Chapitre XVII.
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CHAPITRE XVIII
La chute de M. Thiers a un grand retentissement ; elle provoque une vive émotion en France et dans le monde entier. Cette émotion n’a pas partout et parmi tous le même caractère. Lentement, méthodiquement, sournoisement préparée par les monarchistes et les bonapartistes coalisés, la situation nouvelle les surprend toutefois et, on peut l’affirmer, elle les désempare. Ils considéraient M. Thiers, depuis quelques mois surtout, comme le plus sérieux obstacle à leurs projets de restauration ; sa disparition leur laisse le champ libre et, dès les premiers pas, ils ne sauront s’y mouvoir, y manœuvrer. Désormais, si toute leur haine contre la République peut se donner large carrière, puisque le gouvernement tout entier passe dans leurs mains, leur impuissance va s’épanouir… jusqu’au ridicule. C’est eux qui, de faute en faute, vont devenir les bien involontaires artisans de la fondation officielle de la République.
Dans le pays, les partis de droite perdent chaque jour du terrain, malgré tous les efforts, les menaces des agents et fonctionnaires, de leurs journaux, de leurs propagandistes ; seuls, leurs plus fermes soutiens, clergé séculier et congrégations, conservent une influence qui, peu à peu, va s’effriter. Sauf en quelques coins fanatisés où les traditions et l’ignorance étendent encore leur tache séculaire, leurs partisans commencent à se laisser aller à une indifférence préliminaire de leur ralliement au parti républicain. Dans ce parti républicain, formé des fidèles de la veille, la minorité relativement imposante constatée au plébiscite de 1870, et des ralliés des lendemains de Sedan, de Metz, de la conclusion de la paix, de l’annexion de l’Alsace-Lorraine, la chute de M. Thiers est diversement appréciée. Il serait puéril de contester que la grande majorité du parti avait une confiance illimitée en le chef du pouvoir exécutif ; c’était un sérieux mouvement d’opinion qui l’avait fait élire par un grand nombre de départements, puis porté à la première magistrature dès la réunion de l’Assemblée nationale à Bordeaux. De cette majorité, il était vraiment le représentant, puisqu’elle était, avant tout, conservatrice et que lui, avant tout, était conservateur. Elle avait eu peur du gouvernement de la Défense nationale, cette majorité et, cependant, elle n’avait rien à en redouter ; mais elle ne pouvait lui pardonner de s’être montré, au moins dans la personne de M. Gambetta, partisan de la continuation de la guerre et d’avoir usé de procédés d’apparence dictatoriale, révolutionnaire ; — ils n’en avaient eu que l’apparence. M. Thiers était pour elle la « sagesse » même ; un vieux politique rompu à toutes les questions parlementaires ; elle voyait en lui un diplomate, depuis que, sans mandat officiel, du reste, il avait sollicité auprès des cours étrangères une intervention en faveur de la France, et il l’avait rassurée quand avait éclaté la Révolution du 18 mars, quand l’heure de la répression avait sonné. On pouvait compter sur lui pour assurer l’ordre et défendre la propriété.
Dans la minorité existaient certainement des défiances envers l’ancien ministre de Louis-Philippe, le réacteur orléaniste de 1848 resté orléaniste, ceci paraissait évident ; mais ces défiances, peu à peu, s’étaient dissipées au cours des manœuvres de M. Thiers, devant les divisions dynastiques de la droite qui les facilitaient tout en les rendant parfois très délicates et elle avait appuyé sa politique parce que, estimant qu’elle barrait la voie aux projets de restauration, elle ne pourrait que maintenir le statu quo, c’est-à-dire permettre à la France de se ressaisir et favoriser rétablissement futur de la République.
Une fraction de cette minorité républicaine, toutefois, n’avait pu oublier la versatilité si fréquemment manifestée, au cours de sa longue carrière, par M. Thiers ; elle le savait monarchiste constitutionnel dans l’âme ; elle connaissait toutes ses répulsions non déguisées pour toutes les idées démocratiques. Libéral ennemi de la liberté, il avait fait preuve de poigne contre les républicains, sous la monarchie de Juillet. N’était-il pas l’homme de l’affaire sanglante de Transnonain ; l’ennemi de la liberté de la presse, le partisan du pouvoir temporel du Pape ; n’avait-il pas été de ceux qui avaient combattu l’unité de l’Italie ? Néanmoins, cette fraction faisait bloc avec le reste du parti républicain pour le défendre, le soutenir, quand les droites lui livraient un de leurs furieux assauts.
