Chapitre XXV.
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CHAPITRE XXVI
La défaite de la réaction, l’entrée en ligne dans les rangs de l’armée républicaine de nombreux et solides bataillons paysans donnent à la situation de la France, en 1876, un caractère tout spécial. Si les apparences sont pour solliciter une attention vigilante, pour inspirer des inquiétudes, les réalités, celles qui sont évidentes et celles que l’on devine, sont pour donner les plus sérieux espoirs. Si le Sénat tel que l’a fait la Constitution, tel que l’a formé le suffrage restreint, est, plus qu’un frein, un obstacle destiné à barrer la route aux progrès de l’idée républicaine, à faire échec aux allures trop vives du suffrage universel ; si le pouvoir exécutif est aux mains de réacteurs et de modérés anti-démocrates par tempérament et par tradition, il y a désormais, en France, une majorité républicaine qui a grossi de jour en jour, qui a résisté à toutes les pressions, qui n’a cédé ni aux menaces ni aux sollicitations et dont rien n’a pu arrêter les progrès. C’est là un phénomène nouveau ; il y a là un gage de sécurité.
Ce mouvement n’est pas le résultat d’un passager élan d’enthousiasme dont la réaction peut être aussi vive, ce qui serait bien dans la tradition française. Il a été, du reste, le résultat d’un entraînement progressif, réfléchi, lent, mais très net.
Les gouvernements de combat avaient hautement affiché la prétention de faire « marcher » la France et, en effet, elle avait marché, mais contre eux, révélant ses sentiments intimes, ses sentiments démocratiques. Elle eut, sans doute, été moins hardie si la majorité de l’Assemblée nationale eut été composée de bonapartistes : on le comprend à constater que, seule, cette faction politique n’avait pas, comme tous les autres partis de droite, perdu du terrain lors des élections législatives ; elle en avait gagné au contraire, et dans des proportions frappantes, alors que se pouvait mesurer, avec plus de calme, de sang-froid, toute l’étendue, la profondeur des maux que le régime impérial avait causés.
La nation avait été frappée d’étonnement et d’effroi à la vue de cette majorité de royalistes, de la recrudescence du mouvement clérical évoquant les pires souvenirs, des souvenirs imprécis, plutôt des impressions lointaines, mais très vivaces ; c’était la vieille France « blanche » qui se dressait de nouveau devant la France « bleue », celle de la Révolution, la menaçant d’une revanche et cela avait suffi. Ce sont les hobereaux inconnus, agités, sortis de leurs manoirs provinciaux, réclamant leur roi : ce sont les évêques et les curés réorganisant leurs missions, leurs pardons, leurs pèlerinages, leurs processions expiatoires, qui ont mis en branle contre la réaction et pour la République des masses que le spectacle du pays envahi n’avait pu aussi profondément émouvoir qu’il eût été nécessaire. Du reste, dans l’évolution politique, durant les années qui vont suivre et qui seront marquées par les deux violentes crises du « Boulangisme » et du « Nationalisme », la défense de la République sera particulièrement assurée par les masses rurales, tandis que les grandes villes et les centres industriels, plus « avancés », se laisseront duper, entraîner par ces mouvements d’un caractère césarien très marqué.
Si, dans le domaine politique, les progrès de l’idée républicaine s’accusent surtout par la fidélité du pays agricole, il n’en va pas de même des progrès de l’idée socialiste. C’est que la répercussion des phénomènes économiques est moins vive sur le paysan et le petit propriétaire que sur le travailleur des villes et des centres industriels ; puis les premiers y sont moins sensibles en raison de leurs conditions d’existence.
Pour si pénible qu’il paraisse et qu’il est en réalité, durant certaines époques de l’année, le travail des champs ne saurait être comparé au travail industriel et commercial. À l’exception de certains qui se pratiquent avec hâte, les « coups de feu » sont plutôt rares à la campagne ; les travaux agricoles sont lents et l’effort vif, brutal n’y est pas coutumier, pas même nécessaire. La vie au grand air réparateur tolère une alimentation simple, relativement peu coûteuse. L’homme des champs vit dans l’isolement ; il est peu communicatif, ne se livre pas et ne se laisse pas entrainer ; de sa vie monotone, solitaire, d’un passé tout de sujétion et de labeur, son cerveau a gardé la profonde empreinte. Son ambition c’est d’avoir sa demeure à lui, un lopin de terre à lui, sur lequel il puisse travailler pour lui et sa famille. Son rêve ne va pas plus loin. Sa sensibilité n’entre en jeu que quand il est touche directement dans ses affections de famille et dans ses intérêts. Dans la politique il voit surtout l’impôt ; pour lui le gouvernement c’est le percepteur. Il ne manifeste pas ses sentiments intimes, par indifférence ou par crainte ; il a la haine
sourde de qui ne travaille pas, tout en affichant envers lui le respect. Il a peur du curé, le salue bas, l’accueille, mais le considère comme un paresseux et un heureux qui a sa récolte toute poussée, amassée dans les caisses de l’État ; il n’a qu’à l’y cueillir. Ce n’est qu’avec regret qu’il sort de son gousset les quelques piécettes pour payer de traditionnelles cérémonies religieuses. Ceci est pour expliquer la popularité qu’ont rencontrée la séparation de l’Église et de l’État, la suppression du budget des cultes. Cependant, peu à peu, des crises se sont produites qui ont profondément transformé l’état d’esprit des travailleurs des champs et même du petit propriétaire, si fortement attaché à son modeste domaine. En 1876, le pays agricole était notoirement hostile aux idées socialistes ; il en avait peur et était sous la hantise du « spectre rouge », des « communistes » et des « partageux ». Ce n’était pas sans raison que la presse conservatrice et la presse républicaine déclaraient aux propagandistes que s’ils allaient développer leurs idées parmi les paysans, ceux-ci les accueilleraient à coups de fourche. Tout cela est bien changé, puisque le programme collectiviste a des représentants agricoles au Parlement et que des municipalités rurales lui sont acquises !
