur l’Internationale ? Allait-on permettre qu’elle se réorganisât en plein Paris ? Et le ministère républicain pour donner satisfaction aux conservateurs de droite et de gauche, sur ce terrain ils formaient une majorité compacte, s’empressa d’interdire le Congrès. La Commission chargée de l’organisation fut vivement impressionnée par l’interdiction communiquée par la Préfecture de police et elle abandonna la partie qui fut aussitôt reprise par les organisations socialistes révolutionnaires dont ce devait être une première et éclatante manifestation. Elles préparent le Congrès aidées par une demi-douzaine de Chambres syndicales qui ne se sont pas laissé intimider. Une salle, rue des Entrepreneurs louée par le citoyen Isidore finance, non pas collectiviste, mais positiviste déterminé, ira servir de lieu de réunion, de réunion privée, pour mettre le Congrès sous la garantie et la protection de la loi. Les Chambres syndicales sont revenues de leur premier mouvement de recul : encouragées par l’initiative hardie des socialistes, elles se sont ralliées et ont décidé d’envoyer leurs délégués au Congrès. Mais la police, cette police à laquelle M. de Marcère avait recommandé de « se montrer libérale dans l’application des lois », attend les organisateurs à la porte de la salle qu’elle a fermée ; elle les arrête et le parquet les poursuit ! Ceci paraîtra bien naturel, puisque, jusqu’à ce jour, l’impunité reste assurée aux conspirateurs bonapartistes, à ceux qui ont préparé un coup d’État militaire.

Les socialistes arrêtés ne se découragent pas ; de toutes parts les témoignages de sympathie leur viennent. Le Congrès qui n’a pu être tenu salle des Entrepreneurs, se tiendra en police correctionnelle ; sa publicité en sera plus forte, plus retentissante. Les socialistes viennent de défendre, aux côtés des républicains, la République menacée par la coalition réactionnaire, aux deux groupes d’adversaires aujourd’hui coalisés contre eux, les socialistes diront les motifs réels, sociaux, de leur union en apparence monstrueuse.

Le 22 octobre s’ouvre le premier procès contre le socialisme ressuscité de la cendre des fusillés de Mai. De ces débats qui devaient exercer sur la propagande des idées une si grande influence, nous ne retiendrons pas le réquisitoire du ministère public, brodé au nom de l’« ordre républicain » sur la vieille, classique trame jadis en service parmi les procureurs royaux et impériaux : le titre du gouvernement seul y était changé et nous regrettons que l’espace ne nous permette de parler que de la défense collective présentée par Jules Guesde ; elle fut, du reste, remarquable de tous points, tant au point de vue de l’exposition claire, précise, démonstrative, des idées collectivistes que du tour entraînant, ironique, émouvant de la forme. Au rôle de la bourgeoisie se substituant à la vieille aristocratie française, il opposa le rôle du prolétariat se plaçant sur le terrain de la lutte des classes pour la conquête du pouvoir politique et économique, pour la transformation du régime propriétaire d’individuel, de féodal, en régime propriétaire collectif, seule condition d’affranchissement complet de la masse qui, par son travail, est la créatrice de la richesse sous toutes ses formes : « Le premier usage, déclara-t-il, que fit de sa victoire le Tiers-État, de rien devenu tout, ce fut d’abolir le droit d’aînesse, ce fut, pour me servir d’une expression de Gambetta, de faire disparaître cet attentat qui consistait à dépouiller les uns au profit d’un seul, dans les familles, pour satisfaire l’orgueil de la race, et d’appeler tous les membres de la communauté à une part égale dans le patrimoine commun.

« Or, nous ne poursuivons pas autre chose.

« Nous voulons, à notre tour, faire disparaître cet attentat plus énorme, qui consiste à dépouiller dans la société le plus grand nombre au profit du plus petit, pour satisfaire l’oisiveté de quelques-uns.

« Si la substitution de la famille égalitaire à la famille féodale d’autrefois était commandée par l’équité, comment la substitution de la société égalitaire à la société féodale d’aujourd’hui pourrait-elle ne pas l’être ? »

Une grande majorité des prévenus tint à faire des déclarations et elles furent d’une grande netteté. Comme tout portait à le prévoir, des peines d’emprisonnement, quelques-unes fort sévères, furent prononcées avec l’escorte obligée des amendes et des frais. Le Congrès, dont la première phase s’était déroulée devant le tribunal correctionnel, devait se poursuivre dans le pavillon de la prison de Sainte-Pélagie traditionnellement consacré aux détenus politiques, où, le dimanche, de nombreux amis venaient visiter les condamnés, se fortifier dans leurs convictions et leurs espérances. Le socialisme avait reçu le baptême du feu et rien ne devait plus entraver ses progrès parmi les masses ouvrières.

L’Exposition avait fermé ses portes, laissant le souvenir d’une féerie prodigieuse. Les dures réalités de la vie reprenaient tout le monde et elles étaient d’autant plus sensibles que, si la vie avait renchéri, le travail se ralentissait ainsi qu’il advient régulièrement après les efforts multiples, anormaux et hâtifs qu’exigent la préparation et la mise en œuvre d’aussi inutiles manifestations.