C’est qu’il importait avant tout de conserver l’étiquette républicain, c’est-à-dire d’empêcher une restauration quelconque.
Aussi faut-il, par la pensée, se reporter à cette époque pour comprendre les vives inquiétudes inspirées par la chute de M. Thiers, pour comprendre que de graves griefs furent oubliés quand elle se produisit.
Ce ne sera pas, du reste, la dernière fois que se formera, dans un but passager de défense, la concentration de toutes les forces républicaines.
Ce qui était pour particulièrement alarmer l’opinion et faire naître les plus grandes défiances, c’était l’arrivée au pouvoir suprême d’un soldat, le maréchal de Mac-Mahon aux yeux des plus optimistes représentant le parti militaire, la vieille armée impériale qui avait si bien soutenu le régime issu du coup d’État de décembre et si déplorablement défendu la France contre l’invasion étrangère. Quelle attitude allait-il prendre, lui qui venait d’être choisi par une coalition en mal de restauration monarchique ? Allait-on se trouver en présence d’un nouveau Monck qui préparerait la voie à un prétendant, puis l’aiderait à monter sur le trône ? Serait-il l’agent actif ou passif de ceux qui venaient de l’élire ?
Sans compter ces hypothèses, sources d’inquiétudes, une autre appréhension, aussi grave, aussi intense naissait. Le représentant de l’armée vaincue, deux fois vaincu lui-même dès le début de la guerre, incarnerait-il l’orientation vers une prochaine, la plus prochaine revanche ? Quelle ligne de conduite adopterait l’Allemagne contre la France en prévision d’une politique belliqueuse ? Or, le pays tout entier voulait la paix, et l’inquiétude gagnait même les masses fidèles aux conservateurs.
Cependant, à bien réfléchir, il semblait que, quoique très conservateur, très clérical, très militaire, le maréchal de Mac-Mahon ne pouvait se prêter à toutes les combinaisons politiques de ceux qui, faute de mieux, venaient de le porter au pouvoir. Soldat médiocre comme général en chef, il avait le sentiment de son incapacité militaire, incapacité qui n’excluait naturellement pas une réelle bravoure ; ce sentiment il l’avait tellement vivace qu’il l’avait manifesté, alors qu’au camp de Chalons, surtout après les deux premières journées de marche, il avait proposé de ramener l’armée sur Paris, au lieu de la porter vers Metz par Verdun. Il avait compris qu’il n’était pas de taille à conduire stratégiquement et tactiquement 120,000 hommes contre l’ennemi dirigé par un état-major habile, entraîné et déjà encouragé par d’importants succès. Il ne se décida à marcher de l’avant que sur des ordres formels. La blessure reçue, dès la première phase de la bataille de Sedan, l’avait sauvé de la signature d’une douloureuse capitulation.
Un acte était aussi pour frapper, car il forma un contraste vraiment violent avec l’attitude générale de tous les personnages civils ou militaires qui faisaient assaut de servilité pour s’attirer les bonnes grâces de l’Empereur et de son entourage. Le général de Mac-Mahon, celui qui par sa crânerie tenace avait déterminé la prise de la Tour Malakoff, clé de Sébastopol, avait été nommé membre du Sénat. En 1858, alors que le général Espinasse, un des exécuteurs les plus audacieux et les plus féroces du Coup d’État, devenu ministre de l’Intérieur, présenta la loi de sûreté générale, correctif jésuitique et préventif de la loi dite d’amnistie, le général de Mac-Mahon fut le seul à voter contre. Cet acte d’indépendance fit sensation ; il ne pouvait être oublié au moment où chacun se demandait si le nouveau président se mettrait à la merci des conspirateurs monarchistes victorieux.
Au demeurant, c’était un homme complexe, énigmatique, qui surgissait, mais son entourage l’était moins.
Le lendemain même de l’élection du maréchal, une affiche s’étalait sur les murailles de Paris :
« Je viens d’être appelé par la confiance de l’Assemblée nationale à la présidence de la République.
« Aucune atteinte ne sera portée aux lois existantes et aux institutions.
« Je réponds de l’ordre matériel et je compte sur votre vigilance et sur votre concours patriotique.
« Le ministère sera constitué aujourd’hui même.
L’affiche fut lue avec curiosité ; elle fut commentée et occasionna, sur certains points, des attroupements que la police dispersa avec son entrain coutumier. Tout peut changer en France, « l’entrain » de la police reste toujours le même.
Le ministère n’était pas difficile à constituer ; il était prêt avant la victoire des droites, qui avaient tenu à prendre toutes leurs précautions.