De même que les événements politiques par leur matérialité ont, de 1871 à 1876, lentement entraîné la France agricole vers la République, de même les phénomènes économiques, avec leur matérialité bien plus effective, l’amènent lentement mais sûrement au socialisme. La République, malgré ses imperfections, les agitations qui se sont produites, a assuré la sécurité intérieure, une certaine liberté et la paix à l’extérieur ; le socialisme, pour ceux qu’affectent, que lèsent dans leurs intérêts les crises économiques, a le même caractère ; les travailleurs des champs, les petits propriétaires à la vie si laborieuse, si incertaine, dont les terres sont grevées de lourdes hypothèques, viennent peu à peu à lui, parce qu’il est une promesse, une garantie de travail et de sécurité.
Tandis qu’aux premières heures de la jeune République, les travailleurs agricoles restent dispersés, ne songent même pas à se grouper pour étudier leur situation et tenter de l’améliorer, les ouvriers des villes poursuivent la reconstitution de leurs groupements professionnels. Nous avons déjà vu que disloqués après la Révolution du 18 mars, où du reste ils ont joué un rôle très effacé, pour ainsi dire nul, voient reparaître une partie de leurs anciens adhérents et en venir de nouveaux. Ce mouvement a eu d’abord un caractère purement professionnel, mutualiste. Tout ce qui, de près ou de loin, peut toucher à la politique ou au socialisme en est soigneusement écarté.
Du reste, pendant quelques années encore, les syndicats vont rester sous le régime de la tolérance, puisque leur organisation n’est pas reconnue, que leur fonctionnement n’est pas réglé, garanti par les lois. Ils sont placés sous l’arbitraire de la police ; c’est le régime du bon plaisir. Cependant, par une action oblique, venue de l’extérieur, les idées socialistes y commencent leur pénétration, vivement combattues, tenues en défiance par de prudents ou insidieux meneurs qui veulent que ces groupements restent à la merci des partis politiques républicains.
Les délégués ouvriers à l’Exposition de Vienne avaient pris contact avec leurs camarades de travail des différents pays ; ils avaient pu constater que, dans les pays monarchiques, ils étaient parvenus à s’organiser sur le terrain corporatif et que des avantages appréciables en étaient résultés. En outre, ils s’étaient rencontrés avec des socialistes, avec des proscrits de la Commune et certains d’entr’eux avaient rapporté cette impression qu’il y avait autre chose à faire que l’action professionnelle. Certainement, celle-ci n’était pas inutile ; elle était même nécessaire pour grouper les travailleurs, mais il fallait étudier la série des problèmes dont l’ensemble constitue la question sociale. Il n’était pas possible que le prolétariat français, si longtemps à l’avant-garde, restât en arrière ; il avait été vaincu en 1871, mais il devait se réorganiser pour préparer son émancipation et prendre sur les vainqueurs une éclatante revanche. Aussi bien, la République, pour si conservatrice qu’elle put être, devait lui concéder quelques libertés et les élargir au fur et à mesure qu’elle se développerait ; à son développement, la classe ouvrière devait s’intéresser et collaborer par son intervention dans la bataille politique.
Enfin, les délégués ouvriers comme les chefs de l’industrie et du commerce français qui s’étaient rendus à Vienne (1873), à Philadelphie (1876) et avaient su étudier ces expositions internationales, s’étaient rendu compte des progrès réalisés dans l’Europe et en Amérique ; de la concurrence sérieuse qui en résultait déjà pour le commerce et l’industrie de notre pays. C’étaient de véritables voyages, non de plaisir, mais d’études qui venaient de s’effectuer et dans l’esprit des délégués ils avaient laissé une forte, féconde impression. Elle ne devait pas se faire immédiatement sentir.
Le premier Congrès ouvrier, qui se tint à Paris en 1876, ne s’occupa en réalité que de questions purement ouvrières ; il bannit de ses préoccupations la politique et le socialisme. Il voulut rester ouvrier. Du reste, un article du règlement portait : En vue d’éviter des abus que tout le monde devine, nul ne pourra prendre la parole s’il n’est ouvrier et recommandé par sa Chambre syndicale. Cette précaution avait été prise en vue d’éviter l’intervention d’éléments étrangers au monde ouvrier ; ceux qui conduisaient les syndicats, qui y avaient l’influence prépondérante, tout en affirmant leurs sentiments républicains, donnaient à entendre que, sous le régime de tolérance qui leur était fait, les syndicats ouvriers, à peine réorganisés, risquaient de se voir dissous s’ils sortaient de leur cadre purement professionnel pour faire des incursions trop hardies dans le domaine de la politique, s’ils se laissaient entraîner à des conflits tels que les grèves, surtout s’ils se laissaient pénétrer par le socialisme. Aussi ce Congrès se borna-t-il à étudier des questions de salaire, de conditions du travail, de coopération, mais à un point de vue tellement « sage », tellement étroit, que les journaux de toutes les nuances s’empressèrent de les complimenter de leur tenue, de leur sagesse et de leur modération. Certains, même, trouvèrent les séances du Congrès effacées, « ternes ! »
Cette attitude provoqua une vive émotion parmi les socialistes militants qui avaient été soigneusement tenus à l’écart du Congrès, parmi les proscrits qui y répondirent par une brochure : Les Syndicaux et leurs Congrès, d’un ton fort vif qui ne fut pas, du reste, sans encourager quelques délégués, sans en blesser d’autres profondément. Voici un passage de cette brochure, il est caractéristique : « Le Congrès ouvrier vient de terminer ses séances comme il les avait commencées, au milieu des bravos bourgeois. Journaux de droite et journaux de gauche rivalisent d’éloges. La presse réactionnaire de l’Étranger fait chorus ; elle s’écrie qu’en France : « l’ère des révolutions est close ».
« Dans la ville de la Révolution, cinq ans après la lutte de la Commune, sur la tombe des massacres, devant le bagne de Nouméa, devant les prisons pleines, il semble monstrueux que des hommes aient pu se trouver, osant prendre le caractère de représentants du prolétariat, pour venir en son nom faire amende honorable à la bourgeoisie, abjurer la Révolution, renier la Commune.
