Histoire socialiste/La Troisième République/19

Chapitre XVIII.

Histoire socialiste
La Troisième République

Chapitre XX.



CHAPITRE XIX


Développement du cléricalisme. — Poursuites contre la presse et les républicains. — Les aumôniers militaires et la basilique de Montmartre. — Conspirations monarchistes. — « Les chassepots partiraient d’eux-mêmes ». — Nouvelle déroute des royalistes. — Le Septennat.


L’échec très grave — puisque le ridicule s’en était mêlé — essuyé par le ministre de l’Intérieur dès son début, n’avait pas été pour accroître le prestige d’un cabinet qui déjà en avait si peu. Mais cet incident trop minime à ses yeux n’était pas pour le troubler. Ses soutiens et lui s’étaient tôt remis de l’alerte ; ils avaient fait contre mauvaise fortune bon cœur et, le lest jeté en la personne d’un infortuné sous-secrétaire d’État transformé en bouc émissaire, ils poursuivirent leur route avec l’audace que peuvent seuls donner de vastes espoirs et une victoire toute récente. Avec une fatuité et une inconscience inconcevables, ne tenant aucun compte de l’opinion publique, rassurés par la saignée faite parmi l’élément le plus avancé du parti républicain, ils basaient tous leurs calculs de probabilités, toutes leurs combinaisons sur la situation parlementaire et sur la présence au pouvoir exécutif d’un soldat qu’ils considéraient comme un simple et passif agent d’exécution tout à leur dévotion. Puis, s’ils escomptaient l’intervention en leur faveur, l’heure venue, de toute l’administration peuplée de leurs créatures, de l’armée, ils comptaient surtout sur des bataillons d’une activité autrement puissante : les bataillons de l’armée cléricale.

En effet, l’agitation cléricale, qui s’était déjà manifestée assez intense, mais qui avait abouti au retentissant fiasco de la pétition des évêques devant l’Assemblée où, cependant, la majorité lui était favorable, se sentait désormais sur un terrain plus sûr et, aussitôt après la victoire du 24 mai, la constitution du nouveau ministère, elle prit une recrudescence qu’on ne lui avait pas connue depuis les premières années de la restauration et que la monarchie de juillet, l’empire, lui-même, n’auraient pas tolérée.

Missions, pardons, pèlerinages s’organisèrent partout, avec l’empreinte éclatante du royalisme et l’ultramontanisme. Chaque église, chaque chapelle devint une place forte, chaque chaire une tribune politique, chaque confessionnal un poste avancé. Clergé séculier, congrégations, jésuitières, tout se mit en branle, au moment même où l’Espagne de l’Inquisition se mettait en république ! « L’ordre moral » devint le « gouvernement des curés. » La guerre à la presse républicaine, qui n’avait du reste pas cessé un instant, reprit de plus belle : innombrables furent les procès intentés, les condamnations prononcées ; dans les départements encore placés sous le régime de l’état de siège, la besogne était moins compliquée, plus rapide. L’action de la justice militaire contre les nombreux prisonniers du mouvement communaliste ne s’était pas interrompue, on fusillait encore de temps en temps, pour faire des « exemples » ; loin de se ralentir, elle s’activa fiévreusement ; les départs en Nouvelle-Calédonie s’organisèrent ; bien mieux, on procéda encore à de nouvelles arrestations ; les dénonciations ne s’étaient pas apaisées. M. A. Ranc, qui avait été élu membre de la Commune, mais qui, dès le 6 avril, avait donné sa démission et était un des plus fermes, des plus dévoués partisans de M. Gambetta et de sa politique peu sympathique au mouvement du 18 Mars, avait été récemment élu député du Rhône ; il était plus qu’évident qu’on ne pouvait l’incriminer comme « communard ». Il le fut cependant et une demande en autorisation de poursuites fut adressée contre lui à l’Assemblée par le général Ladmirault, gouverneur de Paris. Elle fut votée ; il se rencontra seulement 137 députés républicains pour s’y opposer. M. Ranc, naturellement, ― c’eût été de la candeur d’attendre ― avait mis la frontière entre lui et le conseil de guerre qui le condamna à mort, par contumace ! Ce seul fait, monstrueux, était pour indiquer l’état d’esprit du parti conservateur et de ce parti « modéré » dont le républicain-plébiscitaire M. de Laboulaye était le plus bel ornement.