Le duc de Broglie, qui avait conduit les troupes conservatrices à l’assaut, devenait vice-président du Conseil avec le portefeuille des affaires étrangères ; M. Beulé était à l’intérieur, M. Batbie à l’instruction publique, M. Ernoul à la justice, le général de Cissey à la guerre, l’amiral Dompierre d’Hornoy à la marine, M. Magne aux finances, M. Desseilligny aux travaux publics, M. de la Bouillerie aux travaux publics.
Fort divers dans sa constitution, puisqu’il s’y trouvait des orléanistes, des bonapartistes, des légitimistes et un représentant du groupe Target, désormais célèbre par sa trahison du 24 mai, il offrait une unité remarquable au point de vue clérical ; la collection était complète… et parfaite. Tels étaient les hommes qui allaient exécuter la première étape du nouveau régime, de « l’ordre moral ».
Parmi ces illustrations politiques qui, à l’exception du duc de Broglie, étaient du quatrième plan, figurait un homme qui conquit immédiatement une réputation considérable, vrai déjeuner de soleil, car elle devait être bien éphémère et rodée à un écroulement retentissant : M. Beulé. M. A. Ranc, dans ses si intéressantes, si piquantes notes, véritables feuilles de route de Bordeaux à Versailles, conte l’anecdote suivante : « Le 26 ou le 27 mai, le rédacteur en chef du Journal de Paris, M. Hervé, rencontrant un de nos amis, lui tint en propres termes ce langage : « Il y a dans le ministère, sans parler du duc de Broglie, un homme d’État de premier ordre ; vous verrez, ce sera une révélation ! » ― « Qui donc ça, » répondit notre ami, légèrement interloqué, La Bouillerie ?
« Ne plaisantez pas, reprit Edouard Hervé de son ton le plus sérieux, c’est de Beulé que je veux parler ! »
M. Beulé qui, à juste titre, avait conquis, dans les milieux littéraires et académiques, la réputation d’homme disert, d’historien érudit, original, de fin lettré, devait faire de rapides débuts ; ils eurent un retentissement que n’attendaient ni le chef du cabinet ni M. Hervé, ni le cénacle précieux de ses admirateurs et admiratrices.
La tâche, il faut en convenir, n’était pas aisée. Le nouveau ministre était par avance condamné à l’impuissance en matière de politique constitutionnelle ; il était le reflet exact des différents partis politiques dont la coalition formait la majorité de l’Assemblée ; partis unis contre la République et ses conséquences les plus modérées, mais toujours prêts à se heurter dès que se présentait une résolution sur la forme définitive à donner au gouvernement de la France. Tous les projets de fusion entre la branche aînée et la branche cadette des Bourbons avaient échoué et le parti bonapartiste ne se montrait pas disposé à une restauration qui l’aurait rejeté au dernier plan, dans l’opposition. Il fallait donc se résigner à une politique terre-à-terre, de détails, d’expédients et de luttes contre les progrès du parti républicain ; à un changement, ou pour mieux dire, à une « épuration » du personnel administratif ; à peupler tous les postes de créatures dévouées et travailler la matière électorale pour tenter de reconquérir les sièges perdus. À la hauteur de cette basse besogne, le cabinet ne devait même pas être capable de s’élever.
Dès son installation, M. Beulé lança deux circulaires aux préfets, l’une devait rester secrète, l’autre était destinée à la publicité ; elle devait, selon une formule déjà connue « rassurer les bons et faire trembler les méchants » ; n’était autre, en réalité, que des instructions en vue de l’organisation de la candidature officielle, à chaque fois qu’une élection se présenterait ; pour des élections générales, le cas échéant, quoique l’Assemblée ne manifestât aucune velléité de se dissoudre, de se rendre au vœu nettement formulé de l’opinion publique. Cette circulaire provoqua dans la presse républicaine de fort énergiques protestations. Quant à la première, elle devait se révéler dans des circonstances telles qu’il est utile de les rappeler.
Le général Ladmirault, qui, en qualité de gouverneur de Paris placé sous le régime de l’état de siège, était le véritable maître de la presse et usait largement de son pouvoir dictatorial, venait de supprimer le Corsaire, dont le rôle avait été si actif dans l’élection Barodet et par la plume d’Alceste (Hippolyte Castille), dans les Lettres de Paris, faisait une guerre implacable, éloquente, aux hobereaux, aux jésuites et aux faux libérâtres de droite. De la gauche était partie une demande d’interpellation sur ce nouvel acte d’arbitraire que n’eût pas désavoué l’Empire lui-même à ses débuts.