« A l’ombre protectrice des conseils de guerre bonapartistes, les syndicaux sont venus insulter à ce Paris révolutionnaire, qu’ils tentent vainement de déshonorer, ils ont fait hommage aux lois qu’ils savent respecter, alors même qu’elles ne sont pas conformes à la justice. Nous ne sommes pas les révolutionnaires, ont-ils dit, nous sommes les pacificateurs. …
« Pour nous, communeux, nous n’avons qu’à nous féliciter de ce que ces hommes aient ainsi produit au grand jour leurs idées réactionnaires. Par là même, ils ont cessé d’être un danger. Ce n’est pas au prolétariat révolutionnaire qui a déclaré une guerre sans merci à la bourgeoisie, qu’il faut parler d’entreprises de détail, de coopération et autres farces réactionnaires. Il n’y voit qu’un procédé hypocrite d’escamotage de la Révolution.
Malgré les correspondances entretenues avec leurs amis de Paris ou de province, les proscrits ne pouvaient se rendre un compte, même approximatif, de la situation exacte faite aux travailleurs, et par la défaite de la Commune et par les circonstances et par la situation politique encore si incertaine. Ils ne pouvaient pas connaître les difficultés que rencontraient, même dans l’étude de questions purement professionnelles, les travailleurs qui se groupaient dans les syndicats ; la police les surveillait de près et, parfois même, ainsi que cela fut prouvé plus tard, glissait parmi eux des agents provocateurs ; du reste, il faut le répéter, les syndicats étaient à la merci du pouvoir qui, en vertu de la loi, pouvait les dissoudre. Ils ignoraient enfin que des tentatives étaient faites, avec la prudence que comportait le moment, par des socialistes, pour entraîner peu à peu les masses ouvrières. Leur jugement était exagéré ; il ne pouvait que l’être.
Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que, depuis l’exode des combattants qui avaient échappé au massacre, durant la semaine sanglante, aux arrestations, aux conseils de guerre, de retentissantes querelles s’étaient élevées parmi les proscrits dont les deux principaux éléments, ceux qui tenaient pour la « majorité » de l’Assemblée communaliste et ceux qui tenaient pour la « minorité », se renvoyaient réciproquement, en des polémiques violentes, les responsabilités de la défaite. L’écho de ces querelles arrivait en France et n’était pas pour encourager les hésitants. Ces querelles étaient, faut-il le dire, habilement exploitées par les organes conservateurs de toutes les nuances.
C’est autour de la question d’amnistie que se forma, en réalité, le groupement d’où devait presque aussitôt sortir le mouvement socialiste actif et renouvelé. Si, à l’étudier de près, la façon dont avait été conduite la Révolution du 18 mars prêtait à des critiques variées, d’autant plus variées et contradictoires qu’elles étaient exercées sans une documentation suffisante et avec passion, alors qu’on pensait aux prisonniers, aux déportés, aux forçats, aux proscrits, l’union se faisait pour réclamer la mesure législative qui devait leur assurer la liberté et leur prompt retour en France. C’était un mouvement très intense qui s’était marqué, développé dans le monde travailleur particulièrement frappé. Partout s’organisaient des réunions, se votaient des ordres du jour et, à ce moment, nul ne songeait à élever des récriminations et c’était avec douleur, avec indignation, que l’on avait vu des propositions d’amnistie repoussées par l’Assemblée nationale, même par les républicains dont nombreux étaient ceux qui reconnaissaient que la Commune, même vaincue, avait empêché une restauration monarchiste.
C’est en dehors des syndicats que se groupèrent donc les cléments ouvriers qui avaient compris la nécessité de reprendre la tradition socialiste violemment interrompue. Des groupes d’études sociales commencèrent à se former en dehors des partis politiques ; peu nombreux furent-ils d’abord et contre quelles difficultés eurent-ils à lutter ! fréquemment, au sortir de leurs réunions, rencontraient-ils dans les rues les patrouilles organisées par l’état de siège !
Quelle attitude allait tenir, sous la jeune République, la jeunesse française ? Telle était la grave question qui se posait pour le présent, pour l’avenir. Elle venait d’être témoin des plus graves, des plus tragiques événements qui puissent frapper la vie d’une nation : guerre effroyable, défaites foudroyantes, Révolution pacifique du 4 Septembre, faite d’indignation et de mépris ; lutte contre l’invasion marquée par des actes d’héroïsme prodigieux et de lamentables faiblesses ; révolution politique et socialiste réprimée avec cruauté, manœuvres en vue d’une restauration, démembrement de la frontière Est, incertitudes douloureuses, énervantes durant cinq années sur le gouvernement réel de la France : une véritable anarchie morale parmi laquelle ne se rencontrait qu’un élément actif, à orientation nette, l’élément clérical recevant son mot d’ordre, son impulsion de l’étranger, de Rome. Il y avait de quoi troubler la jeunesse et elle le fut profondément.
Elle n’avait pas été, du reste, préparée à supporter de tels chocs. Elle en resta effarée. La jeunesse bourgeoise, élevée dans les lycées impériaux et les établissements religieux, avait reçu de l’instruction, mais son éducation avait été orientée vers l’obéissance, vers le respect, soit du pouvoir établi soit des traditions royalistes ; tous avaient reçu une éducation religieuse. Une très faible fraction avait fréquenté les quelques établissements libres où se donnait pour ainsi dire en cachette, une instruction libérale, parfois même républicaine. Cependant dans cette bourgeoisie, assez nombreuse, étaient des jeunes gens qu’avait séduits le mouvement d’opposition à l’Empire et qui s’y étaient laissé entraîner ; mais la République fondée, ils avaient compris la place qu’ils pouvaient s’y faire et s’étaient tôt rangés dans le parti républicain, résolus à assurer son triomphe, mais aussi résolus à défendre les privilèges de leur classe contre les entreprises du socialisme. Peu nombreux furent ceux qui prirent place parmi les défenseurs des intérêts du prolétariat.