Le mot qui avait été prononcé se justifiait de plus en plus : « Quand il s’agit de politiques effective, il y a trois partis dans la majorité, mais quand le cléricalisme est en jeu, il n’y en a qu’un et il est indivisible ». On le vit surtout lors de la discussion des interpellations relatives aux odieuses mesures prises par le préfet Ducros contre les enterrements civils, à l’attitude de la délégation de l’Assemblée qui se retira avec éclat des obsèques civiles du député républicain Brousses ; au cours de la discussion sur les aumôniers militaires ; au cours surtout du mémorable débat sur la loi autorisant, comme d’utilité publique, sur la demande de l’archevêque de Paris, la construction de la basilique de Montmartre qui, aujourd’hui, se dresse, dominant Paris, comme Bastille catholique ! Partout la Marseillaise était interdite, mais partout retentissaient de stupides cantiques en l’honneur de Rome, du Sacré-Cœur et de la Foi. Au cours de ces discussions, on assista au spectacle édifiant de protestants tellement emportés par la haine du progrès, de la République et de la libre-pensée, qu’ils confondirent leurs votes avec ceux des papistes les plus acharnés. O Luther !

Au cours de la discussion de cette loi si prodigieuse, dont les effets se font toujours sentir, puisque la basilique tache encore la butte Montmartre, un député de Paris, M. Corbon, prononça un discours dont il importe de détacher le passage suivant, fort exact : « Soit, déclara-t-il, votre basilique sera votée, elle sera bâtie ; vous y ferez des manifestations catholiques. Eh bien, moi qui connais le sentiment de la population parisienne, moi qui suis comme elle atteint de la pestilence révolutionnaire, je vous déclare que cette population sera plus scandalisée qu’édifiée de votre foi tapageuse. Moi qui suis du peuple de Paris, je vous déclare que, loin de l’édifier, vous le pousserez vers la libre-pensée, vers la révolution. Oui, je vous en sais gré, vous vous perdez ! Cela, il est vrai, vous regarde !

« Certes, si vos manifestations demeuraient purement chrétiennes, le peuple de Paris en serait touché, mais quand il voit faire ces manifestations à des partisans de la monarchie, à des ennemis de la Révolution, il se dit que le catholicisme et la monarchie sont solidaires, et repoussant l’une il repousse l’autre. Oui, entre le retour à la monarchie et le catholicisme, vous avez fait un lien de solidarité qui perdra la religion et la monarchie. C’est l’avis d’un sage ennemi que je vous donne ; tout ce que vous ferez dans le sens du projet de loi, en appelant le parti militant de l’Église à venir manifester une foi bruyante, tournera contre l’Église et au profit de la Révolution, ce dont je me réjouis profondément ! »

Après cette débauche, ce déchaînement de cléricalisme qui se prolongea durant plusieurs années, sans pitié pour les idées les plus anodines de libre-pensée ou de républicanisme, on se demande avec stupeur comment, dès ses premières victoires, le parti républicain montra tant de longanimité vis-à-vis des pires adversaires de tout progrès politique et social. Il faut se hâter d’ajouter que la grande masse des dirigeants du parti comptaient à leur tour se servir du clergé comme d’un collaborateur puissant pour maintenir la classe ouvrière dans le respect de tout ce qui touche à la conservation sociale. Ce ne sera que quand il ne pourra plus résister à l’impérieuse, pressante pression de l’opinion publique inquiétée, exaspérée par l’attitude irréductible du clergé qui, incité par la Papauté aveuglée, recommencera ses assauts, le parti républicain, maître du pouvoir se décidera, un peu tard, à agir, c’est-à-dire à séparer les Églises de l’État.