M. Lepère fut chargé de la développer : il le fit avec sa verve coutumière et fut très applaudi par la gauche, tandis que la droite hachait son discours d’interruptions ironiques ou violentes. M. Beulé monta à la tribune ; c’était le début d’orateur et d’un homme d’État de premier choix ; les tribunes regorgeaient de spectateurs. À droite comme à gauche, le silence était profond. Ce fut un désastre oratoire, un lamentable effondrement ; la droite était consternée, la gauche radieuse. Rarement on avait vu un orateur aussi piteux dans son attitude sans autorité, sa voix blanche et embarrassée, son débit tantôt lent, tandis effaré, son discours mal ordonné. Quant à l’argumentation, elle était ailleurs qu’à la tribune. Toutefois, quelques phrases solennellement lancées obtinrent un rare succès, une entre autres à jamais mémorable ; elle fut un coup de foudre pour la droite et elle provoqua une formidable explosion de rires et d’applaudissements sur tous les bancs de la gauche : « Vous me demandez ce que c’est que l’ordre établi ? Je puis vous le dire : l’ordre établi, c’est cette Assemblée que le pays a nommée dans un jour de malheur ! »
Ce fut le signal d’une déroute ; le grand homme annoncé n’était plus qu’un fantoche grotesque et la déroute devait aussitôt se changer en désastre moral, ajouter l’odieux au ridicule. En effet, M. Gambetta était à la tribune et la Chambre stupéfaite, indignée, au moins du côté gauche, ministres et membres de la droite atterrés, il donnait lecture de la circulaire confidentielle adressée aux Préfets. Elle dénonçait publiquement une véritable, officielle entreprise policière et corruptrice :
« Envoyez-moi d’urgence, portait-elle, un rapport sur la presse dans votre département. L’heure est venue de reprendre de ce côté l’autorité et l’influence qu’une affectation de neutralité indifférente avait détruites.
« Dites-moi les journaux conservateurs ou susceptibles de le devenir, quelle que soit, d’ailleurs, la nuance à laquelle ils appartiennent, leur situation financière et le prix qu’ils pourraient attacher au concours bienveillant de l’administration, le nom de leurs rédacteurs en chef, leurs opinions présumées et leurs antécédents ; si vous pouvez causer avec eux, voyez s’ils accepteraient une correspondance et dans quel sens ils la souhaiteraient.
« Nous allons organiser un bulletin de nouvelles télégraphiques et autographiques qui vous sera régulièrement adressé et dont vous mesurerez la communication au degré de confiance que les divers journaux vous inspireront. Pour cela, vous ferez sagement de créer un service de la presse dans votre cabinet, soustrait aux employés indigènes.
« Donnez-moi sur ces divers points votre sentiment. Je m’en rapporte à votre tact. Il n’est pas de question plus délicate et qui exige plus de prudence et d’habileté. Multipliez autour de vous vos relations et soyez très accessible aux représentants de la presse. »
Durant que, lentement, de sa voix sonore, en soulignant les passages saillants, M. Gambetta poursuivait cette lecture, le spectacle de l’Assemblée était pittoresque. Les ressources si multiples, si variées, de l’esprit du président Buffet semblaient s’être évanouies ainsi que son sang froid : la droite effarée attendait un éclatant démenti du ministre de l’intérieur ; le document ne pouvait qu’un faux. Il était bien authentique, hélas ! on l’avait compris à l’attitude désemparée de M. Beulé ; on le comprit bien mieux quand il reparut à la tribune ne sachant trop ce qu’il disait et finissant par attribuer la paternité de cette pièce qu’il affirma avoir n’avoir jamais dictée et signée, à M. Pascal, sous-secrétaire d’État, qu’il n’hésita pas à sacrifier, pour sauver son portefeuille.
Ce fut à grand peine que le cabinet obtint le vote de l’ordre du jour pur et simple, encore fallut-il que M. Baragnon, le fougueux orateur légitimiste, vint déclarer qu’en votant l’ordre du jour il n’entendait pas pour cela approuver tous les termes de la circulaire !
La victoire du cabinet, après un si consternant débat, était désastreuse. Quant à M. Beulé, ce fut un naufrage, et il resta dans le ministère comme une misérable épave.
Cette discussion qui venait de révéler à la France entière les procédés qu’entendaient employer les vainqueurs du 24 mai, fit plus pour les progrès du parti républicain que les articles et les discours les plus éloquents des polémistes et des orateurs de gauche.