Quant à la jeunesse ouvrière, l’enseignement primaire lui avait été parcimonieusement mesuré ; allait à l’école qui voulait et qui pouvait ; l’immense majorité, forcée par les nécessités, trop fréquemment aussi par l’ignorance des parents, était au travail dès l’âge le plus tendre, vouée aux conditions les plus défavorables tant au point de vue physique qu’au point de vue moral. Les programmes étaient pour ainsi dire nuls, le personnel enseignant, transformé en personnel politique, notoirement insuffisant ; l’élément congréganiste, aux influences funestes, y jouait un rôle prépondérant. Que pouvait être cette jeunesse, sinon indifférente ? Néanmoins, dans les grandes villes elle subissait le contact des parents ou des amis républicains, socialistes, mais il n’y avait là qu’une minorité. Or, voici qu’avec toutes les ardeurs qui la caractérisent, l’ensemble de la jeunesse allait se trouver tiraillée entre les partis qui tentaient de la conquérir et de la grouper, parce qu’ils comprenaient bien le rôle qu’elle pourrait jouer. Ce fut de ces tiraillements si divergent qu’une idée se dégagea, commune à tous, l’idée d’une revanche de la France vaincue. Pour cette revanche il fallait une jeunesse robuste, exercée, bien avant le service militaire ; éduquée patriotiquement, ainsi qu’avait procédé la Prusse durant plus d’un demi-siècle. Et partout l’on vit se former sociétés de gymnastique, sociétés militaires, bien avant qu’on ne songeât à organiser l’instruction gratuite et obligatoire !
Sans doute était-il indispensable d’organiser la France en vue de sa sécurité future, de son indépendance vis-à-vis de ceux qui pouvaient la menace s’inquiétant de son prompt relèvement et de son développement républicain mais tenir la jeunesse de tout un pays hypnotisée sur une seule idée, aller à l’encontre du but qu’on se proposait en apparence ; c’était risquer l’énerver dans l’attente d’une échéance incertaine, la lasser, puis la conduire à l’indifférence, ce qui est survenu et inspire tant de légitimes inquiétudes.
C’est dans ces conditions générales, troublantes, que le nouveau Parlement s’était réuni et qu’il allait aborder les problèmes qui se posèrent ; ils étaient nombreux, complexes, pressants ; leur étude allait s’entreprendre parmi les résistances de la réaction qui ne voulait pas s’avouer vaincue et allait tenter de suprêmes efforts pour une éclatante et prochaine revanche.
Les bureaux des deux Chambres avaient été définitivement constitués. M. d’Audiffret-Pasquier était président du Sénat, M. Jules Grévy, de la Chambre.
Le 14 mars, le cabinet se présentait devant le parlement. Il était composé de MM. Dufaure, président du Conseil, ministre de la Justice et des Cultes ; Ricard, de l’Intérieur, qui avait échoué aux élections mais que, le lendemain, le Sénat allait élire comme inamovible en remplacement d’un sénateur décédé ; le duc Decazes, des Affaires étrangères ; Waddington, de l’Instruction publique ; Léon Say, des Finances ; Christophle, des Travaux publics ; Teisserenc de Bort, du Commerce ; de Cissey, de la Guerre ; l’amiral Lourichon, de la Marine. M. de Marcère était au sous-secrétariat de l’Intérieur, M. Louis Passy à celui des Finances.
La déclaration du nouveau ministère lui écoutée avec grande attention ; elle était pour ainsi dire incolore, réduite à l’énumération du travail à parachever ou à entreprendre ; elle affirmait le respect de la Constitution votée, sa mise en application loyale, mais elle affirmait aussi la volonté du maréchal de Mac-Mahon de faire respecter les pouvoirs qui lui avaient été personnellement conférés par l’Assemblée nationale ; de défendre l’ordre, la propriété, la famille, la religion. Ce fut une déception profonde pour les républicains des deux Chambres. D’autant plus profonde, cette déception, que le parti républicain était loin d’avoir conservé cette forte unité qui l’avait conduit à la victoire constitutionnelle. Nous avons eu l’occasion de le constater durant la campagne électorale, des divergences très nettes s’étaient accusées dans le parti dont la direction semblait échapper à M. Gambetta ; le Centre-gauche reprenait ses hésitations, ses timidités ; l’Extrême-gauche, quoique minorité, représentait une force d’appoint relativement considérable ; la Gauche proprement dite allait peu à peu se disloquer, une fraction restant fidèle à Gambetta, l’autre devant subir l’influence de M. Jules Ferry. Enfin, M. Thiers lui-même, malgré un effacement volontaire, allait exercer une action oblique très appréciable. Les Droites étaient aussi fort divisées, non toutefois autant que dans l’Assemblée nationale, car le parti légitimiste était pour ainsi dire réduit à presque rien. Au Sénat, seulement, il formait un petit groupe, grâce à l’appui qui lui avait été donné par les républicains, lors de l’élection des inamovibles.
En fait, malgré la victoire remportée par les républicains aux élections législatives, malgré la couleur républicaine — bien pâle — de quelques membres du cabinet, la réaction est maîtresse de la situation. Ses agents peuplent les postes administratifs ; la magistrature debout est à sa dévotion ; la magistrature assise, en vertu de son inamovibilité, reste composée de fidèles du régime impérial. Elle croit avoir le droit de compter sur l’armée dont les grands chefs sont loin de professer des sentiments démocratiques ; elle commet une grande erreur, car l’esprit des troupes s’est déjà profondément transformé, les événements ne tarderont pas à le démontrer. La réaction compte avant tout sur le chef du pouvoir exécutif dont elle connait la ferme résolution de s’opposer aux progrès, aux entreprises de la « démagogie » qui, pour le maréchal de Mac-Mahon, commence avec le centre-gauche ! C’est dans de telles conditions que s’inaugure la République parlementaire.
Le premier choc eût lieu à la Chambre des députés à propos de la validation des élections. La pression administrative avait été forte, fréquemment par trop impudente, et le clergé s’en était mêlé avec une grande ardeur. 18 députés de droite furent invalidés, entre autre M. Rouher qui avait été élu en Corse et qui devait être, en mai, remplacé par le prince Jérôme Bonaparte. L’élection qui provoqua le plus vif et le plus intéressant débat fut celle du comte de Mun, dont M. H. Brisson était le rapporteur, réclamant une enquête, en raison de l’intervention du clergé ; de l’évêque de Vannes surtout. Le comte de Mun, qui se révéla un orateur de premier plan, défendit son élection, affirmant hautement le droit pour l’Église d’intervenir. Gambetta prit la parole pour appuyer la demande d’enquête, déclarant qu’il n’avait pas l’intention de combattre la religion, mais bien l’intervention du clergé dans la politique où il ne pouvait que se compromettre. L’enquête fut votée. À la suite de cette enquête le comte de Mun fut invalidé, mais il fut réélu.