Le grand jour des débats parlementaires, s’il avait procuré, après une magistrale déception, quelques satisfactions de troisième ordre, d’ordre tout moral, c’est le cas de le dire, n’avait guère été favorable à la droite ni au gouvernement. Aussi bien leurs manœuvres avaient-elles besoin du mystère, puisqu’elles ne tendaient à rien moins qu’au renversement de la République et à la restauration de la monarchie, soit légalement, soit par un coup de force. Il y fallait non seulement de la discrétion, mais encore du temps et une convergence d’efforts soutenus, habiles. L’important était de se débarrasser de la politique courante, des maladroits, des agités capables par une fausse manœuvre de faire échouer les plans les mieux élaborés, les plus solidement établis. Aussi l’Assemblée se prorogea-t-elle jusqu’au 5 novembre. C’étaient trois longs mois de crédit ouvert ; il ne restait qu’à les bien utiliser. Dès la séparation recommencèrent les négociations auprès du comte de Chambord. La question du drapeau blanc se posait de nouveau au moment même où toute la France, particulièrement les départements de l’Est, se pavoisait de drapeaux tricolores pour célébrer le commencement de l’évacuation du territoire encore occupé par les troupes allemandes. Partout, dès le départ des arrière-gardes de l’envahisseur, des manifestations enthousiastes s’organisaient aux cris de : « Vive la France ! Vive la République ! » À ces manifestations, le ministère, faisant preuve d’une maladresse, d’une sottise insignes, afficha la prétention de s’opposer, parce qu’elles avaient un caractère républicain, et cette attitude provoqua, même chez les conservateurs que la passion politique n’avait pas tout à fait oblitérés, une véritable réprobation.

De même qu’au cours des précédentes négociations en vue d’une fusion entre les deux branches de la famille royale, la question du drapeau était la plus importante. Un point essentiel était acquis ; le comte de Paris avait rendu visite au comte de Chambord ; en apparence, la réconciliation était un fait accompli ; longtemps elle avait paru impossible. Une déclaration faite au duc d’Audiffret-Pasquier par le maréchal de Mac-Mahon, parfaitement tenu au courant des manœuvres des chefs de la droite, avait déterminé une démarche très pressante de M. Chesnelong : « On parle, avait-il dit, de substituer le drapeau blanc au drapeau tricolore. Je crois devoir, à ce sujet, vous donner un avertissement. Si le drapeau blanc était levé contre le drapeau tricolore, et qu’il fût arboré à une fenêtre tandis que l’autre flotterait vis-à-vis, les chassepots partiraient d’eux-mêmes, et je ne pourrais répondre ni de l’ordre dans la rue ni de la discipline dans l’armée ». Tout ce qu’avait pu obtenir l’ambassadeur royaliste, c’était une déclaration assez ambiguë ainsi formulée dans le procès-verbal du comité directeur des droites royalistes : « Le drapeau tricolore est maintenu ; il ne pourra être modifié que par l’accord du roi et de l’Assemblée ». Ce n’était même pas là l’expression de la vérité, mais il fallait entraîner des hésitants de droite et du centre droit qui comprenaient la valeur de l’avertissement donné par le chef du pouvoir exécutif.

Toutes les dispositions étaient prises au point de vue parlementaire ; le jour même de la rentrée, c’est-à-dire le 5 novembre, un projet de résolution serait présenté à l’Assemblée déclarant que la monarchie héréditaire et constitutionnelle devenait le gouvernement de la France avec le comte de Chambord comme roi, les princes de la maison de Bourbon étant désignés comme ses héritiers directs.

A la vérité, les conspirateurs n’étaient pas sans de graves préoccupations, car les bonapartistes, dont toutes les espérances se seraient évanouies, se sépareraient brusquement d’eux ; le centre gauche, sondé, répondait par une déclaration nettement républicaine et un formidable mouvement de résistance, d’allure offensive, se déchaînait dans tout le pays. Puis, que ferait le maréchal de Mac-Mahon ? Comment le ferait-on disparaître du poste auquel l’avait élevé la majorité de l’Assemblée ? Ce n’était pas une quantité négligeable ? Quelle impression pourrait causer à ce soldat d’une intelligence modeste mais non sans fierté, la désinvolture avec laquelle on le « déposerait » ?