Une échéance politique, particulièrement inquiétante, se rapprochait, le renouvellement triennal du Sénat. Un grand effort devait être fait par les républicains pour conquérir la majorité dans cette Assemblée, place forte de la réaction, qui avait voté la dissolution, s’opposait à toute tentative républicaine de la Chambre et élisait comme inamovibles les pires parmi les réacteurs qu’avait chassés de leurs sièges législatifs le suffrage universel. Les élections avaient été fixées au 5 janvier 1879. La campagne électorale fut vive, tant la partie était grosse de conséquences.

L’attitude violente des droites à la Chambre, la révélation des manœuvres électorales du Cabinet du 16 mai, des projets du ministère Rochebouët, l’obstination du Sénat à défier, par ses résistances, les élus du suffrage universel ; le désir d’en terminer avec une politique qui n’avait que trop duré, au détriment de la tranquillité publique, de la réorganisation du pays, avait fortement impressionné le suffrage restreint. Aussi le scrutin du 5 janvier marqua-t-il une éclatante victoire pour le parti républicain qui, non seulement conquérait la majorité au Sénat, mais encore s’orientait un peu plus à gauche, mais si peu ! Les élections du 5 janvier avaient modifié la composition de la Chambre haute : les républicains se comptaient au nombre de 178 ; le nombre des monarchistes et bonapartistes tombait à 120 et la Gauche était assurée d’une majorité de 58 voix ; il n’y en avait eu que 19 en faveur de la dissolution. Le parti républicain devenait maître de la situation, mais il allait procéder avec prudence, avec modération, ainsi que M. Gambetta le lui avait conseillé dans ses deux retentissants discours de Romans et de Grenoble, tellement qu’il allait subir plus que la sienne l’orientation donnée par M. Jules Ferry dont l’influence grandissait de jour en jour.

A l’ouverture de la session de janvier 1879, la Chambre, à l’unanimité des votants, élut M. Grévy, président ; c’était une indication en cas de crise présidentielle. Au Sénat, ce fut M. Martel, républicain fort modéré, qui fut porté au fauteuil avec trois vice présidents de gauche, un siège avait été concédé à la droite ; il fut accordé au général de Ladmirault, celui qui comme gouverneur militaire de Paris avait fait une guerre si implacable à la presse républicaine. On eut pu faire un choix moins malencontreux ; les républicains ont la victoire indulgente…. jusqu’à la candeur.
Les troubles de Montceau-les-Mines. — Les arrestations.
Dessin de M. de Haenen, d’après le croquis de M. Dick.
Extrait du Monde Illustré

Le ministère avait subi une légère modification ; elle devait avoir prochainement des conséquences ; le général Borel s’était retiré et avait été remplacé par le général Gresley ; d’autre part, M. Challemel-Lacour, l’ancien préfet du Rhône durant la Défense nationale, qui avait été l’objet des plus graves, des plus inqualifiables accusations de la part des droites, venait d’être nommé ambassadeur auprès du gouvernement helvétique ; il y avait là l’indication d’un rapprochement entre M. Dufaure et M. Gambetta ; l’action de M. Thiers n’y avait pas été étrangère.

La déclaration lue au Parlement, le 16 janvier, provoqua des impressions bien différentes, bien contradictoires ; elle était pâle à ne pas troubler un membre du centre droit et elle fut goûtée ; par contre la Chambre lui fit un accueil glacial et le président du Conseil dut s’expliquer le 20 janvier a l’occasion d’une interpellation amicale déposée par M. Sénart. Il le fit avec une netteté relative — on ne pouvait attendre autre chose de lui — qui lui valut les applaudissements de la majorité de la gauche. Ce fut en vain que MM. Madier de Montjau et Floquet tentèrent de réclamer un gouvernement plus en harmonie avec le caractère de la majorité républicaine, un ordre du jour de M. Jules Ferry, tout de confiance, consolida le ministère. Désormais, la situation du maréchal de Mac-Mahon devenait difficile, intenable, obsédé par son entourage qui lui reprochait sa faiblesse, l’accusait parfois crûment de trahir la cause de l’ordre, les intérêts sacrés de la Patrie ; retenu par la double majorité républicaine prête à le combattre ouvertement. Sa loyauté, son irrésolution en matière politique l’éloignait de toute pensée de coup d’État ; il n’attendait qu’une occasion pour se retirer, abandonner un poste qui ne lui avait réservé que des soucis, des amertumes et de successives défaites. Elle se présenta bientôt. Il refusa d’apposer sa signature sur un rapport relatif à l’application de la loi de 1873, relative aux grands commandements militaires, et sur un décret mettant en disponibilité des généraux maintenus dans leurs fonctions depuis plus de trois années.

Le 30 janvier, il adressait sa démission à la Chambre et au Sénat. Conformément aux lois constitutionnelles, le Parlement, le même jour, se réunissait en Congrès pour procéder à la désignation du nouveau président. 713 membres de l’Assemblée nationale prirent part au scrutin ; M. Jules Grévy était élu au premier tour par 569 suffrages ; les droites avaient voté pour le général Chanzy qui protesta le lendemain et qui obtint 99 voix.

La transmission du pouvoir s’effectua tranquillement, avec une grande simplicité. La grande crise traversée par la jeune République était close et ce fut une grande joie dans tout le pays. Mais la tranquillité n’allait pas être de longue durée. Gambetta avait dit juste : « L’ère des difficultés venait à peine de commencer ».