Deux propositions d’amnistie furent déposées pour ainsi dire simultanément par Victor Hugo au Sénat, par F.-V. Raspail à la Chambre. M. Gambetta n’avait pas signé. L’urgence fut votée, sur la demande du gouvernement, mais la discussion en fut ajournée à la session suivante ; elle devait être repoussée ; on se borna à faire appel à la « large clémence » du maréchal. Décidément, la droite et une partie de la gauche ne pouvaient se résigner à oublier la peur que leur avait causée la Révolution du 18 mars. Le fait le plus marquant de cette première session fut sans contredit l’élection de M. Gambetta comme président de la Commission du budget. Malgré le discours fort modéré qu’il prononça en prenant possession de la présidence, cette élection causa une vive émotion parmi la camarilla de l’Élysée et le maréchal en manifesta plus que de la surprise, de l’irritation. Cependant, les hostilités ne devaient pas encore prendre un caractère aigu. Il importait de démontrer à l’Europe que la France, si elle n’avait pu encore panser toutes ses plaies, réparer tous les maux causés par des désastres militaires, n’en avait pas moins reconquis une grande vitalité ; qu’elle était redevenue assez forte pour reprendre sa place dans le concert des puissances européennes ; puis il fallait lui inspirer confiance en elle-même ; une Exposition universelle était décidée et devait s’ouvrir le 1er Mai 1878. Dans le rapport adressé par M. Teisserenc de Bort au président de la République, se détachait cette phrase : « En annonçant au monde la
nouvelle Exposition universelle internationale, la France affirme sa confiance dans les institutions qu’elle s’est données… ; elle proclame qu’elle veut la paix. » Enfin, l’état de siège était partout levé. On commence à épurer un peu l’administration préfectorale ; cinq préfets, parmi les plus compromis, sont destitués, trois sont mis en disponibilité, quatre sont admis à faire valoir leurs droits à la retraite, on n’eut pas cru le ministère Dufaure capable d’un tel effort ! bientôt un second mouvement complétait l’entreprise.
Mais voici que M. Ricard, ministre de l’Intérieur, qui, quoique fort modéré, représente l’élément le plus républicain et le plus énergique du cabinet, meurt subitement ; il est remplacé par M. de Marcère, d’un ton encore plus pâle, résolument constitutionnel cependant. C’est lui qui répond à une interpellation de M. de Franclieu au Sénat sur la révision, car les monarchistes n’ont pas encore perdu tout espoir. Il le fait avec habileté, souplesse, posant la question de révision en demeurant dans le sens républicain. Puis vient en discussion un projet de loi déposé par le ministre de l’Instruction publique sur la liberté de l’enseignement supérieur ; il s’agit de la collation des grades qu’il importe de réserver à l’État et d’entourer d’un « contrôle efficace et sévère ». Après un important débat auquel prennent part MM. Spuller, rapporteur, Paul de Cassagnac, P. Deschanel, Keller, Waddington, de Mun, Jules Ferry, la loi est adoptée par la Chambre. Presque immédiatement le Sénat, afin de marquer son rôle, sa puissance, comme une réponse à la majorité républicaine, nomme M. Buffet sénateur inamovible à la place de M. Ricard. On sent que la Chambre haute va servir de point d’appui au maréchal qui se laisse effrayer, conduire par les conservateurs royalistes. Tandis que les droites et l’Élysée reprennent courage, le parti républicain se fractionne à propos de la loi des maires ; M. Jules Ferry se sépare de Gambetta ouvertement et se rapproche du centre-gauche, alors qu’à l’autre aile l’extrême-gauche accentue son intransigeance, soutenue par une presse qui se développe, et, malgré de nombreux procès, mène une énergique et active campagne contre la réaction et l’opportunisme. Le duc de Broglie redevient le chef de l’opposition ; c’est lui qui va grouper les forces au Sénat et les conduire au combat.
En dehors du Parlement, une grande activité se manifestait partout. Paris faisait des obsèques émouvantes à Michelet, obsèques civiles, escortées d’un grand déploiement de police ; c’était le libre penseur, l’historien passionné de la Révolution française que les républicains honoraient en formant un grandiose cortège à ses restes revenus d’Hyères. Le clergé ne cessait de s’agiter en faveur du pape Pie IX, prisonnier volontaire au Vatican ; il s’indignait publiquement de la transformation en ambassade de la légation de Rome ; l’évêque Pie, à Reims, excitait le maréchal à prendre en mains la cause sacrée de la religion catholique qui primait toutes les questions. Le maréchal accomplissait des voyages militaires suivant l’armée aux manœuvres, voyant de près les généraux parmi lesquels figuraient le duc d’Aumale rétabli dans son grade et remis en activité, et Bourbaki, l’ancien commandant de la garde impériale, l’homme au voyage mystérieux en Angleterre durant le siège de Metz, à l’énigmatique tentative de suicide à l’armée de l’Est qu’il avait si déplorablement dirigée. En province les troupes assistaient en armes à de véritables manifestations cléricales, et à Paris le piquet commandé pour assister aux funérailles de Félicien David, l’ancien Saint-Simonien, l’auteur du Désert, se retirait parce qu’elles étaient purement civiles !
Tout permettait de présager qu’une lutte grave et suprême allait s’engager et que des efforts allaient être tentés pour ramener le pays dans une voie plus « sage ». Le gouvernement n’avait-il pas un appui sérieux, résolu avec le Sénat qui marquait de plus en plus une opposition effective, en nommant M. Chesnelong sénateur inamovible et en refusant de passer à la discussion des articles du projet de loi adopté par la Chambre qui a trait à la cessation des poursuites pour faits relatifs à la Commune, au dessaisissement des conseils de guerre, projet bien anodin, cependant, puisqu’il ne comporte pas d’amnistie. C’est la chute du cabinet Dufaure, qui se retire le 2 décembre 1876.
Après de longs, laborieux pourparlers, ce fut M. Jules Simon qui accepta la mission de former le nouveau Cabinet. Pour le pouvoir, il était prêt à tous les sacrifices. Le nouveau ministère était constitué le 13, sans grands changements, M. Jules Simon, avec le portefeuille de l’Intérieur, prenait la présidence du Conseil et M. Martel succédait à M. Dufaure au ministère de la Justice et des Cultes. Le maréchal de Mac-Mahon avait exigé le maintien du général Berthaut à la Guerre. M. Méline était sous-secrétaire d’État à la Justice.