C’était la guerre civile déchaînée, sans nul doute. Les meneurs de la conspiration n’étaient pas hommes à reculer devant une telle éventualité ; ils comptaient sur l’armée et c’était pour eux l’essentiel. Mais, le 30 octobre, le comte de Chambord adressait à M. Chesnelong une lettre par laquelle furent anéanties toutes les espérances des conspirateurs qui se croyaient à la veille de la victoire. Tout en se tenant prêt à accepter de monter sur le trône et à agir dans ce but, il déclarait qu’il ne pouvait, sans manquer aux traditions monarchiques, à sa dignité, à son honneur, renoncer au drapeau blanc ; il ne pouvait consentir à « renier l’étendard d’Arques et d’Ivry »

C’était un nouvel avortement… et les voitures royales étaient prêtes !

De cet avortement naquit le septennat.

Le jour de la rentrée (5 novembre), le duc de Broglie donnait lecture d’un message par lequel le président de la République exposait à l’Assemblée tous les graves inconvénients de sa situation sans stabilité, partant sans suffisante autorité. Cette situation était grave pour lui, grave pour le pays profondément agité, où il fallait faire renaître le calme, élément essentiel de l’ordre. Le général Changarnier s’empressa de proposer, au nom de nombreux collègues, que le maréchal de Mac-Mahon fût maintenu, par une loi spéciale, durant dix ans, au poste qui lui avait été confié. Après une série de négociations, de transactions, une longue discussion au cours de laquelle M. Jules Grévy prononça un important discours, par 383 voix contre 317, le maréchal de Mac-Mahon était nommé président de la République pour sept ans.

Il n’est pas inutile de reproduire un des passages les plus importants du discours de celui qui, après avoir refusé de voter la Constitution de 1875, devait succéder au maréchal de Mac-Mahon :

« Votre proposition a pour objet de voiler le provisoire, de le continuer sans le dire, et cela pour vous réserver l’occasion et les moyens qui peuvent se présenter de faire plus tard le gouvernement que nous ne pouvez instituer aujourd’hui…

« Vous avez essayé la monarchie ; vous l’avez fait dans votre droit et votre loyauté. Je vous aurais contesté le pouvoir de disposer de la souveraineté nationale, mais vos principes sont si différents des miens ; vous agissiez dans votre droit et dans vos convictions. Vous avez échoué. Faites place à d’autres ! Vous ne pouvez pas rester indéfiniment ici pour attendre les occasions ! »

C’était bien le provisoire, un provisoire à durée déterminée, d’une stabilité apparente dont venait d’accoucher la majorité monarchiste de l’Assemblée qui, cette fois, avait vu les bonapartistes lui revenir, malgré la protestation plébiscitaire de M. Rouher ; mais, pour tous les partis, la situation n’en restait pas moins très confuse, très compliquée.

Pour le parti légitimiste la partie était irrémédiablement perdue ; seuls les bonapartistes pouvaient conspirer, faire de la propagande et escompter la possibilité d’un coup de main, quand leur jeune prétendant aurait pris un peu plus d’âge. Les orléanistes, eux, avaient la perspective de manœuvrer constitutionnellement ; ils comptaient dans leurs rangs des hommes habiles, rompus à toute la stratégie parlementaire. Il manquait à leur prétendant, le comte de Paris, la popularité, ce qui est un appoint sérieux, utile, parfois même nécessaire. La revendication des biens confisqués par Napoléon III n’était pas pour développer cette popularité, au contraire.

Quant aux républicains, si le vote du septennat était un échec grave, il était largement compensé par la déroute des royalistes dont les manœuvres avaient si vivement inquiété le pays. Ils avaient droit à toutes les espérances, car l’opinion publique était avec eux ; il leur fallait déployer de l’activité ne se laisser troubler par aucune menace. La France définitivement libérée de l’ennemi, répudiait hautement empire et monarchie ; elle allait résister aux entreprises des cléricaux, les plus dangereuses de toutes, et s’acheminer, parmi bien des luttes encore, vers la république définitive.
procès du maréchal Bazaine. — une séance du conseil de guerre siégeant à Trianon.
(D’après l’Illustration.)