M. Jules Simon, qui avait appartenu à l’opposition républicaine sous l’Empire et s’était, à cette époque déjà, rendu suspect à l’ensemble du parti par son modérantisme, malgré toute sa souplesse et son art oratoire fait de nuances très subtiles, allait se trouver dans une situation difficile, délicate. Il était appelé à se heurter aux hostilités de la Droite, aux défiances d’une forte fraction de la Gauche. M. Gambetta pouvait-il oublier que c’était le collègue qui avait été envoyé par le gouvernement de la Défense nationale resté à Paris pour mettre un terme à sa « dictature » ; que la rencontre avait été plutôt vive, qu’elle avait été près de tourner au tragique ?
Néanmoins, la déclaration qu’il fit à la Chambre fut chaleureusement accueillie par les Gauches, en raison des affirmations républicaines dont elle était parsemée. Au Sénat, il n’en alla pas de même, l’accueil fut très froid. Il fallait maintenant gouverner, c’est-à-dire manœuvrer parmi des écueils, entre le Sénat où la Droite était majorité de résistance et d’action, la Chambre où la Gauche, malgré ses divisions, se retrouvait bloc compact quand une question grave, vitale se posait ; le maréchal qui s’effrayait des mouvements passionnés de l’opinion publique, du ton hardi de la presse républicaine, parfois comminatoire des journaux d’avant-garde où sous des initiales, des pseudonymes transparents, des proscrits écrivaient des articles apologétiques du mouvement du 18 mars. Les difficultés, durant cinq mois furent nombreuses, elles parurent parfois insurmontables et, toutefois, M. Jules Simon sut toujours les tourner, tant sa souplesse était grande.
Une partie de son cabinet agissait dans l’ombre contre lui, entre autres le duc Decazes qui, de l’aveu même de ses amis ou partisans, conduisait en dépit de la logique et du bon sens la politique extérieure de la France, particulièrement dans les affaires financières du canal de Suez qui allaient bientôt poser la question d’Égypte, source de préoccupations graves durant des années. Une crise avait failli éclater du fait du retard apporté à communiquer la dépêche annonçant la démission de Midhat-pacha, retard qui fut attribué à la volonté bien arrêtée de faire un coup de bourse fructueux. Dans le Parlement et au dehors, tandis que du côté des conservateurs on disait que son cabinet était aux ordres de Gambetta et de ses amis, du côté gauche on insinuait qu’il suivait trop l’orientation des cléricaux et, suivant que les attaques se prononçaient, se précisaient, M. Jules Simon en pilote expérimenté barrait à droite ou à gauche. En somme, le ministère était visé de tous côtés, et le Maréchal le tenait en particulière défiance, se laissant aller aux insinuations, aux conseils des chefs militaires, des hommes les plus influents de la Droite et, surtout, du parti clérical. Le 15 mars déjà, le président de la République déclarait au cardinal de Bonnechose qu’il était résolu à ne plus faire de concessions.
Cependant le parti républicain est frappé, inquiet de la recrudescence de l’agitation cléricale qui, évidemment, est attisée par le Vatican irrité de ce que deux ministres du Maréchal se sont rendus en Italie et se sont mis en rapports ouverts avec les ministres du roi Victor-Emmanuel ; ces deux ministres sont le président du Conseil et le ministre des Finances, M. Léon Say. Les gauches sont unies pour demander des explications au gouvernement sur les menées ultramontaines, caractérisant ainsi la part très grande d’un élément étranger dans la politique intérieure du pays. C’est le 3 mai que doit avoir lieu l’interpellation, mais M. de Mun prend les devants et avant qu’un des trois interpellateurs aient pu prendre la parole, il questionne le président du Conseil sur l’indifférence coupable affichée par le gouvernement vis-à-vis du déchaînement d’injures et de blasphèmes qui a marqué l’attitude de la presse républicaine et des orateurs dans les banquets organisés par les libres-penseurs sur plusieurs points du territoire, durant la semaine sainte : « Je demande, dit l’orateur catholique, au gouvernement s’il entend accepter une solidarité quelconque avec les organes de la majorité. Faut-il vous rappeler que, pendant cette semaine que, d’un bout du monde à l’autre, des millions de chrétiens appellent « la semaine sainte », il y a eu, dans toute cette presse, comme une fureur d’impiété qui a fait frémir de honte et d’indignation tous ceux qui respectent encore la foi de leurs pères et qu’il en est encore ainsi chaque jour, sans qu’une voix s’élève dans les conseils du gouvernement pour venger le Dieu des chrétiens ? »
Le coup est direct et pour gêner le président du Conseil pris entre son passé de républicain, de philosophe et une situation politique à défendre. Il ne serait pas gêné, s’il n’y avait que la Droite et il ne manquerait pas de faire toutes les concessions ; elles lui coûteraient fort peu, du reste ; mais il y a les Gauches ; unies, elles paraissent résolues ; si elles sont minorité au Sénat, elles sont majorité notable à la Chambre ; derrière elles, plus ardentes qu’elles, marchent les masses citadines et les masses rurales de la grande majorité du pays. La politique a un présent ; elle a aussi un avenir. Comment s’orienter pour ne compromettre ni le présent ni l’avenir ? Il demande que la question soit jointe à l’interpellation des Gauches que va développer M. Leblond qui est armé d’un formidable dossier. M. Jules Simon prononce un discours durant lequel il essaie de satisfaire tout le monde. Aux Droites il parle de son grand respect pour la religion et ses ministres ; aux Gauches il parle du respect de la loi égale pour tous ; il ne peut que blâmer les exagérations de langage qui caractérisent trop souvent les polémiques entre catholiques et républicains. Toute la Chambre était perplexe et ne savait quelles conclusions tirer d’un tel ensemble d’artifices oratoires. Mais la question se posa nettement le lendemain quand M. Gambetta, à qui M. Jules Ferry avait cédé son tour de parole, dénonça l’attitude du clergé uni au « haut personnel de la politique réactionnaire » pour livrer assaut à l’État, pour y faire « brèche au nom de la religion ». Et sa conclusion fut foudroyante : « Oh ! ce n’est pas l’intérêt de l’État qui vous agite, c’est le besoin d’influer sur les élections. Les élections ! vous voyez, donc, vous avouez donc qu’il y a une chose qui, à l’égal de l’ancien régime, répugne à ce pays, répugne aux paysans de France, c’est la domination du cléricalisme… vous avez raison et c’est pour cela que du haut de cette tribune je le dis, pour que cela devienne précisément votre condamnation devant le suffrage universel et je ne fais que traduire les sentiments du peuple de France en disant du cléricalisme ce qu’en disait un jour mon ami Peyrat : Le cléricalisme, voilà l’ennemi !
L’effet de ce discours, de cette véhémente péroraison, fut tel que la séance se trouva suspendue. Il n’était plus possible de faire entrer en ligne des expédients, des faux-fuyants, des artifices oratoires. Il fallait des explications précises, une attitude nette ; le président du Conseil était mis en demeure d’opter entre les républicains ou les réactionnaires. C’était peu dans son tempérament, mais il était impossible d’éloigner la coupe d’amertume, d’autant plus que, dès la rentrée en séance, M. Bernard Lavergne, un modéré s’il en fut, intervint à son tour pour demander des explications sur un article d’un journal royaliste et surtout ultramontain. La Défense, qui faisait plus qu’insinuer, qui affirmait que le Président du Conseil avait été mis en demeure de rompre avec les gauches sous peine de se voir contraint de quitter le pouvoir. M. Jules Simon, il l’affirmait, du moins, n’avait pas eu connaissance de cet article ; M. Bernard Lavergne n’en avait pas donné lecture à la Chambre ; il le lut, puis s’expliqua d’abord sur un ton modéré. Soudain il se redressa, sa voix prit des accents indignés qu’on ne lui connaissait pas. Déchirant le journal, le jetant violemment à terre et le foulant aux pieds, il évoqua son passé et invoqua sa dignité, son honneur de vieux républicain, faisant toutefois parade d’un respect profond pour le caractère du maréchal-président, de sa respectueuse admiration pour sa conduite politique !
L’effet de ces déclarations, surtout de ce geste indigné fut considérable ; les gauches applaudirent presque unanimement. À cette discussion d’un caractère et d’une importance décisifs il fallait une sanction. Un ordre du jour fut déposé par MM. Leblond, Laussedat et de Marcère. Il n’y avait pas le mot confiance ; il se bornait à demander au gouvernement, en termes très nets, d’user des moyens légaux dont il disposait pour calmer les manifestations ultramontaines, agitation antipatriotique qui ne pouvait que compromettre la sécurité inférieure et extérieure de l’État.
Le président du Conseil se trouvait dans le plus profond embarras ; il demanda que le mot « confiance » fut introduit dans le texte, le refus formel lui fut opposé par M. Gambetta et il dût se résigner à accepter l’ordre du jour qui fut adopté par 346 voix contre 114.
Dès lors la perte du cabinet était résolue. L’occasion propice ne devait pas tarder à se présenter. Le 15 mai venait en discussion la loi sur la presse. L’avis de la Commission était d’abroger la loi de 1875 due à M. Dufaure. Le maréchal avait demandé au président du Conseil de combattre l’avis de la Commission et de défendre énergiquement la loi visée. M. Jules Simon s’y était engagé mais il se montra hésitant et en fin de compte, malgré les efforts de M. Gambetta que préoccupait une crise prochaine, l’abrogation de la loi fut votée par une forte majorité : 377 voix contre 55. Cet échec irrita fort le président qui, le 16 mai, adressait au président du Conseil une lettre qui n’était autre qu’une demande de démission, un congé très catégorique. Voici le passage le plus saillant de ce document, premier acte d’un coup d’état qui devait si misérablement avorter :
« J’ai vu avec surprise que ni vous ni le Garde des Sceaux, n’aviez fait valoir à la tribune toutes les graves raisons qui auraient pu prévenir l’abrogation d’une loi sur la presse votée, il y a moins de deux ans, sur la proposition de M. Dufaure et dont tout récemment vous demandiez vous même l’application aux tribunaux, et cependant dans plusieurs délibérations du Conseil et dans celle d’hier matin même, il avait été décidé que le président du Conseil et le Garde des Sceaux se chargeraient de la combattre.
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« Cette attitude du chef du Cabinet fait demander s’il a conservé sur la Chambre l’influence nécessaire pour faire prévaloir ses vues.
« Une explication à cet égard est indispensable, car si je ne suis pas responsable comme vous envers le Parlement, j’ai une responsabilité envers la France dont aujourd’hui, plus que jamais, je dois me préoccuper ».
Il ne restait plus à M. Jules Simon qu’à s’incliner, à remettre sa démission, ce qu’il fit.
L’émotion provoquée par la lettre du maréchal fut considérable et rendit toute la France anxieuse. C’était un retour soudain, offensif, audacieux de l’ordre moral que l’on croyait à jamais enterré avec l’Assemblée Nationale. Malgré la menace qui planait, elle était grosse de périls pour la France et la République, il faut reconnaître qu’il n’y eut pas une minute de découragement. Toutes les divisions du parti républicain s’apaisèrent comme par enchantement, et sur tous les points du territoire la résistance s’organisa. L’union se manifesta le 16 mai au soir, dans la réunion des gauches, au Grand-Hôtel, à laquelle plus de trois cents députés assistèrent et où fut adopté un ordre du jour affirmant trois idées principales :
« Rétablir une fois de plus les principes du gouvernement parlementaire sur la base de la responsabilité ministérielle scrupuleusement respectée ;
« Rappeler que la politique républicaine est la garantie de l’ordre et de la prospérité intérieure ;
« Résister à toute politique de hasard qui, sous l’influence de certaines agitations coupables ; entretenues par je ne sais quel prétendant, pouvait lancer la France, ce pays de la paix, de l’ordre et de l’épargne, dans des aventures dynastiques et guerrières. »
Le lendemain, devant M. Christophle, seul membre présent du Cabinet démissionnaire, M. Gambetta développa une interpellation déposée par M. Devoucoux et, par 347 voix contre 149, un ordre du jour fut adopté qui disait « que la confiance de la majorité ne saurait être acquise qu’à un Cabinet libre de son action et résolu à gouverner suivant les principes républicains, qui peuvent seuls garantir l’ordre et la prospérité au dedans et la paix au dehors. »
A cet ordre du jour émané de la majorité des représentants directs du pays, élus par le suffrage universel, le Maréchal répondit par la Constitution d’un Cabinet qui était un défi à l’opinion. Le duc de Broglie, l’homme de toutes les intrigues louches, en était le président ; le bonapartiste de Fourtou tenait le portefeuille de l’Intérieur ; le reste, des comparses de peu de notoriété prêts à tout.
Le 18 mai, lecture fut donnée aux deux assemblées d’un message présidentiel qui résumait, motivait la politique du maréchal, son attitude la défense du pays et de l’ordre contre le radicalisme menaçant. Le ton en était net, comminatoire ; il indiquait une résolution ferme. Après cette lecture terminée et afin d’éviter tout débat, communication fut faite d’un décret prorogeant le Parlement pour un mois. C’était du style Louis XIV le plus audacieux ; après la lettre de congé si impertinente, si peu mesurée adressée à M. Jules Simon, message et décret de prorogation étaient bien pour agiter profondément l’opinion. Certainement il fallait voir là une menace de coup d’État. On pouvait s’attendre à tout d’un soldat aveugle, étourdi par les dangers qu’évoquaient devant son esprit peu ouvert les familiers de son entourage et les habiles de la réaction ; il fallait s’attendre à tout d’un ministère qui comptait dans ses rangs un bonapartiste sans scrupules tel que M. de Fourtou. Malgré tout, cette émotion se calma pour faire place à un calme fait de vigilance et de résolution. L’union étroite des républicains naguère si divisés, l’attitude nette des Gauches de la Chambre et du Sénat représentaient une force appréciable. L’opinion ne se laissa pas désemparer, même quand le 23 juin, après une discussion mémorable à la suite de laquelle un ordre, du jour de défiance fut voté par 363 députés républicains, à la Chambre, et que, par 149 voix contre 130, le Sénat se fut prononcé pour la dissolution. Le 25 juin le décret de dissolution était signé et communiqué à la Chambre où le président Grévy se borna à prononcer de brèves mais significatives paroles de protestation, accueillies par les applaudissements unanimes des représentants républicains : « Le pays devant lequel la Chambre va retourner lui dira bientôt que, dans sa trop courte carrière, elle n’a pas cessé un seul jour de bien mériter de la France et de la République. »
Le même jour, dans la presse républicaine, paraissait un manifeste des trois groupes de gauche du Sénat. Il élevait une énergique protestation contre la politique de réaction et d’arbitraire du Cabinet de Broglie et il invitait instamment le suffrage universel à se grouper pour répondre, comme il convenait, à ce défi, en réélisant les 363 députés républicains qui avaient voté l’ordre du jour de défiance.
En somme, quoique d’apparence très troublée, la situation était nette ; la France était divisée en deux camps bien tranchés, bien délimités : d’un côté toutes les forces vives de la réaction ayant pour elles le chef de l’État, le pouvoir exécutif, l’administration, la magistrature et, disait-on, l’armée ! De l’autre, la grande majorité du suffrage universel et de ses représentants directs, une forte minorité du Sénat, puisque la dissolution n’avait été votée qu’à 19 voix de majorité. Dans de telles conditions, la lutte devait être active, brûlante, durant la période électorale qui allait bientôt s’ouvrir, quoique reculée jusqu’à l’extrême limite légale. Tout ce que peut imaginer un gouvernement qui se lance dans une aventure dangereuse, en « risque tout », décidé à vaincre, fut imaginé et mis en pratique. Fonctionnaires républicains les plus modérés ou seulement suspects de scrupules révoqués ou déplacés ; conseils municipaux dissous et remplacés par des commissions ; procès de presse et de réunion, manœuvres policières, perquisitions chez les citoyens les plus paisibles, tout fut employé pour exercer une formidable pression sur le corps électoral. Jamais, même aux plus mauvais jours, l’ordre moral n’avait tant osé. Mais le pays ne se laissa intimider ni par les menaces, ni par les voies de fait accumulées avec un cynisme déconcertant. Il tint bravement tête à l’orage ;
partout la résistance et l’action s’organisèrent avec enthousiasme et sang-froid méthodique. La France républicaine avait recouvré sa vitalité, elle ne cessa de le prouver durant les trois longs mois que dura la dictature effrontée. Rien ne l’ébranla et les masses paysannes, d’ordinaires si timides, formant les gros bataillons de l’armée démocratique, affrontèrent sans fléchir une seule minute et le fonctionnaire, et le hobereau, et le gendarme, et le prêtre, ce dernier déployant un zèle invraisemblable.
La précaution prudente, prévoyante, prise par la Chambre de ne pas voter le budget des recettes, donnait un argument précieux, saisissant. C’était le suffrage universel qui tenait les clés de la caisse. Sans l’autorisation en bonne et due forme constitutionnelle de ses représentants directs, c’était un acte de forfaiture, passible des peines les plus graves, de réclamer, de percevoir les impôts ! Pour la première fois, Jacques Bonhomme avait le droit de faire la nique au percepteur !
Le maréchal, lui-même, était entré ouvertement en campagne, s’était découvert ; mais le vainqueur de Magenta voyait son prestige ancien s’évanouir ; c’était du vague, incapable soldat de Sedan qu’on parlait maintenant ; la légende se dédorait, le prestige avait fui ; du « vaillant soldat d’Afrique et de Crimée » il ne restait plus que le magistrat menaçant de l’épée la République : c’était trop et pas assez.
La réponse du pays au coup d’État fut éclatante, significative ; le 14 octobre les élections eurent lieu : la gauche, il est vrai, perdait 36 sièges, par suite de la pression électorale et de la candidature officielle, mais elle était la majorité, une majorité imposante. Quand elle eut procédé aux invalidations nécessaires, le parti républicain non seulement regagna le terrain perdu mais en conquit de nouveau. Tout compte fait, il allait compter 389 sièges, 26 de plus qu’il n’en comptait dans la Chambre dissoute.
Le suffrage universel venait de manifester un inébranlable attachement à la République ; il avait écrasé la réaction, mais celle-ci bientôt revenue de l’effarement que lui causait sa défaite allait tenter une revanche et menacer la France d’une crise grave, grosse de complications intérieures et extérieures.